Républicains espagnols/Républicains français : vallée d'Aspe 1939
Comme vous le savez, je ne fais pas de localisme pour le localisme. Et s'il m'arrive de me pencher sur des détails de l'histoire de la vicomté de Béarn et des Basses-Pyrénées, comme je l'ai fait à propos du calvinisme et de la Révolution de 1789, c'est toujours dans l'espoir, à partir d'un vécu "micro-social" peu connu de l'historiographie officielle, de comprendre en profondeur quelles traces les grandes idées ou les grands événements laissent dans la vie des gens, à quel point ils les imprègnent ou non, dans quel sens ils les font réagir.
Dans cet esprit, l'ouvrage "Le Béarn à l'heure de la guerre d'Espagne" publié par l'association Mémoire collective en Béarn en 1995, offre des témoignages du rapport entre la France "profonde", ou, pourrait-on dire, la périphérie française pyrénéenne, et l'Espagne républicaine, qui me paraissent très utiles pour saisir quelque chose de ce qu'était le républicanisme français de l'entre-deux guerres.
Bien sûr il faut faire la part de ce qui est très particulier à la région considérée. Tout d'abord son début de déchristianisation - moins marqué qu'en Bigorre voisine, mais davantage qu'au Pays Basque. Notons aussi que c'est traditionnellement une terre de petits propriétaires, dont aurait sans doute rêvé Jean-Jacques Rousseau, une situation qui a son importance pour le rapport à soi-même, aux institutions, à la vie collective.
J'aime beaucoup à cet égard le témoignage d'un habitant de la Vallée d'Aspe, un certain Jean-François Bayé-Pouey (p. 17) :
"Les Espagnols ont été très bien accueilis par les Aspois. A la fois très bien vus, comme des frères, et un peu méprisés aussi : ils avaient tous de la terre en Espagne, mais, une fois arrivés en Aspe, c'étaient surtout des ouvriers, ils ne possédaient plus de terre.
Alors, pour l'Aspois qui a toujours possédé la terre depuis le haut Moyen-Age (il n'y avait ni fermage ni métayage en Aspe), qui a toujours été le paysan propriétaire, même s'il n'avait qu'un demi hectare ou un quart d'hectare, il y avait toujours ce petit mépris, cette commisération pour celui qui était "sans terre". Cela valait aussi pour le curé ou l'instituteur, qu'on respectait J'ai entendu mon père dire : "C'est le regent*, mais il n'a même pas deux mètres de terre pour s'y faire enterrer dedans !"
Mon propre grand père républicain espagnol, bien que comptable dans une usine, avait lui aussi quelques lopins de terre en Aragon. Le mot "mépriser" est ici un peu mal choisi. Le témoignage montre en tout cas que ce n'est pas du mépris xénophobe. On trouve aussi un témoignage d'un femme de Pau (Mme Benne p. 44) qui montre qu'on était très loin de la commisération apitoyée très à la mode dans l'ambiance médiatique actuelle et qui a notamment présidé à l'accueil des Kosovars en France en 1999 : " Dans ma famille - mon père était très à gauche - on accueillait [les Républicains espagnols] très chaleureusement parce qu'on savait qu'ils quittaient leur pays par force (...) A la rue de la Fontaine où j'habitais, il y avait un lavoir et ce lavoir était pris d'assaut par les femmes espagnoles. Et les femmes françaises disaient : "Oh ! ces Espagnoles, elles ne font que laver ; qu'est-ce qu'elles sont propres, etc". Et puis les Espagnols faisaient beaucoup d'efforts pour parler le français (...) A l'école, on commençait même à être un peu jaloux de l'intérêt que leur portait la maîtresse, ou de leur succès scolaire".
Ce bon accueil est en grande partie lié à l'imprégnation républicaine de la société française qui touche une bonne partie du monde rural (sauf les catégories restées complètement dans le giron de l'Eglise). Moi qui ai travaillé sur les milieux communistes en région parisienne lesquels, en 1936-39, soutinrent les Républicains par pur "internationalisme prolétarien", je découvre la nuance qu'apporte le républicanisme rural.
Revenons au témoignage de Jean-François Bayé-Pouey (qui se prolonge p. 46) :
"Je pense que nous étions tous, les Aspois, les adultes et même nous les enfants, du côté des républicains (espagnols), automatiquement. Et on ne sait pas très bien pourquoi puisqu'on n'était pas très au fait de ce qui se passait. J'étais enfant de choeur à l'époque - nous étions quatre enfants de choeur -. Il y en avait deux qui portaient la soutane rouge et deux autres la soutane bleu clair. On se précipitait à la sacristie pour avoir la rouge et pour ne pas porter la bleue, parce que le rouge c'était la couleur des républicains espagnols et le bleu c'était celle des franquistes.
La population de Borce** était très républicaine et très patriote. Vous savez, notre génération a été élevée à l'école par les anciens de 1914. Dans les villages, que ce soit le berger, le paysan comme mon père, le facteur, le curé, l'instituteur, le forgeron, tous ne parlaient que de 14.
J'ai vu mon père rencontrer l'oncle de ma femme qu'il n'avait pas vu depuis trente ans et, dix minutes après, ils étaient tous les deux à Verdun ! Ils ne badinaient pas avec le patriotisme, ces gens-là ! L'instituteur qui n'allait jamais à la messe, faisait déplacer l'harmonium jusqu'à l'église par deux anciens combattants, pour la messe du 11 novembre.
C'était le seul jour de l'année où il y allait parce que c'était la messe des anciens combattants, alors qu'il était plutôt anticlérical, comme il était de bon ton de l'être à l'époque***...
A côté de cela, est-ce qu'ils avaient envie d'aller aider les Espagnols ? Pas du tout ! Je n'en ai jamais entendu parler Par contre, pour les Espagnols qui arrivaient, c'étaient leurs frères d'avant, c'étaient les mêmes, c'était la même communauté de pauvres paysans, des deux côtés des Pyrénées. Mais quant à aller se battre pour les Espagnols en Espagne, non, ils n'y pensaient même pas."
J'aime beaucoup ce passage parce qu'il dit toute l'importance de la guerre de 14-18 pour l'ancrage du sentiment républicain dans la génération de Français nés vers 1895 et chez leurs enfants nés autour de 1920-30. C'est une de mes marottes que de répéter que 14-18 ne fut pas une "guerre civile européenne" où tous les torts étaient partagés comme on veut nous le faire croire aujourd'hui (et comme on en vient à le dire aussi de 1939-45), mais une guerre de résistance de la seule grande République européenne (ses ennemis étant une coalition d'empires et de monarchies) face à un danger parfaitement objectif en Europe à l'époque qui était l'idéologie pangermaniste.
Ce récit dit l'importance de 14-18 dans l'imaginaire et la pietas de la population d'un village de montagne (évidemment en écrivant ces lignes je pense à Bernanos) mais aussi ce qui allait stériliser définitivement la République française et l'enfoncer dans la lâcheté : parce qu'il y avait eu la saignée de 14-18, on n'avait plus envie de se battre pour la République espagnole, ni pour Dantzig un peu plus tard. Cela ne voulait pas dire qu'on était dans l'amoralisme le plus complet - comme le sont maintenant beaucoup de Français hypnotisés par la désinformation médiatique. On fait encore la différence entre Franco et la République en Espagne, et l'on sait se montrer solidaire et accueillant avec le camp qui porte la justice (un camp d'ailleurs très similaire à soi-même, comme le relève le témoin, parce que ce sont des petits paysans des deux côtés des montagnes, mais aussi, on le sait par ailleurs, parce que la République espagnole, plus présente chez les paysans aragonais que le communisme et même que l'anarchisme, avait le républicanisme français, et chantait la Marseillaise). Mais on n'est pas prêt à guerroyer pour le bien commun de l'Europe. Ce qui bien sûr ne pouvait que conduire au désastre. Beaucoup de ces gens-là (Républicains espagnols et français) allaient se ressaisir en se retrouvant dans la Résistance un peu plus tard. Non pas sur un mode idyllique d'ailleurs, et non pas sans malentendus (non seulement le gouvernement de De Gaulle n'allait rien faire pour aider à une opération de Reconquista via le Val d'Aran, mais encore aucun Français "ordinaire" n'allait s'engager dans ces bataillons, preuve que la communauté d'objectifs n'existait plus vraiment), mais tout de même suffisamment pour permettre une bonne "absorption" des enfants des Républicains dans les listes des bons Français.
FD
* maître d'école en béarnais
** village aspois où naquit le chanteur populaire Marcel Amont. On y visite un ours pyrénéen en captivité.
*** anticlérical et très à gauche, il était, nous dit son fils plus haut, abonné au Réveil du Combattant de l'ARAC, un journal qui existe toujours et dans lequel j'ai écrit l'an dernier, ce qui ne l'empêchait pas d'avoir un fils enfant de choeur.
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