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Interview de Denise Albert
Voici l'extrait d'une interview que j'ai réalisée avec deux camarades en Seine-Saint-Denis en décembre dernier de Denise Albert, ancienne résistante FTP. J'essaie de faire un petit bouquin à partir de cette interview.
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Bon, allez, je me casse en weekend. Ne vous fatiguez plus à vous connecter à ce blog, encore moins à le commenter - de toute façon, ça, y a pas grand monde qui s'y essaie, bande de lecteurs ingrats bouffés par le nihilisme du virtuel ! Allez plutôt traîner dans les rues, s'il n'y pleut pas trop, et si les gens ne vous gonflent pas trop avec leurs téléphones portables. Tshaw !
Philosophie existentielle
Si l'on se situe du point de vue de l'existence sensorielle brute, tout peut exister : Dieu, Satan, les anges, les dieux de tous les panthéons, les âmes errantes, les licornes, les êtres les plus improbables, idem le Paradis, l'Enfer, le Walhala, l'Atlantide etc.
Du point de vue de l'expérience rationnelle (de l'empirie corrigée par une réflexion cohérente), toutes ces croyances ne sont qu'illusion. La vie, est un phénomène chimique qui a pu apparaître ici (sur Terre) et en d'autres endroits de l'univers, qui est par essence limité dans ses possibilités (par les lois de la matière) et périssable dans le durée. La vie n'a pas de sens en dehors de son propre entretien et développement (via un usage raisonné du principe de plaisir) et sa reproduction. Chez l'humain la fonction symbolique (notamment le langage) concourt sur un mode spécifique au développement de la vie (avec des inconvénients eux aussi spécifiques).
Sur Terre, l'humain est hélas le seul animal qui, du fait de sa complexité, est susceptible de comprendre le mieux ses limites, et la relative absurdité d'une vie ainsi vouée au trépas (trépas individuel et disparition de l'espèce, voire de l'univers lui-même).
Il n'y a aucune probabilité pour qu'un être surnaturel de quelque sorte éprouve le moindre intérêt pour les animaux nés sur terre (y compris l'humain) ni pour aucun phénomène vivant.
Voilà où s'arrête ce qu'on peut dire d'un point de vue rationnel. Après cela, il existe des questions auxquelles notre raison, façonnée par l'interaction avec la nature dans l'évolution darwinienne, est incapable de répondre. Ces questions sont : qu'est-ce que le temps ? pourquoi le temps ? qu'est-ce que l'espace ? pourquoi l'espace ? Pourquoi la matière est-elle apparue ? qu'y avait-il autour du point du bigbang si tout l'espace-temps était au début concentré en un point ? qu'y avait-il avant l'apparition de ce point ? Pourquoi des lois régissent-elles la matière ? Existe-t-il d'autres types de matière constitutives d'autres mondes que nous ne pouvont percevoir ? Voire des mondes qui ne seraient pas matériels ?
Aucune de ces questions ne permet de déduire a priori des réponses spiritualistes. Toute réponse spiritualiste est a priori suspecte d'anthropocentrisme (car l'hypothèse de l'existence de phénomèes spirituels est typiquement une production de l'esprit humain par amalgame et confusion de perceptions et de questionnements, comme l'a bien montré Dawkins). Et l'examen de ces questions, aporétique par définition, ne peut fonder aucun espoir pour l'existence humaine, ni aucun sens éthique particulier (sauf peut-être celui de la modestie pour notre espèce). Ces questions sont assez gratuites et n'auront jamais de réponse intelligible par le cerveau humain.
Journée grise
Je corrige mon manuscrit sur le stoïcisme. Vous n'imaginez pas le boulot que c'est. Autrefois une correction c'était reprendre son texte, barrer des mots, en rajouter. Aujourd'hui, c'est faire ça au stylo, puis ensuite sur le traitement de texte rechercher les mots à changer, le faire. On y attrappe un mal de tête. Surtout quand c'est un manuscrit qu'on n'aime pas. Or comment aimer quelque chose sur lequel on travaille depuis 8 ans, et dont on ne parvient pas à se débarrasser ?
On est accablé par la naïveté, la prétention, de ce qu'on écrivait à 32 ans. Mais on sait qu'il est trop tard pour tout changer. On édulcore quand c'est possible. On essaie de rendre le texte moins lourd, moins con. Mais on sait que c'est foutu. On n'y parviendra pas. On voudrait tout jeter à la poubelle. On ne peut pas. Et tout ça pour quoi ? Pour trente, quarante lecteurs, qui de toute façon ne vous liront que de travers, avec beaucoup de malentendus à la clé. Pour la vanité de se dire "tiens la bibliothèque publique de Beaubourg a acheté mon bouquin" comme je l'ai remarqué pour mon livre "Abkhazie hier". Tu parles.
Je ne poursuis ce travail ingrat que pour le plaisir d'envoyer le document "word" en janvier à l'éditeur en me disant" ouf cette fois ci c'est la bonne, tout ce qui comptait est publié". Je sais qu'il n'y a au fond là que l'écho à de veilles croyance. L'écho à cette phrase de mon instit de CM1 qui lisait mes rédactions à sa classe en disant "C'est comme ça que Victor Hugo a commencé". C'était à l'automne 1979, le temps où la "graphosphère" l'emportait encore sur la "vidéosphère" comme disait Régis Debray. Le temps où on s'appliquait quand on parlait au micro, où on racontait des histoires, où les mots étaient importants. C'est peut-être cet imaginaire-là que je prolonge, une dernière fois, en m'astreignant à intégrer sur ce traitement de texte débile les corrections de mon manuscrit indigent.
Pas de sujet
Bon allez, vous avez raison : mon apologie de la psychologie évolutionniste et du rationalisme sur la question des "genres" n'était pas un bon sujet estival. Mais quoi ? je n'allais pas comme tous les autres vous parler une fois de plus de l'affaire bête-en-court. Surtout pas pour chanter la gloire de M. Plénel cmome certains osent faire. Je n'allais pas non plus vous parler de toutes ces histoires de communautarisation, ségrégation des territoires dont on reparle à propos des violences de Grenoble, ni du projet de loi sur les retraites adopté aujourd'hui devant l'assemblée nationale, ni de la baisse du niveau scolaire des enfants ni de tous ces sujets (toujours les mêmes au bout de 25 ans de néo-libéralisme) qui rendent notre époque déprimante et chargent d'un zeste de nostalgie supplémentaire la nouvelle du décès de Cécile Aubry (non rien à voir avec Martine).
Bon, il faut se rendre à l'évidence : il n'y a pas de bon sujet à traiter en ce moment. Je ne vous promettrai pas une nouvelle révolution sexuelle comme le fait Michel Onfray spécialiste des plats réchauffés au micro-onde, ni la glorieuse "société de l'information" remplie de vaillants cyber-citoyens "écoresponsables", cools et sympas et tout et tout, ni la fin du monde que prédit Castro. Je vous annonce juste plus d'inégalités, plus de tolérance pour la recherche cyique du fric, plus de haussements d'épaules, plus de fuites du pétrole dans le Golfe du Mexique et de gens qui meurent de faim un peu partout. Et encore plus de gens qui ont déjà oublié qui était président dela République il y a 4 ans, qui sont de plus en plus dans l'inconsistance et l'insignifiance, les velléités, les surréactions hystériques, le besoin de coconner son égo. Bref, vous pouvez partir en vacances tranquilles. Le monde ne fait que poursuivre, à un train de sénateur, son processus d'effilochage auquel nous ne sommes finalement que trop habitués. Rien qui puisse stimuler nos esprits fatigués, rien qui justifie vraiment, au fond que vous allumiez votre ordinateur (ce qui d'ailleurs pollue cette chère planète-qu'il-faut-fétichiser).
Anarchisme et division sexuelle des rôles
Bon, l'ambiance estivale ne se prête guère à l'écriture de longs billets. Mais puisqu'une blogueuse a bien voulu recommander le présent blog sur le sien, et commenter deux ou trois de mes billets, je dois lui rendre la politesse ici, en signalant son blog que vous retrouverez en cliquant là.
Cette dame est un peu plus anarchiste que moi (question d'âge peut-être), mais son article sur le "salut des femmes : peut-on refuser" dit à peu près ce que j'ai moi-même soutenu dans mes propres billets, sur la burqa par exemple.
Je n'émettrai des réserves que sur des formulations comme celle-ci :
"Une femme peut vivre seule. Peut élever ses enfants seule sans que ce soit un drame de la vie. Peut assumer sa sexualité sans être ni une frigide ni une chaudasse. Peut choisir d'être religieuse ou de ne pas l'être. Peut n'avoir aucun instinct maternel. Peut être aussi infecte qu'un gars aux mêmes fonctions de responsabilités. Peut être aussi compréhensive qu'un gars aux mêmes fonctions de responsabilités"
Ce qui me gêne dans ce genre de formulation, c'est qu'on ne sait jamais quel est le statut de ce "peut". Est-ce une liberté, un droit, inscrits dans un dispositif juridique précis ? ou bien est-on dans l'ordre de recensements : "dans le monde, il y a, il y a, il y a" ? Parle-t-on de normes ou parle-t-on de faits ?
Si l'on parle du droit, alors oui, je suis d'accord, les types de comportements décrits ci-dessus ne sauraient être déclarés illégaux.
Mais si l'on est dans l'ordre des descriptions, alors ça me fait penser à ce chapitre des Essais de Montaigne où il décrit toutes les coutumes que les Européens ont découvertes en Amérique. Ce genre d'inventaire à la Prévert provoque une sorte de vertige : il y a des gens qui tuent, il y a des gens qui rendent service, il y a des gens qui grimpent aux arbres etc. On en ressort toujours avec une sorte de vertige relativiste, et l'on finit par se demander : mais pourquoi n'y a-t-il pas plus de gens qui tuent, ou pourquoi la moitié des mères n'abandonnent-elles pas leurs enfants dans la rue (puisque la dame évoque les femmes sans instinct maternel) ? Et l'on en vient à se dire que c'est parce qu'un ordre social bien ficelé (et uniquement ça) fait pencher la balance dans l'autre sens, mais qu'après tout, tout pourrait être autrement (de là d'ailleurs à nourrir une vision complotiste dudit ordre social il n'y a qu'un pas).
Ce que j'ai beaucoup apprécié dans la psychologie évolutionniste anglo-saxonne (Helen Fisher, Steven Pinker etc), c'est qu'elle commençait toujours par recenser les comportements de la majorité des sociétés de tous les temps, pour dégager des invariants anthropologiques cohérents avec l'évolution darwinienne de notre espèce. Cette démarche est beaucoup plus rationnelle. Parce qu'elle permet d'expliquer 1) qu'effectivement dans la plupart des sociétés le meurtre et l'abandon d'enfants (par exemple) est vraiment très minoritaire et stigmatisé 2) que ce n'est pas seulement le conservatisme, le machisme, la prédominance d'une bourgeoisie ou que sais-je qui ont entraîné ce fait, mais seulement que, si l'humanité ne s'était pas elle-même sélectionnée pour que l'instinct de meurtre ou d'abandon des enfants n'y soient point minoritaires, l'humanité se serait tout simplement autodétruite, comme ces espèces animales qui avaient, qui des cornes trop lourdes, ou qui des ailes trop longues.
Ce retour au constat statistique et rationnel est très important pour avoir une vision "apaisée" tout autant que véridique de la condition humaine, une vision réaliste. Le constructivisme en sciences sociales au 20ème siècle l'a trop souvent ignoré, comme le stalinisme voulait ignorer les montagnes et les cours d'eau difficilement franchissables.
Et, sur la base de ce constat, il faut bien dire qu'il y a une division sexuelle des rôles qui fait que certaines femmes ont certaines choses que les hommes n'ont pas, et vice versa. Ce qui ne signifie nullement que la femme doit rester au fourneau à torcher les gosses tandis que l'homme va à la guerre, mais que, si on veut construire une société d'amazones (par exemple), ce qui peut-être un but tout à fait légitime sur quatre ou cinq générations par exemple, il ne faudra pas considérer comme une trop grosse anomalie le fait qu'une bonne partie de ces amazones voudront avoir un enfant passé un certain âge. Ce n'est pas faire preuve d'un' "essentialisme" conservateur que de dire cela, c'est juste envisager l'évolution des espèces sous un angle pragmatique et réaliste : on peut espérer faire vivre des bovins aux cornes trop lourdes, mais il faudra veiller à le faire en symbiose avec une évolution de leur environnement qui ne rende pas cette particularité trop douloureuse.
Un bon anarchiste me dira qu'il ne s'agit pas de produire une société d'amazone ni de bovins à six cornes, car la plupart des anarchistes sont trop paresseux pour réfléchir à ce que devrait être l'humain, et se satisfont donc du bonheur narcissique de se battre pour que chacun puisse être à peu près comme il veut - comme si ce "vouloir" là, si superficiel, si influencé par tant d'éléments était fort clair, fort sacré et fort immuable, ce qui est souvent loin d'être le cas) Je suis assez d'accord - je l'ai déjà dit plus haut - pour que chacun puisse faire ce qu'il veut dans la génération d'aujourd'hui. Mais la question est celle du long terme (que les anarchistes en général n'aiment pas aborder ou alors évoquent comme une sorte d'Eden abstrait). Nos enfants ont besoin qu'on leur présente certaines orientations comme bonnes, d'autres comme mauvaises (quitte à se rebeller ensuite contre ces qualificatifs). Contrairement au fantasme rousseauisto-lacaniens, ils ne viennent pas au monde tout armés d'une préscience qui rend leur éducation superflue. Quelle valeur insufflerons-nous à nos petites filles ? d'être de sanguinaires amazones ou des masseuses chinoises soumises et de dociles mères de famille ? Même s'il faut le maximum de nuances, et le maximum de prises en compte non seulement des dispositions individuelles innées, mais aussi des dispositions issues de l'évolution génétique de notre espèce, la question de la valeur ne peut pas être complètement occultée par un simple inventaire : "il y a, il y a, il y a".
Vassia, la Grèce, les guerres des Balkans
J'ai souvent parlé du site Résistance, une site très fourni que nous tenions en 2000, mais qui, en raison de l'instabilité psychique de sa websmestre (qui n'a gardé aucune copie de sauvegarde), a sombré corps et âme en 2001. Heureusement il m'en reste quelques archives sur mon ordinateur personnel. En voici une, une interview du 14 juillet 2000 - il y a tout juste 10 ans.
C'est l'occasion pour moi de rendre hommage à l'engagement politique et intellectuel de Vassia Karabelia, qui vient de terminer sa carrière d'historienne de l'art à l'Insititut néo-hellénique de Paris IV. Comme beaucoup de gens qui peinent aujourd'hui à trouver une voie d'action dans les structures politiques classiques, elle continue à entretenir une morale altruiste chez ses contemporains en déployant une action humanitaire pour des villages incendiés dans le Péloponnèse. Ce genre de petite action est peut-être un facteur de préparation ou d'entretien de l'éthique anticapitaliste à la Arnsperger. D'ailleurs aider la Grèce est peut-être plus qu'opportun à l'heure où ce pays, attaqué par les spéculateurs et étranglé par l'Union européenne, entame une nouvelle grève générale. Si vous souhaitez vous associer aux initiatives de Vassia faites moi signe !
Par ailleurs je joins à cela trois autres interviews réalisées en 2000. Je ne suis pas forcément d'accord avec les gens que j'interviewe (cela ressort d'ailleurs dans la tournure de mes questions ou dans leurs réponses), mais ce sont désormais des documents à valeur historique).
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Flash-back sur la résistance anti-OTAN de 1999
Interview de Vassia Karkayani-Karabelias
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Vassia Karkayani-Karabelia est maître de conférence en histoire de l’art grec moderne et contemporain à l’Institut néo-hellénique de l’université Paris-IV-Sorbonne. Née en Grèce à Volos, en Thessalie, elle est arrivée en France à l’âge de 20 ans, en 1967, comme étudiante en art et archéologie. L’an dernier elle a milité contre les bombardements, et nous l’avons rencontrée pour la première fois lors de la conférence de Collon-Halimi du 7 juin 2000 (il s’agit de la « dame brune » que nous citons dans notre page). Comme beaucoup de gens qui ont des choses intéressantes à dire, Vassia n’a pas l’habitude des interviews. Pourtant son témoignage et son point de vue apportent un éclairage essentiel sur des aspects fondamentaux de la résistance à l’agression de l’OTAN dans les Balkans. Propos recueillis dans un café près de Montparnasse, le vendredi 14 juillet 2000.
Frédéric Delorca : – Vassia, vous avez participé à un grand nombre de manifestations contre les bombardements l’an dernier. A lire les journaux, à l’époque, le grand public pouvait avoir l’impression que seuls des « extrémistes serbes » protestaient contre les bombardements en France. Mais, en définitive, il n’y avait pas qu’eux.
Vassia Karkayani : – Pour être franc, le mouvement de résistance a été beaucoup plus faible en France que partout ailleurs en Europe pour des raisons qui méritent d’être étudiées. Mais il serait faux de penser qu’il ne s’est rien passé, et il est encore plus faux de dire que seuls des « extrémistes serbes» manifestaient.
FD – Lors de la conférence de Collon et Halimi vous avez parlé d’une conférence à l’école nationale supérieure.
VK – Oui, c’était une manifestation assez tardive qui a eu lieu en mai je crois. Christophe Chiclet, qui collabore au Monde Diplomatique, et qui a fait une thèse sur l’histoire du Parti communiste grec, a organisé une réunion à l’ENS à laquelle participait également Vidal-Naquet. La salle était archi-pleine. Lors de cette réunion, on a rencontré des Serbes que nous n’avions jamais rencontrés ailleurs et qui ont exprimé leur critique contre tout ce qui se passait autour de l’église orthodoxe serbe. C’est là que nous avons pris conscience du fait que toutes les forces hostiles aux bombardements en France étaient complètement éparpillées. Les non-Serbes anti-bombardements n’étaient pas dutout organisés. Et les Serbes étaient aussi divisés entre ceux – issus des milieux de droite – qui gravitaient autour de l’église orthodoxe et les autres. Moi-même étant athée je me sentais proche des seconds, les Serbes non-religieux, mais je collaborais avec tout le monde sans problème.
Comme je l’ai dit lors de la conférence dans les locaux du journal Le Monde, et contrairement à ce qu’ont écrit des gens comme Huntington, Kristeva ou Lacarrière, ce n’est pas l’attachement à l’orthodoxie qui fonde la solidarité entre les Grecs et les Serbes d’aujourd’hui. Ce sont surtout d’autres valeurs. C’est le souvenir de la Seconde Guerre mondiale où Serbes et Grecs ont retenu pendant plusieurs mois les troupes allemandes et italiennes tandis que Bulgares, Albanais, Croates, Roumains, Tchèques et Turcs s’étaient ralliés à l’Axe.
Et ce souvenir est très vivace, même quand vous parlez avec des Yougoslaves qui ne sont pas communistes ou qui sont issus de familles monarchistes. Bon, en ce qui me concerne je ne suis d’aucun de ces deux côtés. Je reste idéaliste et à gauche, mais je n’ai jamais approuvé ce qui se passait dans les régimes dits « communistes ».
FD – Vous n’appartenez à aucun parti politique ?
VK – Non. J’ai adhéré au parti socialiste français en 1988 en réaction aux actes odieux des gendarmes, commis dans la grotte d’Ouvéa en Nouvelle-Calédonie. J’ai milité à la base pendant sept ans, y compris au sein d’un comité d’arrondissement, mais sans vraiment me sentir à l’aise dans ce parti, et je l’ai quitté en 1995, au moment du génocide du Rwanda, écoeurée par l’attitude des dirigeants socialistes dans cette affaire.En fait, ce fut la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. J’avais conscience depuis longtemps du fait que l’attachement du parti socialiste au status quo allait dans le sens d’une logique conservatrice et néo-libérale. Depuis lors je ne suis dans aucun parti, mais je reste militante de gauche, je reste « agitateur culturel et politique » de gauche.
Quand j’étais plus jeune, j’étais proche du Parti communiste « de l’intérieur » grec (c’est à dire le PC anti-stalinien). Je suis arrivée en France en 1967 pour fuir la dictature. Ma vie politique s’est formée dans la résistance à la dictature grecque et aussi dans l’enthousiasme de cette « étincelle poétique » dont parle Philippe Sollers que fut mai 68 en France. (En quelques semaines toutes les hiérarchies avaient basculé et tout devenait possible. Depuis lors les opportunistes, très présents aujourd’hui dans les médias, ont repris le dessus, mais nous sommes encore nombreux à rester réalistes et à demander l’impossible).
J’insiste sur le fait que je ne me suis jamais fait aucune illusion sur les régimes communistes, comme je ne m’en fais aujourd’hui aucune sur le gouvernement de M. Milosevic. En 1974, j’ai fait un voyage en Roumanie qui m’a montré toute la dimension dictatoriale du régime de M. Ceaucescu. Quand je suis rentrée en Grèce et que j’ai raconté tout ça, cela a fait beaucoup de peine à mon père, ex-résistant sous l’occupation nazie et qui a toujours été un communiste « orthodoxe » - et par là il faut entendre un communisme idéaliste et humaniste.
Il est mort l’an dernier au moment des bombardements. En 1990, quand la Croatie avait fait sécession de la République fédérale yougoslave, il m’a livré l’analyse suivante : « L’Allemagne a perdu la première et la deuxième mondiale. Elle est en train de gagner la troisième guerre mondiale sans combattre ». Il n’avait pas tout-à-fait tort, sauf qu’il n’y a pas que l’Allemagne qui est en cause…
FD – Justement quelle a été votre attitude pendant la guerre de Croatie et de Bosnie ?
VK – J’étais bien évidemment contre la politique de l’Occident dès ce moment-là. Ca se voyait que l’objectif était le démantèlement de la fédération yougoslave. Et l’hypocrisie européenne était déjà incroyable et manifeste : d’un côté on se battait pour une Europe unie, une confédération européenne, et, d’un autre côté, on démantelait la confédération yougoslave sous des prétextes qu’on n’accepterait pas pour notre pays. Les Français ne veulent pas entendre parler de l’autodétermination de la Corse, de la Bretagne, de l’Alsace, ou du Pays-Basque et ils soutiennent celle de la Croatie, alors que c’est le même problème.
Cela ne signifie pas pour autant que j’approuvais la politique de Milosevic. Bien au contraire. Depuis 1989, la revue à laquelle je collabore en Grèce, « Anti », n’a cessé de dénoncer les erreurs de Milosevic, tout en tirant la sonette d’alarme pour dire que la politique de M. Milosevic risquait de conduire à une intervention occidentale. Mais, au fond, c’est ce que l’Occident voulait, n’est-ce pas ? On peut penser que, depuis 1989, les Occidentaux faisaient tout pour qu’on en arrive là. Milosevic, peut-on dire, est en quelque sorte la création des Américains. Jusqu’à une certaine date il a été leur enfant chéri, ainsi que des Européens qui l’ont beaucoup ménagé à Dayton.
Mais on ne peut pas retracer l’historique des choses quand on parle avec les gens. On nous taxe de « bruns-rouges » de « fascistes » etc. pour nous empêcher de reconstituer l’histoire et de montrer qui est vraiment responsable des drames qui sont survenus.
Pour nous qui restons animés par certains idéaux comme l’indépendance des pays, la liberté des peuples, contre l’imposition de destins politiques par des puissances étrangères, contre le capitalisme, contre la mondialisation, nous paraissons bizarres aux yeux de la société qui nous entoure, on évolue dans un désert.
Pendant les bombardements, on était littéralement malades, et on croyait vraiment tomber dans la paranoïa, puisque même nos meilleurs amis « de gauche » en France soutenaient les bombardements. Quelques jours après le début des bombardements déjà je croyais devenir folle. Les voisins dans l’immeuble, les gens à l’université, tout le monde désapprouvait mon point de vue et répondait à mes arguments par un silence hostile. Je me rappelle une dame qui était pourtant très bien intentionnée avec moi, une médecin. J’attendais l’ascenseur. Elle me dit « Qu’est-ce que vous avez ? » Je dis : « Ca ne va pas bien » Et la dame me répond : « Je vous comprends… La position de la Grèce est absolument inexcusable ! » (rire). Parce que la Grèce était très violemment anti-bombardements (des centaines de milliers de gens manifestaient à Athènes, à Thessalonique, et ailleurs).
J’ai téléphoné, au début des bombardements, à mon directeur de thèse et ami, O., un grand ami de la Grèce, professeur de philosophie, une des personnalités qui nous ont le plus aidés pendant la dictature avec Vidal-Naquet et Vernant. J’attendais de lui du réconfort. Il m’a critiquée très violemment en disant qu’il n’était pas possible que moi je puisse défendre cette position-là, qu’il n’était pas possible de laisser exterminer tous les Albanais (c’était la période où on nous faisait croire que les Serbes avaient commis un génocide, l’époque où il était impossible d’expliquer que les massacres d’Albanais étaient le RESULTAT des bombardements et non le motif légitime pour une intervention).
Bien sûr j’étais sensible à l’exode des Albanais. Nous, les Grecs, on a connu bien des exodes. La famille de ma mère est réfugiée de Thrace orientale. Mais l’on savait bien que cet exode albanais était le résultat d’une stratégie militaire désespérée PROVOQUEE par l’OTAN, et non le fruit d’une intention génocidaire du gouvernement yougoslave. Les massacres existaient des deux côtés, mais il était ridicule de parle de « génocide ».
Mais il était impossible de faire entendre cela. Même mon mari qui est d’origine lointaine gréco-albanaise approuvait au début les bombardements, impressionné par les commentaires grandiloquents des images diffusées par les journaux et la télévision.
FD - Votre mari est Albanais ?
VK – Non – de lointaine origine seulement : de ceux qui ont immigré en Grèce à partir du XIV ème siècle. Vous savez que la moitié des partisans qui libérèrent la Grèce au XIX ème siècle étaient d’origine albanaise, quoique de religion grecque orthodoxe. Il n’y avait pas de frontière entre les pays balkaniques sous l’occupation turque. Les frontières sont récentes. Elles ont été créées par les puissances occidentales au XIX ème siècle, puis au XX ème, ce qui a provoqué toutes les crises balkaniques que l’on sait.
Donc oui, mon mari a été sensible à la propagande médiatique. Cela fait froid dans le dos quand on repense aux absurdités qu’on nous faisait croire. Par exemple cette histoire selon laquelle tous les hommes albanais avaient été tués par les Serbes et que les femmes s’enfuyaient seules avec les enfants et les vieillards. Alors qu’il suffisait de regarder les images pour voir qu’il y avait des hommes dans les colonnes de réfugiés et au volant de leurs voitures. Ca me rappelait ce qu’écrivait Barthes sur la légende des photos et des affiches publicitaires : ce qu’il y a à voir n’est pas ce que vous voyez mais ce qu’on vous dit de voir !
Et tous ces mensonges à propos du « génocide ». Cela me fait penser à un livre de Heinz Richter[1] et dont je vous soumets un extrait que j’ai fait traduire par mes étudiants à Nanterre. Cet extrait concerne la propagande du Foreign Office britannique à la fin de la Seconde guerre mondiale, quand les Anglais voulaient discréditer l’ELAS, mouvement de résistance à prédominance communiste auquel avaient collaboré tous les courants démocratiques anti-fascistes. Londres voulait à l’époque démanteler ce mouvement pour remettre au pouvoir le roi, compromis dans la dictature de Metaxas en 1940, et dont de nombreux officiers avaient collaboré avec les Allemands contre les résistants :
« On a vu tout-à-l’heure, les propos cyniques de Mc Millan concernant les otages de l’ELAS (Armée populaire de Libération nationale – communiste) et les possibilités d’exploitation à des fins de propagande qu’ils offraient aux Britanniques. Aussitôt après le cessez-le-feu, les Britanniques, parallèlement aux pourparlers pour la paix, ont commencé à alimenter l’appareil de propagande avec des rapports sur les atrocités commises par l’ELAS. Liper s’est empressé d’apporter des « rapports objectifs » et des « documents » qui ont été publiés en janvier dans un livre Blanc à Londres. Le 18 janvier, Churchill a utilisé ces éléments, lors d’une discussion à la Chambre des Communes et a parallèlement accusé l’ELAS de n’avoir pratiquement rien fait contre les Allemands pendant l’occupation. Par la suite, il a lu une série de rapports concernant la prise d’otages ainsi que leur exécution par l’ELAS à Peristeri. Ces descriptions ont été complétées par un rapport de la délégation des associations des Travailleurs britanniques conduite par Sir Walter Citrine qui avait visité Athènes le 22 janvier. D’après ce rapport, l’ELAS, peu avant son retrait, avait installé à Peristeri des tribunaux improvisés qui avaient condamné à mort environ 1500 « traitres et ennemis ». leurs corps avaient été jetés dans des fosses communes et avaient été recouverts à la hâte de terre. Citrine lui-même avait vu 250 cadavres. Ce rapport « objectif » a beaucoup contribué à faire basculer l’opinion publique en Grande-Bretagne aux dépens de l’ELAS .
Concernant ce rapport des syndicats,il existe certains doutes. Un militaire britannique des forces d’intervention, Colin Wright, a écrit le 10.2.45 dans une lettre relative à la mission Citrine : « Citrine est apparu et a disparu presque immédiatement. Quel fut le résultat de sa visite ici ? Le temps de son séjour, il a demandé certains renseignements provenant essentiellement de gens de droite, à l’hôtel « Grande Bretagne ». Dès le début de sa visite il a fait comprendre ce qu’il voulait voir et entendre.»(..) Et le 13 mars il ajoute : « L’EAM mène des enquêtes concernant les atrocités, mais je crois que la plupart d’entre elles se révèlent inexistantes. Il circule ici des rumeurs selon lesquelles la droite a utilisé beaucoup de machinations contre la gauche. Des gens qui sont morts de mort naturelle ont été déterrés. On leur a coupé nez et oreilles, on leur a arraché les parties génitales. Après ils les ont présentés comme des cadavres de victimes de l’ELAS » (…) Le but de cet ouvrage n’est sûrement pas de retirer les charges contre l’ELAS. Il est naturel que des atrocités aient eu lieu, comme c’est d’ailleurs le cas dans toutes les guerres civiles. Mais il faut prendre en compte le climat général qui régnait à Athènes à cette époque-là. A l’hystérie d’une guerre civile a été ajoutée une certaine expérience des atrocités commises lors de l’occupation. La vie humaine à Athènes n’avait aucune valeur. Des vengeances personnelles et des crimes de la pègre ont eu lieu. Il est néanmoins improbable que l’ELAS ait procédé à des crimes à des crimes organisés et surtout dans un quartier d’Athènes juste avant son retrait. Il existe aussi un autre point de vue qu’on doit prendre en considération : pourquoi l’ELAS laisserait derrière elle, juste après sa reddition, et en pleine Athènes, une telle accusation contre elle-même ?
En récapitulant, on se rend compte que l’accusation contre l’ELAS relative aux meurtres massifs ne tient pas debout. (…) Certaines publications et des communiqués semi-officiels grecs ont décrit les atrocités de la gauche. Mais rien n’a été dit à propos des déportations de milliers de citoyens par les Britanniques et le gouvernement grec. Pas un mot n’a été prononcé concernant les extrémistes de droite, pour les milliers de morts tués par l’artillerie britannique, par les bombes et les roquettes lancées des avions britanniques sur les quartiers populaires d’Athènes. »
Vous voyez : le parallèle avec l’affaire du Kosovo est saisissant. Ce sont toujours les mêmes schémas de désinformation, fabriqués par des états-majors… à Timisoara c’était pareil..
FD – Revenons d’un mot à la résistance aux bombardements dans le Quartier Latin. Il n’y a pas eu que la conférence de Vidal-Naquet à l’ENS…
VK – Non. Il y a eu de très nombreuses manifestations qui, même si elles n’ont pas rassemblé des foules (loin de là…) ont eu le mérite d’exister. Des articles ont également paru dans les journaux contre la guerre, essentiellement après le premier mois des bombardements. Pendant les premiers temps, vous le savez, la désinformation, la censure peut-on dire, étaient de règle. Ce n’est qu’à travers Internet que nous avons eu les premiers textes de N. Chomsky, de Peter Handke, de Harold Pinter, de V. Volkoff, Max Gallo, Régis Debray et d’autres. Les grands journaux d’opinion, Le Monde en tête, n’ont pas brillé par leur objectivité… Lorsque certains articles ont commencé à être publiés – ceux de Debray, de Badiou, de Jean Clair – , ils étaient noyés dans l’hystérie enragée des partisans de la « première guerre socialiste » - slogan lancé par Tony Blair, repris par nos dirigeants politiques et par tous les cabotins médiatiques Finkielkraut, Kouchner, Glucksmann, et surtout BH Lévy, ce dernier ex-chantre des talibans afghans, et complice des extrémistes en Algérie, en Croatie et en Bosnie, continuant brillamment sa carrière comme défenseurs des criminels de guerre de l’OTAN au Kosovo … Je regrette que Cornelius Castoriadis ne soit plus de ce monde pour dévoiler comme il le fit souvent ce genre d’escroquerie médiatique.
La première manifestation eut lieu dès le 26 mars, place de l’Opéra, à l’appel du PCF. C’était lamentable : on était mois de deux cents. Mais ces militants du PC on les a retrouvés par la suite dans toutes les réunions ou manifestations, même après la défection de leur parti. La cellule du PCF du V ème arrondissement est restée mobilisée pendant toute la période de la guerre.
Il y eut aussi la seule grande manifestattion entre République et Bastille qui réunit environ 5 000 personnes – au même moment à Berlin et à Rome ils étaient des centaines de milliers...
Par ailleurs je me souviens aussi d’une manifestation du 1er avril organisée par le Comité étudiant de réconciliation franco-serbe, d’une conférence à la mairie du IX ème arrondissement avec le Dr Maritza Mattei, Suzanne Vernet etc. Et encore d’une mobilisation le 4 mai à l’appel du Parti des travailleurs, avec la participation d’autres groupes comme la Conférence mondiale de la Jeunesse pour la révolution, qui se sont réunis à la Mutualité. Il faut citer aussi un petit rassemblement de militants du PCF au Café du Croissant (lieu symbolique du socialisme français). Le 12 mai, la Communauté hellénique de Paris a organisé une soirée de solidarité avec le peuple yougoslave. Tous les samedis le Comité d’action contre la guerre organisait un rassemblement pacifiste. Diverses autres réunions ou manifs eurent lieu : la manif du Collectif Non à la Guerre (proche de l’extrême-droite) le 1er juin, la réunion organisée par un collectif d’ étudiants de la Sorbonne, amphi Bachelard, où l’on a retrouvé MM. de la Gorce, Bourget, Motchane etc dans le cadre d’un débat sur les enjeux stratégiques dans les Balkans.
Et puis n’oublions pas une conférence anti-bombardements organisée par M. Mélenchon et la gauche socialiste à la Sorbonne dès le premier mois. L’amphithéâtre Louis Liard était archi-plein. L’information y était correcte. Mélenchon a déclaré qu’il se battrait à l’intérieur du PS contre les bombardements, mais qu’il ne démissionnerait pas.
Au sein de l’establishment parisien, Marianne a joué un grand rôle contre les bombardements. Ils ont organisé le deuxième grand rassemblement après celui de la gauche socialiste. C’était à la maison de l’Europe. JF Kahn et Régis Debray y participaient.
Et puis j’oubliais : le rassemblement à l’Assemblée nationale où Finkielkraut s’est fait copieusement huer. Il faudra un jour dresser l’inventaire pour savoir combien de gens dans ce pays sont restés lucides face à l’abrutissement médiatique.
Les Grecs, qui étaient mieux structurés que la communauté serbe, ont organisé plusieurs réunions au siège de la communauté hellénique.
Il y a eu deux ou trois manifestations au Trocadéro, où il y avait plein de drapeaux royalistes, ce qui m’a gênée, mais il n’y avait pas le choix. C’est ce que les Français comprenaient mal. Ils nous taxaient de « sympathisants de Milosevic » et nous leur disions : « Mais, voyez, c’est ridicule : il y a avec nous des gens qui ont émigré pour échapper au régime de Milosevic !» (des royalistes, des socialistes, des démocrates – tous étaient contre l’OTAN).
On a eu le même problème lors de la « grande » manifestation organisée par le PC entre République et Bastille. Quelques nationalistes serbes – minoritaires – et quelques partisans de Le Pen étaient dans le défilé, ce qui fournit toujours un prétexte à la presse pour nous discréditer. Mais on ne pouvait pas éviter que cela se produise, même si la majorité écrasante des gens dans la manifestation n’étaient ni nationalistes ni d’extrême-droite.
Et puis il y a toujours les provocateurs. Place Saint-Michel, une fois, lors de nos manifestations hebdomadaires du samedi, je parlais avec un groupe de femmes. Un homme est arrivé, grand, mince, très agressif. Il nous a traitées de « salopes » et nous a demandé, haineux, si nous n’avions pas honte de « soutenir les crimes de Milosevic ». Les femmes étaient hors d’elles. Elles lui ont dit que ça n’avait rien à voir avec Milosevic, et que leurs mères, pères, leurs enfants, leur famille étaient sous les bombes … Il a commencé à empoigner une des femmes qui parlaient avec moi, à l’attraper par le col, puis à lui tirer les cheveux. Des jeunes gens du service d’ordre, des Serbes, se sont alors précipités. Ils ont commencé à bousculer le type pour l’empêcher de frapper. Nous nous lui disions de partir, mais il restait, comme, s’il faisait exprès de s’exposer à la colère du service d’ordre. Finalement ils en sont venus aux poings. A un moment l’ homme est tombé, il saignait au front. Nous avons eu très peur. La police est arrivée. Elle a interpelé trois jeunes Serbes du service d’ordre. Le lendemain, avec mon amie Catherine Teuler, nous sommes allés au commissariat pour faire notre déposition et expliquer que c’est le type qui avait provoqué les violences. Compte tenu du climat anti-serbe qui régnait nous étions inquiètes, mais, nous avons eu de la chance. La commissaire de police semblait avoir une certaine sympathie pour nous et les trois Serbes ont été relâchés. J’ai appris par la suite que le provocateur aurait été albanais. Il ne lui était heureusement rien arrivé de grave.
FD – Au niveau du corps enseignant y avait-il un soutien contre les bombardements ?
VK – Très peu. Nanterre était un peu plus sensible à notre cause que la Sorbonne, mais globalement peu de choses. C’est plus autour de Badiou à Jussieu que les gens se sont sentis concernés. Pour la plupart, nous étions de petits groupes, on agissait comme on le pouvait. Avec Catherine, nous avons envoyé des centaines de fax et fait des centaines de photocopies d’articles (de Debray, Handke, ou de Jean Clair, le directeur du musée Picasso -« De Guernika à Belgrade »-, qui d’ailleurs après ça s’est fait étriller par la « communauté culturelle » parisienne).
FD – Et en ce qui concerne les artistes ? les critiques d’art ?
VK – Rien du tout. J’ai écrit à l’Association internationale des critiques d’art dont je fais partie. Aucune réaction.
FD – L’appel de Bourdieu-Vidal-Naquet « Pour une paix durable dans les Balkans » a-t-il eu un effet mobilisateur dans le quartier latin ?
VK – Non. On attendait beaucoup de Bourdieu qui est une personnalité importante. Mais il nous a déçus, son texte était très ambigu. J’ai refusé de le signer.
Tout le monde est tombé dans le piège de la désinformation. Regardez jusqu’à quel point d’hypocrisie et de mensonge est arrivé le journal Le Monde ! Ca me rendait malade ! Et Libération était encore pire ! Seul Le Monde Diplomatique (comme Marianne) faisait un effort d’objectivité.
Quand je suis revenue l’an dernier en Grèce pendant les vacances de Pâques, c’est la première fois que j’ai commencé à avoir de l’estime pour la télévision grecque ! parce que j’y entendais enfin des débats « pour et contre » les bombardements, alors qu’en France le débat était impossible. Il est vrai aussi que l’anti-américanisme, très fort en Grèce depuis que les USA ont engendré et soutenu la dictature en 1967-74, nous aide à être plus lucides…
FD – Ismail Kadaré accuse les Grecs d’être anti-Albanais, qu’en pensez-vous ?
VK – Ismail Kadaré est un bon écrivain mais qui a proféré d’énormes conneries depuis deux ans et se livre à des malversations historiques indignes de sa renommée. Le prétendu sentiment anti-albanais des grecs est largement une invention, ou, s’il existe, il est très relatif, et il faut replacer tout cela dans un contexte très précis. En ce moment, la Grèce a, sur son territoire, officiellement environ 700 000 travailleurs albanais. Après la chute d’Enver Hoxha, l’Albanie qui était déjà pauvre a sombré dans la misère. Beaucoup d’Albanais ont émigré. L’Italie leur a fermé ses frontières – elle les a même jetés à la mer, vous vous rappelez !, la Grèce les a accueillis. La Grèce a probablement un peu de mal à s’adapter à son nouveau statut de pays d’immigration – il y a aussi de nombreux Philippins, des Pakistanais, des Ethiopiens, des immigrés d’Europe de l’Est etc.
Il faut par conséquent éviter les généralisations. Il y a en Grèce des travailleurs albanais, et de qualité. Grâce aux maçons albanais, les constructions traditionnelles en pierre de taille sont en train de renaître dans les campagnes grecques. Je connais aussi des Albanais sincèrement épris d’un souci d’intégration dans la société grecque ou qui sont déjà bien intégrés. Dans la région de ma famille, il n’y a jamais eu d’incidents.
Mais à Athènes et dans quelques autres régions, il y a eu beaucoup de vols et de crimes crapuleux qui ont ému l’opinion publique. Leurs auteurs étaient albanais. Evidemment, les Albanais qui se livrèrent à ce type d’exaction, il faut parfois comprendre leur situation. Ils viennent d’un pays extrêmement pauvre où le niveau culturel est très bas. Ils sont comme les Grecs d’Epire au lendemain de la guerre. Ces Grecs émigraient vers l’Allemagne où ils se livraient aussi à des vols, à des agressions diverses. Certains Albanais agissent de la même façon chez nous. Et puis il y a la mafia, le trafic de l’héroïne. C’est cela qui a pu aussi provoquer certains réflexes anti-albanais en Grèce. Et c’est vrai que les autres communautés d’immigrés ne posent pas ce genre de problèmes. Mais, là encore, il ne faut surtout pas généraliser. La petite-fille de l’employée de maison albanaise de mon cousin en Grèce est la meilleure élève de sa classe. L’envie de réussite sociale et d’intégration existe donc aussi.
Cela dit la guerre n’a pas arrangé les choses dans les rapports gréco-albanais, c’est certain. Certains aspects sont peu connus en Occident. Par exemple ceci : pendant la guerre l’UCK (les alliés de l’OTAN) a très largement mobilisé parmi les ouvriers Albanais en Grèce. Dans ma région, on leur donnait 3 millions de drachmes (55 000 F) pour qu'ils aillent combattre dans les rangs de l’UCK, alors qu’ils ne gagnent normalement que 250 000 drachmes par mois environ. Donc les ouvriers albanais attirés par l’appât du gain et très imprégnés de nationalisme, ont très largement quitté la Grèce pour aller combattre les Serbes. Ca a créé des tensions avec les Grecs qui restaient fermement histiles à l’action de l’OTAN, surtout quand les Albanais sont revenus, à la fin de la guerre : les Grecs, tout en les employant à nouveau, n’avaient plus les mêmes sentiments à leur égard. Je pense que ça va se dissiper mais c’est un fait que je peux, malheureusement, comprendre.
FD – N’y a-t-il pas un certain nationalisme grec ?
VK – Evidemment il y en a un, et il est attisé par l’Eglise orthodoxe. Mais je ne suis pas sûre qu’il soit plus fort que dans les autres pays européens. La presse occidentale le surestime à dessein. Les Grecs se souviennent d’un article publié dans le Figaro vers la fin des bombardements sur le thème de la « xénophobie » des Grecs à cause de notre engagement anti-OTAN : l’auteur de l’article était un journaliste qui avait bénéficié pendant trente ans de l’hospitalité des Grecs sans jamais rendre un café à ses hôtes… pour ma part je le déclarerais bien personna non grata en Grèce !
Et puis, le renouveau du nationalisme n’est pas le propre des seuls Grecs aujourd’hui. Malheureusement nationalismes et fanatismes religieux ressurgissent partout en Europe. C’est peut-être une réaction face au nivellement que crée la globalisation néo-libérale.
FD – Quelles conclusions tirez-vous de votre action militante depuis dix-huit mois ?
VK – Que c’est très difficile. La société française est très inerte face à l’OTAN et aux crimes de guerre que l’Occident a commis, ainsi que face au sort de la population serbe. Je crois qu’il faut qu’on s’organise mieux. Je crois beaucoup au pouvoir de la culture. Il faut qu’on montre aux Français que les Serbes ne sont pas des « fascistes » des « rouges-bruns », des nationalistes bornés et sanguinaires etc. Il y a des philosophes, des scientifiques, des hommes de lettres, des écrivains, des artistes de première qualité en Serbie. Il existe notamment un excellent cinéma yougoslave. Il y a une histoire serbe, qui recoupe l’histoire des Balkans, l’histoire d’Europe centrale, l’histoire européenne en général et cela, les Français l’ignorent très largement. Organisons des manifestations culturelles, des expositions, et essayons de comprendre la complexité des événements historiques et leur retombées sur le présent aussi bien là-bas que chez nous, ici. Ce ne sera pas seulement en faveur de la Serbie, ou de l’ex-Yougoslavie : ce sera en faveur de tous les peuples du sud-est européen, de nous tous finalement. Il nous faut informer les gens et nous informer nous-mêmes aussi objectivement que possible, lutter contre la perte de mémoire historique, contre l’amnésie généralisée, chez les autres et chez nous-mêmes, nous battre contre la social-barbarie des classes dirigeantes européennes actuelles, contre leurs mensonges à tous les niveaux, leur escroquerie. Il n’y a pas d’autre voie : pour survivre il faut résister.
Un des derniers souvenirs que je garde de mon père, quelques jours avant sa mort et tandis qu’il était allé manifester, la veille, à Volos, contre les bombardements est le suivant. On était à table et on regardait les informations. Et on a vu les bombardements de la télévision yougoslave par les Américains et leurs complices. J’essayais de contenir mes sanglots – derrière un bouquet de fleurs je cachai mon visage. Mon père qui avait un peu perdu la vue se rendit compte que je pleurais. Le plus calmement du monde, quoiqu’il était lui-même bouleversé, il m’a dit tendrement : « Eh, qu’est-ce que tu fais ? tu pleures ? Il ne faut pas pleurer. Nous on est des combattants ! il faut qu’on se batte ! ». Il avait 90 ans. C’était un grand homme.
Propos recueillis par Frédéric Delorca, le 14 juillet 2000
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Interview de Vesna
- Vesna vous vous êtes faite connaître l’an dernier par une lettre ouverte que vous avez publiée dans l’Humanité (datée du 16 mai 1999), vous vous présentiez alors comme une Serbe de France, à la fois résolument opposante à Slobodan Milosevic, et, en même temps, soucieuse de dénoncer les bombardements et les calomnies anti-serbes diffusées dans la grande presse occidentale. Aujourd’hui Arte et France Culture vous commandent des émissions, est-ce que ceci augure d’un retournement des médias français?
- Il est trop tôt pour le dire. La lettre que j’avais adressée à cinq ou six grands journaux l’an dernier n’a été publiée que par l’Humanité qui était parmi les rares organes à essayer d’entendre le point de vue des Serbes. Puis j’ai réalisé un film en Serbie, la cassette a intéressé Arte et France Culture. Tout cela touchera peut-être un public restreint mais c’est un début. J’ai aussi pris contact avec Christine Ockrent et d’autres journalistes. Il faut bien essayer. Jusqu’ici les Serbes de la diaspora n’ont pas su défendre leur image. Ce n’est pas en criant « Serbie ! Serbie ! » ni en s’alliant avec l’extrême-droite comme le font certains qu’on améliorera l’image des Serbes dans l’opinion publique française. La réunion commémorative du premier anniversaire des bombardements à la mairie du IX ème arrondissement était à cet égard consternante. C’est le meilleur moyen de cautionner la diabolisation des Serbes. L’ennui c’est que les Serbes qui ne sont pas de ce bord-là (nationaliste) et qui sont plutôt des intellectuels de gauche n’osent pas s’exprimer et évitent de s’engager sur la question de la Yougoslavie. Or il existe une façon raisonnable et juste de montrer aux Français que les Serbes ont été des victimes dans l’éclatement de la Yougoslavie, pas des agresseurs, et qu’ils avaient des raisons légitimes de se défendre. C’est le moment ou jamais d’inventer un moyen plus intelligent de demander justice pour les Serbes. J’ai donc décidé de témoigner, de faire des interviews, sans cautionner aucunement ni le nationalisme, ni Milosevic, ni les mensonges de l’OTAN. Il faut faire comprendre aux Occidentaux que la situation balkanique n’était pas si simple, que tout n’était pas de la faute de Milosevic, que l’OTAN a fait preuve d’un cynisme encore supérieur à celui de Milosevic en favorisant le nettoyage ethnique anti-serbe en Krajina et au Kosovo, sans être pour autant complaisant à l’égard du gouvernement serbe.
- Vous avez vous-même connu d’assez près la situation yougoslave dans les années 1990…
- Je suis franco-serbe, donc un peu étrangère en Serbie. Mes parents sont venus en France en 1972 pour travailler comme ouvriers dans une usine d’équipement automobile dans les Vosges. Etant arrivée en France en 1975, à l’âge de cinq ans, je parle le Serbe avec un accent, mais nous n’avons jamais perdu le contact avec la Serbie. Les émigrés yougoslaves venaient en France avec l’idée de faire de l’argent et de repartir chez eux dès que possible. Seule la guerre les a empêchés d’y retourner. Donc tous les étés nous revenions au village natal. En outre, à l’âge de 19 ans, en 1989, j’ai décidé de mieux connaître mon pays d’origine et j’ai passé une année comme étudiante à Belgrade. C’était l’époque des grandes manifestations de Slobodan Milosevic et de son discours de Kosovo-Polje. A ce moment-là, Slobodan Milosevic était une bouffée d’oxygène pour les Serbes, parce qu’il osait enfin dire qu’ils étaient persécutés au Kosovo et qu’il mettait fin soi disant à l'ex regime communiste. Les gens descendaient spontanément dans les rues pour le soutenir.
- Les slogans sur l’autonomie du Kosovo occupaient une place centrale dans ces manifestations?
- Oui, c’était très important.
- N’était-ce pas un peu xénophobe ?
- Non, ce n’était pas xénophobe au sens où peuvent l’être des manifestations du Front National ici. Les Serbes en avaient assez d’être discriminés au sein de la Yougoslavie où ils étaient pourtant les plus nombreux. Il y avait un exode des Serbes du Kosovo dès la mort de Tito et bien avant l'arrivée de Milosevic au pouvoir. Cela dit, on se rend compte aujourd’hui, sur le problème des nationalités, que les diverses communautés ne fournissaient pas assez d’efforts pour comprendre les autres. Nous avions tous cohabité sous Tito, et vécu dans l’illusion d’une fraternité entre les différentes ethnies, mais nous ne nous connaissions pas. Tout le monde vivait dans des structures patriarcales et claniques. Les Albanais plus que les Serbes, c’est certain, mais les Serbes aussi, dans un sens. Pour ma part je garde encore l’espoir qu’on pourra former à nouveau une fédération balkanique car toutes ces ethnies, tous ces nouveaux Etats issus de l’ex-Yougoslavie, sont en réalité très interdépendants. Mais j’ai conscience que la réconciliation n’est pas pour demain.
- Vous-mêmes n’êtes pas ethniquement serbe mais valaque.
- Oui je suis née dans la même ville que Slobodan Milosevic (à 90 km de Belgrade, en Serbie centrale) mais ma famille est du village voisin de Poredin qui est une bourgade valaque comme il y en a beaucoup dans la région. Les Valaques sont une ethnie de langue assimilable au Roumain que je comprends mais ne parle pas. Ils sont nombreux en Serbie (1) et revendiquent une reconnaissance culturelle. Mais en réalité nous sommes tous des sangs-mêlés. Une partie de la famille de ma mère est serbe. Et nous avons même un ancêtre turc.
- Le mélange serbe-valaque a toujours mieux fonctionné que le mélange serbe-albanais …
- C’est en partie à cause de la religion. Il est difficile de changer de religion pour se marier. Et puis, il y a chez les Slaves chrétiens une peur du Turc, de l’Oriental – c’était la même chose en Bosnie alors pourtant que cet Orient nous le portons tous en nous, chrétiens comme musulmans.
- Quelle est la responsabilité réelle de Slobodan Milosevic dans les crises yougoslaves successives ?
- Il a toujours privilégié l’usage de la force et il a décidé d’ignorer et de brimer pendant dix ans les 1,5 millions d’Albanais qui étaient majoritaires au Kosovo. Il a même été brutal à l’égard de son propre peuple : en 1991, il a envoyé les tanks contre les manifestants de Belgrade.Aujourd’hui dans une ville relativement petite comme Belgrade où tout se sait, nul n’ignore que son régime est corrompu, tout comme d’ailleurs les partis d’opposition qui se sont construits des villas luxueuses avec les appuis financiers occidentaux. On retiendra aussi que Milosevic a abandonné la Krajina et les Serbes de Bosnie. Aujourd’hui il ne veut même pas qu’on recense les réfugiés de ces zones, ce qui est nécessaire à l’évaluation des souffrances endurées par notre peuple. Mais il convient sans doute de ne pas trop critiquer Milosevic ici, en Occident, car le bourrage de crâne contre lui dans la presse est tel qu’il vaut mieux mettre l’Occident en face de ses propres responsabilités et l’empêcher de se dédouaner avec l’épouvantail du « dictateur serbe ».
Et puis, il faut dire aussi que Milosevic n’a pas eu une tâche facile. Le gouvernement yougoslave a vu apparaître sur son territoire trois armées (croate, bosno-musulmane et UCK) en quelques mois, cela a créé immédiatement une logique de guerre et de brutalité. Il faut voir quelle était l’ambiance en Croatie au début des années 1990.
Aujourd’hui je ne supporte pas la télévision d’Etat serbe qui nous montre ses valeureux soldats résistant au Nouvel Ordre Mondial quand la population est économiquement ruinée. Mais on avait la même démagogie dans les médias croates au début des années 1990 qui dénonçaient l’apparition de milices serbes en Krajina et Slavonie, alors qu’à cette époque les Serbes étaient très calmes. C’était une campagne de haine terrible.
En réalité les haines nationalistes avaient commencé avant 1990. En Bosnie, quand on écrivait une lettre à une administration en serbo-croate, on vous retournait un courrier dédaigneux truffé d'expressions turques pour souligner la différence ethnique. Toutefois le nationalisme restait tout de même l’apanage de franges restreintes de la population – des gens comme un de mes oncles de Sarajevo qui achetait tous les disques de musique bosno-musulmane et les cassait pour empêcher leur diffusion. Hélas ces phénomènes minoritaires ont été montés en épingle, notamment par les Occidentaux. On n’imagine pas l’effet désastreux des simplifications occidentales sur l’état d’esprit des gens en Yougoslavie. Que croyez-vous qu’ont pu penser des Serbes qui étaient modérés mais qui ont eu une partie de leur famille décimée par des Musulmans en Bosnie et qui se voient qualifiés par la presse occidentale d’agresseurs, d’extrémistes ? cela a sans doute attisé l’esprit de revanche.
C’est la même chose avec le Tribunal pénal international, qui dans l’esprit démagogique de justifier la politique occidentale dans les Balkans, pratique la règle deux poids de mesures au détriment des Serbes. Ceci ne peut qu’entretenir un terrible sentiment d’injustice.
- Pensez-vous que l’éclatement de la Yougoslavie ait été voulu par les Occidentaux ?
- Je ne sais pas. On dit que Mitterrand et les Américains ne le voulaient pas. Mais soudainement ils ont complètement changé de politique. C’est très étrange. En tout cas, ce qui est certain, c’est que les acteurs yougoslaves eux-mêmes n’avaient pas d’intérêt réel à cet éclatement. Quelque chose a peut-être été planifié de l’extérieur, mais on ne l’apprendra que dans cinquante ans ou plus
- Si vous pouviez voter aujourd’hui qui choisiriez-vous ?
- Kostunica. C’est un homme honnête et intègre à la différence des partis d’opposition. Il a eu le courage de dire qu’il refusera d’extrader Milosevic. Il est très différent d’un Vuk Draskovic. Quand je pense à Draskovic, je songe à ses discours de 1991. Il avait ressorti les costumes traditionnels serbes et le discours royaliste. C’était une catastrophe pour les Serbes modernes. Et dire que le journal Libération a osé le présenter il y a un an comme un grand démocrate serbe !
- Le village d’où vous êtes originaire votera-t-il Kostunica?
- J’y étais l’été dernier pour le mariage de mon frère. C’est difficile à dire parce que les trois quarts des trois mille habitants ont émigré et ne reviennent que pour les vacances. Mais je crois que même les personnes âgées ou les plus pauvres qui sont restés voteront pour l’opposition. Les trois quarts des Serbes veulent la victoire de l’opposition. Ils ne supportent plus Milosevic qui leur a fait perdre toutes les guerres.
- Un Franco-serbe que j’interviewais il y a trois semaines, dont la famille est originaire du sud-est de la Serbie me disait que les gens y voteraient encore massivement pour Milosevic.
- Le sud de la Serbie est plus attaché à Milosevic que ma région. Le sud est une zone où les gens vivent mieux, où l’émigration fut moins forte, et qui sont moins ouverts à l’Occident.
- Croyez-vous que, si l’opposition gagne, la population serbe résistera au ralliement de la Fédération yougoslave à la politique des Occidentaux ?
- Il est probable que, si la Serbie intégrait l’OTAN et si des soldats américains stationnaient en Serbie, il y aurait une très grande amertume dans la population, et même peut-être des réactions violentes. Mais je ne pense pas que les Serbes veuillent continuer de résister et de rester exclus de l’Europe. La population serbe est dans un état d’inquiétude et de désespoir immense. Elle en est à s’interroger sur ses chances de survie. On ne s’en rend pas compte en Occident. Les gens ont tout juste de quoi s’acheter du lait et du pain. Les services de santé ne fonctionnent plus. Beaucoup de gens ont le cancer en Serbie à cause des bombardements de l’OTAN (le bombardement des complexes chimiques, et le déversement d’armes à uranium apauvri). Le taux de fécondité est le plus bas d’Europe. On se demande combien de Serbes il y aura dans vingt ans. Aujourd’hui ils sont 7,5 millions. Dans 20 ans peut-être seulement 4 millions. Personne ne peut savoir. C’est une situation vraiment atroce. Plus que des grands discours maintenant il faut agir pour qu’enfin soit reconnu en Occident le martyr que les Serbes ont enduré depuis dix ans.
Propos recueillis par Frédéric Delorca, le 24 septembre 2000
(1) Nde : 17 000 selon http://www.ciral.ulaval.ca/alx/amlxmonde/europe/Yougserb.htm
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Interview de R.S.*, jeune Franco-serbe de Paris
9 septembre 2000
- RS, vous avez 29 ans, vous militez à l’Alliance Franco-Serbe de Paris. Pouvez-vous nous parler de cette Alliance, de ses activités, comment vous est-venue l’idée de créer ce mouvement ?
- Cet Alliance est née en novembre 1999 à partir d’un constat d’échec : l’incapacité de la diaspora serbe en France et de ses amis français à défendre l’image des Serbes qui étaient très négative dans les médias et de l’impossibilité d’y répondre individuellement. Concrètement c’est suite aux bombardement de l’OTAN, que, en novembre 1999, avec des amis, comme Radenko Jenovacki, nous avons décidé de créer cette association. A ce jour nous avons surtout contribuer à organiser des conférences pour informer les gens sur les enjeux de la guerre de Yougoslavie. Nous avons aussi récolté de l’argent pour les Serbes de Mitrovica et aidé des associations pour l’aide humanitaire.
- C’était votre premier engagement pour défendre l’image des Yougoslaves en Occident ?
- Pas exactement. Mon engagement a débuté en 1992 – j’avais 21 ans – en pleine guerre de Bosnie, quand la campagne antiserbe battait son plein. J’ai rejoint une association qui, si je me souviens bien, s’appelait le Rassemblement pour la Paix. Cette association regroupait près de 200 sympathisants et une vingtaine de membres actifs, des jeunes comme moi, pour la plupart, issus de l’immigration serbe. Nous étions très motivés, et scandalisés par les mensonges qu’on faisait courir sur notre compte. Nous nous réunissions tous les vendredi au Centre culturel yougoslave. On tenait à jour une revue de presse, et l’on préparait des communiqués pour les médias. Mais, au fond, cela tournait un peu en rond, et c’est Bernard-Henri Lévy qui nous a portés le coup de grâce. La suite est ici
Propos recueillis par Frédéric Delorca, le 9 septembre 2000
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Interview de Georges Berghezan, journaliste
- Vous étiez Kosovo en août dernier, et vous en avez rapporté un certain nombre d’informations dont certaines ont déjà été publiées dans le Journal du Samedi en Belgique. Quelles impressions générales retirez-vous de ce voyage?
- En fait, mon but principal était de faire le tour des enclaves où vivent les minorités subsistant au Kosovo. J'ai donc visité successivement Mitrovica (où le nord de la ville compt
Par ailleurs je joins à cela trois autres interviews réalisées en 2000. Je ne suis pas forcément d'accord avec les gens que j'interviewe (cela ressort d'ailleurs dans la tournure de mes questions ou dans leurs réponses), mais ce sont désormais des documents à valeur historique).
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Flash-back sur la résistance anti-OTAN de 1999
Interview de Vassia Karkayani-Karabelias
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Vassia Karkayani-Karabelia est maître de conférence en histoire de l’art grec moderne et contemporain à l’Institut néo-hellénique de l’université Paris-IV-Sorbonne. Née en Grèce à Volos, en Thessalie, elle est arrivée en France à l’âge de 20 ans, en 1967, comme étudiante en art et archéologie. L’an dernier elle a milité contre les bombardements, et nous l’avons rencontrée pour la première fois lors de la conférence de Collon-Halimi du 7 juin 2000 (il s’agit de la « dame brune » que nous citons dans notre page). Comme beaucoup de gens qui ont des choses intéressantes à dire, Vassia n’a pas l’habitude des interviews. Pourtant son témoignage et son point de vue apportent un éclairage essentiel sur des aspects fondamentaux de la résistance à l’agression de l’OTAN dans les Balkans. Propos recueillis dans un café près de Montparnasse, le vendredi 14 juillet 2000.
Frédéric Delorca : – Vassia, vous avez participé à un grand nombre de manifestations contre les bombardements l’an dernier. A lire les journaux, à l’époque, le grand public pouvait avoir l’impression que seuls des « extrémistes serbes » protestaient contre les bombardements en France. Mais, en définitive, il n’y avait pas qu’eux.
Vassia Karkayani : – Pour être franc, le mouvement de résistance a été beaucoup plus faible en France que partout ailleurs en Europe pour des raisons qui méritent d’être étudiées. Mais il serait faux de penser qu’il ne s’est rien passé, et il est encore plus faux de dire que seuls des « extrémistes serbes» manifestaient.
FD – Lors de la conférence de Collon et Halimi vous avez parlé d’une conférence à l’école nationale supérieure.
VK – Oui, c’était une manifestation assez tardive qui a eu lieu en mai je crois. Christophe Chiclet, qui collabore au Monde Diplomatique, et qui a fait une thèse sur l’histoire du Parti communiste grec, a organisé une réunion à l’ENS à laquelle participait également Vidal-Naquet. La salle était archi-pleine. Lors de cette réunion, on a rencontré des Serbes que nous n’avions jamais rencontrés ailleurs et qui ont exprimé leur critique contre tout ce qui se passait autour de l’église orthodoxe serbe. C’est là que nous avons pris conscience du fait que toutes les forces hostiles aux bombardements en France étaient complètement éparpillées. Les non-Serbes anti-bombardements n’étaient pas dutout organisés. Et les Serbes étaient aussi divisés entre ceux – issus des milieux de droite – qui gravitaient autour de l’église orthodoxe et les autres. Moi-même étant athée je me sentais proche des seconds, les Serbes non-religieux, mais je collaborais avec tout le monde sans problème.
Comme je l’ai dit lors de la conférence dans les locaux du journal Le Monde, et contrairement à ce qu’ont écrit des gens comme Huntington, Kristeva ou Lacarrière, ce n’est pas l’attachement à l’orthodoxie qui fonde la solidarité entre les Grecs et les Serbes d’aujourd’hui. Ce sont surtout d’autres valeurs. C’est le souvenir de la Seconde Guerre mondiale où Serbes et Grecs ont retenu pendant plusieurs mois les troupes allemandes et italiennes tandis que Bulgares, Albanais, Croates, Roumains, Tchèques et Turcs s’étaient ralliés à l’Axe.
Et ce souvenir est très vivace, même quand vous parlez avec des Yougoslaves qui ne sont pas communistes ou qui sont issus de familles monarchistes. Bon, en ce qui me concerne je ne suis d’aucun de ces deux côtés. Je reste idéaliste et à gauche, mais je n’ai jamais approuvé ce qui se passait dans les régimes dits « communistes ».
FD – Vous n’appartenez à aucun parti politique ?
VK – Non. J’ai adhéré au parti socialiste français en 1988 en réaction aux actes odieux des gendarmes, commis dans la grotte d’Ouvéa en Nouvelle-Calédonie. J’ai milité à la base pendant sept ans, y compris au sein d’un comité d’arrondissement, mais sans vraiment me sentir à l’aise dans ce parti, et je l’ai quitté en 1995, au moment du génocide du Rwanda, écoeurée par l’attitude des dirigeants socialistes dans cette affaire.En fait, ce fut la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. J’avais conscience depuis longtemps du fait que l’attachement du parti socialiste au status quo allait dans le sens d’une logique conservatrice et néo-libérale. Depuis lors je ne suis dans aucun parti, mais je reste militante de gauche, je reste « agitateur culturel et politique » de gauche.
Quand j’étais plus jeune, j’étais proche du Parti communiste « de l’intérieur » grec (c’est à dire le PC anti-stalinien). Je suis arrivée en France en 1967 pour fuir la dictature. Ma vie politique s’est formée dans la résistance à la dictature grecque et aussi dans l’enthousiasme de cette « étincelle poétique » dont parle Philippe Sollers que fut mai 68 en France. (En quelques semaines toutes les hiérarchies avaient basculé et tout devenait possible. Depuis lors les opportunistes, très présents aujourd’hui dans les médias, ont repris le dessus, mais nous sommes encore nombreux à rester réalistes et à demander l’impossible).
J’insiste sur le fait que je ne me suis jamais fait aucune illusion sur les régimes communistes, comme je ne m’en fais aujourd’hui aucune sur le gouvernement de M. Milosevic. En 1974, j’ai fait un voyage en Roumanie qui m’a montré toute la dimension dictatoriale du régime de M. Ceaucescu. Quand je suis rentrée en Grèce et que j’ai raconté tout ça, cela a fait beaucoup de peine à mon père, ex-résistant sous l’occupation nazie et qui a toujours été un communiste « orthodoxe » - et par là il faut entendre un communisme idéaliste et humaniste.
Il est mort l’an dernier au moment des bombardements. En 1990, quand la Croatie avait fait sécession de la République fédérale yougoslave, il m’a livré l’analyse suivante : « L’Allemagne a perdu la première et la deuxième mondiale. Elle est en train de gagner la troisième guerre mondiale sans combattre ». Il n’avait pas tout-à-fait tort, sauf qu’il n’y a pas que l’Allemagne qui est en cause…
FD – Justement quelle a été votre attitude pendant la guerre de Croatie et de Bosnie ?
VK – J’étais bien évidemment contre la politique de l’Occident dès ce moment-là. Ca se voyait que l’objectif était le démantèlement de la fédération yougoslave. Et l’hypocrisie européenne était déjà incroyable et manifeste : d’un côté on se battait pour une Europe unie, une confédération européenne, et, d’un autre côté, on démantelait la confédération yougoslave sous des prétextes qu’on n’accepterait pas pour notre pays. Les Français ne veulent pas entendre parler de l’autodétermination de la Corse, de la Bretagne, de l’Alsace, ou du Pays-Basque et ils soutiennent celle de la Croatie, alors que c’est le même problème.
Cela ne signifie pas pour autant que j’approuvais la politique de Milosevic. Bien au contraire. Depuis 1989, la revue à laquelle je collabore en Grèce, « Anti », n’a cessé de dénoncer les erreurs de Milosevic, tout en tirant la sonette d’alarme pour dire que la politique de M. Milosevic risquait de conduire à une intervention occidentale. Mais, au fond, c’est ce que l’Occident voulait, n’est-ce pas ? On peut penser que, depuis 1989, les Occidentaux faisaient tout pour qu’on en arrive là. Milosevic, peut-on dire, est en quelque sorte la création des Américains. Jusqu’à une certaine date il a été leur enfant chéri, ainsi que des Européens qui l’ont beaucoup ménagé à Dayton.
Mais on ne peut pas retracer l’historique des choses quand on parle avec les gens. On nous taxe de « bruns-rouges » de « fascistes » etc. pour nous empêcher de reconstituer l’histoire et de montrer qui est vraiment responsable des drames qui sont survenus.
Pour nous qui restons animés par certains idéaux comme l’indépendance des pays, la liberté des peuples, contre l’imposition de destins politiques par des puissances étrangères, contre le capitalisme, contre la mondialisation, nous paraissons bizarres aux yeux de la société qui nous entoure, on évolue dans un désert.
Pendant les bombardements, on était littéralement malades, et on croyait vraiment tomber dans la paranoïa, puisque même nos meilleurs amis « de gauche » en France soutenaient les bombardements. Quelques jours après le début des bombardements déjà je croyais devenir folle. Les voisins dans l’immeuble, les gens à l’université, tout le monde désapprouvait mon point de vue et répondait à mes arguments par un silence hostile. Je me rappelle une dame qui était pourtant très bien intentionnée avec moi, une médecin. J’attendais l’ascenseur. Elle me dit « Qu’est-ce que vous avez ? » Je dis : « Ca ne va pas bien » Et la dame me répond : « Je vous comprends… La position de la Grèce est absolument inexcusable ! » (rire). Parce que la Grèce était très violemment anti-bombardements (des centaines de milliers de gens manifestaient à Athènes, à Thessalonique, et ailleurs).
J’ai téléphoné, au début des bombardements, à mon directeur de thèse et ami, O., un grand ami de la Grèce, professeur de philosophie, une des personnalités qui nous ont le plus aidés pendant la dictature avec Vidal-Naquet et Vernant. J’attendais de lui du réconfort. Il m’a critiquée très violemment en disant qu’il n’était pas possible que moi je puisse défendre cette position-là, qu’il n’était pas possible de laisser exterminer tous les Albanais (c’était la période où on nous faisait croire que les Serbes avaient commis un génocide, l’époque où il était impossible d’expliquer que les massacres d’Albanais étaient le RESULTAT des bombardements et non le motif légitime pour une intervention).
Bien sûr j’étais sensible à l’exode des Albanais. Nous, les Grecs, on a connu bien des exodes. La famille de ma mère est réfugiée de Thrace orientale. Mais l’on savait bien que cet exode albanais était le résultat d’une stratégie militaire désespérée PROVOQUEE par l’OTAN, et non le fruit d’une intention génocidaire du gouvernement yougoslave. Les massacres existaient des deux côtés, mais il était ridicule de parle de « génocide ».
Mais il était impossible de faire entendre cela. Même mon mari qui est d’origine lointaine gréco-albanaise approuvait au début les bombardements, impressionné par les commentaires grandiloquents des images diffusées par les journaux et la télévision.
FD - Votre mari est Albanais ?
VK – Non – de lointaine origine seulement : de ceux qui ont immigré en Grèce à partir du XIV ème siècle. Vous savez que la moitié des partisans qui libérèrent la Grèce au XIX ème siècle étaient d’origine albanaise, quoique de religion grecque orthodoxe. Il n’y avait pas de frontière entre les pays balkaniques sous l’occupation turque. Les frontières sont récentes. Elles ont été créées par les puissances occidentales au XIX ème siècle, puis au XX ème, ce qui a provoqué toutes les crises balkaniques que l’on sait.
Donc oui, mon mari a été sensible à la propagande médiatique. Cela fait froid dans le dos quand on repense aux absurdités qu’on nous faisait croire. Par exemple cette histoire selon laquelle tous les hommes albanais avaient été tués par les Serbes et que les femmes s’enfuyaient seules avec les enfants et les vieillards. Alors qu’il suffisait de regarder les images pour voir qu’il y avait des hommes dans les colonnes de réfugiés et au volant de leurs voitures. Ca me rappelait ce qu’écrivait Barthes sur la légende des photos et des affiches publicitaires : ce qu’il y a à voir n’est pas ce que vous voyez mais ce qu’on vous dit de voir !
Et tous ces mensonges à propos du « génocide ». Cela me fait penser à un livre de Heinz Richter[1] et dont je vous soumets un extrait que j’ai fait traduire par mes étudiants à Nanterre. Cet extrait concerne la propagande du Foreign Office britannique à la fin de la Seconde guerre mondiale, quand les Anglais voulaient discréditer l’ELAS, mouvement de résistance à prédominance communiste auquel avaient collaboré tous les courants démocratiques anti-fascistes. Londres voulait à l’époque démanteler ce mouvement pour remettre au pouvoir le roi, compromis dans la dictature de Metaxas en 1940, et dont de nombreux officiers avaient collaboré avec les Allemands contre les résistants :
« On a vu tout-à-l’heure, les propos cyniques de Mc Millan concernant les otages de l’ELAS (Armée populaire de Libération nationale – communiste) et les possibilités d’exploitation à des fins de propagande qu’ils offraient aux Britanniques. Aussitôt après le cessez-le-feu, les Britanniques, parallèlement aux pourparlers pour la paix, ont commencé à alimenter l’appareil de propagande avec des rapports sur les atrocités commises par l’ELAS. Liper s’est empressé d’apporter des « rapports objectifs » et des « documents » qui ont été publiés en janvier dans un livre Blanc à Londres. Le 18 janvier, Churchill a utilisé ces éléments, lors d’une discussion à la Chambre des Communes et a parallèlement accusé l’ELAS de n’avoir pratiquement rien fait contre les Allemands pendant l’occupation. Par la suite, il a lu une série de rapports concernant la prise d’otages ainsi que leur exécution par l’ELAS à Peristeri. Ces descriptions ont été complétées par un rapport de la délégation des associations des Travailleurs britanniques conduite par Sir Walter Citrine qui avait visité Athènes le 22 janvier. D’après ce rapport, l’ELAS, peu avant son retrait, avait installé à Peristeri des tribunaux improvisés qui avaient condamné à mort environ 1500 « traitres et ennemis ». leurs corps avaient été jetés dans des fosses communes et avaient été recouverts à la hâte de terre. Citrine lui-même avait vu 250 cadavres. Ce rapport « objectif » a beaucoup contribué à faire basculer l’opinion publique en Grande-Bretagne aux dépens de l’ELAS .
Concernant ce rapport des syndicats,il existe certains doutes. Un militaire britannique des forces d’intervention, Colin Wright, a écrit le 10.2.45 dans une lettre relative à la mission Citrine : « Citrine est apparu et a disparu presque immédiatement. Quel fut le résultat de sa visite ici ? Le temps de son séjour, il a demandé certains renseignements provenant essentiellement de gens de droite, à l’hôtel « Grande Bretagne ». Dès le début de sa visite il a fait comprendre ce qu’il voulait voir et entendre.»(..) Et le 13 mars il ajoute : « L’EAM mène des enquêtes concernant les atrocités, mais je crois que la plupart d’entre elles se révèlent inexistantes. Il circule ici des rumeurs selon lesquelles la droite a utilisé beaucoup de machinations contre la gauche. Des gens qui sont morts de mort naturelle ont été déterrés. On leur a coupé nez et oreilles, on leur a arraché les parties génitales. Après ils les ont présentés comme des cadavres de victimes de l’ELAS » (…) Le but de cet ouvrage n’est sûrement pas de retirer les charges contre l’ELAS. Il est naturel que des atrocités aient eu lieu, comme c’est d’ailleurs le cas dans toutes les guerres civiles. Mais il faut prendre en compte le climat général qui régnait à Athènes à cette époque-là. A l’hystérie d’une guerre civile a été ajoutée une certaine expérience des atrocités commises lors de l’occupation. La vie humaine à Athènes n’avait aucune valeur. Des vengeances personnelles et des crimes de la pègre ont eu lieu. Il est néanmoins improbable que l’ELAS ait procédé à des crimes à des crimes organisés et surtout dans un quartier d’Athènes juste avant son retrait. Il existe aussi un autre point de vue qu’on doit prendre en considération : pourquoi l’ELAS laisserait derrière elle, juste après sa reddition, et en pleine Athènes, une telle accusation contre elle-même ?
En récapitulant, on se rend compte que l’accusation contre l’ELAS relative aux meurtres massifs ne tient pas debout. (…) Certaines publications et des communiqués semi-officiels grecs ont décrit les atrocités de la gauche. Mais rien n’a été dit à propos des déportations de milliers de citoyens par les Britanniques et le gouvernement grec. Pas un mot n’a été prononcé concernant les extrémistes de droite, pour les milliers de morts tués par l’artillerie britannique, par les bombes et les roquettes lancées des avions britanniques sur les quartiers populaires d’Athènes. »
Vous voyez : le parallèle avec l’affaire du Kosovo est saisissant. Ce sont toujours les mêmes schémas de désinformation, fabriqués par des états-majors… à Timisoara c’était pareil..
FD – Revenons d’un mot à la résistance aux bombardements dans le Quartier Latin. Il n’y a pas eu que la conférence de Vidal-Naquet à l’ENS…
VK – Non. Il y a eu de très nombreuses manifestations qui, même si elles n’ont pas rassemblé des foules (loin de là…) ont eu le mérite d’exister. Des articles ont également paru dans les journaux contre la guerre, essentiellement après le premier mois des bombardements. Pendant les premiers temps, vous le savez, la désinformation, la censure peut-on dire, étaient de règle. Ce n’est qu’à travers Internet que nous avons eu les premiers textes de N. Chomsky, de Peter Handke, de Harold Pinter, de V. Volkoff, Max Gallo, Régis Debray et d’autres. Les grands journaux d’opinion, Le Monde en tête, n’ont pas brillé par leur objectivité… Lorsque certains articles ont commencé à être publiés – ceux de Debray, de Badiou, de Jean Clair – , ils étaient noyés dans l’hystérie enragée des partisans de la « première guerre socialiste » - slogan lancé par Tony Blair, repris par nos dirigeants politiques et par tous les cabotins médiatiques Finkielkraut, Kouchner, Glucksmann, et surtout BH Lévy, ce dernier ex-chantre des talibans afghans, et complice des extrémistes en Algérie, en Croatie et en Bosnie, continuant brillamment sa carrière comme défenseurs des criminels de guerre de l’OTAN au Kosovo … Je regrette que Cornelius Castoriadis ne soit plus de ce monde pour dévoiler comme il le fit souvent ce genre d’escroquerie médiatique.
La première manifestation eut lieu dès le 26 mars, place de l’Opéra, à l’appel du PCF. C’était lamentable : on était mois de deux cents. Mais ces militants du PC on les a retrouvés par la suite dans toutes les réunions ou manifestations, même après la défection de leur parti. La cellule du PCF du V ème arrondissement est restée mobilisée pendant toute la période de la guerre.
Il y eut aussi la seule grande manifestattion entre République et Bastille qui réunit environ 5 000 personnes – au même moment à Berlin et à Rome ils étaient des centaines de milliers...
Par ailleurs je me souviens aussi d’une manifestation du 1er avril organisée par le Comité étudiant de réconciliation franco-serbe, d’une conférence à la mairie du IX ème arrondissement avec le Dr Maritza Mattei, Suzanne Vernet etc. Et encore d’une mobilisation le 4 mai à l’appel du Parti des travailleurs, avec la participation d’autres groupes comme la Conférence mondiale de la Jeunesse pour la révolution, qui se sont réunis à la Mutualité. Il faut citer aussi un petit rassemblement de militants du PCF au Café du Croissant (lieu symbolique du socialisme français). Le 12 mai, la Communauté hellénique de Paris a organisé une soirée de solidarité avec le peuple yougoslave. Tous les samedis le Comité d’action contre la guerre organisait un rassemblement pacifiste. Diverses autres réunions ou manifs eurent lieu : la manif du Collectif Non à la Guerre (proche de l’extrême-droite) le 1er juin, la réunion organisée par un collectif d’ étudiants de la Sorbonne, amphi Bachelard, où l’on a retrouvé MM. de la Gorce, Bourget, Motchane etc dans le cadre d’un débat sur les enjeux stratégiques dans les Balkans.
Et puis n’oublions pas une conférence anti-bombardements organisée par M. Mélenchon et la gauche socialiste à la Sorbonne dès le premier mois. L’amphithéâtre Louis Liard était archi-plein. L’information y était correcte. Mélenchon a déclaré qu’il se battrait à l’intérieur du PS contre les bombardements, mais qu’il ne démissionnerait pas.
Au sein de l’establishment parisien, Marianne a joué un grand rôle contre les bombardements. Ils ont organisé le deuxième grand rassemblement après celui de la gauche socialiste. C’était à la maison de l’Europe. JF Kahn et Régis Debray y participaient.
Et puis j’oubliais : le rassemblement à l’Assemblée nationale où Finkielkraut s’est fait copieusement huer. Il faudra un jour dresser l’inventaire pour savoir combien de gens dans ce pays sont restés lucides face à l’abrutissement médiatique.
Les Grecs, qui étaient mieux structurés que la communauté serbe, ont organisé plusieurs réunions au siège de la communauté hellénique.
Il y a eu deux ou trois manifestations au Trocadéro, où il y avait plein de drapeaux royalistes, ce qui m’a gênée, mais il n’y avait pas le choix. C’est ce que les Français comprenaient mal. Ils nous taxaient de « sympathisants de Milosevic » et nous leur disions : « Mais, voyez, c’est ridicule : il y a avec nous des gens qui ont émigré pour échapper au régime de Milosevic !» (des royalistes, des socialistes, des démocrates – tous étaient contre l’OTAN).
On a eu le même problème lors de la « grande » manifestation organisée par le PC entre République et Bastille. Quelques nationalistes serbes – minoritaires – et quelques partisans de Le Pen étaient dans le défilé, ce qui fournit toujours un prétexte à la presse pour nous discréditer. Mais on ne pouvait pas éviter que cela se produise, même si la majorité écrasante des gens dans la manifestation n’étaient ni nationalistes ni d’extrême-droite.
Et puis il y a toujours les provocateurs. Place Saint-Michel, une fois, lors de nos manifestations hebdomadaires du samedi, je parlais avec un groupe de femmes. Un homme est arrivé, grand, mince, très agressif. Il nous a traitées de « salopes » et nous a demandé, haineux, si nous n’avions pas honte de « soutenir les crimes de Milosevic ». Les femmes étaient hors d’elles. Elles lui ont dit que ça n’avait rien à voir avec Milosevic, et que leurs mères, pères, leurs enfants, leur famille étaient sous les bombes … Il a commencé à empoigner une des femmes qui parlaient avec moi, à l’attraper par le col, puis à lui tirer les cheveux. Des jeunes gens du service d’ordre, des Serbes, se sont alors précipités. Ils ont commencé à bousculer le type pour l’empêcher de frapper. Nous nous lui disions de partir, mais il restait, comme, s’il faisait exprès de s’exposer à la colère du service d’ordre. Finalement ils en sont venus aux poings. A un moment l’ homme est tombé, il saignait au front. Nous avons eu très peur. La police est arrivée. Elle a interpelé trois jeunes Serbes du service d’ordre. Le lendemain, avec mon amie Catherine Teuler, nous sommes allés au commissariat pour faire notre déposition et expliquer que c’est le type qui avait provoqué les violences. Compte tenu du climat anti-serbe qui régnait nous étions inquiètes, mais, nous avons eu de la chance. La commissaire de police semblait avoir une certaine sympathie pour nous et les trois Serbes ont été relâchés. J’ai appris par la suite que le provocateur aurait été albanais. Il ne lui était heureusement rien arrivé de grave.
FD – Au niveau du corps enseignant y avait-il un soutien contre les bombardements ?
VK – Très peu. Nanterre était un peu plus sensible à notre cause que la Sorbonne, mais globalement peu de choses. C’est plus autour de Badiou à Jussieu que les gens se sont sentis concernés. Pour la plupart, nous étions de petits groupes, on agissait comme on le pouvait. Avec Catherine, nous avons envoyé des centaines de fax et fait des centaines de photocopies d’articles (de Debray, Handke, ou de Jean Clair, le directeur du musée Picasso -« De Guernika à Belgrade »-, qui d’ailleurs après ça s’est fait étriller par la « communauté culturelle » parisienne).
FD – Et en ce qui concerne les artistes ? les critiques d’art ?
VK – Rien du tout. J’ai écrit à l’Association internationale des critiques d’art dont je fais partie. Aucune réaction.
FD – L’appel de Bourdieu-Vidal-Naquet « Pour une paix durable dans les Balkans » a-t-il eu un effet mobilisateur dans le quartier latin ?
VK – Non. On attendait beaucoup de Bourdieu qui est une personnalité importante. Mais il nous a déçus, son texte était très ambigu. J’ai refusé de le signer.
Tout le monde est tombé dans le piège de la désinformation. Regardez jusqu’à quel point d’hypocrisie et de mensonge est arrivé le journal Le Monde ! Ca me rendait malade ! Et Libération était encore pire ! Seul Le Monde Diplomatique (comme Marianne) faisait un effort d’objectivité.
Quand je suis revenue l’an dernier en Grèce pendant les vacances de Pâques, c’est la première fois que j’ai commencé à avoir de l’estime pour la télévision grecque ! parce que j’y entendais enfin des débats « pour et contre » les bombardements, alors qu’en France le débat était impossible. Il est vrai aussi que l’anti-américanisme, très fort en Grèce depuis que les USA ont engendré et soutenu la dictature en 1967-74, nous aide à être plus lucides…
FD – Ismail Kadaré accuse les Grecs d’être anti-Albanais, qu’en pensez-vous ?
VK – Ismail Kadaré est un bon écrivain mais qui a proféré d’énormes conneries depuis deux ans et se livre à des malversations historiques indignes de sa renommée. Le prétendu sentiment anti-albanais des grecs est largement une invention, ou, s’il existe, il est très relatif, et il faut replacer tout cela dans un contexte très précis. En ce moment, la Grèce a, sur son territoire, officiellement environ 700 000 travailleurs albanais. Après la chute d’Enver Hoxha, l’Albanie qui était déjà pauvre a sombré dans la misère. Beaucoup d’Albanais ont émigré. L’Italie leur a fermé ses frontières – elle les a même jetés à la mer, vous vous rappelez !, la Grèce les a accueillis. La Grèce a probablement un peu de mal à s’adapter à son nouveau statut de pays d’immigration – il y a aussi de nombreux Philippins, des Pakistanais, des Ethiopiens, des immigrés d’Europe de l’Est etc.
Il faut par conséquent éviter les généralisations. Il y a en Grèce des travailleurs albanais, et de qualité. Grâce aux maçons albanais, les constructions traditionnelles en pierre de taille sont en train de renaître dans les campagnes grecques. Je connais aussi des Albanais sincèrement épris d’un souci d’intégration dans la société grecque ou qui sont déjà bien intégrés. Dans la région de ma famille, il n’y a jamais eu d’incidents.
Mais à Athènes et dans quelques autres régions, il y a eu beaucoup de vols et de crimes crapuleux qui ont ému l’opinion publique. Leurs auteurs étaient albanais. Evidemment, les Albanais qui se livrèrent à ce type d’exaction, il faut parfois comprendre leur situation. Ils viennent d’un pays extrêmement pauvre où le niveau culturel est très bas. Ils sont comme les Grecs d’Epire au lendemain de la guerre. Ces Grecs émigraient vers l’Allemagne où ils se livraient aussi à des vols, à des agressions diverses. Certains Albanais agissent de la même façon chez nous. Et puis il y a la mafia, le trafic de l’héroïne. C’est cela qui a pu aussi provoquer certains réflexes anti-albanais en Grèce. Et c’est vrai que les autres communautés d’immigrés ne posent pas ce genre de problèmes. Mais, là encore, il ne faut surtout pas généraliser. La petite-fille de l’employée de maison albanaise de mon cousin en Grèce est la meilleure élève de sa classe. L’envie de réussite sociale et d’intégration existe donc aussi.
Cela dit la guerre n’a pas arrangé les choses dans les rapports gréco-albanais, c’est certain. Certains aspects sont peu connus en Occident. Par exemple ceci : pendant la guerre l’UCK (les alliés de l’OTAN) a très largement mobilisé parmi les ouvriers Albanais en Grèce. Dans ma région, on leur donnait 3 millions de drachmes (55 000 F) pour qu'ils aillent combattre dans les rangs de l’UCK, alors qu’ils ne gagnent normalement que 250 000 drachmes par mois environ. Donc les ouvriers albanais attirés par l’appât du gain et très imprégnés de nationalisme, ont très largement quitté la Grèce pour aller combattre les Serbes. Ca a créé des tensions avec les Grecs qui restaient fermement histiles à l’action de l’OTAN, surtout quand les Albanais sont revenus, à la fin de la guerre : les Grecs, tout en les employant à nouveau, n’avaient plus les mêmes sentiments à leur égard. Je pense que ça va se dissiper mais c’est un fait que je peux, malheureusement, comprendre.
FD – N’y a-t-il pas un certain nationalisme grec ?
VK – Evidemment il y en a un, et il est attisé par l’Eglise orthodoxe. Mais je ne suis pas sûre qu’il soit plus fort que dans les autres pays européens. La presse occidentale le surestime à dessein. Les Grecs se souviennent d’un article publié dans le Figaro vers la fin des bombardements sur le thème de la « xénophobie » des Grecs à cause de notre engagement anti-OTAN : l’auteur de l’article était un journaliste qui avait bénéficié pendant trente ans de l’hospitalité des Grecs sans jamais rendre un café à ses hôtes… pour ma part je le déclarerais bien personna non grata en Grèce !
Et puis, le renouveau du nationalisme n’est pas le propre des seuls Grecs aujourd’hui. Malheureusement nationalismes et fanatismes religieux ressurgissent partout en Europe. C’est peut-être une réaction face au nivellement que crée la globalisation néo-libérale.
FD – Quelles conclusions tirez-vous de votre action militante depuis dix-huit mois ?
VK – Que c’est très difficile. La société française est très inerte face à l’OTAN et aux crimes de guerre que l’Occident a commis, ainsi que face au sort de la population serbe. Je crois qu’il faut qu’on s’organise mieux. Je crois beaucoup au pouvoir de la culture. Il faut qu’on montre aux Français que les Serbes ne sont pas des « fascistes » des « rouges-bruns », des nationalistes bornés et sanguinaires etc. Il y a des philosophes, des scientifiques, des hommes de lettres, des écrivains, des artistes de première qualité en Serbie. Il existe notamment un excellent cinéma yougoslave. Il y a une histoire serbe, qui recoupe l’histoire des Balkans, l’histoire d’Europe centrale, l’histoire européenne en général et cela, les Français l’ignorent très largement. Organisons des manifestations culturelles, des expositions, et essayons de comprendre la complexité des événements historiques et leur retombées sur le présent aussi bien là-bas que chez nous, ici. Ce ne sera pas seulement en faveur de la Serbie, ou de l’ex-Yougoslavie : ce sera en faveur de tous les peuples du sud-est européen, de nous tous finalement. Il nous faut informer les gens et nous informer nous-mêmes aussi objectivement que possible, lutter contre la perte de mémoire historique, contre l’amnésie généralisée, chez les autres et chez nous-mêmes, nous battre contre la social-barbarie des classes dirigeantes européennes actuelles, contre leurs mensonges à tous les niveaux, leur escroquerie. Il n’y a pas d’autre voie : pour survivre il faut résister.
Un des derniers souvenirs que je garde de mon père, quelques jours avant sa mort et tandis qu’il était allé manifester, la veille, à Volos, contre les bombardements est le suivant. On était à table et on regardait les informations. Et on a vu les bombardements de la télévision yougoslave par les Américains et leurs complices. J’essayais de contenir mes sanglots – derrière un bouquet de fleurs je cachai mon visage. Mon père qui avait un peu perdu la vue se rendit compte que je pleurais. Le plus calmement du monde, quoiqu’il était lui-même bouleversé, il m’a dit tendrement : « Eh, qu’est-ce que tu fais ? tu pleures ? Il ne faut pas pleurer. Nous on est des combattants ! il faut qu’on se batte ! ». Il avait 90 ans. C’était un grand homme.
Propos recueillis par Frédéric Delorca, le 14 juillet 2000
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Interview de Vesna
- Vesna vous vous êtes faite connaître l’an dernier par une lettre ouverte que vous avez publiée dans l’Humanité (datée du 16 mai 1999), vous vous présentiez alors comme une Serbe de France, à la fois résolument opposante à Slobodan Milosevic, et, en même temps, soucieuse de dénoncer les bombardements et les calomnies anti-serbes diffusées dans la grande presse occidentale. Aujourd’hui Arte et France Culture vous commandent des émissions, est-ce que ceci augure d’un retournement des médias français?
- Il est trop tôt pour le dire. La lettre que j’avais adressée à cinq ou six grands journaux l’an dernier n’a été publiée que par l’Humanité qui était parmi les rares organes à essayer d’entendre le point de vue des Serbes. Puis j’ai réalisé un film en Serbie, la cassette a intéressé Arte et France Culture. Tout cela touchera peut-être un public restreint mais c’est un début. J’ai aussi pris contact avec Christine Ockrent et d’autres journalistes. Il faut bien essayer. Jusqu’ici les Serbes de la diaspora n’ont pas su défendre leur image. Ce n’est pas en criant « Serbie ! Serbie ! » ni en s’alliant avec l’extrême-droite comme le font certains qu’on améliorera l’image des Serbes dans l’opinion publique française. La réunion commémorative du premier anniversaire des bombardements à la mairie du IX ème arrondissement était à cet égard consternante. C’est le meilleur moyen de cautionner la diabolisation des Serbes. L’ennui c’est que les Serbes qui ne sont pas de ce bord-là (nationaliste) et qui sont plutôt des intellectuels de gauche n’osent pas s’exprimer et évitent de s’engager sur la question de la Yougoslavie. Or il existe une façon raisonnable et juste de montrer aux Français que les Serbes ont été des victimes dans l’éclatement de la Yougoslavie, pas des agresseurs, et qu’ils avaient des raisons légitimes de se défendre. C’est le moment ou jamais d’inventer un moyen plus intelligent de demander justice pour les Serbes. J’ai donc décidé de témoigner, de faire des interviews, sans cautionner aucunement ni le nationalisme, ni Milosevic, ni les mensonges de l’OTAN. Il faut faire comprendre aux Occidentaux que la situation balkanique n’était pas si simple, que tout n’était pas de la faute de Milosevic, que l’OTAN a fait preuve d’un cynisme encore supérieur à celui de Milosevic en favorisant le nettoyage ethnique anti-serbe en Krajina et au Kosovo, sans être pour autant complaisant à l’égard du gouvernement serbe.
- Vous avez vous-même connu d’assez près la situation yougoslave dans les années 1990…
- Je suis franco-serbe, donc un peu étrangère en Serbie. Mes parents sont venus en France en 1972 pour travailler comme ouvriers dans une usine d’équipement automobile dans les Vosges. Etant arrivée en France en 1975, à l’âge de cinq ans, je parle le Serbe avec un accent, mais nous n’avons jamais perdu le contact avec la Serbie. Les émigrés yougoslaves venaient en France avec l’idée de faire de l’argent et de repartir chez eux dès que possible. Seule la guerre les a empêchés d’y retourner. Donc tous les étés nous revenions au village natal. En outre, à l’âge de 19 ans, en 1989, j’ai décidé de mieux connaître mon pays d’origine et j’ai passé une année comme étudiante à Belgrade. C’était l’époque des grandes manifestations de Slobodan Milosevic et de son discours de Kosovo-Polje. A ce moment-là, Slobodan Milosevic était une bouffée d’oxygène pour les Serbes, parce qu’il osait enfin dire qu’ils étaient persécutés au Kosovo et qu’il mettait fin soi disant à l'ex regime communiste. Les gens descendaient spontanément dans les rues pour le soutenir.
- Les slogans sur l’autonomie du Kosovo occupaient une place centrale dans ces manifestations?
- Oui, c’était très important.
- N’était-ce pas un peu xénophobe ?
- Non, ce n’était pas xénophobe au sens où peuvent l’être des manifestations du Front National ici. Les Serbes en avaient assez d’être discriminés au sein de la Yougoslavie où ils étaient pourtant les plus nombreux. Il y avait un exode des Serbes du Kosovo dès la mort de Tito et bien avant l'arrivée de Milosevic au pouvoir. Cela dit, on se rend compte aujourd’hui, sur le problème des nationalités, que les diverses communautés ne fournissaient pas assez d’efforts pour comprendre les autres. Nous avions tous cohabité sous Tito, et vécu dans l’illusion d’une fraternité entre les différentes ethnies, mais nous ne nous connaissions pas. Tout le monde vivait dans des structures patriarcales et claniques. Les Albanais plus que les Serbes, c’est certain, mais les Serbes aussi, dans un sens. Pour ma part je garde encore l’espoir qu’on pourra former à nouveau une fédération balkanique car toutes ces ethnies, tous ces nouveaux Etats issus de l’ex-Yougoslavie, sont en réalité très interdépendants. Mais j’ai conscience que la réconciliation n’est pas pour demain.
- Vous-mêmes n’êtes pas ethniquement serbe mais valaque.
- Oui je suis née dans la même ville que Slobodan Milosevic (à 90 km de Belgrade, en Serbie centrale) mais ma famille est du village voisin de Poredin qui est une bourgade valaque comme il y en a beaucoup dans la région. Les Valaques sont une ethnie de langue assimilable au Roumain que je comprends mais ne parle pas. Ils sont nombreux en Serbie (1) et revendiquent une reconnaissance culturelle. Mais en réalité nous sommes tous des sangs-mêlés. Une partie de la famille de ma mère est serbe. Et nous avons même un ancêtre turc.
- Le mélange serbe-valaque a toujours mieux fonctionné que le mélange serbe-albanais …
- C’est en partie à cause de la religion. Il est difficile de changer de religion pour se marier. Et puis, il y a chez les Slaves chrétiens une peur du Turc, de l’Oriental – c’était la même chose en Bosnie alors pourtant que cet Orient nous le portons tous en nous, chrétiens comme musulmans.
- Quelle est la responsabilité réelle de Slobodan Milosevic dans les crises yougoslaves successives ?
- Il a toujours privilégié l’usage de la force et il a décidé d’ignorer et de brimer pendant dix ans les 1,5 millions d’Albanais qui étaient majoritaires au Kosovo. Il a même été brutal à l’égard de son propre peuple : en 1991, il a envoyé les tanks contre les manifestants de Belgrade.Aujourd’hui dans une ville relativement petite comme Belgrade où tout se sait, nul n’ignore que son régime est corrompu, tout comme d’ailleurs les partis d’opposition qui se sont construits des villas luxueuses avec les appuis financiers occidentaux. On retiendra aussi que Milosevic a abandonné la Krajina et les Serbes de Bosnie. Aujourd’hui il ne veut même pas qu’on recense les réfugiés de ces zones, ce qui est nécessaire à l’évaluation des souffrances endurées par notre peuple. Mais il convient sans doute de ne pas trop critiquer Milosevic ici, en Occident, car le bourrage de crâne contre lui dans la presse est tel qu’il vaut mieux mettre l’Occident en face de ses propres responsabilités et l’empêcher de se dédouaner avec l’épouvantail du « dictateur serbe ».
Et puis, il faut dire aussi que Milosevic n’a pas eu une tâche facile. Le gouvernement yougoslave a vu apparaître sur son territoire trois armées (croate, bosno-musulmane et UCK) en quelques mois, cela a créé immédiatement une logique de guerre et de brutalité. Il faut voir quelle était l’ambiance en Croatie au début des années 1990.
Aujourd’hui je ne supporte pas la télévision d’Etat serbe qui nous montre ses valeureux soldats résistant au Nouvel Ordre Mondial quand la population est économiquement ruinée. Mais on avait la même démagogie dans les médias croates au début des années 1990 qui dénonçaient l’apparition de milices serbes en Krajina et Slavonie, alors qu’à cette époque les Serbes étaient très calmes. C’était une campagne de haine terrible.
En réalité les haines nationalistes avaient commencé avant 1990. En Bosnie, quand on écrivait une lettre à une administration en serbo-croate, on vous retournait un courrier dédaigneux truffé d'expressions turques pour souligner la différence ethnique. Toutefois le nationalisme restait tout de même l’apanage de franges restreintes de la population – des gens comme un de mes oncles de Sarajevo qui achetait tous les disques de musique bosno-musulmane et les cassait pour empêcher leur diffusion. Hélas ces phénomènes minoritaires ont été montés en épingle, notamment par les Occidentaux. On n’imagine pas l’effet désastreux des simplifications occidentales sur l’état d’esprit des gens en Yougoslavie. Que croyez-vous qu’ont pu penser des Serbes qui étaient modérés mais qui ont eu une partie de leur famille décimée par des Musulmans en Bosnie et qui se voient qualifiés par la presse occidentale d’agresseurs, d’extrémistes ? cela a sans doute attisé l’esprit de revanche.
C’est la même chose avec le Tribunal pénal international, qui dans l’esprit démagogique de justifier la politique occidentale dans les Balkans, pratique la règle deux poids de mesures au détriment des Serbes. Ceci ne peut qu’entretenir un terrible sentiment d’injustice.
- Pensez-vous que l’éclatement de la Yougoslavie ait été voulu par les Occidentaux ?
- Je ne sais pas. On dit que Mitterrand et les Américains ne le voulaient pas. Mais soudainement ils ont complètement changé de politique. C’est très étrange. En tout cas, ce qui est certain, c’est que les acteurs yougoslaves eux-mêmes n’avaient pas d’intérêt réel à cet éclatement. Quelque chose a peut-être été planifié de l’extérieur, mais on ne l’apprendra que dans cinquante ans ou plus
- Si vous pouviez voter aujourd’hui qui choisiriez-vous ?
- Kostunica. C’est un homme honnête et intègre à la différence des partis d’opposition. Il a eu le courage de dire qu’il refusera d’extrader Milosevic. Il est très différent d’un Vuk Draskovic. Quand je pense à Draskovic, je songe à ses discours de 1991. Il avait ressorti les costumes traditionnels serbes et le discours royaliste. C’était une catastrophe pour les Serbes modernes. Et dire que le journal Libération a osé le présenter il y a un an comme un grand démocrate serbe !
- Le village d’où vous êtes originaire votera-t-il Kostunica?
- J’y étais l’été dernier pour le mariage de mon frère. C’est difficile à dire parce que les trois quarts des trois mille habitants ont émigré et ne reviennent que pour les vacances. Mais je crois que même les personnes âgées ou les plus pauvres qui sont restés voteront pour l’opposition. Les trois quarts des Serbes veulent la victoire de l’opposition. Ils ne supportent plus Milosevic qui leur a fait perdre toutes les guerres.
- Un Franco-serbe que j’interviewais il y a trois semaines, dont la famille est originaire du sud-est de la Serbie me disait que les gens y voteraient encore massivement pour Milosevic.
- Le sud de la Serbie est plus attaché à Milosevic que ma région. Le sud est une zone où les gens vivent mieux, où l’émigration fut moins forte, et qui sont moins ouverts à l’Occident.
- Croyez-vous que, si l’opposition gagne, la population serbe résistera au ralliement de la Fédération yougoslave à la politique des Occidentaux ?
- Il est probable que, si la Serbie intégrait l’OTAN et si des soldats américains stationnaient en Serbie, il y aurait une très grande amertume dans la population, et même peut-être des réactions violentes. Mais je ne pense pas que les Serbes veuillent continuer de résister et de rester exclus de l’Europe. La population serbe est dans un état d’inquiétude et de désespoir immense. Elle en est à s’interroger sur ses chances de survie. On ne s’en rend pas compte en Occident. Les gens ont tout juste de quoi s’acheter du lait et du pain. Les services de santé ne fonctionnent plus. Beaucoup de gens ont le cancer en Serbie à cause des bombardements de l’OTAN (le bombardement des complexes chimiques, et le déversement d’armes à uranium apauvri). Le taux de fécondité est le plus bas d’Europe. On se demande combien de Serbes il y aura dans vingt ans. Aujourd’hui ils sont 7,5 millions. Dans 20 ans peut-être seulement 4 millions. Personne ne peut savoir. C’est une situation vraiment atroce. Plus que des grands discours maintenant il faut agir pour qu’enfin soit reconnu en Occident le martyr que les Serbes ont enduré depuis dix ans.
Propos recueillis par Frédéric Delorca, le 24 septembre 2000
(1) Nde : 17 000 selon http://www.ciral.ulaval.ca/alx/amlxmonde/europe/Yougserb.htm
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Interview de R.S.*, jeune Franco-serbe de Paris
9 septembre 2000
- RS, vous avez 29 ans, vous militez à l’Alliance Franco-Serbe de Paris. Pouvez-vous nous parler de cette Alliance, de ses activités, comment vous est-venue l’idée de créer ce mouvement ?
- Cet Alliance est née en novembre 1999 à partir d’un constat d’échec : l’incapacité de la diaspora serbe en France et de ses amis français à défendre l’image des Serbes qui étaient très négative dans les médias et de l’impossibilité d’y répondre individuellement. Concrètement c’est suite aux bombardement de l’OTAN, que, en novembre 1999, avec des amis, comme Radenko Jenovacki, nous avons décidé de créer cette association. A ce jour nous avons surtout contribuer à organiser des conférences pour informer les gens sur les enjeux de la guerre de Yougoslavie. Nous avons aussi récolté de l’argent pour les Serbes de Mitrovica et aidé des associations pour l’aide humanitaire.
- C’était votre premier engagement pour défendre l’image des Yougoslaves en Occident ?
- Pas exactement. Mon engagement a débuté en 1992 – j’avais 21 ans – en pleine guerre de Bosnie, quand la campagne antiserbe battait son plein. J’ai rejoint une association qui, si je me souviens bien, s’appelait le Rassemblement pour la Paix. Cette association regroupait près de 200 sympathisants et une vingtaine de membres actifs, des jeunes comme moi, pour la plupart, issus de l’immigration serbe. Nous étions très motivés, et scandalisés par les mensonges qu’on faisait courir sur notre compte. Nous nous réunissions tous les vendredi au Centre culturel yougoslave. On tenait à jour une revue de presse, et l’on préparait des communiqués pour les médias. Mais, au fond, cela tournait un peu en rond, et c’est Bernard-Henri Lévy qui nous a portés le coup de grâce. La suite est ici
Savoir par le corps, savoir par l'âme : zwei Frauen
Il y a quelque temps je vous ai parlé de Khadidjatou. J'ai rencontré deux femmes sur Paris au cours des derniers mois dans le cadre de me petites investigations sociologiques spontanées - disons qu'il s'agit de rencontres pour tenter de rester en prise avec la réalité sociale, je choisis des cas un peu atypique, l'atypisme révélant pour ainsi dire les "bords" du cadre dans lequel chacun compose le tableau de son existence, dans le slimites de ce qu'une société peut admettre (pour dire tout ça en des termes rapides et fort peu sociologiques).
Ces deux femmes, comme Khadidjatou, illustrent, je trouve, le Paris "globalisé" ou le Paris-monde de notre époque (encore du vocabulaire à la mode, j'ai lu que la Seine-Saint-Denis affirme être un département-monde, et Sevran une ville-monde parce que toutes les nationalités sont représentées).
Il y a d'abord Yi, rencontrée par l'intermédiaire de l'Amateur de massages. Yi tient un salon de manucure dans le beaux quartiers. Mais elle fait aussi des massages. Apparemment quand on insiste un peu, on peut obtenir diverses choses : la finition du sexe à la main, bien sûr, mais aussi qu'elle vous masse toute nue. Elle en parle d'ailleur assez librement. Elle a une vraie connaissance des corps de ce qu'ils attendent, elle sait quel point du pied correspond au foie, quel point correspond à la colonne vertébrale. Difficile d'être plus "dans le corps" que cette dame chinoise.
Elle est née à Shanghaï en 1970. Avant elle travaillait dans une usine de télévisions à Shanghai, elle vivait avec ses parents, sa soeur, son premier mari chinois, ses enfants. Elle est arrivée il y a 6 ans. Je ne lui demande pas pourquoi elle a choisi la France. Elle n'a pas vu ses enfants depuis 2 ans. Elle les a au téléphone de temps en temps. Il a l'air de faire assez froid dans sa vie. Elle a épousé un Français il y a deux ans. Mais ça n'a pas l'air d'aller très fort entre eux.
Lui ne sait pas qu'elle se déshabille sur commande dans son salon. "Il croit que c'est juste massage. Heureusement car lui très jaloux". Elle dit aussi que c'est bien qu'elle parle mal la langue française car ainsi elle ne comprend pas quand son mari la dispute. A un moment, je ne sais plus trop comment, elle parle des sexe des Européens. Elle dit que les grands sexes des hommes européens doivent plaire aux femmes d'ici, mais que elle ça la gêne dans ses rapports physiques avec son mari, ça lui fait mal. Décidément pas terrible comme relation.
Elle fait de l'ethnologie comparative spontanée, comme beaucoup de gens dans le monde globalisé. Elle a des mots stéréotypés sur les Asiatiques et les Français. "Toi devoir prendre femme asiatique : parce que femme asiatique plus douce que femme européenne" dit-elle. Je pense qu'elle dit douce en partie dans le sens de discrète et soumise.
Elle se considère avant tout comme masseuse. Elle explique que souvent les clients débarquent et s'exclament "allez hop, je veux un massage avec finition". Dans ces cas là elle dit "non ici on ne fait que massage", car "c'est massage plus important" ajoute-t-elle. J'ai l'impression qu'il y a un enjeu de reconnaissance professionnelle derrière ça. Puis elle ajoute, mais comme second argument : "il y a des salons ou presque pas massage, juste tout pour sexe,mais c'est pas bon, c'est interdit et puis vous aller avec une puis autre, attrapper maladie". Les arguments sont pragmatiques. A la fin on ne sait plus trop si c'est la fierté de savoir masser ou la peur des maladies qui lui font considérer la dimension sexuelle de son job comme secondaire voire anecdotique.
Elle est à la pointe de la dimension charnelle de notre époque, dans sa version consumériste, mais matinée de traditions asiatiques rassurantes. C'est étrange.
A l'opposé de Yi, il y a Masha (surnommons la ainsi), née en 1977 à Léningrad, arrivée à Paris avec sa petite fille qu'elle a eue avec un Français. Je prends un verre avec elle sur la rive droite. Elle habite le quartier des antiquaires. Elle a étudié l'histoire de l'art en Russie, elle a l'air financièrement aisée, elle fréquente beaucoup les galeries, on a du mal à identifier le milieu social auquel elle est liée, mais ce n'est pas pour ça que je la rencontre. Si j'ai voulu lui parler, c'est parce que sur Internet elle se dit sorcière, c'est son métier : elle est l'intermédiaire avec le monde des esprits. Si Yi est une experte du corps, Masha est experte des âmes. Elle s'est faite initier dans une campagne russe à des rites sibériens. Elle dit qu'elle n'est pas très gradée dans la hiérarchie des jeteurs de sort, que, dans les campagnes russes, une vieille dame peut débarquer dans un village, faire des rituels et tout le monde meurt. Elle connaît le vrai sens du monde. Elle sait que Satan, qui est le frère de Jésus, mais le frère rebelle, est le dieu le plus puissant et que c'est lui qui triomphera à la fin des temps. Et cette fin est proche dit-elle, parce qu'en ce moment des sorciers qui ne se connaissaient pas commencent à se réunir et ça c'est un signe. Satan n'est pas mauvais dit-elle, la preuve c'est que dans la Bible il est dit qu'au moment de la tentation au désert il à dit à Jésus qu'il laisserait tous les peuples qu'il voyait là en paix si Jésus se soumettait à lui. Jésus aurait dû se soumettre. A part ça, la Bible ce ne sont que des arnaques, comme cet Eglise orthodoxe qui cherche à posséder des terres, des immeubles. Elle, elle fait des rituels dans les églises catholiques ou orthodoxes : quand le prêtre lit une prière, elle, elle en lit une à elle. Parfois elle en fait sur des tombes, mais pas la nuit car les cimetières parisiens ferment à partir de 22 h. De temps en temps elle rentre en Russie pour voir sa mère et y faire ce qu'on ne peut pas faire ici : par exemple s'asperger du sang d'un mouton qu'on a égorgé sur les bords d'un lac, parce qu'ici, en France, il est interdit de tuer des bêtes (nos lois nous privent décidément d'une dimension poétique de la vie, quel dommage...)
Masha raconte ça très calmement, avec un fort accent russe, et un léger bégaiement qu'elle semble tenir de son enfance. Elle a des yeux très clairs, c'est une grande fille mince, très slave. Nous buvons deux chablis en terrasse du café. C'est agréable d'être transporté dans son univers. Elle explique que les esprits sont hiérarchisés comme les êtres humains, que chacun a sa spécialité, qu'il faut surtout ne pas avoir peur car sinon l'esprit te joue de mauvais tours pour se moquer de toi. Elle trouve que certaines sorcelleries vaudou marchent bien, mais qu'il faudrait qu'on connaisse mieux la sorcellerie russe à Paris. Evidemment elle critique tous les faux astrologues et voyants qui sont légion. Elle, elle a des gens qui viennent lui demander de faire revenir une épouse qui a divorcé, une attractivité sexuelle disparue etc. Je lui demande quel est le sens de la vie "matérielle", la vie ici-bas, pour quelqu'un comme elle. Elle me dit que c'est comme une campagne électorale. Les esprits te testent, il faut arriver à devancer les autres. Je lui fais remarquer qu'alors cette vie ne doit servir à rien pour des millions de gens qui n'ont même pas conscience d'être testés. Elle répond que l'occasion leur sera donné, un jour ou l'autre. Ca doit être étrange de se sentir, chaque matin qu'on se lève, partie prenante d'une campagne électorale devant les esprits, une élection dont le résultat sera proclamé le jour des funérailles.
En parlant avec Yi, j'ai pensé au besoin d'enracinement dans le corps qu'éprouve notre époque. Avec Masha à toutes ces croyances populaires de plus en plus présentes à des endroits où on ne les soupçonnerait guère, dans les beaux quartiers comme dans les banlieues, favorisées peut-être par toutes les défaites des structures rationnalistes, à commencer par celle de l'école publique dont me parlait encore une enseignante hier soir.
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Actualisation 2019 : Le massage dans le taoïsme chinois est identifié comme un moyen d'entrer en contact avec des démons par l'ouverture du troisième oeil. Il avait une fonction assimilable à la sorcellerie en Mésopotamie. De nos jours la plupart des masseuses européennes travaillent en partenariat avec des médiums spirites ou ont elles-mêmes des dons de médiumnité. Il en va de même des masseuses chinoises. Evitez donc ces pratiques qui vous mettent à votre insu en contact avec des forces obscures, et, en outre, encouragent en vous un démon de masturbation qui, sur le long terme, rend votre personnalité plus instable et crée une grave dépendance. Comme vous le voyez à l'époque la fréquentation des salons de massage chinois m'avait même mis sur la piste du contact avec des satanistes et je ne voyais même pas quel problème cela posait ! Je les trouvais poétiques ! Evitez tout cet univers là, sinon vous aurez de gros problèmes .