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Sciences Po - Printemps 1991
Je parcours mon journal du printemps 1991. J'y découvre les traces d'une autre époque. Celle où j'étais jeune bien sûr, et plein d'illusions, et sans idées arrêtées sur rien (à part quelques crédos dans les belles lettres et la philosophie), une époque aussi où les gens n'avaient pas Internet et les réseaux sociaux, et ne se hâtaient donc pas forcément de rentrer chez eux, de fuir les échanges directs. Je suis frappé d'y voir le récit d'incidents complètement sortis de ma mémoire : un copain qui va faire la morale à un type au restaurant universitaire parce que celui-ci finit les assiettes des gens autour de lui, un vendeur de journaux qui en vient aux mains avec un client à lui sous mes yeux parce que ce dernier lui tendait un billet de 500 F pour acheter un magazine.
Je me demande si nous aurions la même violence (et la même spontanéité sauvage) dans les rapports humains aujourd'hui.
Le mercredi 15 mai 1991, je note, alors qu'Edith Cresson vient d'être nommée Premier ministre par François Mitterrand :
"Le microcosme de Sciences Po vivait ses meilleures heures aujourd'hui. Tous là à s'exciter et parloter à propos de la démission du Premier ministre. "Une femme, c'est un grand jour pour le sexe faible." "Ca rapportera des points dans les sondages." "Pourquoi Rocard part-il si tôt ?" "Elle a couché avec Mitterrand. Ils ont un bâtard. Maintenant ça va être partouze en conseil des ministres" "Un virage à gauche est à craindre" "Comble de l'absurde : Jack Lang est nommé à l'Education, Dumas à la Justice et Jospin aux Affaires étrangères. On rêve !" "Vivement qu'on soit au pouvoir pour changer ça !"
Et B* et G* (nb : deux étudiants de ScPo de droite qui habitaient le même foyer que moi) de râler. Et tous de faire des plans sur la comète ! Comme on voudrait se sentir inactuel dans ces circonstances !"
Beaucoup de violences dans tous ces mots. Des mots qui viennent de jeunes gens de droite, de "jeunes loups" comme on disait. Existent-ils encore, dans la nouvelle génération ces louveteaux là, où sont-ils castrés par le fait que la gauche n'est plus au pouvoir, et qu'elle est entièrement acquise aux causes du FMI, et par une certaine political correctness qui n'autorise plus à attaquer les femmes comme on le faisait avec Edith Cresson ?
Je tombe encore sur ce témoignage du jeudi 4 avril 1991 :
"Depuis quelques semaines, beaucoup de gens à Sciences Po parlent d'une émission que je n'ai pu voir "La télé des Inconnus". Le groupe des Inconnus aait produit une émission dans ce genre diffusée à Noël. Il s'agissait d'une parodie époustouflante des programmes télévisés. (...) Cette fois ils déplacent le jeu. Ce n'est plus une parodie de ce qui est de ce qui est, mais de ce qui pourrait être (ou justement qui ne pourrait être qu'en imagination : un clip rap fait par des jeunes de Neuilly-Auteuil-Passy, NAP. (...) Au retour des vacances, tout le monde à l'IEP commentait ce clip en riant. Personne en effet ailleurs qu'à Sciences Po ne pouvait mieux le comprendre que nous. Aussi TV Sciences Po en ce troisième jeudi de son existence eût-elle l'idée ingénieuse aujourd'hui d'inclure ce clip des Inconnus dans sa demi-heure d'émission sans cesse rediffusée. L'effet attendu se réalisa. A chacun de ses passages une masse d'étudiants de ScPo vient s'agglutiner devant le téléviseur en éclatant de rire. Comme me le faisait remarquer Florence Tamagne tout-à-l'heure : cela fait un tabac.
Sont-ce des gens de NAP qui se regardent ainsi au miroir déformant de la TV ? A en juger par la tenue des spectateurs, on devinerait plutôt en eux des bourgeois de province ou des bourgeois progressistes de Paris (...).
L'attitude des Sciences Po devant ce clip est en soi un phénomène sociologique révélateur. C'est pour simplifier M. X qui vient rire de l'image donnée par son petit camarade de conférence, M. Y qui est visiblement un "NAP". C'est une illustration du jeu des diverses couches bourgeoises au sein de l'élite de Sciences Po.(...)"
Tout cela a changé. NAP existe encore, mais est-ce le même ? Le NAP d'hier, conservateur n'a-t-il pas été à jamais ringardisé par la "surclasse" mondiale à la DSK ? L'ex-provinciale Florence Tamagne, elle, a sa fiche sur Wikipedia, portée au niveau académique par ses talents propres mais aussi par le succès des gay and lesbian studies importées des Etats-Unis. G* et B* ont sombré dans l'oubli après avoir raté de le concours de l'ENA. D'ailleurs s'ils l'avaient eu, ils n'auraient pas eu de fiche sur Wikipedia non plus, même si leur section à Sciences Po (Service Public) était à l'époque plus prestigieuse que celle de Florence. Les Inconnus ont disparu des écrans. Le monde qu'ils parodiaient aussi.
"Le Destin de Rome", Marc-Antoine et Cléopâtre
Fasciné par Rome depuis l'enfance, j'aborde toujours les documentaires et les "docu-fictions" contemporains, partagé entre Montaigne qui disait se sentir depuis l'âge de 7 ans plus citoyen de la Rome antique que de sa propre époque, et Roland Barthes qui raillait les acteurs américains des peplum, au front toujour dégoulinant de sueur comme des lawyers newyorkais au travail.
Le documentaire "Le destin de Rome" sur Arte hier soir (et rediffusé cet après-midi) était à maints égards fort séduisant, à commencer par son parti pris de faire jouer les acteurs en latin et en grec ancien. On pouvait même s'amuser de noter les petites différences entre l'acteur qui jouait Marc-Antoine et qui prononçaiet le "c" de César comme un "s" (et les "v" d'une façon moderne) alors que les autres disaient bien "kaesar" comme on nous l'apprenait au collège. Il paraît que es réalisateurs se sont même inspirés des fautes d'orthographe des graffiti pour mieux comprendre comment les gens parlaient en ce temps là.
Un historien dans la presse a garanti que le "docu-fiction" reflétait "à 95 %" ce qui s'était vraiment passé (sans doute en opposant cette production aux créations récentes comme la série britannique "Rome"), mais cette prétention me paraît surtout refléter l'arrogance de notre époque et j'ai été convaincu de son erreur en observant de près la façon dont Marc-Antoine et Cléopâtre étaient traités. C'est vrai que j'étais habitué aux dénigrements de Cicéron et de Plutarque contre le "neos dionysos" (ainsi se faisait appeler Antoine) d'Alexandrie. Je veux bien croire les réalisateurs du "Destin de Rome" quand ils affirment que tous les historiens qui ont traité le sujet étaient des propagandistes césariens qui ont donc caricaturé le couple alexandrin (enfin bon, Cicéron, lui, n'était pas du tout un césarien naïf, et le portrait qu'il fait du consul avant la mort de César fait plutôt froid dans le dos). Je veux bien qu'on rectifie certaines caricatures à la marge, mais dans le récit du "Destin de Rome", les défauts d'Antoine (notamment son côté provocateur et aventurier bien mis en valeur dans la série Rome) et de sa maîtresse sont si parfaitement gommés qu'ils deviennent une espèce de petit couple bourgeois paisible, qui élèvent tranquillement leurs enfants, plaisantent sur leurs parties de pêche, et ont même fondé un groupe "la vie inimitable" carrément assimilé à un club mondain. Il ne manque qu'un poste de télévision dans leur palais et l'on croirait reconnaître en eux le couple de télespectateurs d'Arte-type (celui qu'Arte voudrait avoir) confortablement installé dans son salon...
La thèse sous-jacente à cette mise-en-scène serait quelque chose du genre "Si le cruel Octave avait laissé Antoine mener se projets à bien avec Cléopâtre, on aurait eu une Rome grecque, un empire centré sur l'Orient plus beau et plus raffiné". C'est une idée que j'ai déjà trouvée chez des historiens. La tentation de la défense d'une histoire alternative nourrit toujours le fantasme du "ç'aurait été mieux si ça s'était passé autrement", mais il se peut que ce ne soit là qu'une vue de l'esprit.
Pour poser ce sujet correctement il faudrait se demander quel apport spécifique le modèle de civilisation romain "occidental" (déjà mâtiné d'hellénisme depuis quelques siècles) mi-républicain mi-monarchique tel que l'a construit Auguste pouvait fournir par rapport à la monarchie hellénistique. Des auteurs comme Hodgson sont convaincus que la vraie richesse et la vraie culture se trouvaient en Orient. C'est vrai pour la richesse économique, et aussi pour la culture lettrée (les arts et lettres). C'est moins vrai pour la culture concrète, celle du droit, à laquelle nous devons le système démocratique actuel (voir le bouquin de Sciavone à ce sujet). Je sais que la dynastie julio-claudienne au 1er siècle ap JC fut des plus impafaites. Mais au moins il y eut le droit romain pour continuer à faire "tourner" l'Empire, protéger ses institutions et ses citoyens, ce qu'il n'y avait pas dans le monde hellénistique. Certains comme Paul Veyne pensent même que c'est le droit qui a rendu fous les empereurs julio-claudiens parce qu'il les maintenait dans un équilibre politique intenable entre la plèbe et la noblesse sénatoriale. Bien sûr en France le droit intéresse peu les esprits littéraires et nos historiens ont tendance à croire qu'il pèse peu face à la philosophie grecque, mais c'est là une idée très contestable.
A l'inverse quand j'observe l'abjection politique et morale des derniers Ptolémées en Egypte (mais aussi des derniers Séleucides en Syrie), je ne suis pas du tout convaincu de la grandeur de ce modèle de civilisation. Même si Cléopâtre était à même de le regénérer, rien ne dit que ses successeurs auraient maintenu cet héritage.
Les pères de notre démocratie, les philosophes des Lumières (de Montesquieu à Marx), ont toujours considéré avec un certain mépris tous les absolutismes orientaux, de l'empire perse jusqu'au sultan turc, un ensemble qui inclut les monarchies hellénistiques. Les historiens contemporains tentent de contrer ce préjugé, réhabiliter les mal-aimés, mais cette facilité du contre-pied ne doit pas être menée trop loin.
Je ne crois pas du tout que l'empire façon Marc-Antoine et Cléopâtre eut valu mieux que celui d'Auguste. Il aurait constitué une avancée si Marc-Antoine avait réfléchi à un compromis entre la civilisation juridique romaine et l'absolutisme oriental (comme Octave, lui, avait dessiné un compromis entre monarchie et Répubique), mais il n'y a pas songé une seule seconde. Quoi qu'en disent les réalisateurs du film, il était affectivement, politiquement et culturellement prisonnier du système de pensée de Cléopâtre. La propagande d'Octave ne mentait pas là-dessus. Antoine était devenu hellénistique jusqu'au bout des ongles, il se prenait pour un nouvel Alexandre. Sauf qu'il n'avait même pas les moyens de son ambition. Il n'avait pas les moyens d'être un grand souverain hellénistique. Pour cela il eût dû conquérir la Perse gouvernée par les Parthes. Or il s'est cassé les dents sur les Parthes comme tous les Romains avant lui, et n'aura réussi qu'à conquérir l'Arménie. Incapable de saisir politiquement et militairement les possibilités historiques qui lui étaient offertes à partir, disons, de 40 av. JC, il s'enfermait désormais dans le rôle du velléitaire. Et son enfermement dans le piège d'Actium en 31 n'a fait que confirmer son échec. Si un coup du sort lui avait permis de remporter la victoire et finalement de marcher sur Rome, il aurait dû ensuite réfléchir (un peu tard) à un nouveau compromis politique entre l'Orient et l'Occident (un compromis d'autant plus nécessaire qu'il n'avait pas le contrôle de la Perse pour appuyer davantage son pouvoir sur l'Orient). Lui et ses successeurs en eussent-ils été capables ou auraient-ils tout simplement à nouveau perdu l'Occident à la faveur d'une nouvelle guerre civile ? Je penche plutôt pour la seconde hypothèse. A mon avis il n'y avait pas, dans le projet d'Antoine et Cléopâtre les moindres prémices d'une viabilité historique.
Left of center
J'en parle dans un de mes bouquins, alors pourquoi ne pas mettre la vidéo ici ? Cette chansonnette m'a poursuivi pendant les années 1990 et jusqu'au début des années 2000, à cette époque où je n'avais pas encore les idées claires sur grand chose mais où j'avais encore une jeunesse... Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait...
Suzane Vega n'étant pas très à son avantage dans le clip en version "maquillée comme un carré d'as", j'ajoute une version de concert (de 1986, un peu trop synthé, mais bon). Suzanne Vega a toujours eu un art consommé du regard de biais qui en dit long (coup d'oeil à droite, coup d'oeil à gauche suggestif, on a ça aussi dans le clip de "Luka").
Spleenesque
Les mots clés tapés sur moteurs de recherche qui ont conduit les lecteurs à tomber sur votre blog sont parfois une sorte de condensé, voire de précipité au sens chimique du terme, de ce que ce blog a été au cours des cinq dernières années, des thèmes qui l'ont hanté, identifiables à travers tel ou tel ou terme. Quand on tombe sur cette liste on aurait presque l'impression d'avoir sous les yeux les barreaux d'une prison : parce que si certains thèmes reviennent c'est que, dans le temps fini qui vous était imparti, vous n'avez pu en traiter d'autres, donc ces thèmes sont ceux qui vous ont enfermé.
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Un mot de Gombrowicz sur Sartre
Extrait du journal de Gombrowicz avril 1963 (Folio p. 358-361) :
"Depuis mon arrivée à Paris, il s'est passé en moi des choses étonnantes au sujet de Sartre.
A Buenos Aires, je l'admirais depuis longtemps. Seul avec mes livres et jouissant de toutes les supériorités d'un lecteur puisque, d'une moue, je pouvais lui régler son compte, j'étais cependant obligé de le craindre, comme on craint plus fort que soi. Mais à Paris il est devenu pour moi une tour Eiffel, un être dépassant l'ensemble du panorama.
Cela a commencé ainsi : j'avais décidé, par curiosité, d'étudier dans quelle mesure l'intellect français avait assimilé l'existentialisme sartrien... En orientant la conversation sur Sartre, j'ai discrètement sondé les écrivains et les autres sur leur connaissance de l'Etre et le Néant. Ces recherches ont abouti à des résultats curieux. Avant tout il s'est avéré clairement - ce qui n'a pas été pour moi une surprise - que ces idées se promenaient et se pressaient dans les têtes françaises, mais dans un état larvaire et puisées un peu au hasard, tirées surtout de ses romans et de son théâtre : quelque chose de tout à fait vague, fragmentaire, sur "l'absurde", "la liberté", "la responsabilité". De toute évidence, l'Etre et le Néant était une oeuvre presque inconnue en France. Oui, certes, les idées de l'auteur travaillaient les têtes, mais elles étaient en vrac et comme mutilées, brisées, coupées en morceaux ; devenues sauvages, terribles, insolites, elles contribuaient à affaiblir, à miner l'ordre de pensée existant... La suite de mes observations fut encore plus curieuse. J'ai été frappé par l'aversion avec laquelle on parlait de Sartre ; ou même, au lieu d'aversion, c'était peut-être un désir camouflé de meurtre. Sartre ? Oui, oui, bien sûr, seulement "il se répète tellement". Oui, oui, sans doute, seulement c'est déjà daté... Ses romans, ses drames ? "C'est proprement l'illustration de ses théories". Sa philosophie ? "C'est simplement la théorie de son art". Sartre ? Evidemment, mais ça suffit, pourquoi écrit-il tant ? Et c'est un crasseux, ce n'est pas un poète, d'ailleurs cette politique... et après tout il est fini ; Sartre, savez-vous, est fini sur tous les plans.
Ca m'a fait réfléchir. Dans notre admiration pour un artiste il entre encore assez de la bonté d'une vieille tante, qui complimente un petit garçon pour ne pas lui faire de peine : l'artiste a su entrer dans nos bonnes grâces, il a conquis notre sympathie à tel point que nous sommes heureux de pouvoir l'admirer et qu'il nous coûterait de ne pas le faire. Cela apparaît avec netteté dans l'attitude des Français envers Proust que, même en son cercueil, on nourrit de douceurs : il a su se les concilier. Au contraire, Sartre est peut-être le seul grand artiste contemporain, à ma connaissance, qui soit personnellement détesté. Que vaut, comparé à cette montagne de révélations qu'est Sartre, un Borges d'Argentine, fade bouillon pour gens de lettres ? Mais ils font joujou avec Borges tandis qu'ils tapent sur Sartre. Serait-ce pour des raisons politiques ? Ce serait d'une mesquinerie impardonnable ! Mesquinerie ? Serait-ce simplement la mesquinerie, et non la politique, qu'on trouverait à la base de cette animosité ? Détesterait-on Sartre parce qu'il est trop grand ?
(...) Pour en revenir à Proust, je ne lui contesterai pas une part de tragique, de dureté, de cruauté même, mais le tout, comme ces tortures de dindes, est pour la consommation, comporte une intention gastronomique, reste en liaison avec l'assiette, les légumes, et la sauce...
Du côté opposé, Du côté de chez Sartre, se trouve la pensée française la plus catégorique depuis Descartes, une pensée follement dynamique, qui démolit leurs plaisir de gourmets... Stop ! Qu'est-ce ? Deux ou trois garçons, deux filles, un groupe réjoui où les plaisanteries fusent, une France charmante, et jeune, et faite pour la nudité, pénètre soudain dans ma méditation. Ils traversent la place, ils disparaissent à un tournant : à ce moment Sartre m'a fait mal, je sentais qu'il les détruisait... Mais quand je les ai perdus de vue, quand j'eus retrouvé devant moi les Messieurs-Dames* d'âge gastronomique, j'ai compris que pour ces derniers il n'y avait, hors de Sartre, point de salut. Il était une énergie libératrice, la seule qui pût les arracher à leur laideur. Je dirai plus : cette laideur française qui s'est développée pendant des siècles dans les petits logements, derrière les rideaux, au milieu des bibelots, et qui ne pouvait plus se supporter elle-même, a produit un Sartre, dangereux messie..."
* en français dans le texte
Semprun et les snobs, Claude Lanzmann et Kim Kum-Sum
Bon, de retour de weekend, j'aurais des tas de petits trucs à préciser. Par exemple en ce qui concerne Semprun : l'hommage que lui rend Régis Debray est quand même un chouïa exagéré. En le présentant comme une sorte de patriote internationaliste - comme Fucik (voir Edgar à ce sujet, ainsi nous faisons une référence en boucle) - il projète surtout son propre cas sur Semprun, et il oublie juste un détail : cette déclaration ubuesque que j'ai entendue dans la bouche de l'ex ministre espagnol vendredi soir (dans un documentaire que lui consacrait France 5) "il y avait une forme de snobbisme à se dire pour le 'non' au référendum sur la Constitution européenne en 2005". Vous avez bien lu : voilà ce que ce monsieur osait déclarer avant sa mort pour justifier le livre européiste qu'il avait commis avec Dominique de Villepin appelant à voter "oui". Alors là, les p'tits gars, désolé. Le respect pour les morts autant que vous voulez. Mais trop c'est trop. Je ne fais pas dans la diplomatie, la dentelle. Amiscus Plato sed magis amiscus veritas. La vérité d'abord. Et, désolé les bien pensants bourgeois, mais l'amnésie n'est pas mon fort. Alors les mecs, quand vous nous crachez à la gueule que nous autres les nonistes nous étions des "snobinards", mon sang ne fait qu'un tour. Pauvres types ! C'était vous, les ouiouistes (comme vous nommait PLPL) qui nous écrasiez de votre mépris à longueur de journée, parce que nous étions trop "peuple", trop cons pour comprendre votre traité minable de 10 000 pages, trop fachos, trop marxos, trop provinciaux, trop avinés, trop machos, trop fauteurs de guerre, que sais-je encore ! C'est vous qui aviez de votre côté tous les journaux, toutes les télés, tous les artistes des beaux quartiers, tous les psys distingués, tous les sociologues sans couilles ! Alors vous, bande de traîtres à la cause des peuples, trois ans après votre défaite, vous osiez encore revenir à la charge pour en plus nous traiter de snobinards parce que nous avons eu le mauvais goût de remporter ce scrutin qui n'était à vos yeux qu'une formalité pour sceller votre idéal distingué d'europitude. Beurk !
Je me suis dit que Régis Debray était trop gentil - je le lui avais dit d'ailleurs en 2000 sur le Kosovo - et que moi aussi je l'étais beaucoup trop. Nous sommes pleins de nuances à l'égard de nos adversaires politiques quand ceux-ci ne le sont pas. Et trop remplis d'indulgence à l'égard des transfuges. Car c'est ce que fut Jorge Semprun qui commença au Parti communiste et finit comme ministre de la culture d'un des gouvernements les plus corrompus d'Espagne, baisant les mains du roi qui valida les pires impostures institutionnelles (et le fait qu'il fût enterré - finalement en Seine et Marne et non au Pays basque - dans le drapeau républicain ne change pas grand chose à l'affaire).
Oui, nous sommes pleins d'égards pour ceux qui hissent le drapeau blanc, ils sont les héros de notre temps. Nous les chérissons plus que ceux qui crevèrent dans les geôles de la Gestapo comme Fucik. Vous savez quelle est ma fierté, moi qui suis pourtant aux antipodes du stalinisme et de toutes les religiosités du marxisme ? c'est d'avoir exhumé cette phrase de Ladislav Stoll à propos de l'internationalisme concret de Fucik conjugué à son patriotisme contre le parisianisme "bobo" de la bourgeoisie praguoise. Et ce non pas seulement à cause de son contenu, qui est très juste, je trouve, mais aussi parce qu'en le citant, je sors de l'oubli (il n'a même pas sa fiche sur Wikipedia et presque aucun site n'évoque son nom) un stalinien en chef que le Printemps de Prague a balayé. Oui, M. Semprun, c'est ma petite snorbinardise à moi. Je ne connais rien de Ladislav Stoll, à part qu'il fût ministre de la culture et qu'après le XXème congrès du PCUS on le plaça à la tête d'une revue. Peut-être a-t-il fini sa vie comme un salopard qui étouffait la créativité de la jeunesse tchèque. La vieillesse vous conduit souvent à étouffer le peuple des jeunes qui cherchent à vous renverser. King Lear. Peut-être même a-t-il contribué à envoyer des tas de gens bien dans les mines de sel. Peut-être pas, je n'en sais rien. On ne sait rien de lui. Mais j'aime sa préface au bouquin de Fucik. Elle est parfaite. Elle parle pour les sans-voix. Elle dénonce ceux qu'il faut dénoncer, ceux qui ont traîné la République tchécoslovaque dans toutes les abjections jusqu'à la collaboration avec le nazisme. Voilà, il fallait que cela aussi fût dit.
En parlant du drapeau blanc, vous allez rire et blâmer ma bêtise profonde, mais c'est seulement avant hier, 12 ans après sa publication, que j'ai compris pourquoi l'appel pour une paix juste et durable dans les Balkans écrit par Catherine Samary, signé par Bourdieu et Chomsky, et mis à l'honneur par Agone, appelait à l'accueil chaleureux de tous les "déserteurs yougoslaves" (lisez : serbo-montégrins) - une bizarrerie que je trouvais à l'époque dégueulasse alors que nous étions en train de pilonner joyeusement la République fédérale de Yougoslavie. Je l'ai compris en lisant le Lièvre de Patagonie de Lanzmann : c'est parce que pendant la guerre d'Algérie, le soutien aux déserteurs français avait été au centre de tous les débats. J'ai été stupéfait. Le complexe algérien qui travailla la gauche française pendant la guerre du Kosovo je l'avais diagnostiqué en lisant le Canard Enchaîné en mars 2000, j'avais même écrit un article là dessus le jour même de cette lecture "La gauche pacifiste et les Serbes". Mais je n'en avais pas idéntifié la trace au coeur même de cet Appel de 1999. En tout cas c'était encore un éloge de la désertion, un art que la gauche pousse hélas à des degrés de raffinement extrême de nos jours.
Puisque le nom de Claude Lanzmann vient d'être lâché, je dois à nouveau parler de son Lièvre de Patagonie. Je suis en désaccord avec lui sur des tas de sujets mais franchement il n'est pas possible de ne pas avoir de l'estime, et même de la sympathie pour cet homme, après avoir lu son livre.
Je n'évoquerai pas son travail sur la "Shoah" (le génocide des Juifs entre 1941 et 45) car c'est évidemment la partie la plus facile à louer de son oeuvre, et bien sûr la plus évidemment légitime. Je veux mentionner son chapitre sur la Corée du Nord.
Très franchement j'étais à deux doigts de n'en parler que dans mon journal personnel, parce que j'ai un rapport intime à ce chapitre là, je le ressens comme tel. Mais comme ça a aussi à voir avec un de mes livres (que j'ai d'ailleurs décidé d'envoyer à Lanzmann), celui sur les stoïciens, j'ai décidé d'en parler sur mon blog lui-même, tant pis si les lecteurs de passage ne voient pas bien où je veux en venir.
Disons le tout net : j'ai été captivé par ce chapitre. A aucun autre moment de la lecture du livre je ne me suis autant identifié à lui que dans ce chapitre. Il y raconte son voyage officiel en Corée du Nord dans les années 1950. Sur le plan "objectif" j'aime beaucoup tout ce qu'il dit sur le Pyongyang de cette époque, et la comparaison qu'il fait un peu plus loin avec le Pyongyang des années 2000, qu'il a retrouvé à 50 ans de distance, avec ce travail du temps sous la férule d'une dictature fossilisée. Tout cela est passionnant, mais ce n'est pas le plus important. Le plus fort de ce passage, c'est la dimension subjective. Sa façon de vivre un voyage officiel (et vous savez que moi-même j'en ai vécu un, en Transnistrie), et surtout, surtout, cette histoire d'amour avec l'infirmière nord-coréenne Kim Kum Sum, qui m'a littéralement bouleversé au point que j'en ai été mal à l'aise pendant près de 48 heures après sa lecture.
Lanzmann reconnaît que, comme Sartre, il était très fleur bleue, et que tous les deux pouvaient pleurer à chaudes larmes au cinéma et puis encore après devant une belle histoire d'amour. C'est une particularité que j'ai un peu en moi aussi, quoique je la laisse s'exprimer moins librement qu'eux, notre époque consumériste ayant entrepris de la réprimer avec une violence et une efficacité redoutables. Cela explique bien sûr qu'il se soit abandonné à traverser ainsi Pyongyang avec sa belle infirmière au péril de sa vie et de la sienne, dans une fuite aussi effreinée que désespérée.
Mais des expressions stéréotypées comme "fleur bleue" ne signifient absolument rien. Elles cachent le problème plus qu'elles ne permettent de le comprendre. Quand je lis ce chapitre, je n'ai pas besoin de me remémorer ma propre fuite, à deux, dans les rues de Belgrade à la tombée du jour en novembre 1999. L'image ne m'est même pas venue à l'esprit, parce que ce que je ressens à la lecture de cette histoire est totalement indépendant de ce que j'ai vécu à ce moment-là. C'est juste une façon de fonctionner et de ressentir que j'ai en moi et que j'ai de commune avec Lanzmann. Je sais que dans la situation de Lanzmann, avec cette infirmière nord-coréenne, j'aurais agi exactement comme lui, quoique sans doute avec moins de courage et moins de succès.
Dans cette fuite il y a bien sûr tout le tempéramment de l'auteur, mais aussi ce qui fera de lui un auteur engagé, ce qui est au fondement de tout son style de présence au monde. Il est très étonnant de voir combien Lanzmann assume complètement le fait que ce rapport au monde est lié à un rapport à l'autre sexe et à sa chair, autant qu'à une histoire politique, chair et politique s'entremêlant dans cette escapade folle de la façon la plus significative et la plus véridique qui soit. Je comprends que Lanzmann ait été hanté par cette histoire - et sa volonté d'en faire un film - pendant des années - ayant été moi-même hanté par l'idée d'en faire un livre, dont je n'ai finalement accouché qu'en janvier dernier et encore très mal (c'est plus d'un avortement que d'un accouchement qu'il s'agit). Je ne puis m'empêcher de songer combien le monde actuel parvient à priver aussi bien la politique que la chair de toute signification, rendant ce genre d'aventure romantique non seulement inenvisageable, mais quand elle a quand même pu se réaliser, irracontable. Et après avoir lu Lanzmann je m'en suis voulu de n'avoir pas assumé le récit de ma propre aventure aussi bien que lui, de l'avoir enveloppé dans une mise à distance, comme pour m'excuser auprès de mon époque. Mais il est vrai que ma propre mise à distance est aussi due au fait que je n'ai pas eu, comme lui, la "chance" de devoir faire mon deuil de mon l'histoire au lendemain même de son échec, Internet étant déjà à pour prolonger artificiellement ce qui devait mourir plus tôt.
Le mystère dans cette histoire coréenne, c'est bien sûr Kim Kum Sum. Le contraste extraordinaire entre sa soumission aux règles totalitaires pendant quatre ou cinq jours et sa soudaine "libération" le dernier jour, une libération qui ne peut se dire que dans le langage de la sexualité (vu que les mots, sans langue commune sont impossibles).
Je perçois d'ici le regard intellectualisant ou cynique sur cette histoire. Il y a les cyniques qui diront que la fille était bassement intéressée et qu'à travers la sexualité elle cherchait simplement la seule voie possible pour échapper à la pauvreté nord-coréenne. Sauf qu'elle se maquille et s'habille d'une façon provocante le dernier jour en sachant pertinemment que les "casquettes" comme dit Lanzmann (la sécurité nord-coréenne) ne lui laissera rien faire avec l'étranger. Les féministes diront que la femme dans cette histoire est enfermée dans une fonction très stéréotypée. Remarque qui ne mériterait même pas un commentaire. Les "Indigènes de la République" repèreraient là le cliché colonial par excellence, et rappelleraient cette idée qu'on trouve chez Spivak selon laquelle le colonialisme, c'est un Blanc qui veut soustraire une Noire au pouvoir sexuel des Noirs (ou encore une Jaune au pouvoir sexuel des Jaunes).
Bien sûr ces approches cérébrales ne m'intéressent pas. Ce qui m'intéresse moi, c'est cette formidable disponibilité de l'écrivain engagé à épouser au péril de sa vie le geste de fuite d'une femme, et ce dans un schéma qui a un certain moment oppose la trame narrative politique collective à la trame narrative du désir individuel, et plus encore cette façon qu'a la femme de pressentir et de vouloir la possibilité de la fuite à deux, bien qu'un mur, au bout de la course, les attende l'un et l'autre.
Comme le dit Lanzmann aujourd'hui Kim Kum Sum est-elle morte ou très âgée. La retrouver n'a en soi guère d'intérêt - sauf à chercher à connaître sa propre vision de cette histoire, mais l'a-t-elle conservée avec exactitude au bout d'un demi-siècle ? Seul cet instant avait un sens, cette journée dans les années 1950. Et en même temps quel sens lui donner ? On ne peut poser qu'un immense point d'interrogation sur cette affaire.
Jorge Semprun en rouge, jaune et violet
Dans un mot de Régis Debray dans Le Monde ce soir après la mort de Semprun on peut lire :
"Cosmopolite et patriote, tu es resté jusqu'au bout un homme-frontière, totalement espagnol et totalement français, et d'autant plus l'un que l'autre.
Tu as même demandé en 1998, sans revenir sur ta sympathie pour le roi Juan Carlos, a être enterré sur la frontière, dans le petit cimetière de Biriatou, au-dessus de la Bidassoa, et du côté français. Enveloppé dans le drapeau tricolore - rouge, or, violet - de la République espagnole. "Par fidélité à l'exil et à la douleur mortifère des miens", écrivais-tu."
Gombrowicz, la théâtralité et le refus du dialogue "d'homme à homme"
Bon, ma dernière citation de Gombrowicz était plus provoc' qu'autre chose (encore que je trouve qu'elle dit quelque chose de profond dans la psychologie féminine - elle-même issue de "rapports sociaux de genre" -, et qu'elle fût particulièrement drôle dans le contexte romanesque où Gombrowicz la place).
En voici une autre :
(p. 132) "Il remonta dans sa chambre. Je restai seul, désillusionné, comme il arrive chaque fois que quelque chose se réalise - car la réalisation est toujours trouble, insuffisamment précise, privée de la grandeur et de la pureté du projet. Ayant rempli ma tâche, je me sentais soudain inutile - que faire ? - vidé littéralement par l'événement dont j'avais accouché."
J'apprécie beaucoup le choix des mots : "trouble, insuffisamment précise". Voilà ce qu'est la réalisation. Alors que les esprits positifs voient dans le réel quelque chose de toujours factuel et d'univoque, chez Gombrowicz le monde extérieur est profondément équivoque, et en agissant on ajoute de l'équivocité à l'équivocité, alors que le projet, lui, a des contours plus nets.
A partir de la guerre du Kosovo, j'ai lutté contre cette vision "impressionniste" du réel, parce que beaucoup d'intellos français l'utilisaient pour légitimer la pire des injustices, et le pire des scepticismes à l'égard des pensées critiques : "Tout est affaire de point de vue, entendait-on, on ne peut jamais savoir ce qui s'est vraiment passé". Au nom de cela Derrida ne s'est pas opposé aux bombardements sur la Serbie.
Mais mon retour au positivisme, fortement encouragé par Jean Bricmont à l'époque (Bricmont dont je me suis beaucoup éloigné au cours des deux dernières années, pour de multiples raisons, et dont, paraît-il, on ne publie plus "Les Impostures intellectuelles" qui étaient pourtant d'un haut niveau), ne m'a jamais empêché de continuer à sonder l'arrière-plan existentiel de l'action, lequel est effectivement tapissé de ces couleurs glauques et impécises dont parle Gombrowicz, des couleurs qui épuisent le regard, et pourtant il ne faut jamais renoncer à dessiner de beaux projets aux contours nets pour les envoyer dans ce puits d'eaux troubles.
J'ai été impressionné par Gombrowicz à 20 ans, comme je l'ai été par Nabokov (des auteurs qui aujourd'hui seraient crucifiés par la political correctness). Mais en même temps leur prose était noyée dans les 10 000 choses que je devais lire, et découvrir dans ce monde des années Mittterrand. C'était le legs des générations qui m'avaient précédé comem Deleuze, comme Hegel, Spinoza, Stendhal, Epictète, Kafka, que sais-je encore. Mon petit cerveau essayait d'ordonner tout ça en Weltanschauung et échelle de valeurs, mais la tâche était aussi grande que celle qu'affronte mon fils de trois ans chaque jour quand il découvre qu'il vit dans un monde où existent des tas de langues étangères (chaque jour il en découvre un nouvelle en écoutant les gens dans le métro), des milliers de variétés de fleurs et d'oiseaux, et une montagne de choses auxquelles il ne comprend rien, quand il tend l'oreille pour écouter ce que disent les adultes.
Aujourd'hui je relis Gombrowicz avec un regard plus "usé". J'ai vu un monde grandir en même temps que moi, et je me suis vu évoluer, en bien et en mal, avec lui. Je peux comparer le monde de Gombrowicz au mien (non seulement celui qu'il a cultivé à titre individuel, mais aussi son époque qui a influencé ses écrits), l'entendre dialoguer avec le mien.
Je suis frappé par la théâtralité de son roman. Son héros Frédéric est un metteur en scène de théatre, il utilise le théâtre (en faisant jouer des adolescents) au service de son rapport personnel à la nature, et la trame même du roman est très théâtrale, ponctuée par des scènes qu'on pourrait sans peine mettre en scène sur des planches. On dira que tout roman l'est un peu (je le sais pour en avoir moi-même écrit un). Mais Gombrowicz utilise les ficelles théâtrales d'une façon vraiment très visible (et lui-même a écrit des pièces).
Au cours de mes pérégrinations au Collège international de philo dans ma jeunesse, il m'est arrivé d'entendre des réflexions intéressantes sur le théâtre. Je ne sais plus exactement de qui, je ne sais plus quand. Je sais seulement que les gens qui réfléchissent sur le théâtre, et ceux qui en font, prennent cela très au sérieux. On peut dire que le théâtre pose un énorme problème à la société depuis Sophocle. C'est peut-être l'art qui interroge le plus l'histoire humaine. Parce que ce n'est pas un simple divertissement, ni même un objet de catharsis comme le prétendait Aristote. Le théâtre pose une question très grave : n'est-il pas possible de vivre toute sa vie comme une pièce de théâtre ? Ca ne veut pas dire la vivre sur un mode ludique, mais d'une façon qui permette, à travers une mise en scène que l'on pourrait contrôler en partie, faire ressortir les valeurs auxquelles on croit, sans se laisser imposer celles des autres ?
En ce sens le théâtre n'est pas l'objet du mensonge comme le prétendait Marx (avec ses sourires ironiques sur le théâtre d'ombres de la démocratie parlementaire) à la suite de Platon (kai anti aristocratia en autè théatrokratia tis ponèra gegonein) - je m'excuse au passage auprès de mes lecteurs de ressortir toujours les mêmes références, mais je crois beaucoup en la longue mastication bovine de quelques brins d'herbes plutôt qu'en l'étalage érudit de mille connaissances.
Gombrowicz croit, à l'évidence (comme César-Auguste avec son "plaudite cive" à l'instant de sa mort), en une vérité supérieure du théâtre et cela sert son ontologie de la présence corporelle dont je parlais récemment.
Cette ontologie et l'éthique qu'il en fait dériver m'interrogent beaucoup, notamment à la lumière du combat que j'ai mené depuis 12 ans contre la globalisation libérale et contre les croyances des bobos.
De la recherche d'une vérité du corps, Gombrowicz déduit un refus de la possibilité du dialogue "d'homme à homme" (cf l'échange avec le résistant Sieman p. 150). Pour lui, l'humanité adulte est pétrie de fausses croyances et de faux principes qu'il est peut-être possible de dépasser par une dialogue personnel avec une Nature première anthropomorphique, qui, par certains aspects, évoque le Dionysos enfant de Nietzsche, mais sur un mode, je trouve un peu plus complexe que chez Nietzsche. Bon, je caricature peut-être. Je systématise peut-être trop la thèse du roman, qui lui-même n'est pas très didactique (à la différence par exemple des lourdeurs de Kundera), et se trouve trop plein d'humour et de profondeur pour se laisser enfermer dans un résumé philosophique aussi pesant. Il faudrait peut-être que je reprenne d'autres écrits de Gombrowicz pour pouvoir comprendre précisément son propos, ce qu'il peut me dire aujourd'hui.
Pour l'heure en tout cas j'y vois une sorte d'anti-Caton d'Utique. Quelque chose qui interroge et heurte profondément l'éthique catonienne qu'intuitivement j'aurais envie de placer au fondement de l'engagement politique contemporain. Je comprends pourquoi il le fait. Je comprends que les tragédies de la moitié du XXème siècle et l'épouvantable dogmatisme mélangé de mauvaise foi qui écrasait tout à cette époque aient justifié cette volonté du "grand saut dans l'immaturité" (qu'on retrouve aussi chez d'autres auteurs contemporains de Gombrowicz sous d'autres formes). Et en même temps quelque chose condamne irrémédiablement me semble-t-il ce pari gombrowiczien. Mais pour pouvoir indiquer quoi, et de quelle manière, il faudrait d'abord pouvoir cerner ce pari dans toutes ses implications (notamment en lisant et relisant d'autres livres de lui, je me souviens notamment vaguement de passages de son journal lus jadis qu'il faudrait retrouver).