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Le blog de Frédéric Delorca

Articles avec #antiquite - auteurs et personnalites tag

Encore un mot sur Aristippe de Cyrène

23 Mai 2011 , Rédigé par Frédéric Delorca Publié dans #Antiquité - Auteurs et personnalités

Le livre de Pierre Gouirand sur Aristippe de Cyrène est un peu étrange. Il se vante d'avoir été relu par beaucoup d'autorités académiques et il est truffé de coquilles. Il est consacré à un philosophe, et il nous assomme avec des chapitres entiers sur l'histoire de la Grèce, celle de la ville de Cyrène en Libye etc.

 

Toutefois, en triant le bon grain de l'ivraie on finit par y trouver des éléments de réflexion intéressants.

 

Au fond qu'est-ce qui nous est présenté là ? Un pur produit de la révolution socratique athénienne : un aristocrate de Cyrène, métèque à Athènes, membre du cercle du génial Socrate, qui, à sa mort, va bénéficier du statut (désormais reconnu dans toute l'Hellade) du philosophe de renom (au même titre que Platon ou Diogène). Et qui va l'utiliser à sa manière à lui, qui serait presque un chemin moyen entre Platon et Diogène : ni aspirant-dictateur d'une société idéale, ni clochard à la marge, mais "étranger partout" qui essaie de jouir des avantages de la compagnie sans en subir les inconvénients (une philosophie de la vie qui me fait un peu penser aux conséquences que Schopenhauer tire de sa vision de l'insociable sociabilité des gens : il faut faire bonne figure, faire semblant, jouer la comédie, tout en préservant intérieurement son autarcie - cela rappelle aussi la phrase du jeune Marx "On ne peut s'isoler que dans la société").

 

A la base de cette philosophie, il y a, comme toujours chez les philosophes, une théorie de la connaissance : chez les Cyrénaïques (l'école créée par Aristippe), c'est le sensualisme, l'empirisme : l'idée que seuls les sens délivrent une vérité intangible, alors que le monde objectif lui reste mystérieux. Une théorie qui eut beaucoup de succès pendant des millénaires, même s'il me semble qu'aujourd'hui le triomphe des technosciences en a complètement ruiné les fondements (et je ne crois pas que l'humanité y retournera).

 

De cette théorie (qui est en un sens beaucoup plus fidèle à Socrate que le platonisme, notamment parce qu'elle est assez utilitaire, et d'ailleurs elle condamne les mathématiques au nom de l'utilitarisme) dérive une éthique du plaisir. Seul le plaisir compte, c'est la boussole absolue de la vie.

 

Ce n'est pas une morale de la dissolution complète des moeurs, puisqu'Aristippe voit bien que le plaisir ne peut être vraiment savouré que par une personnalité forte et indépendante qui se dirige elle-même avec sagesse. Mais c'est en effet une doctrine qui ne va pas s'embarrasser de règles de comportement inutiles.

 

Cette valorisation du plaisir Aristippe va la mettre en pratique en se plaçant délibérément à la cour fastueuse de Denys de Syracuse (Gouirand note finement que ce n'est pas une "soumission" à Denys, mais plutôt une sorte de contrat "d'égal à égal", "gagnant-gagnant" dirait-on aujourd'hui, la protection politique en échange de la caution intellectuelle). Une utilisation du pouvoir plus astucieuse que les tentatives un peu pitoyables de Platon auprès du même tyran.

 

Une autre belle illustration de la théorie cyrénaïque se trouve dans la relation d'Aristippe avec l'hétaïre (la prostituée de luxe) Laïs à Corinthe (une illustre sicilienne ramenée avec l'expédition athénienne). Aristippe paye fort cher pour cette relation, alors que Laïs couche gratuitement avec Diogène le Cynique. Laïs n'aime pas Aristippe et cependant celle-ci aura une place très importante dans sa vie et dans la construction de sa morale du plaisir physique. Au passage notons que Laïs apparaît, dans ce jeu entre les philosophes illustre, comme une véritable héroïne de la condition féminine. Je suis très étonné que sa fiche Wikipedia même en anglais soit si pauvre et qu'il n'apparaisse rien sur Internet à son sujet en lien avec les Female studies (signe d'un regrettable désintérêt ou simplement du fait qu'Internet ne répertorie, quoi qu'on en dise, qu'une toute petite partie de la culture contemporaine ?)

 

Au départ le personnage d'Aristippe ne m'enthousiasmait guère. Mais je lui trouve quelque chose de très attachant, et quelque chose qui peut parler profondément au citoyen du monde contemporain. Son égoïsme (assez lié à son scepticisme épistémologique) a quelque chose de désespérant, ce pour quoi je lui préfère de loin le stoïcisme. Mais son pragmatisme sonne assez juste. Et il n'est pas dépourvu de sentiments. L'affection que Gouirand décrit d'Aristippe pour sa fille Aretè, qui sera son successeur comme scholarque (chef d'école), fait extraordinairement rare dans l'histoire de la philosophie antique.

 

 

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Aristippe le Socratique

14 Mai 2011 , Rédigé par Frédéric Delorca Publié dans #Antiquité - Auteurs et personnalités

Lisons le livre XII des Deipnosophistes d'Athénée de Naucratis :

 

Disons-le, il y eut une floraison de sectes philosophiques qui firent de la volupté le principe de base de l'existence ; parmi ces sectes, citons celle appelée cyrénaïque dont le fondateur fut Aristippe le Socratique. Ce penseur enseignait qu'une vie tournée vers le plaisir était à l'origine du bonheur, et que ce plaisir était à saisir dans le moment présent ; de la même façon que les débauchés, il considérait que les jouissances passées n'avaient plus aucune pertinence, et que les espoirs des jouissances à venir n'en avaient pas plus, car il étaient bien aléatoires ; selon lui, le Bon par essence s'incarnait dans le seul présent. En fait, son raisonnement était en tous points semblable à celui des gens dépravés, qui estiment que le plaisir de l'instant importe plus qu'autre chose. D'ailleurs, sa vie fut conforme à sa doctrine, et il vécut dans un luxe outrancier, s'aspergeant de parfums coûteux, s'habillant de riches vêtements, et séduisant moult femmes. Il ne cacha pas le moins du monde sa liaison avec la courtisane Laïs, et l'on sait qu'il fut le complice des extravagances de Denys, bien que ce roi l'ait traité avec beaucoup de bassesse.

 

Hégésandros nous raconte qu'un jour, au cours d'un banquet, Denys le relégua dans un coin peu reluisant : néanmoins, Aristippe prit la chose avec philosophie ; et quand le prince lui demanda ce qu'il pensait de cette place, en comparaison avec celle qu'il avait eut le soir précédent, il eut cette répartie :

        « La place d'hier m'indiffère, vois-tu ! Elle est même tout à fait négligeable, puisque maintenant, elle est si loin de moi ; certes, elle était la plus honorable qui soit, puisque j'y étais installé alors ; mais celle d'aujourd'hui est la meilleure puisque je l'occupe ; en revanche, hier, ne l'occupant pas, elle était détestable. »

 

Aristippe aurait fondé l'école du Cyrénaïsme en 399 et sa fille Arété aurait pris sa succession.

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A propos de Platon à Syracuse

7 Octobre 2008 , Rédigé par Frédéric Delorca Publié dans #Antiquité - Auteurs et personnalités

Je voudrais juste ajouter un petit mot concernant Platon à la suite d'un commentaire qu'une lectrice a bien voulu faire hier sur ce blog.

"Platon fut un idiot d'aller se mettre à la solde d'un tyran, le philosophe-roi cela ne mène à rien". Savez-vous que j'entends cela depuis la terminale ? Mon prof de philo déjà le disait. C'est exactement le genre de phrase toute faite qu'un prof de lycée, soi-disant formé à l'esprit critique, adopte tout de suite sans se poser de questions. Le mol oreiller des certitudes.

Or c'est bien sûr une illusion rétrospective. Après deux millénaires d'histoire de la philosophie tout le monde a tiré cette conclusion, mais il faut toujours se replacer dans la chair d'une époque.

La philosophie était un genre de pensée nouveau. Personne ne pouvait savoir jusqu'à quel point elle changerait le politique ou pas. Et dans un sens elle l'a changé. Je renvoie ici au bouquin de Jerphagnon sur l'histoire des idées dans l'Antiquité où l'on voit le rôle des philosophes auprès des empereurs romains par exemple.

Mais revenons à Platon. Quand on lit Plutarque, on voit bien quel  fut un des motifs de ses déplacements à Syracuse : c'était l'invitation de Dion. Autrement dit l'amitié. Valeur qui ne compte peut-être plus beaucoup de nos jours mais qui était cardinale en Grèce (comme à Rome) du temps où les gens ne pouvaient pas s'enfermer dans le virtuel.

Il y avait un parti philosophique à Syracuse. Il était presque naturel que Platon aille l'aider. J'attire votre attention sur le début du passage que j'ai cité avant hier (et qui correspond au troisième voyage de Platon à Syracuse) : "Son arrivée remplit (...) la Sicile d’une grande espérance. Elle faisait des voeux ardents pour que Platon l’emportât sur Philiste, et la philosophie sur la tyrannie. "

Je pense que rien que pour cela Platon avait raison de tenter l'expérience (une expérience absolument inédite à l'époque) : il ne s'est pas dérobé aux responsabilités qui étaient les siennes à l'égard de l'humanité en général et de ses amis en particulier, comme Socrate ne s'est pas dérobé à ses responsabilités en buvant la ciguë. Voilà peut-être une notion que les intellectuels intellectualistes justement ne comprennent pas.

Il faut aussi rappeler que les territoires grecs d'Occident étaient des terres d'aventure et d'expérimentation beaucoup moins encadrés par les traditions que les vieilles cités : tel était le cas de la Sicile, et de ce qu'on appelait la "Grande Grèce" en Italie du Sud, qui constituait une sorte de Far-West. Denys y expérimentait une tyrannie démesurée, il n'était pas aburde que Platon veuille y expérimenter un régime philosophique. Et, n'ayant pas le pouvoir de rallier le peuple versatile (oi poloi) durablement à sa cause, miser sur une conversion des dirigeants à sa cause était un pari pas si déraisonnable que cela.

En parlant de ralliements, je me demande ce qu'il faut penser de la remarque de Plutarque " Il y avait un grand empressement des femmes autour de lui". Je laisse les spécialistes des questions de genre répondre à cette difficile question.

Je ne vous cacherai pas que je suis de plus en plus admiratif devant le personnage de Platon. Il est pour moi "le" véritable révolutionnaire par excellence, accomplissant pour Socrate ce que Lénine fit pour Marx. C'est un homme qui, par rapport à son temps, est à la fois d' "avant et d'après". D'avant, parce que c'est un aristocrate conservateur, il en gardé bien des traits. D'après, parce que c'est lui qui stabilise la révolution socratique pour l'avenir, en fixant pour ainsi dire sa forme définitive. ER Dodds a montré combien Platon sut, très profondément, ménager à la fois le besoin (conservateur) de religiosité qu'a le peuple (et qui conduisit à l'élimination Socrate, mais aussi d'autres théoriciens à la même époque) et le geste de rupture qu'introduisit la philosophie rationnelle.

Il y a une phrase de Platon que j'aime beaucoup à propos de Socrate : "Il était atopos" (il n'avait pas de lieu). On peut dire ça de toute la révolution philosophique. Il suffit de lire les Nuées d'Aristophane pour saisir le potentiel révolutionnaire des débats rationalistes de l'époque, et combien ils pouvaient profiter aux pires anarchistes et aux pires criminels pour dynamiter toute la cité (spécialement au moment des guerre). Platon est celui qui donne à cette révolution un lieu, pas seulement physique (l'Académie) : un lieu intellectuel, une forme, que les penseurs s'évertueront à dynamiter pendant 2000 ans (souvenir de mon prof de philo de terminale s'exclamant : "Il faut renverser Platon"). La philosophie, c'est la révolution dans la révolution : l'émergence du rationalisme dans la révolution démocratique athénienne.

Il est facile, quand on est un petit intellectuel intellectualiste, de critiquer les acteurs de cette révolution. La critique des philosophes est un genre bien établi dans l'Antiquité grecque et romaine qui va bien avec le goût des commérages dans les villages méditerranéens, où l'on bavarde beaucoup sur les bancs publics au soleil. De Caton d'Utique (à l'époque de César) on dénonçait le goût immodéré pour le vin, de tel autre son intérêt pour le corps des femmes. De Platon on critiquait l'orgueil, l'arrogance, le goût des chevaux. Cela nous vient de Diogène le Cynique. C'est assez amusant, mais cela va bien avec le personnage. Un vaniteux. Sans doute. Ca a peut-être contribué à son obstination à "convertir" Denys de Syracuse. L'orgueil est souvent le revers des intelligences supérieures (on disait la même chose de Pascal) et ce qui les conduit à commettre des erreurs. Cela va aussi avec l'ascendance nobiliaire du bonhomme. Mais peut-être est-ce aussi ce qui lui a donné l'énergie de réaliser son oeuvre : cette grande synthèse dont la révolution philosophique avait besoin, et par rapport à laquelle tous les autres (Aristote, Zénon, Epicure etc) allaient devoir prendre position et se situer.

FD

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