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Résistances
Deux styles de résistance aux tendances de fond de ce monde. Celui de M. Erdogan, et celui de M. Chavez.
Ivo Andric, les Balkans, la Turquie
A l'heure où Erdogan est accueilli au Caire comme un nouveau Nasser, il faut lire Le pont sur la Drina, chef d'oeuvre écrit en 1945 par un homme devenu prix nobel de littérature en 1961... et seulement traduit en 1994 (faut-il que la France méprise les Balkans pour avoir attendu si longtemps !).
Je ne sais si Kusturica sera à la hauteur au niveau de l'adaptation cinématographique, mais c'est vraiment de la grande littérature, très fine, en empathie avec les groupes et les individus qu'elle fait évoluer sur quarante ans (des années 1870 à la première guerre mondiale). Un livre qui non seulement vous fait ressentir profondément l'histoire et la mentalité des Balkans (ce mélange d'univers turc et slave) au delà de la vision abstraite des cartes géopolitiques, mais aussi, qui à travers les particularités de cette région parvient à une approche si attachante de l'humain qu'elle en devient universelle - l'on voudrait même que chaque partie du monde pût avoir son "Pont sur la Drina" qui eût permis au reste de l'humanité de se reconnaître en elle. Il faut dire que l'endroit s'y prêtait. Visegrad sous la botte autrichienne, à quelques kilomètres à la fois de la frontière turque et de la frontière serbe. Ce pont, magnifique et magique, "le rêve d'un Vizir" natif de la région.
On comprend tout : l'occidentalisation par les Habsbourg, les remous politiques qu'elle entraîne avec l'émergence des nationalismes (serbe, musulman, juif), et cela vous est raconté à travers les regards, les silences, la nouvelle façon qu'ont les jeunes gens de parler, de séduire, de se battre. Ce nouveau rapport au temps quand l'administration autrichienne vient tout mesurer et fait construire un train qui relie la région à Sarajevo. Et la réaction des paysans, ces oubliés de l'histoire, cette chair à canon, ces gens qui ont leur façon à eux d'entendre, de commenter, et de se taire, qu'ils croient en Allah ou en Dieu - quelque chose qui me fait penser, moi, aux paysans du Béarn que j'ai connus, ceux d'avant la télé et d'avant les automobiles. Et en même temps, on sent qu'il y a autre chose : le rapport à la terre, à la vie en plein air, certes, à ces bourgeois qui aiment se moquer de vous et vous tromper en vous faisant croire que le train est déjà parti alors qu'il ne s'en va que dans trois heures, mais aussi ce rapport aux valeurs orientales "le doux silence" indolent vertu cardinale de l'empire ottoman (je me souviens de mon passage à Belgrade quand mon ami à Kalemagdan me disait "allons marcher en devisant tranquillement, fichir bei comme disaient les intellectuels turcs). Pensez à la belle endormie qui était la forme de la Turquie sous la plume de nos dessinateurs d'avant-1914, pensez par contraste à L'Homme sans qualité de Musil dans cette Vienne trop rationnelle, trop inquiète (notre modernité, des écrits de Trotski réfugié en Autriche à ceux de Freud, qui la quitta vient de là).Tout cela est captivant. On aurait voulu un Pont sur la Drina "tome 2" : sur le Visegrad de la première Yougoslavie, celui de l'occupation nazie, celui de la Yougoslavie communiste, celui de la guerre civile de Bosnie (qui a sans doute éradiqué ce qu'il y restait d'oriental et de turc).
On voudrait visiter Visegrad, en pélerinage, comme une Mecque de la littérature, une ville qui a permis le miracle littéraire de ce roman d'Andric, qui a permis à l'humanité de chacun de grandir à travers le roman de Visegrad. On aurait voulu le voir avant que Kusturica n'y construise son parc d'attraction (le décor de son film qui est destiné à perdurer pour "attirer de devises" dans la région). Kusturica a-t-il conscience de la lourde responsabilité qu'il prend en tournant ce film et en laissant ce parc d'attraction ? Est-il conscient du risque de transformer cette ville en Dysneyland ? Veut-il par ce biais recréer le Visegrad multiethnique ? Un multiethnisme sous l'égide des dollars (ou des yuans) et de la consommation, ce n'est pas bon du tout. Peut-être la seconde mort du vizir qui construisit le pont, la deuxième mort de la culture ottomane en Serbie orientale. Une mienne correspondante turque dont les ancêtres étaient de Sarajevo me faisait part récemment de son scepticisme "instinctif" à l'égard du projet de Kusturica. A juste titre je pense. Il faut dire aussi qu'elle n'aime pas l'ambiance de foire de ses films (que moi pourtant j'apprécie bien). Il est certain que cette ambiance serait elle aussi, par elle-même, un crime contre le "doux silence". Kusturica est-il capable de faire un film silencieux ? C'est ce qu'il faudrait à Visegrad.
Je parle de tout cela d'autant plus tranquillement que je me suis désengagé de mon intérêt de Balkans progressivement depuis 2001. C'est pourquoi j'ai attendu 10 ans avant de lire Andric. Mon point de vue est donc désormais détaché et assez impartial, je crois. Je salue la générosité d'Andric, le Croate, lui aussi étranger à l'égard de la Bosnie orientale, qui a trouvé tant d'inspiration pour parler des gens de cette terre comme s'il étaient ses propres ancêtres. C'est la même générosité - une générosité lucide du point de vue des valeurs universelles -, je suppose, qui lui fit prendre le parti des serbes résistants, quand son propre pays était gavé d'exaltation nazie.
Aujourd'hui M. Erdogan devient "néo-ottoman" et va porter la bonne parole turque de la Somalie affamée à la Tunisie incertaine. Tant mieux pour les habitants de Gaza qu'il veut aider avec sa flotte de guerre, mais ce n'est pas sans danger. En même temps je comprends que la Turquie veuille reconstituer son empire, ou un crypto-empire, quand nous mêmes, de Clinton à Obama et de Jospin à Sarkozy, nous comportons de façon impériale. L'impérialisme suscite d'impérialisme. Rien de nouveau sous le soleil. Bella ciao, qui a eu la bonté de publier mon dernier billet sur le Nicaragua, édite aussi des passages des articles de Jaurès dans la Dépêche du Midi sur la conquête de la Tripolitaine. Jaurès faisait remarquer au début du XXe siècle que la conquête de Tripoli suscitait l'indignation de tout le monde musulman. Dans Le pont sur la Drina il y a un passage où les jeunes musulmans de Visegrad coiffés d'un fès interpellent un ouvrier italien à propos de l'invasion de Tripoli. Aujourd'hui tout le monde musulman n'est pas soulevé car nous avons habilement mêlé notre ingérence à la rhétorique de la solidarité avec les "printemps arabes". Mais chacun en Méditerranée orientale sait ce que nos multinationales feront de l'or noir libyen. Pour cette raison tous encourageront M. Erdogan a reprendre pied en Libye, comme il se sont plus ou moins ouvertement félicités de voir M. Ahmadinejad reconquérir de l'influence en Irak face aux GI's. La concurrence des empires est bien embarrassante pour les peuples, mais c'est un pis-aller par rapport à l'hégémonie d'un seul.
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Le RER (celui qui va à l'aéroport de Roissy) faisait des siennes ce matin. Bloqué à Châtelet, je ne sais pourquoi. Une Russe "mature" anglisciste, n'entendant rien au français, demandait vainement des explications à chaque gare. J'ai dû me dévouer. Les passagers français me regardaient amusés avec l'air de dire : "Tiens pourquoi cet idiot tente-t-il de parler anglais ?" (je ne crois pas que ce soit mon accent qui les ait amusé, car quoique celui-ci ne soit guère british, il n'est pas franchouillard non plus, et, dans l'ensemble, je m'en sors plutôt bien par rapport à la moyenne). Ils étaient tous là avec leur mélange bien connu de culpabilité et d'arrogance à l'égard de la langue de Shakespeare. Dès qu'un touriste les interroge, on les sent à la fois incapables de faire une phrase, et renfrognés comme s'ils se disaient interieurement : "Pourquoi me ferais-je ch**, à parler à cet(te) abruti(e) dans cette langue à la gomme ?".
Donc ils se replient sur eux-mêmes avec cet air à la fois minable et satisfait d'eux-mêmes qu'ils arborent lorsqu'ils (ou elles) vous piquent sous votre nez la dernière place assise dans la rame pour se plonger dans la lecture du catalogue d'Ikea.
Evidemment la touriste russe a cessé de me poser des questions quand elle a découvert que la passagère qui s'est assise en face d'elle à Gare du Nord était slave come elle. Elle s'est faite soudain bien plus souriante et volubile à l'égard de sa compatriote, et elle ont passé le reste du trajet à papoter allègrement dans leur langue. Encore une qui, en situation concrète, "préfère sa soeur à sa cousine, et sa cousine à sa voisine". Some things never change...
Le problème de la folie du monde...
Le problème de la folie de l'humanité travaille le débat public depuis longtemps. Pendant les guerres civiles spécialement (à Rome dans l'Antiquité, en Europe au temps des guerre des religion), puis sous le coup des grands progrès techniques : au début du XXe siècle, puis après 45 avec le développement des bombes atomiques.
Les sciences humaines ont traité le sujet avec bienveillance, comme une curiosité intellectuelle, et un défi à la raison classique, donc un moyen d'étendre celle-ci et de prouver notre aptitude aussi à rendre compte de l'inconscient (au niveau de l'individu ou des groupes).
L'évolutionnisme darwinien tend à minimiser l'ampleur de notre folie... puisque la sélection naturelle aurait adapté notre cerveau et notre raison aux défis de l'environnement auquel notre espèce était confrontée. Nous n'avons pu évoluer vers la démence.
Or aujourd'hui on voit ressurgir le thème avec une bonne dose d'angoisse un peu sur tous les fronts. La folie du capitalisme financier, la folie de la destruction de l'environnement, la folie de l'évolution des moeurs, dans le sens de leur libération, ou au contraire du retour aux conservatismes religieux. Diifficile de se faire une opinion. Beaucoup de problèmes sont exagérés par nos contemporains simplement du fait de leur inculture ou du culte du temps présent qui s'est emparé de notre époque. En même temps on ne peut nier qu'il se passe des choses très très bizarres, et que les technosciences nous donnent des moyens de destruction massive sur nous-mêmes et sur autrui parfaitement sans précédents dans notre histoire. Le pire n'est jamais assuré, mais il est difficile d'évaluer la part de folie (et de bêtise irrationellement) réellement à l'oeuvre actuellement. Par conséquent, ne sachant comment l'évaluer, ont ne peut guère savoir non plus comment la guérir politiquement ou du moins la neutraliser, et l'on ne sait jamais jusqu'à quel point elle peut dynamiter ce qu'il reste encore de rationnel dans les projets collectifs que les uns ou les autres (nos dirigeants en particulier ou leur opposition) peuvent échaffauder. C'est là une véritable épée de Damoclès qui plane sur tous nos jugements.
Une histoire d'ADN
Aux amateurs d'évolutionnisme darwinien je recommande un article de mars dernier sur une certaine évolution de notre ADN qui différencia les hominidés des autres primates et eut quelque incidence sur nos relations sociales (notamment nos relations de couple, semble-t-il). Ceux qui aiment disserter sur l'érotisme comme "art spécifiquement humain", trouveront là peut-être des informations sur la base-même de cet art (son matériau brut si l'on peut dire). Cela me fait penser à un sexologue que j'ai rencontré dans le cadre de mes activités de recherche. Un homme qui avait eu un parcours original. Les gens qui travaillent sur le corps ont souvent eu des itinéraires étranges, spécialement parce que le corps, et les cultures qui le valorisent, n'avaient pas très bonne presse dans l'univers académique traditionnel (ou n'intéressaient pas les gens très cérébraux qui y officient). Pensons par exemple à Desmond Morris en Angleterre.Cela a changé pour ce qui concerne l' "anthropologie naturelle", mais peut-être pas tant que ça sur le volet "anthropologie culturelle".
Adele "Rolling in the deep"
Elle a eu beaucoup de succès cet été, et c'est mérité. En l'entendant pour la première fois je me suis demandé si ce n'était pas Amy Winehouse, et la critique l'a qualifiée en effet de "nouvelle Amy Winehouse". Ce morceau s'écoute et ne se regarde pas (quelle sottise maintenant de "regarder" la musique sur le Net !), mais je mets quand même le clip sur ce blog. Dommage aussi que les paroles soient si revanchardes : "I'll lay your ship bare,/See how I'll leave with every piece of you" "(You're gonna wish you, never had met me)" "I'm gonna make your head burn".
Le reflet de l'époque actuelle. Agressive, mesquine, sans noblesse... "De mon temps" les chagrins d'amour exprimés par les chansons débouchaient seulement sur une fascination esthétique et contemplative de la mélancolie. Pensons par exemple à "View from a bridge" de Kim Wilde.
Systèmes politiques
L'historien Marc Ferro, pour qui j'ai une estime immense, racontait hier sur France Inter comment il avait eu des problèmes avec l'URSS de Brejnev dans les années 70 pour avoir exhumé dans un de ses films des propos de Lénine qui regrettaient explicitement que l'Union soviétique soit dirigée par un parti unique, et que la bureaucratie tsariste ait repris le pouvoir sous les couleurs artificielles du communisme. Il y avait aussi un texte dans lequel Lénine précisait que l'URSS n'était pas un modèle, mais juste un exemple de pays qui s'était affranchi du capitalisme - de cette modestie Staline aurait dû s'inspirer. Dommage que les sources n'aient pas été précisées au delà.
Il est toujours émouvant de saisir une doctrine politique à l'instant où une doctrine politique atteint l'apogée de son efficience, et de son potentiel, et se présente déjà au seuil de ses contradictions, de son déclin, au seuil du temps où elle devra se dévoyer pour survivre. Ce fut le cas du communisme soviétique dans les derniers mois de la vie de Lénine. Le cas aussi du socialisme internationaliste dans les années 1910-1911.
On devrait aussi étudier ce moment-là dans le nazisme (mais qui est capable d'étudier sereinement le nazisme de nos jours ?) ou dans le système politique américain à l'époque des Pères fondateurs. Il y a toujours un moment où la doctrine vacille, où elle ne tient plus la route, où elle ne peut rester sur la scène politique sans se renier plus ou moins, sans bricolages.
Au fait, j'ai appris récemment que les Pythagoriciens ont pris le pouvoir en Grande Grèce (le Sud de l'Italie, qui était le Far West des Grecs et le lieu de toutes les expérimentations) au Vème siècle av. JC. Si vous avez des éléments historiques sur cette expérience, je suis preneur. Les républiques religieuses (monastiques, philosophiques), m'intriguent beaucoup. Les royaumes aussi. Les régimes d'Akhénaton et d'Asoka, la république jésuite du Paraguay, le régime chiite communiste du Bahrein au Moyen-Age, les républiques de Cromwell et de Calvin, celle de Savonarole. Quand tout un pays devient un monastère ou le champ d'expérimentation d'une secte, un laboratoire.
Les Balkans et la modernité austro-hongroise
Après avoir décrit la réception du nouveau commandant militaire (autrichien) de la ville de Visegrad par le pope, le hodja (prêtre musulman), le rabbin et le directeur de la medersa lors du placement de la Bosnie-Herzégovine sous le protectorat des Habsbourg en 1878, Ivo Andric, prix Nobel de littérature en 1961, raconte, dans son roman « Le Pont sur la Drina » de 1945 (p. 152 de la version de poche actuelle), que Kusturica adaptera bientôt à l'écran :
« A l’automne, les soldats (autrichiens) commencèrent à quitter la ville. Petit à petit, sans qu’on le remarquât, leur nombre diminua. Seuls restèrent les détachements de gendarmerie. Ils s’installèrent dans des appartements, en vue d’un séjour permanent. Dans le même temps commencèrent à arriver des fonctionnaires, des employés de l’Administration de grades plus ou moins importants, accompagnés de leurs familles et de leurs domestiques, suivis d’artisans et de spécialistes dans certains domaines et métiers encore inconnus chez nous. Il y avait des Tchèques, des Polonais, des Croates, des Hongrois et des Allemands.
Il semblait au début qu’ils avaient échoué là par hasard, selon les caprices du vent, et qu’ils venaient vivre ici de façon provisoire, pour partager plus ou moins avec nous la façon dont on avait toujours vécu dans ces contrées, comme si les autorités devaient prolonger pendant un certain temps l’occupation inaugurée par l’armée. Cependant, de mois en mois, le nombre d’étrangers augmentait. Ce qui surprenait le plus de gens de la ville et les emplissait à la fois d’étonnement et de méfiance, ce n’est pas tant leur nombre que leurs incompréhensibles et interminables projets, l’activité débordante et la persévérance dont ils faisaient preuve pour mener à bien les tâches qu’ils entreprenaient. Ces étrangers ne s’arrêtaient jamais de travailler et ne permettaient à personne de prendre le moindre répit ; ils semblaient résolus à enfermer dans leur réseau – invisible, mais de plus en plus perceptible – de lois, d’ordonnances et de règlements la vie tout entière, hommes, bêtes et objets, et à tout déplacer et transformer autour d’eux, aussi bien l’aspect extérieur de la ville que les mœurs et les habitudes des hommes, du berceau à la tombe. Ils faisaient tout cela avec calme et sans beaucoup parler, sans user de violence ou de provocation, si bien que l’on n’avait pas à quoi résister. Lorsqu’ils se heurtaient à l’incompréhension ou à des réticences, ils arrêtaient immédiatement, se consultaient quelque part sans qu’on le vît, changeaient seulement d’objectif ou de façon de faire, mais parvenaient quand même à leurs fins. Ils mesuraient une terre en friche, marquaient les arbres dans la forêt, inspectaient les lieux d’aisances et les canaux, examinaient les dents des chevaux et des vaches, vérifiaient les poids et les mesures, s’informaient des maladies dont souffrait le peuple, du nombre et des noms des arbres fruitiers, des races des moutons ou de la volaille. (On aurait dit qu’ils s’amusaient, tant ce qu’ils faisaient paraissait incompréhensible, irréel et peu sérieux aux yeux des gens.) Puis tout ce qui avait été fait avec tant d’application et de zèle s’évanouissait on ne savait où, semblait disparaître à jamais, sans laisser la moindre trace. Mais quelques mois plus tard, et même souvent un an après, lorsqu’on avait complètement oublié la chose, on découvrait tout à coup le sens de toute cette activité, apparemment insensée et déjà tombée dans l’oubli : les responsables des quartiers étaient convoqués au palais et se voyaient communiquer une nouvelle ordonnance sur la coupe des forêts, la lutte contre le typhus, le commerce des fruits et des pâtisseries, ou encore sur les certificats obligatoires pour le bétail. Et avec chaque ordonnance, l’homme en tant qu’individu se voyait imposer plus de restrictions et de contraintes, alors que la vie collective des habitants de la ville et des villages se développait en se structurant et en s’organisant.
Mais dans les maisons, chez les Serbes comme chez les musulmans, rien ne changeait. On y vivait, on y travaillait, on s’y amusait à la manière d’autrefois. On pétrissait le pain dans la huche, on grillait le café dans la cheminée (…).
L’aspect extérieur de la ville, par contre, changeait rapidement et de façon visible. Et ces mêmes gens qui, dans leurs foyers, perpétuaient en toute chose l’ordre ancien, sans songer à le modifier, acceptaient plutôt bien ces changements dans la ville. »
On a là un exemple intéressant de colonisation « douce ». Plus douce sans doute que la réquisition de la main d’œuvre ou les confiscations brutales de terre dans les colonies africaines ou asiatiques des pays européens à la même époque. Mais on ne peut négliger le fait que cette dimension « indolore » existait aussi dans les pays du Sud et qu’elle produisit sans doute beaucoup plus d’effets déstabilisateurs encore que les actions violentes.
Le rapport des Balkans (et peut-être de tous les pays méditerranéens) à l'Europe suit ce schéma depuis plus de cent ans.