Quelques notes sur "Occident et Islam" de Youssef Hindi
L'histoire du sionisme connaît un regain de vitalité sur la place publique depuis un certain temps. Shlomo Sand en 2008 avait rappelé l'interdiction divine du retour en Israël par la force posée par Deutéronome 4:28 et par Ketouvot-Ketubot (en page 191 Sand omet la référence qui est Tractate Ketubot 110:82)
Sand citait pour seules exceptions de petites vagues de migration comme celle de Moshe ben Nahman Gerondi (ramban) au 13 e siècle et Yehuda Hahassid en 1700.
Hillard dans sa préface de Histoire secrète de l’oligarchie anglo-américaine (p. 9) citait un marrane espagnol (juif superficiellement converti au catholicisme), Joseph Nasi (1524-1579) devenu duc de Naxos élevé à la cour de la Sublime Porte et qui avait assez d’influence pour faire élire un souverain en Moldavie, chef d’un empire financer, joua un rôle dans l’indépendance hollandaise et responsable du premier retour juif en Palestine, ce qui soulignait le rôle du protestantisme hollandais.
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L'historien marocain Youssef Hindi (à l'origine lancé par les soraliens) dans Occident et Islam tome I fait remonter le projet au delà du protestantisme aux origine mystiques de la kabbale (qu'il rapproche à mon sens un peu arbitrairement de la Gnose païenne en extrapolant une phrase de Gershom Scholem). Parcourons ce livre qui est en réalité principalement une vulgarisation de "Le messianisme juif" de Scholem, à laquelle nous ajouterons quelques remarques cursives avant d'exposer un jugement d'ensemble à son sujet.
Pour lui, la kabbale parce qu'elle prétend faire progresser l'humanité par paliers diffère de toutes les religions. Elle se développe au Proche-Orient puis entre en Europe au XIe siècle par la Provence et y prend un tour néo-platonicien. Au XIII e s elle se déplace à Gérone (Catalogne) où elle s'ancre dans l'ésotérisme. Moïse Nahmanide (1194-1270) - qui est le Moshe ben Nahman de Shlomo Sand - homme dont la mystique est très différente de celle des chrétiens puisqu'il valorise notamment la sexualité en application des préceptes de l'Ecclésiaste -, dans son Livre de la Rédemption pense qu'une repentance (techouva) extraordinaire peut hâter la venue du Messie. Dans une disputatio de 1263 il révèle son espoir qu'un jour le Messie demandera au Pape qu'il libère le peuple juif, le laisse repartir en Palestine, pour hâter la fin du monde (la venue du Messie pour Nahmanide était pour 1358). Comme Scholem l'a souligné les kabbalistes veulent judaïser les religions pour préparer leur soumission finale sous le règne du Messie.
10 ans avant la mort de Nahmanide, Abraham Aboulafia (né à Saragosse) à l'âge de 31, messie autoproclamé habité par des visions démoniaques quitte l'Espagne pour récupérer les tribus d'Israël perdues. Roland Goetschel dans "La Kaballe" (qsj) le qualifie de "plus grande figure de la Kabbale extatique" (par la combinaison des lettres). Marié en Grèce, il se rend à St Jean d'Acre puis renonce à prêcher en Palestine ravagée par les Mongols. Il retourne en Espagne étudier le Livre de la création (kabbalistique) et tente de maîtriser la magie que confère la connaissance du nom de Dieu. Selon Youssef Hindi, comme il cherchait à convaincre le pape Nicolas III de réaliser la prophétie de Nahmanide, le souverain pontife le fit emprisonner, mais mourut d'apoplexie le 22 août 1280, ce que le clergé interpréta comme un signe possible de magie noire et Aboulafia fut libéré (Goetschel note juste que la mort du pape permit sa libération p. 92). Mais d'autres versions disent qu'il résolut plutôt de convertir au judaïsme en 1281 le pape Martin IV (ce qui n'avait rien de surprenant puisqu'au même moment le prévot de Paris Hugues Aubriot s'était converti et menait une vie licencieuse avec des femmes juives) : "Il n'échappa au supplice du feu que parce Dieu, comme il le disait lui-même, lui avait donné deux bouches. Il voulait dire par là qu'il avait su se justifier devant le Pape ; peut-être affirma-t-il même au pape que lui aussi enseignait le dogme de la Trinité" écrit Graetz dans "Histoire des juifs, de l'époque du gaon Saadia (920) à l'époque de la réforme" p. 231. Il ne se serait proclamé Messie qu'ensuite en s'enfuyant en Sicile mais il aurait reçu fort peu de crédits (sauf deux visionnaires d'Espagne qui le crurent, mais les signes qu'ils donnèrent à la foule furent des plus décevants). On ne sait pas bien si la version de la mort d'Aboulafia que retient Youssef Hindi vient de Kappler et Grozelier qu'il cite juste avant ni pourquoi il la fait prévaloir sur celle de Graetz. Hindi en se fondant toujours sur Scholem souligne en tout cas que l'expulsion des Juifs d'Espagne par les rois catholiques poussera les kabbalistes à faire passer la venue du Messie (donc la fin du monde) avant le rapprochement avec Dieu.
Hindi cite encore Salomon Molcho ou Solomon Molkho (1500-1532), marrane du Portugal (mais pourquoi va-t-il chercher, pour aller plus loin que Scholem, la biographie sur le site du musée du judaïsme de la République tchèque, ne peut-on pas attendre d'un "historien" qu'il aille consulter de vais livres ?), disciple de David Ruveni qui obtint une autorisation du pape Clément VII pour prêcher en public la libération de la Palestine (le personnage inspira à Edmond Fleg une pièce en vers "Le Juif du Pape" jouée au Théâtre des Arts à Paris en 1925, détail qui sans doute indiffère l'auteur du livre mais je le signale quand même aux amateurs d'histoire littéraire, au delà de l'utilitarisme, d'autant que ce genre de détail peut s'avérer riche d'enseignements si on le recoupe avec d'autres). Selon Hindi Solomon Molcho ne serait rien d'autre que le "concepteur du projet sioniste"... ce qui est peut-être un peu excessif... Ensuite Joseph Nassi (1524-1579) marrane portugais réfugié en Hollande reprit le projet de Molcho à la cour de Soliman.
Après ce rappel Hindi reprend avec un brin de mépris ("le lecteur peut sourire en lisant ces passages de la Bible" p. 43 - sourire méprisant qui, on peut le supposer, justifiera chez le lecteur juif et chrétien le même sourire méprisant quand Hindi parlera de l'islam), les thèses bien connues des auditeurs sur You Tube du Rav Haim Dynovisz sur Jacob et Esaü, le royaume d'Edom face aux descendants d'Ismaël. (Il y a la même chose sur le Net chez le Rav Ron Chaya, mais dans une version plus favorable à Ismaël). Après une vulgarisation sur le livre de Daniel, Hindi revient à l'histoire moderne en braquant, avec Scholem, le projecteur sur Isaac Louria né à Jérusalem en 1534 (ou 1532 ?) qui dans l'ordre de la kabbale éclipsa même le Zohar par sa mystique de la lumière gnostique, qui depuis 1492 place le peuple juif au centre du destin de l'univers (mais cette lecture d'Hindi prisonnier de Scholem n'est-elle pas arbitraire ? n'y a t il pas déjà cela dans Rachi de Troyes par exemple et dans toute la tradition juive depuis la dispersion ?).
Les rabbins Isaac Bloch et Emile Lévy dans Histoire de la littérature juive d'après G. Karpelès 1901 p. 509 précisent que Louria aurait reçu des révélations du prophète Elie au bord du Nil, puis de Simon ben Yohaï, fondateur de la Kabbale, et enseigné à Safed (en Galilée, capitale spirituelle du judaïsme depuis 1530 où l'on pratique l'écriture automatique et la canalisation) où son disciple alchimiste Hayim Vital Calabrese (1543-1620) mit par écrit son enseignement oral. "La génération et la migration des âmes (gilgul) en est la doctrine essentielle" selon les deux auteurs. Ce serait un judaïsme ténébreux, peuplé de démons, opposé au judaïsme lumineux du Talmud. Selon Hindi, sur l'aspect qui intéresse le sionisme, Louria aurait tranché les controverses de la kabbale espagnole sur la question de savoir si le tiqqun messianique viendrait d'un coup ou progressivement par l'hypothèse d'une action de long terme du peuple juif sur l'humanité (p. 54). Ce serait selon Goetschel p. 118 (ça Hindi ne le dit pas, c'est moi qui l'ajoute) la face historique de ce qui, dans le monde spirituel, est la restauration du monde de l'Asiyyah à séparer définitivement du monde des écorces
Selon Hindi la Kabbale de Safed aurait surclassé celle d'Espagne en Palestine. Parallèlement le rabbin Menasseh Ben Israël, maître de Spinoza à Amsterdam rencontre en 1655 le "chrétien de l'Ancien Testament" et leader révolutionnaire Cromwell à Londres qui autorisera le retour des Juifs en Angleterre. Il précise qu'il ne souhaite pas le retour en Palestine tant que la dispersion annoncée dans Daniel 12:7 n'est pas achevée. M. Hindi cite au passage le rôle que le banquier juif Lopes Suasso allait jouer dans l'établissement de Guillaume III sur le trône d'Angleterre en se référant au livre d'Henry Méchoulan "Etre juif à Amsterdam au temps de Spinoza" p. 81, il emprunte aussi à cet historien les éléments sur la place du judaïsme dans l'essor de la banque anglaise.
A l'Est, dans l'Empire ottoman, Sabbataï Tsevi (ou Zewi) de Smyrne (né en Turquie en 1626), kabbaiste solitaire qui traverse des phases maniaques de possession, se proclame Messie. Après son apostasie, plus de 200 chefs de famile juifs devinrent musulmans. Le faux prophète Nathan de Gaza (qui allait effectuer des rituels secrets à Rome pour hâter la fin de l'Eglise), selon Scholem, allait justifier l'apostasie par le fait que Sabbataï Tsevi, vrai Messie était descendu dans la kelippah (l'écorce du mal) pour la restauration des étincelles de sainteté en la conquérant de l'intérieur. Par ailleurs Sabbataï Tsevi voulait un Etat juif en Bosnie. Des sabbataïstes faussement convertis, sous la houlette de Filosof et Florentin allaient former la secte des dönmehs qui allaient être nombreux chez les jeunes turcs en 1908, dont Ataturk qui eut lui même ensuite au moins rois ministres döhnmehs (Scholem p. 146). Dans ces groupes Jacob Frank (1726-1791) allait se dire réincarnation de Sabbataï Tsevi (p. 80). On est loin de l'ironie avec laquelle Voltaire traite dans le Dictionnaire philosophique (Folio p. 393) "Sabhathai-Sévi, né dans Alep" qui "s'associa un nommé Nathan-Lévi" et devnt "roi des rois", poussant "même l'insolence jusqu'à faire ôter de la liturgie juive le nom de l'empereur et à y faire substituer le sien". Selon Voltaire il a "si fort discrédité la profession de faux Messie que Sévi est le dernier qui ait paru".
En 1750 Jacob Leibowitsch dit Frank, né dans une famille d'Ukraine adepte de Sabbataï Tsevi s'installe à Smyrne. Il a 24 ans, se convertit à l'Islam, puis se rend sur la tombe de Nathan de Gaza à Skopje. En 1754 il s'autoproclame Messie à la suite d'une vision de Sabbaraï Tsevi. Puis il retourne en Ukraine (à Podolie) où des catholiques le rejoignirent.
Charles Novak a montré que Frank voulait tirer l'humanité vers le bas pour accélérer sa rédemption. Il se fait baptiser à Varsovie, reconnaît Jésus et la Trinité. Parrainé par Auguste III de Pologne il infiltre la noblesse européenne (par exemple Maurice Hauke ancêtre des Mountbatten). Novak Meyer Rothschild fut son trésorier.Comme les sabbataïstes allaient préparer la voie de la franc-maçonnerie et de la laïcité en Turquie, les frankistes oeuvrent à l'assouplissement du christianisme de l'intérieur selon Novak. Hindi inspiré par Novak en veut pour preuve (très contestable) le fait que Jean Paul II fut ordonné prêtre par l'archevêque de Cracovie descendant d'une famille frankiste. ll met dans ce panier aussi (p. 88) le judaïsme réformé de la famille Brandeis dont Louis, juge à la cour suprême américaine proche de Wilson qui joua un rôle dans l'entrée en guerre en 1917 et dans la déclaration de Balfour comme président de l'American Jewish Congress).
Hindi prend ses distances à l'égard de Novak et Sholem en estimant que Frank n'est pas en rupture avec la kabbale qui dès avant Louria selon lui misait sur la rédemption de Satan.
Pour Hindi, le nihilisme wahhabite (à l'origine du régime saoudien) est le pendant oriental du frankisme. Il reconnaît cependant que la filiation avec le sabbataïsme n'est pas prouvée et se fonde seulement sur Vernochet et Redissi pour estimer que le wahhabisme comme les Frères musulmans détruisent l'Islam.
Même flou dans le lien entre sabbataïsme et première loge maçonnique du Levant apparue à Smyrne en 1738. Le sultan Murad V qui régna en 1876 fut membre d'une loge, comme les Jeunes-Turcs. L'iranien chiite Malkun Khan, franc maçon, préparait une religion de l'humanité, et ses rituels maçons se rattachent à la kabbale et au sabbataïsme.Idem le panislamisme du maçon (selon Thierry Zarcone et Hamadi Redissi) iranien cosmopolite Jamal al-Dîn al-Afghani qui a écrit à Renan une lettre contre l'Islam et avait de l'Islam une vision "nationaliste" sécularisée progressiste. Hindi instruit le même procès contre Mohamed Abduh et d'autres réformateurs progressistes ou wahhabites, pour finir par Tarik Ramadan qu'il accuse d'avoir soutenu la guerre en Libye (ce qui est faux : il était contre Kadhafi, ce qui se comprend, mais n'approuvait pas la politique occidentale).
Pas sûr qu'il faille croire M. Hindi sur parole quand il affirme que le message diplomatique de M. Netanyahou au pape après sa démission puisse être lu en référence à l'eschatologie talmudique (p. 55).
- Notons aussi les fautes de frappe (un verbe convaincre mal conjugué au passé simple p. 33 un participe présent avec un "s" p. 38, "jugé négligeable pas accordé au sujet p. 42, point de vue sans e p. 56 etc.
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