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Châteaubriand, l'Anabase, le temps, Tesson et le dolmen de Barzun
Dans le Génie du Christianisme (Première partie livre V ch XIV), je lis ceci :
"Pour peindre cette langueur d'âme qu'on éprouve hors de sa patrie, le peuple dit : Cet homme a le mal du pays. C'est véritablement un mal, et qui ne peut guérir que par le retour. Mais pour peu que l'absence ait été de quelques annérs, que retrouve-t-on aux lieux qui nous ont vus naître ? Combien existe-t-il d'hommes, de ceux que nous y avons laissés pleins de vie ? Là, sont des tombeaux où étaient des palais ; là, des palais où étaient des tombeaux ; le champ paternel est livré aux ronces ou à une charrue étrangère : et l'arbre sous lequel on fut nourri, est abattu."
De retour du Béarn par un avion matinal aujourd'hui, je ne puis qu'éprouver à la fois la sincérité de ces lignes, écrites par un auteur qui a beaucoup voyagé, et leur profonde vérité existentielle pour tous les âges de l'humanité depuis sa sédentarisation au néolithique.
Ce que nous dit Châteaubriand, c'est qu'au fond il n'y a pas d'anabase possible, jamais de retour au point de départ (un constat qui se déduit d'ailleurs du "on ne baigne jamais deux fois dans le même fleuve" d'Héraclite). Et je sais gré au livre "Le Siècle" de Badiou, d'avoir attiré mon attention sur l'Anabase de Xénophon, dont je pressens que c'est un ouvrage sur lequel je devrai me pencher un jour.
Dans l'impossibilité de l'anabase, qui est une des modalités de l'inadéquation de l'homme au temps (le présent qui est toujours insaissable, la concencience qui ne perçoit le réel qu'avec une fraction de seconde de retard), se loge précisément la spiritualité de l'animal humain. Parce que notre espèce ne se distingue des autres que par son aptitude à avoir conscience du temps et son inaptitude à le saisir, elle crée et pratique de la spiritualité toutes les fois qu'elle s'installe dans cette problématique de la temporalité insaisissable.
Lorsque, comme samedi, je m'assieds à la table d'un Mac Donald's près de Pau avec Sophie qui était ma meilleure amie de lycée il y a vingt-cinq ans, lorsque je remarque que cet animal simiesque qu'elle est, tout comme moi, porte en elle, comme moi, des scènes d'une précision extraordinaire - telle matinée de novembre 1987, tel instant du 1er avril 1988 - même si chacun de nous ne se souvient pas des mêmes, ni de la même manière, lorsque j'observe que, comme moi, elle se débat avec cette ambiguïté du "toujours présent" et du "déjà si lointain", du "c'était hier nous avions 17 ans et aujourd'hui nous en avons 42", tout en sachant que toute l'humanité est saisie dans ces contradictions là depuis son origine (car c'est cette contradiction qui l'a fait humaine), nous sommes, à proprement parler en train de réaliser un exercice de spiritualité à deux, et nous portons la condition de notre expèce au point qui la caractérise le plus en propre, et la tient éloignée des autres animaux, au point d'ailleurs que nous devrions nous baptiser "homo temporalis" et non "homo sapiens", ou alors "homo sapiens temporalis".
A contrario toutes les fois où l'humanité oublie le temps, ou feint de pouvoir règler son "problème" avec lui, elle s'animalise et se banalise, ce qui est de plus en plus le cas de nos jours. En disant cela là, je me rapproche évidemment de Heidegger dont je m'étais distancié il y a quelques jours quand j'avais fait primer l'étant sur l'être. Mais ma vision reste profondément non heideggérienne sur d'autres plans, par exemple en ceci qu'il n'y a pas de primat de la mort dans ma conception de la temporalité, et que je vois mieux (comme toute notre époque d'ailleurs) la dimension animale de l'humain, y compris dans son langage, que ne le faisait Heidegger (de sorte que, par exemple, je ne verrais pas le langage comme une instance possible d'accueil de l'être, et d'ailleurs la notion d'être me cause un sérieux problème dans ce dispositif).
Ca ne signifie pas que je sousestime complètement ce que le langage apporte à la problématique du temps. Hier soir je lisais des lettres que certaines de mes amies (car les filles étaient plus à l'aise dans cet art) m'adressaient en 1993-94, trois ans avant l'apparition d'Internet et des mails. Je vois bien qu'une certaine durée (bergsonienne ?) inhérente à l'exercice épistolaire, et à l'engagement du corps dans cet exercice, libérait une place pour des mots (dans un français bien écrit et sans fautes, comme les femmes qui ont 23 ans aujourd'hui seraient probablement incapables d'en écrire à niveau d'études égal) qui par eux-mêmes pavaient le chemin des sentiments en dessinant pour eux une forme possible, sentiments par lesquels à son tour un nouveau rapport au temps (un nouvel exercice spirituel, conscient de lui-même ou non) pouvait se déployer.
C'est une possibilité que l'invention d'Internet a détruite.
De même je lisais hier dans le journal local La République des Pyrénées, que le village de Barzun, dans l'Est du Béarn, avait retrouvé son dolmen. Le dolmen a été déposé dans le sens qui était orignellement le sien, à savoir qu'il regarde le Pic du Midi de Bigorre, précisait le journal. Je l'ai déjà dit : ce qui me distingue profondément de la bourgeoisie urbaine, c'est que j'ai toujours appris, dans mon enfance, à regarder les montagnes, depuis les environs de Pau, de sorte que, pour moi, grimper sur elles pour faire du ski ou des randonnées, est proprement sacrilège.
J'observe que j'ai ce sens de la contemplation des montagnes, en commun avec les gens qui ont installé ce dolmen, il y a 3 500 ans, à défaut de l'avoir avec mes contemporains. Sylvain Tesson par exemple avoue qu'il n'avait jamais appris, avant de se retrouver seul sur les bords du Baïkal, qu'une montagne cela pouvait se regarder - le personnage révèle ainsi toute sa vacuité, comme dans son besoin d'amener avec lui un téléphone portable, un ordinateur, et une batterie de lectures convenues dont il ne tire rien d'intéressant dans tout son livre sauf des effets de manche affligeants.
Nos contemporains révèlent dans leur "besoin de skier", dans leur rapport d'exploitation avec les montagnes, et leur inaptitude à les contempler une complète absence de sens de la temporalité, et donc une animalité parfaitement fade, dont je me demande comment ils pourront en guérir un jour ... Voilà qui ne me rend pas optimiste.
Jeux de rôles
Je déteste le rôle du pédagogue qui veut "dispenser son savoir" avec aplomb en s'écoutant parler. Le rôle du prophète au désert, illuminé, envahi par les intuitions et que personne ne prend au sérieux n'est pas trop ma tasse de thé non plus. Reste le rôle du citoyen lambda qui réfléchit pour lui-même et balance ses réflexions à tout hasard dans l'espace public "au cas où ça puisse rendre service à quelqu'un d'autre". Mais ce troisième rôle suppose qu'on ne parle au fond qu'à une dizaine de personnes. Certains diront que c'est une voie de facilité et une façon de contourner le devoir historique de faire circuler certaines informations auprès du plus grand nombre.
Mais il est très difficile de diffuser à grande échelle des choses que l'on croit juste tout en continuant soi-même à les problématiser, à les placer dans des perspectives nouvelles, avec d'autres mots, en relation avec d'autres réalités. C'est une véritable quadrature du cercle.
A part cette question sur le rôle à jouer au sein d'une époque, il y a aussi cette interrogations (et ça va avec la question "à combien de gens veut-on parler ?") : quels sujets traiter sur ce blog ? Je pourrais m'attaquer à des thèmes qui touchent les adeptes de la religion médiatique : ceux qui se sentent obligés de suivre les faits et gestes de François Hollande et les amours de Rachida Dati. Et dans cet esprit je décortiquerais le programme du parti socialiste ou celui du Modem. Mais ce temps là serait perdu pour des thèmes de plus longue haleine, plus philosophiques, qui me tiennent plus à coeur (même si ce que j'ai à dire sur eux ne vaut peut-être pas grand chose). Or, vu que la géopolitique que je balance sur le blog de l'Atlas alternatif me prend déjà beaucoup de temps, difficile en plus de commenter l'actualité au ras des paquerettes. Je pourrais, sans être médiatolâtre, me plonger aussi sur des sujets plus techniques, comme les cellules photovoltaïques ou la taxation des stock options. Là encore, ça ne cadre pas trop avec mes centres d'intérêt... Donc il faut assumer aussi le fait, au fond, d'être positionné sur des sujets qui non seulement ne sont pas les plus populaires, mais qui ne sont pas non plus les plus concrètement utiles. Peut-être ne fais-je que brasser du vent. Il faut assumer ce risque je crois.
Ma formation de philosophe m'a toujours donné le goût de regarder au delà du quotidien. Et les difficultés du monde actuel me renforcent dans la conviction qu'il faut essayer de voir loin, car le mode de fonctionnement actuel n'est pas vivable très longtemps. Il va falloir nécessairement poser la question de la frugalité, de la solidarité etc, ce qui implique, derrière, l'autre interrogation : qu'est ce que l'être humain ? Cet être humain que je suis, et cet être humain qu'est toute autre personne que je croise dans la rue. Quel type d'animal sommes-nous ? Qu'est ce que cette animalité particulière implique dans notre rapport à nous-mêmes et à l'autre ? Ce rapport doit-il et peut-il changer ?
Face à ce genre de question, il faut s'autoriser toutes les audaces et toutes les expérimentations. Ces derniers temps par exemple je me demande si je pourrais soutenir, tout au long d'un livre, l'option d'une société entièrement fondée sur la solitude des individus. Solitude en Sibérie comme Tesson ou devant des ordinateurs. J'ai besoin de poser cette question pour être certain de ce que vaut mon hypothèse d'un nouveau "stoïcisme", d'un nouvel unitarisme humain, qu'il soit socialiste ou pas. On ne doit jamais avancer une proposition sans avoir sérieusement examiné son contraire. Donc celui qui défend l'unité de l'humanité doit en examiner toutes les options possibles, y compris la destruction complète des liens qui ont assuré ladite unité depuis des millénaires.
Donc voilà, c'est un peu philosophique, je l'admets, mais pas abstrait, je ne crois pas. En tout cas quand je me lance ici dans des considérations sur tel ou tel éléments d'actualité, c'est aussi en tant qu'il rentre en résonnance avec ces interrogations que je garde en arrière plan. Bref, je n'épilogue pas car il est tard, mais il fallait bien que je précise cela aussi pour les lecteurs de passage qui chercheraient ici des textes plus en phase avec les préoccupations quotidiennes des journalistes ou des grands blogs d'internet.
Mélenchon et le socialisme de guerre
Je vois le blogueur communiste Descartes s'énerver contre Mélenchon, lui reprocher ses approximations (qui ne sont rien à côté de celles du reste de la classe politique !) sur des sujets très importants. Triste époque où les gens ne peuvent que ronchonner dans leur coin de blog et n'ont plus de structures politiques où s'exprimer.
Cela me donnerait presque envie d'actualiser mon "Programme pour une gauche française décomplexée" écrit il y a 5 ans.
On voit bien que le score bas de Mélenchon dans les sondages, et de l'ensemble de la gauche de la gauche européenne même dans les pays en crise n'est pas seulement dû à l'hynose médiatique (quoique celle-ci y contribue). Il y a aussi une faiblesse conceptuelle et une mollesse de la volonté des appareils militants qui, sur le volet intellectuel, ne vont pas au bout de leurs idées, et, sur le versant de la volonté, se limitent à des postures sans chercher à s'unir par delà les capelles et à agir concrètement.
Il est faux de faire croire aux gens que la France pourrait mener une politique de relocalisation industrielle, de taxation des capitaux, de renationalisation sans sortir de l'Europe et d'autres organismes multinationaux comme le FMI, l'OMC, et l'OTAN. Et tout aussi faux de penser que cette sortie du système se ferait sans conflit avec les grandes puissances financières et militaires de ce monde.
On connaît les moyens dont celles-ci disposent pour étouffer les dissidences. Voyez comment elles étranglent la Hongrie en ce moment (le triste gouvernement réactionnaire et fascisant hongrois auquel l'oligarchie occidentale ne pardonne pas d'attaquer les banques). Boycott économique des produits français, diffamation de la France dans les médias, spéculation contre nos valeurs industrielles, tout y passerait.
Que deviendrait alors Mélenchon président de la République ? Un Léon Trotski ou un Salvador Allende.
J'ai entendu Mélenchon dire (dans son discours du trentième anniversaire du 10 mai 1981) qu'en 1982, quand la droite a saisi le Conseil constitutionnel de la question des nationalisations, son courant au sein du PS avait proposé de faire un appel au peuple contre la décision du Conseil des sages mais que Mitterrand ne les avait pas suivis. C'eût été une démarche audacieuse. Le peuple contre le droit. Mais n'est-ce pas là déjà une démarche de type révolutionnaire du style "bolivarien" ou "sandiniste" (avec les comités populaires qui menacent les juges) ? On connaît la suite de l'engrenage : la droite crie alors césarisme, diabolise le gouvernement qui se livre à ce genre de pratique, et les tensions montent dans le pays. Bien sûr Mitterrand n'était pas homme à assumer ce genre de chose, ni Blum en 1936, ni Mélenchon ou aucune figure de proue de la gauche de la gauche aujourd'hui. Les banquiers peuvent dormir sur leurs deux oreilles.
Même la base de la gauche de la gauche ne veut pas de cela. Je lisais à travers un lien du blog de "Descartes" un papier d'un certain Diadore Chronos (qui avait commenté des billets du présent blog il y a quelques années) un article de mauvaise foi contre la Corée du Nord qui reproche au pays de consacrer un cinquième de ses ressources à l'armée. Qu'est-ce que cela signifie donc quand on sait que l'armée nord coréenne compte 1millions de soldats ?
1 million de soldats ça veut dire 5 ou 6 millions de gens (les soldats, leurs parents, leurs enfants), soit un quart de la population qui font partie du système militaire. Il est logique qu'un quart des ressources leurs soient attribués non ? L'armée nord coréenne n'est pas seulement une structure qui entretient quelques centaines de milliers de professionnels et investit son budget dans des armes sophistiquées et couteuses. Comme en Birmanie ou à Cuba l'armée est une partie de la société, voire sa plus grosse partie. C'est le choix politique qui a été fait pour assurer la survie du système face à l'extérieur et sa cohésion interne. Il est absurde de s'indigner qu'une bonne partie du budget de l'Etat lui revienne.
La bataille du socialisme pourrait être gagnée dans un premier temps par la France du fait de sa taille, de ses ressources, de son statut de puissance nucléaire : je veux dire qu'elle pourrait, au terme d'un bras de fer douloureux de quatre ou cinq ans incluant toutes formes de tentatives de déstabilisation, faire respecter aux pays étrangers et aux oligarchies financières sa volonté de collectiviser tout ou partie de l'appareil de production. Resterait ensuite à gagner la seconde phase : c'est-à-dire sauvegarder les droits formels (les droits de l'homme) en dépit de la logique de guerre civile qui aurait commencé à se développer dans la première manche (celle du bras de fer), et entretenir un esprit civique suffisant pour que la motivation au travail, le sens de l'innovation ainsi que l'esprit de solidarité réelle ne faiblissent pas (ce qui a fait défaut à tous les régimes socialistes du XXe siècle).
On sent bien que pour réussir ce pari, c'est une réforme des moeurs, et des mentalités à laquelle il faut parvenir, instaurer ce que j'ai parfois appelé un "nouveau stoïcisme" avec tout ce que ça impose de changement du rapport à autrui, à la consommation etc (voir Arnsperger). Voilà pourquoi je m'intéresse tant aux réformes morales comme le premier judaïsme, l'invention du christianisme, du bouddhisme,les débuts de l'Islam, le protestantisme etc. Ces réformes peuvent avancer à la faveur de grandes transformations politiques, mais elles doivent aussi se développer selon leur propre dynamique sans avoir besoin d'une impulsion "par en haut" pour en assurer la pérennité, car ce sont elles, in fine, qui peuvent sauver le "haut" (le politique) du naufrage.
Point n’est besoin d’espérer pour entreprendre ni de réussir pour persévérer
"Point n’est besoin d’espérer pour entreprendre ni de réussir pour persévérer." Ha la belle devise de Guillaume d'Orange ! Tout le stoïcisme est là-dedans ! Rien à voir avec le finalisme marxiste. De l'apriorisme pur !
Blandine Kriegel dont j'ai découvert le dernier bouquin grâce au blog de BHL, exhume à juste titre cette citation qui vaut le plus beau des encouragements (mieux que l'exemple qu'un lecteur m'avait donné en novembre pour m'inciter à reprendre mon blog) d'autant plus qu'elle a été prononcée par un homme d'une grande envergure historique (que l'auteure compare à une sorte "d'âme du monde sans cheval" si je me souviens bien de ses termes ironiques à l'endroit de Hegel).
Mais oui, il faut puiser nos références chez les grands hommes qui ont déployé leur génie dans l'histoire réelle, dans l'action, et au prix de leur vie, plutôt que chez les fantômes internautiques. Sainte Blandine tient un beau sujet avec la révolution néerlandaise, même si elle le gâche un peu avec ses manières grande bourgeoise : "Ah ! les beaux tableaux de Bruegel", "Ah les musées !" "Ah la démocratie parlementaire modérée !" "ha Spinoza !".
J'apprends mille choses. Le rôle des protestants français qui ont combattu en Hollande. Oui... ceux qui me travaillent tant depuis mes travaux sur l'histoire des parlements français (et aussi ma vieille lecture de Walzer, c'est lié aussi à mes origines béarnaises). Et les marranes aussi. Ah, les marranes ! Dans la revue Books ce mois-ci une critique par David Nirenberg dans la London review of Books de 2009 du dernier livre de Yirmiyahu Yovel "L'aventure marrane. Judaïsme et modernité", ça rejoint Blandine Kriegel. J'ai lu ça en diagonale dans le RER hier. La phrase "Les conclusions de Yovel font parfois involontairement écho aux arguments formulés, au début du XXesiècle, par les critiqyes antisémites de la modernité", et cette autre "L'auteur voit dans les marranes le meilleur exemple de l'impossibilité d'échapper à la judéité". Yovel pourtant est laïque. Je me souviens avoir lu son bouquin sur Spinoza en 91 ou 92. Nirenberg se sent enfermé par la survalorisation des marranes. Problème des universitaires qui exagèrent parfois l'importance de leur sujet. Pour ma part je ne sais pas.
Je ne sais pas non plus s'il faut survaloriser la révolution néerlandaise. Intuitivement j'ai tendance à penser que la révolution suisse antérieure, fut plus importante, et la deuxième révolution suisse, la révolution dans la révolution à Genève, le fut aussi. Mais je n'ai pas encore lu la deuxième partie du livre de Kriegel, celle qui parle de la théorisation politique de la révolution hollandaise. Attendons donc un peu.
Je lis dans les transports, je me transporte dans la lecture. Voyages. Le lecteur qui avant-hier cherchait "Frédéric Delorca idéologue" sur Google est -il le même qui hier a tapé "de droite Frédéric Delorca" et "Frédéric Delorca sur le socialisme" ? Il y a en tout cas de la volonté de m'étiqueter dans l'air. On veut me river dans des cases. Mais je reste pour ma part dans le voyage, dans la translation.
Des voyages sans aller bien loin, autour de Paris, mais des voyages quand même. Hier je suis sorti du métro Gare Du Nord côté rue de la Chapelle pour tomber sur ce tronçon de la rue du Faubourg Saint-Denis où s'alignent sans interruption les commerces indiens : statuettes de Ganesh et et de Shiva, salons de manucure et de massage tamouls, restaurants. On croirait avoir changé de continent. Puis je me suis retrouvé boulevard de Strasbourg au niveau du numéro 40, là où les boutiques ne sont plus que salons de coiffure afro, fast-food "Best of Africa", et officines de manucure qui puent les produits chimiques où des petits chinoises industrieuses et masquées liment les ongles de filles noires. Un ami m'a fait visiter une galerie non loin de l'arc de triomphe de Strasbourg Saint-Denis où tous les restaurants étaient indiens. "Indiens du Nord, a précisé l'ami, pas comme à Gare du Nord où ils sont tamouls". Nous
avons dîné dans un excellent restaurant turc. Au retour dans ma rame de métro, à l'autre bout du wagon, un type aux yeux bridés s'est fait tabasser gratuitement par un grand black barbu excité portant bonnet. Pas un mot des gens autour de lui, pas un soupir, même pas un cri comme les femmes en poussent d'habitude en pareille circonstance. Comme un film sans parole. Le type passé à tabac est descendu et s'est retrouvé seul à marcher sur le quai avec ses ecchymoses et le non-sens de ce qui lui était arrivé. La vie urbaine devient de plus en plus irréelle.
Les lecteurs
Des réactions sympathiques à ce que je fais, d'autres moins.
Parmi les réactions agréables ce commentaire d'un internaute à ma nouvelle chronique radiophonique qu'on peut entendre sur radio M à Montélimar et sur Dailymotion ici partout dans le monde.
"Je ne connaissais pas cette chronique qui me semble remettre quelques évènements en perspective! Merci pour cette découverte! Je suis assez d'accord avec le passage concernant le passage du président Iranien au Vénézuela! Pour le reste, mes connaissances en géopolitiques sont trop limités! J'aime le style, qui n'est pas le style affirmatif classique des journalistes, mais qui met en garde contre des conclusions hâtives, et incite à la réflexion plutôt que d'imposer des idées!" Aurélien (Marseille)
Parmi les aspects plus hostiles certains mots clés qui ont conduit des lecteurs sur mon blog hier : "idéologue frédéric delorca " (je me demande bien quelle "idéologie" je défends...) et même "delorca vache" (j'aime beaucoup les vaches, mais ce n'est pas forcément le cas de l'internaute qui a tapé ces mots sur Google), qu'en pensez-vous ?
Dixième anniversaire de la mort de Bourdieu
Deux pages dans Le Monde, deux pages dans la République des Pyrénées. Non je ne vous ferai pas le coup de la publication du scan de la lettre que Bourdieu m'a adressée trois semaines avant sa mort.
Non messieurs et mesdames, n'attendez rien de tel de ma part ce soir. Si vous voulez savoir ce qui s'est joué pour moi autour de la mort de ce sociologue, jetez donc un oeil à mes livres, à "Incursion" par exemple. S'il n'était pas mort je serais resté plus longtemps dans le système universitaire, puisque j'avais intégré son labo, et nous aurions peut-être avancé politiquement aussi, avec lui et Bricmont, ou peut-être serions-nous allés au clash. Je n'en sais rien. Ca n'a plus d'importance aujourd'hui.
J'ai laissé sur le Net son message sur mon répondeur en mai 2001, c'est bien assez. Il faut aller de l'avant. RIen n'est plus con, plus détestable, que toutes ces commémorations officielles, et les bourdieusiens patentés qui pondent des articles à cette occasion s'avilissent une fois de plus.
Le temps qui passe, Tesson, Cristina Fernandez
La voisine de mes parents est morte hier. Un avertissement pour mes parents. Ils ont pratiquement le même âge qu'elle. Années comptées pour eux, pour moi. Fin d'une époque. Fin de la jeunesse. S'installer dans un monde où plus de la moitié de la population est plus jeune que moi et ne connaît donc pas les époques que j'ai vécues. Un monde où je ne suis plus un jeune premier. Où on ne me fait plus crédit de ça. Ai-je vraiment envie de vivre dans ce monde-là ? Dans cette "seconde moitié de ma vie" ?
Un symptôme : je me raccroche aux gens de mon âge, à ceux qui sont confrontés à la même lourdeur du passé que moi. La photographe italienne Morgane. Je lui ai écrit en espagnol "Nada pasa, todo queda" ("Rien ne se passe ou passe, tout reste"). Elle a répondu "todo queda es mi utopia". Normal pour une photographe. Nous sommes des gens ridés aux utopies indigestes, et nous allons bientôt construire une esthétique de rescapés sur ce radeau de la Méduse. Voilà pourquoi les vieux restent entre eux.
Les jeunes m'emmerdent avec leurs ambitions naïves (celles que j'avais il y a 15 ans). Un photographe de moins de trente ans avec lequel je bosse par exemple. Pourquoi vouloir exister dans un monde qui ne mérite rien ? Même plus envie de faire de la philosophie.
J'ai dîné seul dans un resto indien après avoir vu une expo assez insipide sur Gaston Phébus au musée de Cluny. Le plaisir du Lassi à la mangue. Un plaisir au dessus du néant. Un plaisir qui ne mène à rien dans un monde sans valeur.
Je peste contre Tesson et son voyage en Sibérie. Tout y est si surfait. Les gens n'ont pas les couilles d'avoir de véritables pensée, de celles qui vous arrachent le coeur. C'est le règne du petit bricolage, de la petite élégance. En d'autres termes de la médiocrité.
Elle est mignonne Cristina (Fernandez) quand elle crache sur la médiocrité des Anglais qui ont osé prétendre mettre un "point final" au conflit des Malouines. Dans sa bouche médiocrité et arrogance sont synonymes. Pourtant elle sait que pendant longtemps encore l'Europe continuera à subventionner les Malouines, à y pomper du pétrole, et à balayer les récriminations argentines en disant "ces latinos nous font chier". Le combat contre l'arrogance est interminable; Mais Cristina ne perd pas pied. "Nos enfants, nos petits enfants et leurs enfants le reclameront encore", a-t-elle dit. Elle voit loin. Les dominés dont persévérants. Elle a trouvé une clé pour rallier le "Sud" (dire "sour" en roulant le "r" final) : dire que son combat n'est pas celui de la fierté patriotique, mais celui de la justice contre la loi du plus fort. Le Mercosur a suivi. L'Atlas alternatif pour rendre la cause sexy auprès des écolo en rajoute une louche sur les pingouins morts de faim à cause des pêches anglaises. Dans le monde d'aujourd'hui ça touche plus que la justice sociale.
Quand Cristina fut élue, nos médias la comparèrent à Hillary (Clinton, l'hystéro guerrière) - dans leur bouche ça se voulait flatteur. Aujourd'hui ils font une moue de dégoût quand ils entendent son nom et évitent de parler d'elle. Ce n'est plus qu'une petite latino gaucho qui les emmerde. Ils s'étaient comportés pareil avec Morales. Le "première président indien", gentil petit indien sympa, jusqu'à ce qu'il aille serrer la cueillère à Castro et à Chavez. "Castro et Chavez, ces odieux totalitaires" comme dirait l'immonde Cohn-Bendit...
L'Atlas alternatif, lui, continuera inlassablement à tisser la légende de Cristina, comme celle du gouvernement érythréen, et des paysans maoïstes népalais. Non je rigole. Ce blog ne tisse la légende de personne. Il se contente de dénoncer les ingérences. Mais quand même faire entendre de temps en temps le nom de ces gens que nos médias vomissent, cela sert le Bien avec un grand "B"... la Dykè...
Allez pour le plaisir, encore la voix de Cristina, quelques minutes... Regardez comme la présidente du Brésil Dilma Rousseff approuve de tout son visage quand Cristina dit que les puissants iront chercher les ressources minières et pétrolières à n'importe quel prix chez ceux qui les ont.
"Dans les forêts de Sibérie" de Tesson (suite)
Je continue de lire Tesson, de méditer sur son témoignage. Et pourquoi pas ? Il y a deux siècles on méditait sur Jean-Jacques. Jean-Jacques pouvait être jugé médiocre, car trop récent, comparé à Plutarque. Tesson ne sera sans doute pas à Jean-Jacques ce que Jean-Jacques fut à Plutarque, ne serait-ce que parce que Jean-Jacques fut le premier à parler des forêts, tandis que Tesson n'est qu'une queue de comète, mais qu'importe.
Tesson d'ailleurs assume son côté "caudesque" (in cauda venenum). Il mobilise les références aux grands ermites qui l'ont précédé comme l'Antiquité tardive compilait sans créativité les textes classiques. Il sait qu'il ne peut pas innover, qu'il ne peut que témoigner d'un déclin, d'une fin. De ce point de vue là il joue carte sur table. Bientôt l'érémitisme n'aura plus sa place nulle part, parce qu'il n'y aura point de forêts. Comme il n'y a déjà presque plus de désert depuis que les milices d'Al Qaida ou d'autres guérillas les écument (sauf peut-être en Australie). Tesson est parisien, inexorablement. Touriste parisien à chaque minute de son expérience, mal gré qu'il en ait. Jamais une pensée plus haute que l'autre, jamais un désespoir. Juste un magnétophone un peu fade qui enregistre sans fin les variations de températures, qui se fait un peu peur en se disant qu'il pourrait mourir dans la neige, qui joue les mystique mais ne trouve d'amour que pour les mésanges.
Mais au moins tout cela est honnête, sans fard, et bien écrit, avec beaucoup de jolis mots, même si certains reviennent un peu souvent comme le verbe "pulser".
Il y a de belles histoires dans ce livre comme ce récit d'une Russe qui a chassé le loup avec des cailloux et ses vaches (p. 88). Je dois à Michèle Julien dont je désapprouve 80 % des écrits mais qui publié chez le même éditeur que moi de m'avoir fait poser un regard nouveau sur les vaches. Tesson va dans le même sens.
Il rend aussi justice à ce peuple de fous qu'appelle les Russes, dans des termes voisins de ceux que j'emploie dans mon livre sur l'Abkhazie. Peut-être s'il les avait croisés moins souvent son livre eût-il été plus juste, mais dans le monde actuel les gens sont finalement partout. Notons qu'il ny a pas un mot sur la sexualité dans la première moitié du livre (j'en suis à la page 105) sauf deux lignes cursives sur un type qui se soûle pour la journée de la femme. Preuve s'il en est que la sexualité n'est plus du tout une valeur, aujourd'hui, même lorsqu'on en est privé. Jadis on écrivait des livres entiers sur les fantasmes des ascètes. Il faut intégrer cela à notre réflexion, c'est devenu complètement un non-sujet dans le paysage contemporain, aussi dénué d'intérêt que la gymnastique... A suivre...