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Approximations médiatiques à propos de Tiananmen (1989)
On en a peu parlé, pourtant la nouvelle publié par Wikileaks et reprise dans The Telegraph le 4 juin dernier a quelque peu modifié la version officielle en Occident des "massacres de la Place Tiananmen" : en voici la traduction en français.
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"Wikileaks : aucun massacre à l'intérieur de Place Tiananmen, affirment des câbles diplomatiques
Les câbles secrets de l'ambassade des Etats-Unis dans Pékin ont montré qu'il n'y avait eu aucun massacre à l'intérieur de Place Tiananmen quand la Chine a dispersé des manifestations pro-démocratiques d'étudiant il y a 22 ans.
Par Malcolm Moore, Changhaï
Les câbles, obtenus par WikiLeaks et publiés en exclusivité par le Daily Telegraph, confirment en partie le récit du gouvernement chinois au cours des premières heures du 4 juin 1989, qui a toujours insisté sur le fait que les soldats n'ont pas massacré des manifestants à l'intérieur de Place Tiananmen.
Au lieu de cela, les câbles prouvent que les soldats chinois ont ouvert le feu sur des protestataires en dehors du centre de Pékin, car ils ont dû se battre pour se frayer une route jusqu'à la place depuis l'ouest de la ville.
Trois câbles ont été envoyés de l'ambassade des USA le 3 juin, dans les heures qui ont conduit à la dispersion, car les diplomates se sont rendus compte que l'épreuve de force finale entre les protestataires et les soldats apparaissait inévitable.
Les câbles ont décrit les « 10.000 à 15.000 hommes de troupe armés et casqués » entrant dans la ville, une partie « portant des armes automatiques ».
Pendant ce tempd, « les troupes aéroportées d'élite » et les « unités de réserve » devaient venir par le sud.
L'armée s'est heurtée « à un système élaboré de blocus », décrit dans un câble à partir du 21 mai 1989, qui a permis à des étudiants « de contrôler la majeure partie du centre de Pékin ».
Les diplomates ont observé que « il y avait des autobus tournés en travers des routes pour former des barrage » et les étudiants avaient juré que l'armée ne pourrait pas les traverser. « Mais nous avions des doutes là dessus», ajoute un câble. Les étudiants utilisaient aussi des équipes de motis-courriers pour communiquer avec les barrages de route, et envoyer des renforts où c'était nécessaire.
Comme les troupes entraient dedans, les câbles précisent que le personnel diplomatique ont été à plusieurs reprises avertis « de rester chez eux » à moins qu'ils ne soinet impliqués dans le reportage de première ligne. « La situation au centre de la ville est très confuse, » observait un câble du 3 juin. « Les dirigeants politiques à l'hôtel de Pékin ont rapporté que les troupes poussent un grande partie de la foule vers l'Est sur l'avenue de Chang'an. Bien que ces troupes semblent ne pas être ouvrir le feu sur la foule, on fait état de tirs à l'arrière derrière des troupes venant de la place ».
À l'intérieur de la place elle-même, un diplomate chilien devait remettre en main propre à son homologue américain le récit d'un témoin oculaire des heures finales du mouvement pro-démocratique.
« Il a regardé les militaires entrer sur la place et n'a pas observé quelque usage que ce soit d'armes pour ouvrir le feu sur la foule, bien que des tirs sporadiques aient été entendus. Il a affirmé que la plupart des troupes qui sont entrées sur la place étaient en réalité seulement armées d'équipement anti-émeute - matraques et clubs en bois ; ils ont été soutenus par les soldats armés, » détaille un câble de juillet 1989.
Le diplomate, qui était posté à côté d'une station de Croix-Rouge à l'intérieur de Place Tiananmen, précisait qu'une ligne des troupes l'a entouré et « a faite paniquer » le personnel médical pour le mettre en fuite. Cependant, selon lui il n'y avait « aucun tir d'arme à feu de masse sur la foule des étudiants autour du monument ».
Selon les dossiers internes de parti communiste, publiés en 2001, 2.000 soldats de la trente-huitième armée, ainsi que 42 véhicules blindés, ont commencé à envahir lentement la place du nord au sud à 4.30 du matin le 4 juin.
Alors que, environ 3.000 étudiants étaient assis autour du monument aux héros des personnes sur la limite sud de la place géante, près du mausolée de Mao de Président.
Les chefs de la protestation, y compris Liu Xiaobo, le gagnant du prix de paix Nobel de l'année dernière, ont invité les étudiants à quitter la place, et le diplomate chilien a rapporté qu' « une fois que l'accord a été conclu pour que les étudiants se retirent, ceux ci se sont donnés la main pour former une colonne,et ont quitté la place par le coin du sud-est. » Ce témoignage contredit les rapportages de plusieurs journalistes qui étaient à Pékin à ce moment-là, qui qui décrivaient des soldats « chargeant » sur des civils sans armes, et suggère que le nombre de morts cette nuit-là serait bien inférieur aux milliers qui étaient évoqués jusque là.
En 2009, James Miles, qui était le correspondant de BBC dans Pékin alors, a admis qu'il a « donné l'impression fausse » et qu'« il n'y avait eu aucun massacre sur la Place Tiananmen. On a permis aux protestataires qui étaient encore sur la place quand l'armée est arrivée de partir après des négociations avec des troupes chargées d'exécuter la loi martiale […] Il n'y a pas eu de massacre de Place Tiananmen, mais il y a eu un massacre de Pékin ».
Au lieu de cela, le combat le plus féroce a eu lieu place Muxidi, environ trois miles à l'ouest de la place, où les milliers de personnes s'étaient réunies spontanément la nuit du 3 juin pour arrêter l'avance de l'armée.
Selon les Journaux de Tiananmen, une collection de dossiers internes du parti communiste, des soldats a commencé à tirer à balle réelle à environ 10.30 du soir, après avoir tenté en vain de disperser de la foule avec les balles de gaz lacrymogène et en caoutchouc. Incrédule, la foule a essayé de s'échapper mais elle a entravée par ses propres barrages routiers.
Les câbles indiquent également jusq'à quel point manifestations d'étudiants pour la démocratie avaient gagné l'appui populaire, et comment pendant plusieurs semaines les protestataires ont effectivement occupé la totalité du centre de Pékin, lançant un défi existentiel au parti communiste.
Un câble, à partir du 21 mai 1989, signale qu'un visiteur anonyme avait signalé au consulat des USA à Shenyang que Ni Zhifu, le Président des syndicats de Chine, avait condamné la loi martiale dans la capitale et avait averti que si les étudiants n'étaient pas traités avec plus de respect il organiserait une grève générale des ouvriers qui paralyserait la Chine."
L'irrationnel en politique
Encore beaucoup d'irrationalité dans les débats politiques cette semaine. Par exemple cet article dans la presse algérienne intitulé "APRÈS UN DÉLUGE DE FEU DE TROIS MOIS, EL GUEDDAFI EST TOUJOURS EN POSTE" Cela me rappelle 1999 quand certains esprits légers parlaient de "carpet bombing" à propos de Belgrade. On discrédite une cause avec de trop grands mots. Il n'y a pas de "déluge de feu" à Tripoli. Des frappes ciblées, souvent mal ciblées, avec des ciblages contestables, qui sont autant de crimes de guerre, mais pas de "déluge". Et il n'y a pas besoin de parler de "déluge de feu" pour comprendre que ces frappes sont lâches, perfides, criminelles, absurdes, condamnables. Car le jour où il y aura un vrai déluge de feu nous n'aurons plus de vocabulaire, et les journalistes alternatifs portés vers l'excès seront responsables de l'épuisement des mots.
Autres irrationalités de la semaine :
Cette histoire de vache à hublots. Tout le monde s'excite contre les scientifiques, on les traite de nazis.
Sauf que cette affaire est tout sauf claire. D'abord au niveau factuel : la vache souffre-t-elle ou non ? Certains disent que non, graphiques à l'appui. Les amis des animaux affirment que oui en tirant prétexte du fait quel'INRA lui-même dans un courrier aurait dit que la douleur restait dans les limites socialement acceptables. Mais de quelle douleur parle-t-on ? Celle de la cicatrisation de la lucarne ? Beaucoup qui ont vu ces vaches affirment que leur souffrance ne saute pas aux yeux ni aux oreilles, en tout état de cause.
On ajoute alors que la vache a droit à l'intimité de sa panse. J'ai de la sympathie pour les vaches et l'abus de leur exploitation me peine, mais il ne faudrait pas que l'anthropocentrisme nous fasse projeter sur elles des pudeurs qu'elles n'ont pas.
On se gargarise de grands mots pour légitimer l'équivalence "expérience sur les animaux=shoah" : "front uni des antiracistes et des antispécistes", ai-je lu sur Facebook. L'expression est séduisante. Le projet ne peut pas être considéré à la légère. Je soupçonne hélas ses promoteur de glisser sous ce slogan, au fond, un mépris profond pour l'humanité. Et j'aimerais d'abord que notre espèce guérisse de la haine de soi qu'on lui inculque avant de lui proposer une compassion infinie pour les bovins. Je voudrais aussi que les amis des animaux réfléchissent à ceci : il faut aimer les vaches, les pandas, les visons. Pourquoi pas aussi la bactérie e-coli ? C'est un être vivant aussi non ? Pourquoi arrêter notre amour aux plus grands d'entre eux ? Parce que les plus petits sont nuisibles ? Mais les critères du bien et du mal sont peu clairs dans l'ordre de la nature, de grands biens sortent de grands maux. Et beaucoup de virus et de bactéries sont indispensables à la survie des grands animaux. Où arrêter le curseur de notre sympathie ? Aux mammifères ? A la taille des arachnéens ? En dessous ?
Enfin une autre polémique qui fait florès sur les réseaux sociaux. Fukushima. Tout le monde s'excite autour de la vidéo de l'expatrié ci-dessous. L'hystérie est de rigueur. Sauf que cette vidéo ne dit rien. L'expatrié dit que l'on distribue des dosimètres aux enfants. Sage mesure de précaution. Mais où est le preuve que les radiations sont toujours élevées, et qu'elles ne diminuent pas ? On peut dire que la preuve personne ne peut l'avoir, que les scientifiques ne sont que des menteurs. C'est possible. Mais en s'agitant autour de documents qui ne présentent aucun fait tangible, on s'habitue un peu trop facilement à s'exciter sans preuve objective et à se résigner à ce qu'aucune preuve ne puisse jamais être avancée en faveur de quelque thèse que ce soit, comme aux pires heures des totalitarismes du XXe siècle. Pas étonnant qu'ensuite cette paresse intellectuelle, qui fait passer l'affect et le relativisme devant tout effort de réflexion posée conduise certains à rechercher, en dernier lieu, leurs arguments dans le Nouveau Testament, le Coran, le Talmud, ou dans le prêche du premier gourou de secte qui passe. Ne nous résignons pas à l'obscurantisme !
Les égarements de son propre camp : Romain Rolland
Romain Rolland écrit dans ses Mémoires que lui, pourtant si hostile à la violence, a risqué trois ou quatre fois sa carrière "et même sa vie" en ne pouvant pas s'empêcher de se jeter dans des batailles politiques importantes. Il inclut dans cette série l'Affaire Dreyfus dans laquelle il joua un rôle très majeur.
S'il fût à l'avant-garde des "dreyfusistes" (comme il dit - une expression plus juste que "dreyfusard"), cela ne l'empêche pas de faire preuve d'une très grande lucidité sur le camp qu'il défendait. Il écrit (p. 287) :
"On a livré aux sarcasmes et au mépris de l'histoire les criminelles et grotesques inventions de l'état-major, pour soutenir leur cause menteuse et exécrable. Mais qui a connu, comme moi, les absurdités délirantes et les forfaits de pensée, auxquels s'abandonnaient les esprits désorbités de l'autre camp ! (les dreyfusistes). J'ai vu les plus grands intellectuels, les plus officiels, du jour au lendemain cracher l'injure contre la France, traiter de bandits sans honneur tous les Français qui ne pensaient pas comme eux. Des femmes criaient qu'elles ne voulaient plus que leurs fils servissent la France. Des académiciens sexagénaires applaudissaient aux anarchistes qui, dans leurs réunions, arrachaient les couleurs blanc et bleu du drapeau, pour ne conserver que le rouge. Une sommité de l'Institut et de la science voulait enlever Picquart de sa prison, le placer à la tête d'une armée, en faire un Boulanger du Dreyfusisme ! Et d'autres offraient toute leur fortune, pour organiser le combat.
Les mêmes hommes, dix ans après, eussent nié sincèrement cette frénésie, ils en auraient perdu jusqu'au souvenir... Et je sais bien que ce n'était qu'une vague folie, et qu'en se retirant, elle a laissé les âmes honteuses de leur égarement passager et disposées à des excès de zèle, pour en effacer les traces. - je ne les accuse point. Je n'accuse personne. Je les plains tous. Et je ne suis pas rassuré pour le monde, quand je vois se lever des grandes tempêtes, où s'entreheurtent sauvagement les plus hautes idées, et les passions les plus basses. J'ai pris, dès lors, un avant-goût des guerres "pour le Droit et pour la Liberté". Que les uns soient pour, que les autres soient contre, - d'un côté, patrie, - d'autre côté, justice, - au bout du compte, les grandes victimes, ensanglantées, sont toujours la justice, et la patrie. Et sous les pieds des deux armées, gît, égorgée, la liberté."
Il est rare qu'un auteur ait l'honnêteté de savoir aussi critiquer son propre camp.
Par ailleurs ce qui est intéressant dans ce passage, si on laisse de côté l'antinomie patrie-justice liée à la problématique propre à l'Affaire Dreyfus (l'événement qui fit divorcer la gauche d'avec le patriotisme, au moins jusqu'à la Résistance de 1940-45), c'est que Rolland situe l'égarement dans le combat au niveau du besoin de violence, là où nous autres, sous l'influence de Chomsky, la placerions plutôt dans l'irrationnalité. Les contemporains de Rolland (Nietzsche, Freud) croyaient si peu au pouvoir de la raison qu'ils voyaient l'homme comme voué à la pulsion de meutre et de domination. Notre époque, qui a beaucoup mieux domestiqué l'humain dans la vie quotidienne (et notamment le mâle), sous l'effet conjugué de la technologie, de la consommation, et de la political correctness, peut plus aisément croire que seul le défaut de rationalité explique l'égarement d'une cause juste (parce que la raison peut tout), plutôt qu'au fatum de la soif de sang.
Pendant ce temps à Tripoli...
Nous connaissons par coeur la propagande de l'OTAN sur la Libye. Voici la propagande (en français) de ceux qu'on bombarde (journal du 20 juin). Probablement pas plus objective que celle de nos gouvernants, mais autant entendre plusieurs sons de cloches. Et puis cela fait au moins des images du "terrain", qui aident un peu à sortir du virtuel et des mots vides dans lesquels nos médias enveloppent la Libye en ce moment.
On peut aussi regarder en suivant, sous-titré en anglais, un reportage de la TV russe "Première chaîne". On notera que les chiffres de civils morts du fait des frappes de l'OTAN que la Libye avance commence à rejoindre celui des civils serbes tués en 1999. Plutôt ironique pour une mission militaire qui se réclame d'une résolution de l'ONU qui autorisait la mise en place d'une zone d'exclusion aérienne pour "protéger les civils"....
L'enthousiasme des gens qui manifestent contre nos chers bombardiers à Tripoli quand ils voient un journaliste russe parmi eux n'a pas l'air d'être complètement "téléguidé" par les autorités locales. Le peuple de Tripoli ne doit pas spécialement aimer nos bombes, n'en déplaise à MM. Juppé et Longuet.
L'extrême gauche socialiste française en 1899-1900
Voici ce qu'écrit dans ses Mémoires (p. 296) Romain Rolland (qui avait semé une sacrée pagaille avec sa pièce de théâtre dreyfusarde "Les Loups" en 1898) à propos du Parti socialiste qui était l'extrême-gauche de cette époque (et dont il était proche) :
"La fièvre des passions politiques, qui brûlait en ces temps-là les veines de la France, me donna le goût des spectacles du Forum. Je fus un abonné des grandes séances de la chambre. Je complétais là mes expériences de Théâtre Populaire. Le Palais-Bourbon était alors, à mon sens, le premier théâtre de Paris. Sa troupe était hors pair. Jaurès se montrait dans tout l'éclat allègre de ses premiers succès : il menait à l'assaut sa troupe bien exercée, alerte, réjouie, sûre de vaincre, du parti socialiste. Que j'assistai à de beaux tournois ! Un peu plus tard, je devais voir Jaurès et Clemenceau rompre les lances. Mais en ces années d'avant 1900, toute l'Extrême-gauche, Jaurès, Millerand - (l'âge des trahisons* n'avait pas encore commencé) - marchaient ensemble contre les droites et contre le centre, que présidait le petit Méline, tout blanc, tout menu, fort de sa routine, de son astuce, et des gros intérêts capitalistes dont il était le commis.
L'Extrême-Gauche était le seul parti qui parût vivant. Elle vivait, avec fracas. Tout le reste de la Chambre semblait assoupi, indifférent ou absent : - (il n'en était rien, comme on verra : leur décision était prise d'avance, ils laissaient dire). - Il ne pouvait sortir de leurs rangs un mot, qui ne fût relevé par les sarcasmes, les apostrophes, les hurlements del'Extrême-Gauche. Pas une maladresse de discours, pas une équivoque malencontreuse, qui ne fût happée au vol par l'ironie violente et la malignité toujours en éveil de ces soixante hommes d'attaque. La voix bruyante de Jaurès menait la meute en s'exclamant :
- C'est admirable !.. C'est Hénaurme !... Il est bouclé ! cloué !... enferré!...
Quand on les voyait ensuite à la tribune, on n'avait pas de doute qu'ils ne triomphassent. Aucun scrupule ne les arrêtait. Ils faisaient flêche de tout bois, des complaisances et des attaques de leurs adversaires, de la menace et de la flatterie, de la violence et du patelinage, de l'appel au peuple et (pourquoi pas ?) de l'appel à la droite; ils s'appuyaient, au besoin, sur le ministère contre le ministère. Ces hommes étaient d'aptitudes très diverses, et ils savaient se partager la tâche : chacun venait, au bon moment, fixer son dard, ébranler ou forcer la conviction. Les deux plus marquants étaient Millerand et Jaurès.
Millerand avait les cheveux gris taillés en brosse, les joues et le menton rasé, une moustache petite et noire, qui semblait déplacée sur ce visage d'homme de loi; portait lorgnon; était vêtu d'une jaquette grise; tenait la tête un peu baissée, écoutait avec une attention singulière, - fixe et hostile; ne regardait pas l'interlocuteur, et prenait notes sur notes. Quand il parlait sa façon était âpre, précise, retorse, pressante, agressive. Je lui trouvais (sans le connaître) un je ne sais quoi d'inquiétant, de fort, de pas très franc, de dangereux. Sa parole était à double tranchant; il était toujours armé, et cherchait le défaut de la cuirasse ; il ne frappait jamais au hasard. Il devait être bilieux, et ne souriait guère. Cette tension continue et hostile faisait impression.
Tout autre était Jaurès. Large, fort, vulgaire d'aspect et de façons, rouge et barbu, les traits larges et charnus, négligé dans sa mise, jovial et rayonnant du plaisir de lutter, il gravissait d'un pas lourd et pressé les marches de la tribune, et commençait par s'ingurgiter un grand verre de vin rouge. Sa voix avait un timbre éclatant, trop élevé, jusqu'à l'aigu, fatigant; il aurait pu en diminuer de moitié le volume, sans cesser d'être entendu des derniers rangs des tribunes ; mais on sentait que c'était pour lui une allégresse de la donner dans son plein; et il la tenait, sans fatigue, à ce haut diapason, pendant tout son discours, durât-il une heure et demie à deux heures ! Il l'abreuvait, verre après verre. Il avait un très fort accent du Midi, non pas celui chantant et rigolo de Marseille, mais le lourd accent, méridional et montagnard tout ensemble, du Tarn. Ses intonations tenaient parfois du prêche. Quand il débutait, c'était vraiment le ton du sermon, monotone, avec la montée de la voix vers le milieu de la phrase et la retombée sur les finales. Constamment, il déviait du sujet vers les développements oratoires; et il se complaisait à certaines images de panthéisme matérialiste : la mort, la terre où notre chair se fond. Mais il avait un calme, une maîtrise de soi, qui s'imposaient. Point de notes écrites, et aucune interruption n'était capable de troubler le déroulement de sa pensée. Bien au contraire, toute interruption lui fournissait un élément nouveau, l'excitait et el renouvelait. Dès qu'il s'enflammait ou s'irritait, - (en parfaite conscience), - les périodes prenaient une ampleur énorme; elles roulaient comme un boulet rouge; un mot jaillissait, enflammé, inattendu, qui clouait sa pensée dans les esprits les plus hostiles. dans la riposte à un adversaire, il jouait avec lui, comme un gros chat avec une souris, il le caressait, le faisait sauter, à gauche, à droite, sous les rires de l'auditoire, et, au dernier mot, il lui assenait un lourd coup de patte, il l’assommait. Au reste, point méchant, - alors même qu'il menaçait de représailles prochaines. Le type des Danton, larges, puissants, joviaux, généreux et politiques : personnellement, ils tendaient la main à leurs adversaires abattus ; mais pour le triomphe de leur cause, ils sont prêts à tout, et ils plastronnent.
La souris blanche, avec laquelle le gros chat jouait, pour la joie de mes voisins de tribune et pour la mienne, était le président du Conseil, Méline, ce petit vieillard, à la figure douce, étroite poitrine, qu'une taloche du Pantagruel aurait jeté par terre. et la souris, cependant, résistait, depuis plus d'une année; et, finalement, elle l'emporta.
Car c'était le plus frappant pour moi, de ces tournois : - les coups de lance, les discours, la valeur propre des joûteurs, ne jouaient, en fait, aucun rôle dans les décisions de l'Assemblée. On pouvait déployer devant elle toutes les ressources de l'éloquence, ou s'évertuer à lui offrir les raisons les plus irréfutables : l'Assemblée écoutait, n'écoutait pas, applaudissait, n'applaudissait pas, elle en pouvait penser tout ce qu'elle voulait, ou n'en rien penser du tout : - au bout du compte, chacun votait dans le sens qui avait été fixé d'avance. En vérité, si un ministère tombait, il fallait qu'il l'eût bien voulu : car il avait une majorité, immuablement décidée à le soutenir, quoi qu'il fît. - Quant au public, le plaisir qu'il éprouvait à voir démolir un ministère était comique. Il jubilait. Même si c'était ses intérêts propres qu'on démolissait, du même coup. Ainsi, les enfants qui rient, lorsque Guignol rosse le commissaire.
J'étais alors très détaché des partis politiques. Je n'avais pas une confiance bien solide en le parti socialiste. Mais il m'apparaissait que l'avenir était de son côté, ses idées avaient, auraient raison, et ses champions savaient donner de la grandeur aux débats : leurs adversaires en manquaient tout à fait ; la vie les avait fuis.
Je participai au Congrès du parti socialiste, en 1900, salle Wagram. J'y assistais, avec une carte de délégué du syndicat ébéniste de Cette! Je m'étais rangé à gauche, avec les Jaurésistes, et je votai avec eux. - Je venais surtout pour étudier une foule révolutionnaire : (j'écrivais alors Le Quatorze Juillet). Je fus déçu. Je m'y attendais : (imagination passe réalité). La foule que je vis là était l'éternel peuple de Shakespeare, braillard, irréfléchi, sans aucune suite dans les idées. Au plain d'un débat, qui le passionnait, tout le public se levait et tournait le dos à l'estrade; tous les regards se portaient vers l'entrée de la salle; tous riaient et acclamaient : c'était un sous-officier en uniforme, qui venait se mêler aux débats. Si le camp adverse interrompait la parole d'un orateur, ses partisans, pour rétablir le silence, faisaient un vacarme effroyable; et c'était alors un déluge d'injures sans saveur, où toute la salle était noyée. La journée entière, neuf heures du matin à six heures du soir, fut un chenil de chiens hurlants : les faces étaient congestionnées, les poings menaçants,les bras tendus, style David dans ses "Horaces" et ses "Curiaces". dans l'atmosphère épaisse et chargée de fumées de tabac, seul circulait, paisible, parmi le charivari, le garçon de café, portant un plateau chargé de bocks. Des deux côtés, de faux socialistes charlatans, comme le fameux Edwards, directeur du Matin, pour faire l'ouvrier, avaient posé bas leur veston.
Jaurès faisait plaisir à voir, avec sa grosse face, calme et joyeuse, sa robuste vigueur, et sa bonté dans ses yeux. Il était à l'aise dans ce chaos. A le bien regarder, je lisais en lui certaine faiblesse morale : sa force était de tempérament, plus que de volonté. - De l'autre côté de l'estrade, se dressait Guesde, l'irréductible, figure d'ascète fanatique, une grande barbe et des lunettes. A ses côtés, Lafargue vociférait. Et je vis, pour la première fois, Aristide, qui était l'organisateur du Congrès : Briand, le fin renard, le rhéteur ironique et déjà las; son astucieuse indolence soulevait des tempêtes dans le camp des Guesdistes. Le vieux Communard Vaillant, lourd, mal ficelé dans uen redingote au col gras de pellicules, les yeux cachés sous des lunettes noires, parlait d'une voix forte et bafouillante; et par une fausse bonhomie, il tentait d'entortiller également amis et ennemis : (je dis l'impression qu'il faisait à mon entourage).
En dépit des efforts de Jaurès, qui, seul, par intermittences, émergeait du chaos des criailleries, on ne parvint pas à réaliser l'unité. Le Parti Ouvrier, quand il se sentit décidément en minorité, prit le premier prétexte (une rixe entre deux socialistes), pour quitter tout à coup bruyamment la salle. Guesde marchait en tête, les drapeaux rouges déployés.
Malgré l'admiration que m'inspirait Jaurès et sa puissance incontestable, qui reposait d'une part, sur les intellectuels, de l'autre sur les Fédérations des provinces, j'avais l'instinct que les Guesdistes étaient plus forts. Moins intelligents, moins sympathiques, ils me parurent moralement supérieurs; leur intransigeance les défendait contre les compromis de la politique, auxquels les Jaurésistes étaient plus disposés. Ce devait être la cause prochaine de la grande fureur de Péguy contre Jaurès, qu'il avait idolâtré : son amour pour lui se mua en haine; j'ai assisté, plus tard, avec stupeur, à ses éclats. J'en reparlerai. J'ai conscience moi-même d'avoir été injuste pour le bon pantagruel, dont le gros péché, aux yeux des fanatiques de tout poil, fut d'avoir une trop vaste intelligence, qui était capable de tout comprendre, qui eût voulu concilier l'irréconciliable, et qui tendait sa large main aux concessions mutuelles, qu'il était le seul à consentir, par sens profond de l'humanité.
Mais c'était là une vertu qui, dans les temps convulsés qui allaient suivre, a dû s'exiler du monde."
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* Millerrand et Briand allaient rejoindre la droite par la suite.
Romain Rolland et la comédie bourgeoise
On ne s'intéresse plus guère à Romain Rolland. Il y a des raisons à cela. Beaucoup de choses chez lui sont assez datées. Cependant on ne peut oublier les traces qu'il a laissées dans la culture progressiste internationaliste du XXe siècle. Quand on lit la préface de "Reportage sous la corde" ("Ecrit ous la potence"), on découvre que Fucik appréciait la culture française de son époque à travers l'engagement de Romain Rolland, et en 2000 j'ai rencontré un communiste péruvien qui vouait encore un culte au roman "Jean-Christophe" de Rolland qu'il avait lu dans sa jeunesse. Il est vrai que pendant la première moitié du siècle passé, ce roman avait eu un succès phénoménal et des tas de gens avaient écrit à Rolland pour lui dire "Je suis Jean-Christophe".
J'avoue ne pas avoir lu ce roman. Je préfère découvrir Rolland sous l'angle biographique. Pacifiste obstiné, adepte de la non-violence après la lecture de Tostoï, c'est lui qui a fait découvrir le Mahatma Gandhi en France dans les années 30. Sympathisant de l'URSS quoique n'étant pas communiste - même si à la différence de Russell il omit d'en voir certains défauts majeurs à l'origine - je suppose qu'il était sensible à la dimension pacifiste du projet soviétique - une dimension qu'il ne faut vraiment pas négliger : mettre la crosse en l'air en 1917 comme le décida Lénine n'avait rien de facile.
Je parcours en ce moment ses mémoires de jeunesse. Je suis frappé par le ressentiment précoce d'enfant valétudinaire qu'il éprouva à l'égard d'une culture petite-bourgeoise provinciale fondée sur la rivalité et l'esprit de compétition (dans le cadre scolaire notamment). Ceci explique qu'à la différence d'un Gide qui était schopenhauerien et nietzschéen, Rolland fût à Normale Sup spinoziste. Avant d'évoquer plus avant son oeuvre, ce que j'aurai sans doute le loisir de faire dans le courant de l'année, je voudrais juste ici citer un extrait de ses Mémoires (ed Albin Michel 1956 p. 266) qui relate un dîner bourgeois en janvier 1897 (il avait alors la trentaine) chez Mme Michelet, veuve joyeuse qui tenait salon à cette époque là. Parmi les convives, un ministre des colonies, un gouverneur de Nouvelle-Calédonie, un grand financier, un général d'artillerie, un médecin, et le secrétaire général de l'Académie française Gaston Boissier. La teneur des propos retranscrits donne une idée de l'atmophère irrespirable au sein des élites de l'époque :
Boissier, raconte Rolland, "commença par raconter l'exécution que le Conseil supérieur de l'Instruction publique venait de faire, le matin, d'un professeur anarchisant. Il jouait son récit sur un ton guillere, sceptique, indifférent et esprit fort. Ma fourchette et mon verre se mirent à trembler, dans ma main. Boissier affectait de trouver que le professeur n'avait pas si grand tort !
- Je l'ai condamné tout de même ! - ajouta-t-il, en se tordant de rire. Et toute la table fit chorus.
Comme le Conseil reprochait à l'inculpé d'enseigner à ses élèves qu'ils ne devaient pas le respect aux lois, il dit :
- Et qui est-ce qui vient me faire ce reproche ? Des hommes qui ont prêté serment à deux ou trois Constitutions, servi cinq ou six régimes, violé dix fois les lois qu'ils avaient juré de défendre !
- Hé! hé! faisait Boissier. Moi qui suis vieux et qui ai passé par tout cela, je me disais que ce n'était pas si faux! ... Nous l'avons mis à pied... Il nous a dit tranquillement : - "Je n'ai presque rien. Maintenant je n'aurai plus rien. Vous allez me priver du fruit de mon travail. Naturellement, je n'en serai que plus anarchiste..." - Oh! il n'est pas bête, et il est sincère... Mais c'est un fou!
Je passe sur l'énoncé des théories de cet anarchiste, de ses propos sur la patrie et sur l'armée, qui faisaient pousser des cris, lever les bras, rouler les yeux à l'assistance. Moi qui me sentais enchaîné par l'Etat, je me rongeais de ne pouvoir parler.
Suivit une conversation d'un ordre différent, sur le mélange des races, les croisements de sang. On dit d'énormes gauloiseries, des facéties graveleuses, que dégustait l'hôtesse, en avalant sa salive. Toute la soirée, elle garda son air un peu endormi, les paupières mi-closes, l'oeil voilé, le ton nasillard, lent et dolent, même dans les polissoneries.
L'entretien rebondit dans la politique, où Boissier attaqua le gouvernement, et le ministre de l'Université. Tous convenaient que l'on allait à un chambardement général.
- Dans dix ou quinze ans, disait le ministre, vous m'en direz des nouvelles, de la bourgeoisie ! Et ce sera bien fait !...
L'étonnant était le ton jovial et dégagé, dont ces hauts fonctionnaires de la République parlaient du cataclysme. Ils y marchaient, "d'un coeur léger". On était sûr qu'aux premiers craquements du bâtiment, ils décamperaient. Il n'y aurait bientôt plus en France que deux pouvoirs ennemis : le socialisme naissant et le cléricalisme renaissant." (...)
Puis Boissier parla de l'immortalité. Il dit qu'il espérait plus tard contempler les choses d'ici-bas d'un lieu là-haut (où sans doute il continuerait son bavardage et es cours d'archéologie mondaine). Au fond de la pièce, le financier et le politicien se tordaient. C'était une idée falote, en effet, dans le cercle de ces gros corps et de ces esprits de plomb : là-haut, planant dans l'Elysée, l'âme de Gaston Boissier, avec ses favoris et son sourire crispé... Ils ne s'en trcassaient pas, eux, de l'autre monde! Ce monde-ci leur suffisait, ils y calaient leurs larges pieds. Ils parlaient colonisation, exploitation, ils remuaient les millions à la pelle. Ces hommes d'affaires étaient aussi, pour une bonne prt, des "faiseurs", des comédiens à leur manière. au bout du compte, ils ne me paraissaient pas beaucoup plus sincères que les artistes de la Foire, où les uns et les autres paradaient. Les politiciens ramenaient le monde à leur politique, et les artistes à leur art. Ni les uns ni les autres n'avaient pourtant de convictions en art ou en politique. Les hommes d'Etat républicains ne croyaient pas à la République. Les artistes de "l'art pour l'art", ou du néo-mysticisme, ne croyaient pas au mysticisme ni à la réalité objective de l'art. Au fond, ils ne s'intéressaient, chacun, qu'à soi. Tout le reste ne comptait qu'à titre d'accessoire, de deux choses l'une, avantageux ou fastidieux."