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Badiou, l'Ukraine, mes activités diverses et variées
Je ne connais pas mes lecteurs. J'ignore s'ils s'attendent à ce que je parle de littérature,de politique internationale, ou que je traite ce blog comme un journal intime (car il y a aussi un public pour les journaux intimes). N'ayant plus aucun commentaire dans les colonnes du blog depuis un mois je ne sais vraiment pas du tout pour qui j'écris ni ce que je dois écrire.
Vais-je vous parler par exemple du film "Les Carabiniers" de Godard que je regardais à nouveau hier et dont Vecchiali a fait la critique ?
Ou de ce débat fort ennuyeux que je visionnais ce matin entre Badiou et Aurélien je-sais-plus-qui ?
Badiou me déçoit. Lui qui théorisait "l'événementialité pure" quand il écrivait sur Saint Paul ne sait plus que nous réciter Marx et nous parler du sens de l'Histoire. Jeanne d'Arc allait elle dans le sens de l'Histoire ? Ou, pour prendre un exemple plus laïque, Gengis Khan ? En vieillissant, je finis par rejoindre Malraux : je crois plus en l'action des volontés individuelles qu'aux lois qu'imposent les forces de production.
L'ami avec qui je prenais un verre vendredi et qui revenait de Syrie, voulait me faire plaisir, et flatter mes convictions stoïciennes, en me parlant de morale individuelle qui résiste à la bêtise grégaire. Je pense que je suis même cette année au delà du stoïcisme. Mais oui Monsieur Badiou, les individus vous surprendront peut-être un jour. En bien ou en mal d'ailleurs, et subséquemment les masses aussi. Ce n'est sans doute pas seulement à cause de Moravia, mais c'est vrai que je valorise désormais l'opacité du réel, et de cette opacité, comme de la prochaine nuit, qui sera une nuit de pleine lune, on ne sait pas du tout ce qui pourra bien sortir. L'avenir est enceint de tant de choses étranges !
Prenez l'Ukraine. Comme elle préoccupe, et comme elle inquiète. Les oligarques et les apprentis sorciers (on devrait les appeler les "apprentis Erdogan" même, vu le penchant du personnage pour les coups fourrés, il en devient emblématique de son temps, comme Bandar Ben Sultan et quelques autres) qui ont voulu leur nouvelle révolution orange en décembre avaient-ils prévu qu'il déchaineraient tant de colère à l'Est en lâchant leurs chiens néo-nazis dans les rues de Kiev ? Qui arme aujourd'hui les milices dans le Donbass ? M. Poutine ? Des agents provocateurs pro-occidentaux ? La CIA ? Ou les gens sont-ils assez grands pour s'armer tout seul ? Envoyez des journalistes indépendants sur place ! dites nous ! On sait si peu de choses.
Je collabore désormais à une revue en ligne qui sera lancée en mai, je vous en reparlerai lors de sa sortie, consacrée au Maghreb et au Proche-Orient et qui fonctionne avec des correspondants sur place. Il leur manque des gens en Arabie Saoudite, en Egypte et en Turquie. Si vous en connaissez, faites moi signe. J'espère que cette revue nous aidera à percer l'opacité du monde. Je me rapproche aussi des gens de Mondafrique. On reparlera de tout cela à l'occasion.
Pour le reste il va falloir que je retravaille la suite de mon bouquin sur l'ingérence de l'OTAN (lequel est d'ailleurs dans les rayonnages de la bibliothèque publique de Beaubourg, je l'ai découvert récemment). Cette suite était la seconde partie du livre "12 ans chez les Résistants", mais je vais la remanier à la lumière de la "sagesse" de mes quarante et quelques piges et je l'enrichirai de considérations sur l'Ukraine et sur la Syrie.
Je devrais être aussi sollicité prochainement juste pour une petite causette par une équipe municipale de ce qu'il reste de l'ancienne ceinture rouge parisienne. Je tenterai de les faire profiter de mon expérience acquise à Brosseville il y a cinq ans (déjà !). Au fait, Brosseville est passée à droite... Sans surprise... Mais ne comptez pas sur moi pour vous parler davantage des élections ni de M. Valls à deux temps (ces petits pantins aux dents longues comme il y en a tant au PS et au centre droit ne m'inspirent rien du tout).
Déterminations sociales et métaphysiques
Un ami me disait hier : "La déstabilisation de la société par le libéralisme fait sentir ses effets à tous les échelons, et dans tous les domaines de la vie, même les plus intimes. Le langage est désarticulé, le sens des mots et des choses ne correspond plus. Les rapports sociaux relèvent maintenant du chamanisme. On envoie un mail ou une lettre, on ne sait plus si on vous répondra, ou on vous répondra à côté. Hier un jeune m'a demandé son chemin dans la rue. Je n'ai même pas compris sa question. L'alignement sujet verbe complément ça n'existe plus. Du coup, on en est réduit à agir conformément à ses principes sans plus se soucier des conséquences, et pour le reste je fais du yoga pour rester zen".
J'ai repensé aux journalistes qui l'an dernier m'accueillaient à bras à ouverts, devaient publier un de mes articles, et aujourd'hui, sans raison, ne répondent plus à mes mails. A l'ancienne mairesse de Bobigny qui avait lancé une offre de recrutement. J'avais répondu en tant que haut fonctionnaire. Même pas une réponse polie. Même chose avec des sergents recruteurs de la DATAR... L'impolitesse à tous les niveaux, l'aléa partout, le chamanisme. Plus de prévisibilité nulle part.
Marrant que cet ami comme moi en vienne à réhabiliter le principe du "renoncement dans l'action", même s'il ne le formule pas dans les mêmes termes que moi. Ne plus se soucier de l'impact social de ce que l'on fait. Obéir juste à ses principes, dans tous les domaines.
Heureusement, au milieu du désarroi, l'ordre social crée aussi parfois sa propre télépathie. Ainsi cet ami et moi nous comprenons nous sans même parler. A propos de télépathie, une histoire amusante que j'ai apprise par mes lectures hier. Vous savez que Godard dans "Le Mépris" cite spontanément dans ses références cinématographiques "Voyage en Italie" de Rossellini, qui n'est pas mentionné dans le roman initial de Moravia. Cependant, ce que Godard ne savait pas en tournant son film, c'est que, lorsque le roman "Le Mépris" est sorti (l'année qui a suivi la sortie de "Voyage en Italie" sur les écrans italiens), le scénariste de "Voyage en Italie" est allé voir Moravia et lui a dit : "Sans le savoir vous avez écrit mon histoire. Moi aussi je vivais un bel amour réciproque avec ma femme, et elle m'a plaqué quand nous avons acheté une maison ensemble, une maison que j'avais payée grâce à mes scénarios, je m'étais mis à en écrire exprès pour cela". Si ce n'est pas de la télépathie en chaîne ça. Bon, bien sûr, un bon sociologue vous dira qu'il y a des conditions sociales qui font que, au même moment, beaucoup de créateurs s'interrogent sur l'instabilité de leurs compagnes, se font plaquer par elles, etc (et ce n'est pas non plus un hasard complet si à travers le face-à-face homme-femme dans "Le Mépris" de Moravia, se joue par anticipation l'affrontement Jason-Médée de Pasolini, grand ami de Moravia, et bien des problématiques de l'Ecole de Francfort). Appelez cela détermination sociale ou détermination métaphysique. En tout cas la télépathie est là.
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"Hue donc mes chevaux s'écriait le petit Claus" - dans Les Carabiniers (en 63), Andersen, et Prévert (en 64)
"Journal de l'Amour" d'Anaïs Nin
De très belles choses dans le "Journal de l'amour" d'Anaïs Nin. Son rapport à la passion, au corps, mais aussi son refus de la politique, de la pulsion destructrice des hommes, en pleine guerre d'Espagne notamment. Un regard de femme, en défense de la vie, de la création. Beaucoup d'échos en moi à des thématiques sur la féminité auxquelles je réfléchis depuis six ou sept ans.
"Un homme qui ne trompe pas sa femme n'est pas un homme" disait Hélène, la femme de Morand (journal du 28 mai 1969).
Le Québec passe aux libéraux
Je n'ai jamais aimé l'expression, souvent entendue à la TV française, "nos amis québécois" ou même "nos cousins québécois". Je lui ai toujours trouvé une connotation paternaliste. Je n'aimerais pas qu'on dise "nos amis béarnais" par exemple. Mais peut-être est-ce mon côté parano. En tout cas je saisis l'occasion des élections générales d'hier pour dire un mot au sujet du Canada francophone.
Vendredi dernier Le Devoir parlait d'un troisième siège de député (tous les 3 sont sur l'île de Montréal) à la portée de Québec Solidaire (QS), mouvement altermondialiste indépendantiste, qui connaît une croissance importante dans les intentions de vote au niveau de l'ensemble de la province (13 % d'intentions de vote, selon le dernier sondage de CTV-Ipsos), les solidaires récolteraient treize pour cent des suffrages aux prochaines élections. La circonscription montréalaise de Sainte Marie Saint Jacques pouvait revenir à sa candidate Manon Massé. Finalement le pari de Manon Massé a été gagné mais le parti plafonnerait au niveau de l'ensemble de la province à 7,5 %.
Les libéraux avec 41,5 % des voix ont gagné (au grand dam des Femen locales semble-t-il) face au centre-gauche souverainiste (Parti québécois - PQ- de Pauline Marois qui perd même son siège), 25,4 %. Coalition avenir Québec (centre-droit) fait aussi un bon score. Taschereau (à l'Ouest du Québec), où nous avons un lecteur fidèle, reste aux mains d'une députée du PQ, Agnès Maltais.
"Le Mépris" de Jean-Luc Godard
Arte diffusait hier soir "Le Mépris" de Godard (vous pouvez le voir en replay). J'avoue que je ne l'avais jamais vu, bien que Godard ait été une des idoles de mes 20 ans (aujourd'hui je le trouve un peu trop surévalué). J'ai poussé le côté dilettante jusqu'à le prendre en cours de route et rater une bonne partie de l'intrigue (mais je suis comme Deleuze, commencer un livre ou n'importe quelle oeuvre par le milieu, sans en comprendre la moitié, ou en devant la deviner, me plait bien).
Je vais pousser ici le côté dilettante jusqu'à m'autoriser à dire ici ce que je veux sur ce film, ce que je veux et n'importe quoi, c'est-à-dire ce qui m'intéresse moi. Je précise cela parce qu'hier encore quelqu'un a été surpris d'apprendre que j'étais quelqu'un de passionné. Apparemment beaucoup de gens qui lisent mes textes ne comprennent pas vraiment ma démarche et croient que j'accumule juste une érudition "pour le plaisir intellectuel", avec un détachement (voire un vain narcissisme) de collectionneur. En réalité, je n'ai jamais voulu acquérir une culture ni accumuler un savoir. J'ai toujours poursuivi une quête. Et, plus encore depuis les événements de cet hiver, je ne perçois cette quête d'abord et avant tout que comme une façon de tirer un fil d'Ariane. Je prends ce qui advient sur mon chemin, j'essaie de le comprendre, et j'en suis la direction jusqu'au prochain événement, jusqu'à la prochaine coquille d'escargot trouvée sur le talus. Sur mon chemin il y a eu la Bhagavad Gita, Vecchiali, Grémillon, Godard, une phrase de Finkielkraut entendue par hasard samedi dernier à la radio dans une discussion avec Pierre Manent qui disait que Montaigne voulait ménager les animaux en se fondant sur Plutarque et de beaux vers de Lucrèce sur la vache séparée de son veau. Je prends, je prends tout, je tire les fils d'Ariane.
Sur mon chemin il y a donc ce film de Godard, pris en son milieu. Je m'ennuie un peu devant les scènes d'intérieur, le face à face Bardot-Piccoli... Mais quand même ce hiatus entre Piccoli (pardon je n'ai pas retenu le nom du personnage) qui veut absolument que Bardot (qui s'appelle Camille, comme Shenandoha Camille) lui dise qu'elle ne l'aime plus, m'intrigue. Et elle qui est dans le déni. Cette insistance de Piccoli qui "ne lâche pas", qui veut la Vérité. Et puis ce moment où la Vérité éclate (veritas index sui), et Bardot laisse effectivement tomber qu'elle ne l'aime plus. C'est très beau parce que cela vient à l'improviste, et sans fiuriture. C'est une vérité radicale, terrifiante, et cependant discrète dans sa forme, banale, livrée de façon anodine comme on dirait "passe moi le sel". Piccoli a enfin sa vérité (une vérité qui d'ailleurs le renvoie à toute sa crainte antérieure de la vérité, la crainte de la catastrophe). Maintenant il veut savoir pourquoi. Pourquoi. Mais il n'y a pas de "parce que". Bardot est dans le "c'est ainsi", "admettons que ce soit à cause de ceci ou de cela", "c'est parce que c'est toi, à cause de toi" (pensez au "parce que c'était lui parce que c'était moi" à propos de La Boétie), "peu importe après tout". Bardot est elle-même surprise par son désamour, triste d'en arriver à ce point "je t'en veux, je t'aimais tant". La victime du désamour (Piccoli) est en plus victime du reproche : c'est de sa faute.
Je repense à l'autre victime de la trahison, Gabin dans "Gueule d'amour". Gabin se féminise, s'adoucit, se replie sur son échec. Piccoli, lui, veut encore se battre, giffle Bardot, se promet de "reconquérir" son amour. Il est toujours en action.
"Le mépris" est un beau film sur le désamour, surtout sur le désamour féminin (je ne sais pas si le désamour masculin est du même ordre). Du coup il fait apparaître la féminité sous son jour le plus mystérieux (et bien sûr cela allait bien à Bardot). Sous son côté lunaire. Artémis-Séléné. D'ailleurs je pense que Godard aurait pu faire un film moins solaire, plus nocturne, mais il aurait fallu une autre actrice, peut-être la Liz Taylor de "Suddenly last summer". Bardot ne pouvait inspirer que de l'apollinien. J'ai pensé à "Et Dieu créa la femme", et je découvre ce matin sur Wikipedia que Jean-Louis Bory a écrit que "Le Mépris" était le véritable "Et Dieu créa la femme" de Bardot. Nos intuitions se rejoignent.
Alors il y a ces scènes tournées à Capri, l'île de la solitude de l'empereur Tibère. L'île de la mélancolie solaire. Il y a celle que je trouve magnifique, tournée en plan fixe, où Piccoli s'endort contre un rocher tandis que Bardot plonge nue dans la mer. Elle s'éloigne comme un poisson, indépendante et libre, dans l'élément aquatique féminin, quand l'homme rivé à son rocher fuit dans son sommeil.
Piccoli est toujours dans le parallèle avec Ulysse sur lequel un film se tourne. Il est Ulysse lâché par Pénélope qui va devoir tuer les amants de celle-ci. Il s'interroge : Ulysse est-il délaissé par Pénélope, ou bien a-t-il été faire la guerre de Troie parce qu'il n'aimait plus sa femme ? A travers Pénélope c'est son propre amour qu'il interroge : aurait-il cessé d'être aimé par Bardot/Camille parce qu'au fond c'est lui qui ne l'aimait plus ? Le scandale et la violence du désamour inexplicable soulignent le mystère de l'amour lui-même. On ne sait plus qui aimait qui.
Mais on voit bien qu'au fond les interrogations de Piccoli ne servent à rien. A rien d'autre qu'à le maintenir dans l'action, à ne pas le laisser se reposer et sombrer dans le désespoir. Parce qu'en réalité, le désamour soudain de la femme, la volte-face impromptue, obéit à une injonction métaphysique. Tout est métaphysique de part en part. On le voit bien quand, après avoir quitté Piccoli pour partir avec son metteur en scène, Bardot/Camille meurt dans un accident de voiture. C'est au fond "karmique" comme diraient nos médiums new-age : la rencontre Piccoli-Bardot, leur amour et leur désamour, comme la mort de Bardot à la fin obéissent à une nécessité qu'aucun des personnages ne maîtrise.
Piccoli trouve-t-il une forme de sérénité dans l'accomplissement de ce "karma" à travers la figure d'Ulysse retrouvant sa "patrie" à la fin ? On ne le sait pas. Godard n'est pas Brisseau. Godard est un joueur, souvent même un fou du roi, un hystrion. Il s'arrête à la frontière de la métaphysique, toujours. Il y avait une sorte d'injonction dans la philosophie des années 60, notamment dans le structuralisme je trouve, à toujours rester à la frontière du chamanisme. Même chez un non-structuraliste comme Deleuze, mais dont la théorie des agencements a quelque chose de structural, il y a une fascination pour la métaphysique et le chamanisme (je pense à son interview dans l'abécédaire où il parle de l'écrivain à la limite du cri animal) qui reste à la frontière ("Fools rush in where angels fear to tread" comme dirait Alexander Pope).
Tout le regard de Godard sur la féminité est dans ce film. Je trouvais hier soir chez Bardot/Camille mille échos au personnage central de "Je vous salue Marie" que Godard écrivit vingt ans plus tard : notamment à cette scène où Marie à plusieurs reprises rabroue Joseph parce que la caresse n'est jamais la bonne, la façon de caresser n'est jamais adéquate ("Vous faites l'amour très bien, mais en somme comme un professionnel, il n'y a pas de quoi se vanter" comme dit Hélène Surgère dans "Corps à coeur" de Vecchiali). Il y a, dans "Le Mépris", toute l'énigme métaphysique du rapport homme-femme, je trouve.
Maintenant il me restera à lire le roman de Moravia qui a inspiré le film.
Agora
Un ami m'envoie, à propos des dernières élections municipales françaises, un commentaire d'un réac qui reproche aux socialistes "bobos" d'avoir trop longtemps méprisé le "bon peuple" rempli de schémas identitaires supposément vertueux. Il me fait remarquer que cette posture est typiquement élitiste, et ajoute une remarque critique du blogueur Jean Zin à l'égard de ceux qui, chez les écolos, ressortent les vieilles théories tout aussi élitistes, de Gramsci sur l' "hégémonie idéologique".
Pour gagner du temps, je vous livre ici ma réponse (un peu décousue mais qui décrit mon état d'esprit du moment) :
"Je suis d'accord sur le fait qu'idéalement il faudrait dépasser le clivage entre la gauche "sociétale" bobo (Anne Hidalgo, mairesse de Paris, disant lors de son élection "j'aime tous les enfants parisiens quelle que soit leur couleur, leur orientation sexuelle etc" sic) et le populisme identitariste néo-réac, dont ton Christian Roux, comme Eric Seymour, Finkielkraut etc font partie. Mais personne n'a pour l'instant la clé de ce dépassement.
La sociologie ne produit pas de politique comme le dit ton ami Jean Zin, c'est très vrai. Et le gramscisme est un élitisme, c'est vrai aussi.
Je ne crois pas trop au "mouvement social" qui a des côtés très petits bourgeois (Bourdieu dans certains moments de lucidité a reconnu son propre côté petit bourgeois aussi), ce qui ne veut pas dire que le "peuple" (de droite ou abstentionniste) qui ne se reconnait pas dans les mouvements sociaux ait plus raison que les petits bourgeois de ces mouvements.
Je suis très sceptique sur la possibilité de dépasser la césure entre le peuple et les élites. La fusion entre les uns et les autres, dans le cadre d'une élection ou d'une révolution est souvent le fruit de malentendus réciproques, ce qui ne veut pas dire que ces malentendus ne sont pas parfois féconds sur le plan de l'évolution politique des uns et des autres. Tout ce qu'on peut faire d'utile dans ce genre de dispositif est de jouer les commis voyageurs entre les différences régions de l'espace social pour au moins ne pas être dupe des illusions de la "représentation officielle" du monde.
L'alternative que j'évoquais dans le Programme pour une gauche française décomplexée et que je généraliserais aujourd'hui, serait d'introduire du tirage au sort à 50 % des effectifs dans tous les corps dirigeants de la société (politiciens, journalistes, haute administration système judiciaire, armée, police etc), mais cela ne règlerait pas le problème de la technicité des sujets, qui ferait que les 50 % non tirés au sort resteraient les véritables décideurs.
La démocratie produit à la fois une aspiration de chacun à contrôler le destin collectif, et une complexité sociale qui donne le pouvoir aux spécialistes et empêche de garder une vue d'ensemble. Et les spécialistes imposent une vision d'élite. Le paradoxe me semble assez indépassable, les frustrations qu'il provoque aussi.
D'où ensuite l'importance de l'effort individuel (l'effort de commis voyageur) pour au moins "rester humain" c'est à dire continuer à garder une vision ou une sensibilité "d'ensemble", et à pousser d'autres personnes à faire de même. Mais c'est un exercice qui demande beaucoup d'énergie et qui a ses propres limites. Un regard de cinéphile, de philosophe, d'artiste, peut y aider (en se disciplinant bien sûr, la discipline étant la clé de tout)."
Zénon
Les stoïciens recommandent le suicide en cas d'extrême nécessité. Zénon s'est suicidé par auto-strangulation. Personnellement pour ma propre mort j'ai une petite préférence pour la pendaison.
Quinzième anniversaire de l’agression de l’OTAN contre la République fédérale de Yougoslavie
Il y a quinze ans, le 23 mars 1999, l’Organisation du traité de l’Atlantique nord, en violation de la charte des Nations Unis (puisque aucune résolution du conseil de sécurité ne l’y autorisait) lançait une campagne de bombardements sur la République fédérale de Yougoslavie, campagne qui, selon le ministre Hubert Védrine à l’époque, ne devait durer que quelques jours, et qui en fait dura plus de deux mois.
Officiellement il s’agissait de protéger les albanophones du Kosovo de la répression militaire de l’armée yougoslave. Toute une imagerie souvent fantasmagorique à base de charniers et de « génocides » fut mobilisée, héritée de la guerre civile de Bosnie, notamment un pseudo-massacre de civils en janvier 1999 à Racak (qui en fait ne fut qu’un affrontement entre l’armée régulière yougoslave et le groupe maoïste Armée de libération du Kosovo – UCK – mais nos médias « omirent » à l’époque de présenter la vérité factuelle). Slobodan Milosevic, qui avait été un temps l’ami de l’Amérique (comme Saddam Hussein en son temps), était devenu aux yeux de la presse le nouvel Hitler (au mépris d’ailleurs de la glorieuse image de résistance antinazie que le peuple serbe avait bravement méritée lors de la précédente guerre mondiale).
Lors des négociations de Rambouillet qui avaient précédé le bombardement – à la demande expresse de l’administration Clinton – la délégation yougoslave avait proposé d’accorder l’autonomie au Kosovo, et le maintien d’une mission de l’OSCE (déjà sur place) pour garantir la paix. Mais cela n’avait pas suffi, et Madeleine Albright, qui voulait à tout prix la guerre, avait imposé une « annexe B » humiliante pour la Yougoslavie qui octroyait un droit de passage et de séjour des troupes de l’OTAN sur l’ensemble de son territoire. Après le retrait de la délégation yougoslave, le prétexte était trouvé pour lancer le bombardement.
Comme la mode de l’époque était au « zéro morts », nos bombardiers tirèrent de haut. Et manquèrent souvent leurs cibles. On évoqua le chiffre de 2 000 civils serbes tués en deux mois, sans compter les dommages aux infrastructures économiques : car s’il s’agissait officiellement de viser les casernes, bien peu de chars d’assaut furent au total détruits (13 seulement selon le Times du 26 juin 1999). En revanche les ponts, les usines, les réseaux d’adduction d’eau furent largement détruits. Face à une armée yougoslave entraînée depuis l’époque de Tito à se dissimuler sous terre, l’état de major de l’OTAN devait afficher toujours plus de cibles pour justifier son action. Toute infrastructure civile dont un régiment pourrait profiter fit donc l’affaire. Nous avons ainsi offert à la population des grandes villes serbes, déjà très appauvrie par l’embargo, des semaines de cauchemar sans approvisionnement d’essence, souvent sans électricité, sans eau, qui éprouva durement les plus faibles et notamment les hôpitaux.
Le bilan de 2 000 morts, n’inclut pas les effets indirects de notre action : la pollution provoquée par le bombardement du complexe chimique de Pancevo (car bombarder des stocks d’acide et d’ammoniaque en ce temps ne posa aucun état d’âme, même aux ministres écologistes des gouvernements français et allemand) ou encore par les particules radioactives des fuselages des missile Tomahawk désormais disséminées dans le sol yougoslave. Aujourd’hui on meurt beaucoup du cancer en Serbie, mais qui en parle ? Il faut y ajouter aussi les morts albanais, car, loin d’apaiser les tensions entre les militaires serbes et la guérilla de l’UCK au Kosovo, nos bombes ne firent qu’attiser les haines, et encourager encore plus les exactions. Au passif de cette intervention militaire, n’omettons pas non plus de mentionner les centaines de Serbes, de Roms, et de ressortissants d’autres minorités massacrés ou chassés au
Kosovo par les sbires de l’UCK en juin 1999 quand Milosevic accepta finalement de retirer ses troupes.
Le bilan fut particulièrement désastreux aussi pour l’équilibre international. Pour la première fois l’OTAN avait excédé ses statuts en devenant non plus un organe militaire de protection de ses membres, mais un outil d’attaque en direction de la Russie et de tout ce qui résisterait aux visées hégémoniques des Etats-Unis (qui d’ailleurs installèrent au Kosovo, Camp Bondsteel leur plus grande base militaire de l’après-guerre). Le droit des Nations-Unies avait été foulé au pied, ouvrant la voie à une sorte de loi de la jungle dont George W. Bush allait faire son credo après le 11 septembre 2001. Et la logique de la force allait dominer les relations internationales pour un nouvelle décennie, ni Moscou (humiliée par le droit d’ingérence que les Occidentaux s’octroyaient en Serbie) ni Pékin (dont l’ambassade à Belgrade avait été bombardée) ne pouvant plus prendre au sérieux le mot d’ordre d’une globalisation pacifique dans un « village-monde fraternel » auquel certains esprits rêveurs avaient pu un instant croire avec la chute de l’URSS.
L’assassin oubliant facilement son crime, le quinzième anniversaire de l’attaque de la Serbie par les forces de l’OTAN n’a guère été commémoré en France. Ne participons pas à cette amnésie collective.