Le 7 février, la sous-secrétaire d’Etat aux affaires européennes et eurasiatiques de l’administration Obama, Victoria Nuland a défrayé la chronique après la publication sur You Tube d’une conversation téléphonique entre elle et l’ambassadeur des Etats-Unis en Ukraine, Geoffrey Pyatt, dans laquelle l’intéressée émet des recommandations sur la formation du futur gouvernement de l’Ukraine.
Dans cette conversation elle décrit l’ancien ministre de l’économie Arseni Iatseniouk (qu’elle appelle “Yat”) comme “le mec qui a l’expérience économique et celle de la gouvernance” (“the guy with the economic experience, the governing experience”) qui devrait être le premier ministre. Elle suggère qu’il devrait accepter d’être premier ministre comme l’a proposé le 25 janvier le président Viktor Ianoukovitch. Selon elle l’ancien boxeur Klitschko (“Klitch” dans son vocabulaire) devrait rester à l’extérieur (“on the outside”) ainsi que Oleg Tiagnibog, chef du parti d’extrême droite Svoboda, les trois constituant selon elle un trio crucial qu’elle appelle “the big three.”
Cet entretien piraté a nourri divers commentaires, notamment en Allemagne, parce que Nuland y propose en des termes peu amènes (« Fuck the EU ») d’exclure l’Union européenne de la vaste réorganisation politique dont elle se croit l’organisatrice, et recommande que ce soit plutôt l’émissaire de l’ONU Robert Serry qui persuade Klitschko de rester hors du gouvernement (Klitschko était en effet souvent présenté comme l’homme de l’Union européenne et de l’Allemagne où il est résidant).
Devant la levée de boucliers provoquée par son « Fuck the Europe », Nuland s’est excusée pour son vocabulaire, ce qui revenait à confirmer l’authenticité de l’enregistrement, mais n’a pas émis de regret sur le fait d’avoir véritablement cherchée à « téléguider » la composition du futur gouvernement ukrainien.
En France, la directrice de la rédaction de l’ancien journal de référence « Le Monde », Sylvie Kauffmann, dans un article titré « Les cinq leçons du "fuck the EU !" d'une diplomate américaine », est montée au créneau le 9 février pour minimiser la gravité des propos de Victoria Nuland, en reconnaissant qu’il y avait là « une étonnante maladresse, voire arrogance, dans la méthode » (sic) mais en dénonçant surtout l’utilisation des « vieilles ficelles du KGB » par le gouvernement russe accusé d’avoir publié la conversation.
Etrangement d’ailleurs, la journaliste ne trouve pas la responsable américaine arrogante dans l’absolu, mais « compte tenu des échecs américains à installer des équipes au pouvoir dans des pays étrangers depuis dix ans ». On retrouve là un message subliminal très répandu dans l’esprit des atlantistes en France et déjà très visible au lendemain de l’invasion de l’Irak : on approuverait plus aisément la prétention des Etats-Unis à façonner le monde conformément à leurs intérêts si ceux-ci se montraient un peu plus efficaces dans leur politique d’ingérence…
L’agacement de Sylvie Kauffmann se comprend. Les propos de Victoria Nuland apportent de l’eau au moulin de la thèse du gouvernement russe (et de divers cadres du parti des régions au pouvoir en Ukraine) selon laquelle les manifestations qui ont lieu en Ukraine depuis le refus de Kiev de signer un accord d’association avec l’Union européenne seraient un acte 2 de la « révolution orange » de 2004, impliquant le gouvernement américain et les oligarques. Sergeï Glaziev, conseiller du président Poutine, a accusé les Etats-Unis d’investir 22 millions de dollars par semaine dans le soutien aux manifestants, une accusation pour l’heure assez difficilement vérifiable et qui n’a donné lieu à la publication d’aucun rapport circonstancié – mais les coulisses des précédentes « révolutions de couleur » n’avaient été connues qu’après coup, et encore d’une manière fort incomplète.
Pour l’heure en tout cas, malgré les appels des chantres habituels de l'ingérence (A. Glucksman, A. Finkelkraut, A. Besançon) à la mobilisation pour l’Ukraine (dans « Le Monde » du 21 janvier), les plans de l’administration Obama semblent avoir échoué. Arseni Iatseniouk a refusé le poste de premier ministre, et le président Ianoukovitch joue plutôt intelligemment la carte de la temporisation et de l’apaisement, face à une opposition au sein de laquelle l’extrême droite anti-sémite (Svoboda, Pravyi Sektor), qui s’est emparée de sièges d’administrations dans l’Ouest du pays, assume un rôle de plus en plus actif, dans le silence assourdissant de ses partenaires et de l’Occident.
Mais le risque de guerre civile perdure, pour la plus grande inquiétude notamment des milieux d’affaire allemands… et du gouvernement de Mme Merkel, qui pourrait bien trouver dans l’affaire ukrainienne, comme sur la Libye et la Syrie, un nouveau point de désaccord avec ses bouillants alliés de l’Alliance atlantique…
Par Frédéric Delorca
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