Le système des objets
19 Décembre 2013 , Rédigé par Frédéric Delorca Publié dans #Le quotidien
"Le paysan de Paris" est un livre d'Aragon assez étrange, parce que l'auteur s'y lance dans une évocation "au ras des pâquerettes", des lieux parisiens, et des personnages et des objets qui s'y trouvaient. Par exemple il évoque le "Coiffeur des grands hommes", ses méthodes de rasage rudimentaires qui le rendaient moins cher que ceux qui avaient adopté les baumes onéreux. Ca ravive en moi le souvenir de mon coiffeur de la avenida de América à Madrid en1995 qui me renversait un bac d'eau chaude en émail ou en fer je ne sais plus sur la tête, "à l'ancienne à tout cas". Il y a une histoire des coiffeurs à écrire.
Ce genre d'évocation s'est beaucoup fait dans la littérature par la suite, mais chez Aragon c'était peut-être nouveau parce que c'était une sorte d'immersion. Ce goût pour les petites choses du quotidien me fait un peu penser, je ne sais pas pourquoi, à "L'homme qui dort" de Pérec, qui fut monté en film dans les années 70 et dont Daney disait qu'il reflétait la condition petite bourgeoise de l'homme qui ne peut ni se fondre dans la masse, ni la dominer. C'est le même mouvement vers les petites choses insignifiantes. Sauf que justement, le salon de coiffure, ou le magasin de timbres, c'est probablement le contraire de la fuite dans le sommeil. C'est, je suppose, pour Aragon, une fusion dans la masse, ou du moins dans les plaisirs populaires.
On a envie de donner une suite à chaque passage du livre. Par exemple on trouve chez Aragon une page singulière sur le Porto du café de Certa où se réunissaient les dadaïstes.Ca me fait penser au livre que j'ai écrit sur la résistante Denise Albert où elle parle du goût de Rol-Tanguy pour le Porto. Un de ses amis à Sevran m'a glissé : "C'est bizarre ce truc que les Résistants avaient avec le Porto, ils en buvaient tous dans les réunions d'anciens combattants". C'est peut-être bizarre tout ce que le XXe siècle révolutionnaire français a avec cette boisson. J'ai l'impression qu'aujourd'hui les gens n'en boivent plus, ou alors, avec ennui, quand ils n'ont pas d'idée précise sur ce qu'ils ont envie de boire.
J'ai pensé à une femme qui boit des cocktails "Simone de Beauvoir" à Montparnasse... Puis, mes conjectures, des petits détails d'Aragon, ont glissé vers le "Système des objets" de Baudrillard. Sacré Baudrillard avec son structuralisme de bazar qui a fini par se mettre les médias à dos (alors pourtant qu'il écrivait dans Libération il y a vingt-ans), parce qu'il ne supportait plus l'hégémonisme étatsunien... Baudrillard, comme les romantiques, puis Nietszche, Alain et Heidegger, parle beaucoup de vitesse et de technique. Son passage sur la voiture par exemple j'ai l'impression de l'avoir vu cent fois ailleurs.
Aragon, lui, parle juste des objets pour eux-mêmes, sans finalité apparente, simplement à les liant aux lieux et aux hommes. On a l'impression qu'il prend juste une photo (voyez mon dernier billet sur les artistes), et, comme disait Deleuze à propos des empiristes anglais, il fait de la pure description immanente : "il y a, il y a, il y a". C'est une façon très particulière de rendre justice au réel, très particulière et intéressante.
Tenez, moi, qui suis en train de remanier la deuxième moitié de mon "12 ans" dont je vais faire un livre autonome à paraître dans quelques mois (et je peux vous promettre que ce sera un livre de maturité, qui ne devra rien à personne, et un livre qui décoiffera), je me rends compte que tous mes livres j'aurais pu les écrire très différemment, en mettant plus en valeur les objets, et notamment les objets insolites : la boutique d'antiquités africaines à Zemun (Belgrade) en juillet 2000 by night, le type qui peignait des grains de riz à Tiraspol, les jeux d'échec en bois à Soukhoum. Sans pour autant suivre Bruno Latour dans ses délires autour de l'idée selon laquelle les objets sont "actants" et seraient presque des acteurs sociaux, je me dis qu'il faudrait toujours plus faire des arrêts sur image sur les objets. Expliquer ce qu'ils sont. Ils ont pouvoir sur nous autant qu'ils sont une projection de nous-mêmes et pourtant, emportés dans la dynamique interne de nos projets, nous les voyons à peine.
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