Articles récents
Tacite
Vous vous souvenez sans doute que Nietzsche affirmait dans son style habituel que la seule grande figure de l'Evangile c'était Pilate. J'avoue que je prends plaisir, l'âge venant, à lire Tacite, en ouvrant les Annales au hasard. Ici je tombe sur la révolte de Boudicca, là sur la conquête de l'Arménie. A cet endroit la querelle entre Smyrne et je ne sais plus quelle autre ville pour obtenir le droit d'ériger un temps à la famille impériale, là aux déboires d'un gouverneur de Cyrène ou d'un brigand espagnol, une campagne contre des Thraces. Tacite, c'est le regard aristocratique romain sur l'histoire de l'Empire au Ier siècle, comme Pilate est le regard aristocratique romain sur les querelles de la Judée. Il y a toujours chez Tacite cette sorte de pessimisme moral très romain qui ne s'étonne pas des égarements humains, et même y voit une fatalité. Du coup ils deviennent facilement l'explication de tous les malheurs. Les défaites militaires sont dues à la lâcheté, les insurrections dans les provinces au relâchement moral des gouverneurs corrompus. Il n'y aura jamais de critique systémique chez Tacite. Juste de l'indignation et du pessimisme qui dispensent de réfléchir. C'en est amusant, presque sympathique même, tant cela est simple. Simple et élégant, parce qu'il y a toujours cette volonté de n'idéaliser rien ni personne, et puis cette précision du style, resserré en quelques mots. Certes tout n'est pas pourri dans le monde de Tacite. Il y a encore beaucoup d'administrateurs romains et de généraux pleins de sagesse, de dignité et de courage qui tiennent leur rang. Le monde romain fonctionne grâce à eux. Mais il y a tout autour, c'est à dire chez les autres Romains, comme chez les Barbares, une déliquescence inévitable, inhérente à la nature humaine. Plus encore chez les Barbares d'ailleurs, bien sûr, les Barbares quels qu'ils soient, les Bretons comme les Parthes, parce qu'eux cèdent encore plus à la nature que les Romains, avec leurs rituels de combat bizarres, leurs initiatives désordonnées, leur promptitude à se diviser et à trahir... Un regard intéressant qui, en même temps, fait voyager aux quatre coins du monde méditerrannéen et dans les coutumes d'il y a deux mille ans. Je ne me lasse pas d'y retourner, de temps à autre, pour y picorer quelques pages.
ps : Il faudra que je vous parle aussi un jour de l'émission Métronome sur l'histoire de Paris (plusieurs épisodes, les deux premiers le 4 juin à regarder sur Pluzz.fr). Emission pleine de naÏveté notamment quand elle aborde l'Antiquité sous l'angle d'un parisianisme effreiné, mais qui a le mérite de restituer la richesse extraordinaire de ces hauts lieux de la capitale que l'on cotoie quotidiennement sans les comprendre, et donc sans les connaître.
Le Sahel, la Libye, l'Abkhazie, les Basques, la planète
Un mien camarade me signale un compte-rendu un peu douteux de propos que Richard Labévière aurait tenus à Alger récemment sur le Sahel - cf ici. Cela fait un peu complotiste sur les bords (sauf si notre ami journaliste a des éléments inédits pour étayer ses affirmations). Mais il se peut que ses propos soient déformés par le compte-rendu.
A l'inverse, du côté des dominants, sur le même sujet je trouve dans "Le dessous des cartes" (diffusé sur Arte aujourd'hui) une tendance tout à fait scandaleuse de M. Jean-Christophe Victor (cf vidéo ci-dessous) à banaliser l'éclatement des Etats sahéliens, en faisant comme si celui-ci résultait arithmétiquement de facteurs socio-économiques contemporains. Un phénomène presque naturel comme une tempête de sable en quelque sorte. Rien sur la folie des Occidentaux en Libye et du Qatar allié de Total de la Mauritanie au Mali...
Pour vous consoler de tant d'excès vous pouvez lire l'article fort intelligent du contributeur de l'Atlas alternatif Vijay Prashad à propos des prochaines élections en Libye ici.
A part cela, en ce qui me concerne je me réjouis d'avoir reçu un courriel d'une jeune étudiante abkhaze qui prépare dans une université française un doctorat en psychologie sur les représentations sur la valeur santé parmi les adolescents russe, français et abkhazes. Les Abkhazes comme beaucoup de peuples du Caucase sont des gens émouvants qui vivent sur un volcan en activité (et qui ont déjà payé un lourd tribut aux guerres). J'ai beaucoup insisté dans mon livre sur le mystère qu'ils représentent à mes yeux. Toute approche comparée entre trois peuples aussi différents que les Abkhazes, les Russes et les Français ne peut que faire progresser l'intelligence et la compréhension de notre époque. Je m'y étais essayé moi-même sur un mode un peu empirique. Le faire dans un cadre universitaire est encore mieux. Je ne m'étonne guère de voir qu'une femme aborde le problème par la santé. Le corps, l'ethics of care, c'est la manière la plus concrète et peut-être la plus profonde de prendre les choses.
Je lis des choses très angoissantes pour l'avenir de notre planète en ce moment. Sur la disparition programmée des métaux précieux, la déforestation, la faillite de notre modèle de consommation. Ces grandes considérations globales engendrent souvent des appels au dépassement des frontières, et au mépris des particularismes. C'est une erreur. Il faut tenir ensemble les préoccupations globales et les aspirations locales comme dans cette histoire des Basques qui tentent, après les Bavarois, de se doter d'une monnaie à eux en complément de l'euro. Ne devenons pas abstraits dans notre travail sur l'universel...
A propos de la Lettre des relations internationales du PCF de mai 2012
Voici la lettre des relations internationales (LRI) du PCF de mai 2012 et mon commentaire critique juste en dessous (critique constructive car j'aime bien le Front de gauche).
- Sur l'Algérie la phrase "le moment n'est il pas venu de sortir de cette période postcoloniale" est pour le moins inopportune. Imaginons en 1936 : le nazisme menace toute l'Europe centrale. Qu'aurait-on dit alors si un auteur allemand non-nazi mais disons proche de l'ex-Zentrum (le parti centriste interdit par Hitler mais qui n'a jamais été très clair sur l'impérialisme allemand), avait choisi ce moment là pour dire aux Tchèques et aux Serbes "Les amis, le moment n'est il pas venu de sortir de la méfiance à l'égard du pangermanisme et de virer les gouvernements anti-allemands que vous avez à la tête de votre pays ?"
C'est exactement ce que fait la LRI. Le PCF fut longtemps ambigu face au nationalisme algérien, il n'a pas été en pointe pour le soutenir dans les années 50, c'est le moins qu'on puisse dire (et souvenons nous qu'en 45 il qualifiait les manifestants de Sétif de doriotistes - ce sont surtout certains militants de base qui dans les années 60 ont été efficaces dans le soutien au FLN... quand d'autres rejoignaient l'OAS). Aujourd'hui le néo-colonialisme est partout en Afrique, du nord au sud, et le PCF arrive la bouche en coeur "hey les mecs, si on sortait du post-colonialisme et du vieux ressentiment contre la France", pour convaincre les Algériens de virer le FLN... Il n'a aucune légitimité pour ça.
Bien sûr qu'on me comprenne bien, l'analogie que je cite ici ne cherche pas à tracer une égalité entre néo-coloniaisme et nazisme, ni non plus à dédouaner le FLN de ses propres travers et fautes. Si je choisis la comparaison avec l'Europe des années 30, c'est uniquement parce que l'exemple parle à tout le monde. Je pourrais aussi parler de traités imposés par la République romaine aux derniers souverains séleucides, mais cela parlerait moins aux gens. Je veux juste montrer ici qu'on ne peut pas recommander à un peuple qui a eu des centaines de milliers de morts dans une lutte de libération nationale de virer le parti qui a incarné cette libération, alors qu'on appartient soi-même à un parti qui n'a pas été à 100 % investi dans la lutte.
- Sur Borat, je suis en désaccord avec le billet de M. Streiff, "politiquement correct", sans humour. Je ne vois pas le rapport entre les parodies de Borat et "Maréchal nous voilà". C'est juste un billet d'indignation à deux centimes sans intérêt.
- Sur la Syrie "plan Annan mis en danger par la répression massive du régime et les affrontements armés". Phrase idiote. On a l'impression que les affrontements "tombent du ciel", voire qu'ils sont le résultat de la répression. Pas un mots sur les livraisons d'armes qatariennes, le rôle d'A Qaida, celui d'autres alliés de Washington dans l'encadrement des "forces syriennes libres". Toujours la même bouillie avec des concepts abstraits "la répression" "l'engrenage de la violence", sans pointer du doigts les amis de nos gouvernants et les lobbys qui les financent. Bien sûr il y a des choses à reprocher au régime d'Assad et le drame syrien ne provient pas uniquement des ingérences étrangères loin s'en faut, mais pourquoi le silence du PCF sur les manoeuvres de l'autre camp ?
- Sur le Soudan, je ne vois pas en quoi le fait que le gouvernement soudanais, menacé par la CPI, ait fait des concessions aux USA en les laissant construire une grande ambassade à Khartoum en 2010 et en reconnaissant le sud-soudan en échange de leur retrait de la liste des Etats terroristes (promesse d'ailleurs non tenue par l'Oncle Sam) serait le signe d'un terrain d'entente "paradoxal ou peut-être cynique" comme le dit l'article. Lorsque les colonisateurs anglais imposaient aux chefs de tribus africains ou à l'empire chinois au XIXe siècle, les socialistes européens auraient ils été assez idiots pour dire que cette humiliation est "paradoxalement ou peut-être cyniquement" le signe d'une "entente" entre ces protagonistes ?
A propos de la politique étrangère du Front de Gauche, signalons le bon papier sur le blog de Jean-Luc Mélenchon contre l'alignement atlantiste de M. Hollande... mais il est dommage que cela vienne au moment même où son auteur s'engage à ne jamais voter une motion de censure contre ce gouvernement. Là encore imaginons, je ne sais pas, Jean Jaurès en 1905 qui dirait "je condamne la politique du gouvernement qui augmente le budget militaire, mais je ne voterai jamais pour sa destitution"... Bizarre... Pour le reste je continue à encourager mes lecteurs à diversifier leurs lectures sur le Net sur tous les dossiers du brûlants du moment (par exemple la Syrie) et à garder leur esprit critique à l'égard de toute forme de prêt-à-penser, qu'elle vienne des pouvoirs dominants ou de leurs adversaires.
Je voudrais aussi dire un mot des propos intelligents de Moisés Naïm dans le revue Books sur la malédiction du pétrole. Il y souligne combien cette source d'énergie qui permet de réaliser des profits exponentiels voue tous les régimes (sauf les vieilles démocraties à la norvégienne) à la corruption, en citant les exemples du Vénézuela (d'avant Chavez) et de la Russie actuelle. Il n'y a pas que le problème souvent soulevé par les anti-impérialistes que le pétrole suscite les convoitises du Pentagone. La difficulté est bien plus profonde, hélas...
Blague espagnole

Jonathan Coe
"De façon générale, je pense qu'un individu quel qu'il soit, en atteignant la quarantaine, le milieu de sa vie, a de plus en plus de mal à considérer l'existence et la société comme une plaisanterie - fût-ce une plaisanterie tragique. Ce qui commence à vous frapper, c'est plutôt la tristesse qu'il y a dans la façon dont les choses tournent, dans les ratages, les erreurs commises qu'on ne peut pas toujours réparer..." Voilà ce que déclarait en 2009, l'écrivain britannique Jonathan Coe dans Télérama.
La même année, en octobre, Technikart faisait un dossier sur la "crise des 40 ans". Décidément les quadras des années 2000 auront bien écrasé les jeunes sous le poid de leur tristesse. Il n'en allait pas de même dans les années 80, je crois. A l'époque au contraire les quadras de la génération d'avant nous écrasaient de leur autosatisfaction idiote de gens qui étaient fiers d'avoir "fait mai 68", renversé le vieil ordre conservateur et amené au monde le freudisme pour tous, les films X et le capitalisme boursier.
J'en profite pour dire un mot de Jonathan Coe. Je lisais son pavé sur les années Tony Blair "Le cercle fermé" ce weekend sans avoir lu la première partie du dyptique (c'est juste un livre que quelqu'un m'a passé, mais on peut le prendre en route sans avoir eu accès au premier tome). Par sa prolixité il fait penser à Irving auquel je m'intéressais à 20 ans. Son roman se lit assez bien, c'est efficace sur la première moitié. Mais à la longue on se lasse un peu et l'on repère les ficelles : ces chapitres courts avec les rebondissements de dernière minute qui vous donnent envie de connaître la suite. Un peu comme une bonne série TV ou un paquet de Chips dans lequel on glisse juste les ingrédients qui vous donneront envie d'en manger un second paquet, sans qu'on puisse affirmer que le premier était bon. Il y a quelque chose de l'ordre de l'addiction là dedans. A la moitié du livre, on se rend compte que c'est un peu trop gros. Ces personnages auxquels il faut absolument que quelque chose de palpitant arrive, comme dans Desperate Housewives. Ca ne peut pas être crédible sur toute la longueur. D'autant que qui peut accepter une seconde que sept ou huit personnes qui ont été ensemble dans un lycée provincial à Birmingham dans les années 70, se retrouvent toutes, comme par hasard, à des postes très importants (deux journalistes, un député etc, au point même que deux d'entre deux font partie du Top 50 des personnalités britanniques de l'année 2002) qui les mettent en prise avec la grande histoire (l'histoire avec un grand "h") de leur pays ? Il arrive un moment où cela devient un peu "too much", un peu trop tiré par les cheveux.
Mais bon, je sais que tout le monde n'aura pas un regard aussi sévère que le mien. D'ailleurs il y a vraiment des bons passages dans ce livre, et des personnages attachants. Par exemple l'éternelle célibataire (divorcée, mais ça revient au même) italophile qui, de retour dans son pays après une longue absence, découvre tout ce qui est devenu plus violent, plus absurde (notamment avec le culte du téléphone portable) en Angleterre - quelque chose qui fait penser qu'au tournant du millénaire ce pays a connu comme la France, un processus de très grande dégénérescence des mentalités : globalisation oblige, la vulgarité ne l'a pas épargné non plus. L'idylle du député néo-travailliste (blairiste) égocentrique de 35 ans avec une stagiaire de 20 ans est traitée sans manichéisme et sur un mode qui restitue parfaitement l'impasse à laquelle mène l'inadéquation affective probablement génétique entre hommes et femmes. (On retrouve cette thématique aussi dans le portrait au vitriol de l'incurie des hommes condamnés à surveiller leur progéniture dans les jardins d'enfants, mais là le trait est trop forcé). On peut apprécier aussi les petits allers-retours Normandie-Angleterre que l'auteur offre à au moins deux reprises à ses lecteurs et qui en dit long sur le regard anglais porté sur nos falaises. Tout cela suscite d'autant plus l'adhésion que le point de vue de l'auteur est très à gauche, presque aussi anti-blairiste qu'anti-thatchérien. Et, pour cette raison aussi sans doute, assez nostalgique.
Certains comparent Coe à Evelyn Waugh dont je lisais avec délice "Scoop" à 17 ans. C'est peut-être un peu exagéré. En tout cas je ne crois pas que Waugh ait jamais eu recours à des techniques de fabriquants de chips pour tenir son lecteur en haleine. Pas aussi grossièrement en tout cas (d'ailleurs ses livres étaient plus courts). Je pense qu'il faut voir l'influence de l'état d'esprit télévisuel sur la littérature dans le recours à des procédés si peu recommandables.
A chaque fois que je lis de la fiction, cela me rappelle que moi aussi j'ai écrit un roman, dont mon éditeur il y a peu encore disait qu'il était "excellent" et qu'il était fier de l'avoir publié. Je me demande si un jour des lecteurs éclairés s'y intéresseront. Après ma mort peut-être...