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Le blog de Frédéric Delorca

Les yeux de Clara

30 Juin 2011 , Rédigé par Frédéric Delorca Publié dans #1910 à 1935 - Auteurs et personnalités

Clara-Zetkin.JPGExtrait des Cloches de Bâle (1934) d'Aragon (p. 423 Folio)

 

"Clara Zetkin à Bâle a déjà passé la cinquantaine. La longue vie, la longue histoire qu'elle a derrière elle, n'est rien au prix de celle qui s'ouvre à son avenir.

 

Elle n'est pas belle, mais il y a en elle quelque chose de fort, qui dépasse la femme. Plutôt petite, elle surprend par la largeur des traits. Ses cheveux sont blonds encore, et de cette espèce de cheveux lourds que ni peigne ni épingles ne peuvent jamais retenir. Le squelette du visage est marqué, puissant. On ne peut pas dans une foule faire autrement que de la voir. Elle est assez négligemment habillée, mais ce ne sont pas ses corsages rayés, ou la fourrure mal assise sur ses épaules, qui retiennent l'attention, qui l'attirent sur elle. Ce qu'il y a d'insolite, ce sont ses yeux.

 

L'auteur de ce livre a vu vingt ans plus tard Clara Zetkin presque mourante. Alors encore, à Moscou, épuisée par la maladie et l'âge, décharnée et ne retrouvant plus son souffle au bout des phrases qui semblaient chacun venir comme une flèche du passé vivant qu'elle incarnait, alors encore elle avait ces yeux démesurés et magnifiques, les yeux de toute l'Allemagne ouvrière, bleus et mobiles, comme des eaux profondes traversées par des courants. Cela tenait des mers phosphorescentes, et de l'aïeul légendaire, du vieux Rhin allemand.

 

(...) s'il me plaît, je te parlerai sans fin des yeux de Clara... Quoi ? tu croyais que j'en avais tout dit ? De ces yeux qui devaient un jour, du haut de la tribune présidentielle du Reichstag, à la veille même de la tourmente hitlérienne, parcourir posément les bancs bondés d'ennemis, mesurant l'immense travail à faire... et c'est alors que la vieille combattante annonça de sa voix calme l'avènement à venir des Soviets d'Allemagne... tu croyais qu'avec deux ou trois comparaisons j'avais épuisé ce que j'ai à dire de ces yeux ? Quand ce sont vraiment les yeux de cette vieille femme, tous les yeux des femmes de demain, la jeunesse des yeux de demain ! Avant que j'aie épuisé les images du ciel et les métaphores marines, avant que dans les abîmes et dans les clartés j'aie pris tout ce que je puis utiliser pour te donner une petite idée de ce qui peut se dire de ces aurores qui s'ouvrent sur le XXe siècle, comme des fenêtres dans l'ignorance et dans la nuit, tu devras te rendre, lecteur. Mais j'ai pitié de ta patience, et puis, il y a grand besoin aussi de ta force, à toi, pour transformer le monde. A toi aussi."

 

Dans C'est là que tout a commencé, Aragon précisait (p. 37) :

 

"Je me souviens d'une remarque que fit Marcel Cachin : il parlait de Clara Zetkin avec un petit sourire, comme un contemporain, se souvenant d'elle plus jeune, à Amsterdam en 1903, probablement. Il lui paraissait curieux, un peu bizarre, qu'en fait le socialisme, dans mon réalisme, s'incarnât sous les traits de Clara. Il ajoutait cependant avec quelque finesse que voilà, c'était ainsi qu'avec le temps choses et gens changent de caractère, et que c'était sans doute naturel que pour un homme de mon âge elle ait pris ce relief, cette valeur de symbole, ce caractère lumineux."

 

Vous savez (mais je le répète pour les nouveaux lecteurs) que je suis étranger à la culture communiste, ce qui me permet d'autant plus aisément de poser un regard neuf sur ses monuments. 

 

Dans la ville où j'officie on fait dire chaque année pour la journée internationale de la femme au maire dans son discours que Clara Zetkin est à l'origine de cette manifestation. Ce n'est pas moi qui ai lancé cette habitude. Je pense que dans les mairies communistes beaucoup doivent faire de même sans connaître les pages d'Aragon à son sujet - ces pages qui mêlent bizarrement romantisme et matérialisme historique (ce point où les yeux de Zetkin rejoignent ceux des ouvriers allemands et ne trouvent leur force qu'à travers eux, les mots d'Aragon sur Zetkin ne sont pas totalement exempts de machisme, je suppose, mais au moins ils forcent à prendre au sérieux une femme que le "petit sourire" de Cachin, et sans doute des autres dirigeants communistes de l'époque, enterrait sous un phallocratisme impérial).

 

En lisant ces rêveries, je pensais à la République démocratique allemande, une fois de plus. Je me disais que, si elle n'était pas née de l'occupation soviétique, et du viol de ses femmes comme de sa souveraineté de cette République aurait pu être porteuse de tous les rêves cultivés par les communistes de l'Europe entière avant guerre autour d'une Allemagne rouge. Le malheur du mouvement communiste international de cette époque est d'avoir eu un Hitler à la tête de l'Etat allemand plutôt qu'une Luxembourg ou une Zetkin. Mais il faut bien reconnaître que l'Allemagne se sera vraiment donné tous les moyens, et même les plus sordides, de ne jamais être rouge : de la liquidation des Spartakistes et du Soviet de Bavière par les milices d'extrême droite et la police régulière aux ordres des sociauxdémocrates aux internements dans les camps nazis. C'est sans doute là que le communisme du XXe a scellé son échec historique définitif. Marx rêvait que le pays de Hegel (ou celui de John Locke de l'autre côté de la Mer du Nord) basculerait dans le communisme. Ses disciples auront dû se rabattre sur les latitudes quasi-esclavagistes de Russie et de Chine.

 

Ci-dessous le discours de Zetkin au Reichstag le 30 août 1932. Le KPD avait progressé aux élections du 31 juillet 1932. Le 1er août Joseph Goebbels notait dans son journal : "Résultats des élections : nous avons gagné un petit quelque chose. Le marxisme beaucoup.  (...) c'est maintenant que nous devons prendre le pouvoir et éradiquer le marxisme. D'une façon ou d'un autre !" Puis le 31 août à propos de la séance du Reichstag : "Salle des séances pleine à craquer. La Zetkin ahane un long sermon. Indigne et grotesque. On a l'impression d'un théâtre de marionnettes. Puis au vote; Göring président. Remplit bien son office."

 

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