Les Balkans et la modernité austro-hongroise
4 Septembre 2011 , Rédigé par Frédéric Delorca Publié dans #Peuples d'Europe et UE
Après avoir décrit la réception du nouveau commandant militaire (autrichien) de la ville de Visegrad par le pope, le hodja (prêtre musulman), le rabbin et le directeur de la medersa lors du placement de la Bosnie-Herzégovine sous le protectorat des Habsbourg en 1878, Ivo Andric, prix Nobel de littérature en 1961, raconte, dans son roman « Le Pont sur la Drina » de 1945 (p. 152 de la version de poche actuelle), que Kusturica adaptera bientôt à l'écran :
« A l’automne, les soldats (autrichiens) commencèrent à quitter la ville. Petit à petit, sans qu’on le remarquât, leur nombre diminua. Seuls restèrent les détachements de gendarmerie. Ils s’installèrent dans des appartements, en vue d’un séjour permanent. Dans le même temps commencèrent à arriver des fonctionnaires, des employés de l’Administration de grades plus ou moins importants, accompagnés de leurs familles et de leurs domestiques, suivis d’artisans et de spécialistes dans certains domaines et métiers encore inconnus chez nous. Il y avait des Tchèques, des Polonais, des Croates, des Hongrois et des Allemands.
Il semblait au début qu’ils avaient échoué là par hasard, selon les caprices du vent, et qu’ils venaient vivre ici de façon provisoire, pour partager plus ou moins avec nous la façon dont on avait toujours vécu dans ces contrées, comme si les autorités devaient prolonger pendant un certain temps l’occupation inaugurée par l’armée. Cependant, de mois en mois, le nombre d’étrangers augmentait. Ce qui surprenait le plus de gens de la ville et les emplissait à la fois d’étonnement et de méfiance, ce n’est pas tant leur nombre que leurs incompréhensibles et interminables projets, l’activité débordante et la persévérance dont ils faisaient preuve pour mener à bien les tâches qu’ils entreprenaient. Ces étrangers ne s’arrêtaient jamais de travailler et ne permettaient à personne de prendre le moindre répit ; ils semblaient résolus à enfermer dans leur réseau – invisible, mais de plus en plus perceptible – de lois, d’ordonnances et de règlements la vie tout entière, hommes, bêtes et objets, et à tout déplacer et transformer autour d’eux, aussi bien l’aspect extérieur de la ville que les mœurs et les habitudes des hommes, du berceau à la tombe. Ils faisaient tout cela avec calme et sans beaucoup parler, sans user de violence ou de provocation, si bien que l’on n’avait pas à quoi résister. Lorsqu’ils se heurtaient à l’incompréhension ou à des réticences, ils arrêtaient immédiatement, se consultaient quelque part sans qu’on le vît, changeaient seulement d’objectif ou de façon de faire, mais parvenaient quand même à leurs fins. Ils mesuraient une terre en friche, marquaient les arbres dans la forêt, inspectaient les lieux d’aisances et les canaux, examinaient les dents des chevaux et des vaches, vérifiaient les poids et les mesures, s’informaient des maladies dont souffrait le peuple, du nombre et des noms des arbres fruitiers, des races des moutons ou de la volaille. (On aurait dit qu’ils s’amusaient, tant ce qu’ils faisaient paraissait incompréhensible, irréel et peu sérieux aux yeux des gens.) Puis tout ce qui avait été fait avec tant d’application et de zèle s’évanouissait on ne savait où, semblait disparaître à jamais, sans laisser la moindre trace. Mais quelques mois plus tard, et même souvent un an après, lorsqu’on avait complètement oublié la chose, on découvrait tout à coup le sens de toute cette activité, apparemment insensée et déjà tombée dans l’oubli : les responsables des quartiers étaient convoqués au palais et se voyaient communiquer une nouvelle ordonnance sur la coupe des forêts, la lutte contre le typhus, le commerce des fruits et des pâtisseries, ou encore sur les certificats obligatoires pour le bétail. Et avec chaque ordonnance, l’homme en tant qu’individu se voyait imposer plus de restrictions et de contraintes, alors que la vie collective des habitants de la ville et des villages se développait en se structurant et en s’organisant.
Mais dans les maisons, chez les Serbes comme chez les musulmans, rien ne changeait. On y vivait, on y travaillait, on s’y amusait à la manière d’autrefois. On pétrissait le pain dans la huche, on grillait le café dans la cheminée (…).
L’aspect extérieur de la ville, par contre, changeait rapidement et de façon visible. Et ces mêmes gens qui, dans leurs foyers, perpétuaient en toute chose l’ordre ancien, sans songer à le modifier, acceptaient plutôt bien ces changements dans la ville. »
On a là un exemple intéressant de colonisation « douce ». Plus douce sans doute que la réquisition de la main d’œuvre ou les confiscations brutales de terre dans les colonies africaines ou asiatiques des pays européens à la même époque. Mais on ne peut négliger le fait que cette dimension « indolore » existait aussi dans les pays du Sud et qu’elle produisit sans doute beaucoup plus d’effets déstabilisateurs encore que les actions violentes.
Le rapport des Balkans (et peut-être de tous les pays méditerranéens) à l'Europe suit ce schéma depuis plus de cent ans.
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