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Le blog de Frédéric Delorca

Une fenêtre

27 Novembre 2014 , Rédigé par Frédéric Delorca Publié dans #Le quotidien

parisRevu Kady-Diatou il y a peu. Je vous ai parlé d'elle il y a quatre ans. Je suis quand même un peu fidèle aux gens que je rencontre. Toujours aussi drôle, aussi élégante, aguicheuse, pudique, droite. Elle dissimule toujours sous du badinage ses problèmes d'argent, son long combat de Cendrillon grâce auquel, coiffeuse de luxe à Abidjan - elle coiffait la famille du président Bédié et les speakerines de la TV -, elle a pu venir en France, décrocher un CDI d'aide soignante bien que sa mère adoptive l'ait empêchée d'aller à l'école. Boulot, cours du soirs, économies. Combat, encore et toujours. Aujourd'hui elle essaie de faire construire une maison sur le bord de la mer à Abidjan. Parce que, dit-elle, c'était le rêve de son père, construire une maison, mais il est mort quand elle avait 8 ans avant de le réaliser. C'est à elle de le mener à bien. "Petit à petit l'oiseau construit sa maison" dit-elle, en déformant le proverbe français. Grâce à une de ses tantes qui était conseillère du président Houphouet autrefois, elle a pu acheter ce terrain dans une zone non constructible et y faire poser des fondations. Il lui manque 6 000 euros pour réaliser son rêve, mais elle sait qu'elle y parviendra, malgré les intérêts des crédits à rembourser en France et les frais de l'éducation de sa fille.

On ne sait jamais trop qui vous apporte quoi dans la vie. Dans le roman de Murakami dont je vous ai déjà parlé, une adolescente dit au personnage principal qui se bat pour retrouver sa femme quelque chose du genre "je sens que dans ton combat d'une certaine façon tu te bats aussi pour moi". Dans le roman on ne sait pas très bien dans quelle mesure cette phrase est vraie. On peut dire que le personnage principal rend service d'une manière générale à l'humanité en défendant une cause juste - la survie de la femme qu'il aime -, ou que plus précisément il va rendre service aux Japonais en les débarrassant d'un homme politique en pleine ascension, son beau frère, qui séquestre son épouse. Quoi qu'il en soit, on perçoit intuitivement que le bien que les gens font, y compris celui qu'ils font à leur père décédé, se répercute ou se diffuse d'une façon mystérieuse. 

sangriaAlors, dans une conversation avec Kady-Diatou, je perçois peut-être qu'elle se bat un peu pour moi et pour toute l'humanité en essayant de faire construire sa maison. Et pas seulement. J'ai aussi la satisfaction d'une sorte de voyage dans de l'humain qui n'est pas moi. Je passe mon temps à lui faire répéter trois ou quatre fois des bouts de phrases que je ne comprends pas dans sa bouche à cause de son accent. Je me sens sourd à son langage, à sa culture, et pourtant pas trop éloigné de ça malgré tout. Des tas de réflexions qu'elle me sort me surprennent par leur simplicité, leur spontanéité ou leur côté décalé, ou me font rire, et, en même temps, je sais qu'elle les dit pour ne pas dire autre chose, de plus compliqué, ou de franchement triste, qu'il s'agit juste de donner le change, mais on ne donne jamais le change complètement. En le donnant on montre qu'on le donne, et donc on ne le donne pas, on révèle en cachant. Le néon rose et bleu masque mal la grisaille de l'arrière cour, mais l'arrière cour grise est aussi pleinede reflets bleus et roses. C'est le théâtre de la vie. Comme nos conversations de fond de bistrots à Belgrade en 1999 où l'on riait beaucoup et où l'on savait bien tout ce qu'il y avait en réalité derrière les rires. Et l'on grandit comme ça, et l'on s'ancre dans le réel, et l'on s'oblige à garder les fenêtres de son humanité ouvertes, par lesquelles on fait passer de l'air (pour ne pas s'enfermer dans l'écriture, la lecture, l'éducation de la progéniture et la routine familiale comme une partie de moi le voudrait).

Je ne dirais pas que j'ai "accès à l'Afrique" à travers les conversations avec Khady-Diatou, même si ce sont des réalités de ce monde là qui me parviennent à travers elle. Je ne sais pas exactement à quoi j'ai accès au juste, et peu importe. En tout cas je n'accède pas à des clichés. Il y a quelques jours, j'étais à une fête de l'Humanité de province et un jeune groupe français qui joue des morceaux de musique burkinabe et danse sur ces morceaux (ce qui suppose de longs mois d'apprentissage sur place, à Ouagadougou), s'est lancé à la fin du spectacle dans une apologie très kistch et très bobo de l'Afrique sur le thème "ce sont des gens géniaux, et leurs danseurs sont des sportifs de haut niveau" etc. Niveau de profondeur d'un écervelé de 20 ans à qui les parents offrent le privilège d'apprendre le tamtam sur les bords du fleuve Niger plutôt que de préparer Polytechnique dans une obscure chambre parisienne. Moi je ne dirais certainement pas que Kady-Diatou est géniale, que sa façon de concilier divers apports culturels etc est "trop cool", qu'il faut "soutenir son combat", que sais-je encore. Je dis juste qu'elle m'impressionne parfois, m'amuse à l'occasion, m'étonne, et que très vraisemblablement je ne comprends pas le dixième de ce qu'il y aurait à comprendre dans ce que sa personnalité incarne, et dans ce qui se joue dans sa présence (et encore moins à l'arrière plan de tout cela) ; mais que tout ce qui en émane en tout cas sonne juste, et que je souhaite à tous mes lecteurs de croiser des Kady-Diatou dans leurs vies quotidiennes, et de garder les yeux et les oreilles ouverts pour ne pas les rater si l'occasion leur est donnée, un jour, d'en rencontrer sur ler chemin.

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