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Encore un refus de publication
Hier je me suis heurté à un nouveau refus de publication d'une actualisation de "10 ans". De la part de L'Harmattan cette fois-ci. Ils me répondent avec une lettre-type "trop de manuscrits nous sont proposés". Je ne les crois pas. J'ai publié chez eux sous un autre nom un livre bien plus nul que "10 ans", et ils étaient prêts à accepter aussi les mémoires de mon grand père, bien moins utiles à notre époque. Le vrai motif de ce refus répété (car je m'y étais aussi heurté en 2008) est sans doute politique. Quelqu'un de bien intentionné, comme d'habitude, a dû faire un jour du lobbying contre moi auprès du responsable de la maison d'édition, comme un collaborateur du Diplo était intervenu contre moi auprès des éditions du Cygne en 2009 (sauf que celui-là, je l'avais pris la main dans le sac et j'ai gardé la copie de son mail).
Une loi du silence existe dans les milieux parisiens contre mes livres, contre ce blog. Dans les milieux de gauche, parce que je suis sévère à l'endroit de la gauche sur des dossiers qu'elle n'aime pas comme la Serbie, ou pour d'autres raisons que ces petits messieurs (ou ces petites dames) n'ont même pas le courage de m'expliquer en face. Dans les milieux de droite parce que je n'ai pas franchi le pas de l'abolition du clivage gauche-droite comme l'ont fait tant d'autres personnes (qui ont hélas ensuite - mais c'était prévisible - échoué sur les sombres rivages du complotisme d'extrême droite).
Qu'importe : je ne ferai pas la danse du ventre Je n'irai pas "faire du réseau" à tout prix. Le mur du silence existe, mais ce n'est pas à moi de le briser. Moi j'écris, je dis ce que je pense. Si les deux ou trois personnes qui m'ont fait savoir leur sympathie pour mes travaux veulent les faire connaître sur d'autres sites ou auprès d'éditeurs, qu'elles le fassent, mais ce n'est pas à moi de chercher à me vendre.
Une blogueuse que je connais un peu, et qui a quelques défauts bien sûr (notamment un penchant compotiste et un certain manque de rigueur - ça va ensemble) mais aussi quelques qualités (notamment une volonté sincère et généreuse de promouvoir tout ce qui peut changer l'ordre des choses), a sa fiche sur Wikipedia depuis peu. Je l'ai découverte par hasard. Elle m'a dit qu'elle n'était pas à l'origine de cette initiative, mais qu'un de ses admirateurs l'avait fait pour elle, et que, du coup, elle avait fourni des éléments biographiques. Elle a d'ailleurs eu du mal à prouver ce qu'elle avançait car le totalitarisme d'Internet n'admettait comme élément de preuve que des adresses URL de pages de sites, or une bonne partie des hauts faits de sa vie sont antérieurs à l'apparition d'Internet et ne peuvent se prouver que par des coupures de presse...
En lisant cette fiche Wikipedia, je songeais que je n'aimerais pas être dans cette situation de devoir "rendre compte" de ce que j'ai fait ou de ce que je pense en le prouvant avec des adresses URL, ni de devoir m'énerver de voir tel ou tel porter des jugements parfaitement erronnés sur mon compte - ce qui est inévitable, compte tenu de l'uniformité de la pensée contemporaine et du goût de la facilité que cultivent les polémistes. Avoir sa fiche "Wikipédia" semble être le seul signe d'une existence pleine et entière sur Internet, et c'est pourtant, je trouve, d'une très grande tristesse, quand on voit le simplisme et la pauvreté de ces fiches.
Il est bien évident qu'il vaut mieux n'être connu de personne et être censuré par tous que d'avoir une fiche comme celle de cette blogueuse.
D'une manière générale - et ça Wittgenstein l'avait dit - on passe trop de temps à essayer d'exister socialement. Quand ce n'est pas en faisant du réseau, c'est en s'investissant dans des polémiques. Je relis en ce moment les articles d'Octaves Mirbeau dans l'Aurore pendant l'Affaire Dreyfus. Toute l'énergie qu'il a dépensée dans ce débat sur l'innocence du capitaine qui, certes, passionna la France pendant des années, mais qu'il aurait pu traiter en un aphorisme nietzschéen de cinq lignes. Qui aujourd'hui se souvient du rôle d'Octave Mirbeau dans l'affaire Dreyfus et des ennuis que cela lui valut ?
Il faudrait écrire loin de tout, au sommet d'une montagne...
Blogs
Plus j'écris sur ce blog et plus il m'est impossible de trouver le moindre sens à cette entreprise. Ca ne peut pas être un moyen de faire de la publicité pour les livres, car mes livres ne sont presque pas cités, et donc je ne peux pas constituer ce blog comme une sorte de "pressbook". Ca ne peut pas non plus être le moyen d'une construction collective d'un oeuvre avec les lecteurs compte tenu de l'apathie et de la volatilité du lectorat d'Internet. Ce n'est donc absolument rien : comme 99 % des blogs qu'on trouve sur Internet, du bruit sur lequel tombe une poignée de lecteurs chaque jour au rythme des aléas d'une recherche par mots clés. Par moment je tire la conclusion juste de l'absurdité de cet exercice en cessant purement et simplement d'écrire. A d'autres moments comme aujourd'hui je profite de l'oisiveté pour écrire quelques billets qui prolongent un peu l'esprit, l'atmosphère de ce blog tel qu'il fonctionne depuis 5 ans dans l'espoir que deux ou trois personnes qui y sont encore un peu fidèles y trouvent leur compte. Mais il n'est que trop évident que ça ne sert à rien. Contrairement à ce que m'écrivit un commentateur occasionnel de ce blog quand je l'ai suspendu : "ça ne manquera pas". Les gens qui a un moment ou un autre ont éprouvé un petit enthousiasme pour mes textes décrochent généralement au bout de 6 mois et vivent très bien sans ça après. Donc ça ne manque pas du tout. Mes blogs comme mes livres ne sont pas nécessaires à notre temps (du moins pas ceux que je publie sous ce pseudonyme).
On peut penser que c'est parce que les gens d'une manière générale ne ressentent pas la nécessité de grand chose et arrivent à se passer facilement d'à peu près tout (de littérature, de poésie, de bons politiciens). Ils s'habituent à peu près à tous les néants qu'on leur propose en oubliant les choses qu'ils appréciaient davantage quelques années auparavant. Nous sommes peut-être la première civilisation qui s'emploie à rendre superfétatoire la notion même de "manque". Pour le système social, le sentiment du manque est une pathologie. On ne doit pas ressentir que telle personne, telle oeuvre nous manque. Seul le sentiment du besoin consumériste est légitime : il faut vouloir ce qui est disponible à la vente, et le vouloir si possible avec le plus d'avidité possible. Mais il ne faut pas éprouver cette envie comme un manque.
Symétriquement, puisqu'il n'y a pas de sentiment de manque dans le public, il n'y a pas non plus de sentiment de nécessité (ananké) chez les créateurs. Il n'y a qu'un sentiment de devoir professionnel, à l'égard de son patron, de son éditeur, de son sponsor. Quelque chose qui a plus à voir avec l'instinct bureaucratique qu'avec le souffle de l'inspiration. Ceci explique la médiocrité de la culture européenne actuelle.
Donc la disparition de ce blog ou de mes livres des catalogues des éditeurs ne pouvant susciter aucun sentiment de manque chez les lecteurs, leur permanence dans l'espace internautique est aussi absurde que le mouvement d'un astéroïde qui suit son mouvement de chute rectiligne dans l'espace, son impetus comme on disait autrefois, sans autre nécessité que la loi gravitationnelle.
Subjectivement je pense avoir l'attitude juste et les mots justes face à un système social assez oppressant et inique, et face à des forces critiques que je trouve inadaptées. Ma recherche stylistique entre esthétique littéraire et conscience politique me paraît féconde et originale, mais force est de constater qu'elle ne rencontre aucune attente véritable en dehors de ma subjectivité, et sans doute cela vaut-il mieux d'ailleurs que les attentes "pour de mauvaises raisons", les attentes fondées sur le malentendu que j'ai trouvées parfois chez tel ou tel lecteur.
Il faut juste prendre conscience de cette implacable stérilité historique de mes écrits (sauf quelques cas rarissimes de gens comme le photographe Olyvier qui disent avoir été un jour inspirés par une ou deux de mes phrases, mais notez que c'étaient des phrases de livres plutôt que de blogs et ces gens auraient, je pense, trouvé le même encouragement chez d'autres auteurs) et s'habituer profondément à ce mouvement solitaire d'astéroïde dans l'espace, comme Aristippe à la table de Denys. Parce qu'il n'y a de toute façon aucun autre chemin possible.
Les idées, les individus, les styles
Un ami militant anti-guerre m'écrit : "Mon problème est que je ne remarque en fait jamais les individus, hors des questions privées, amicales, etc, juste leur rôle si bien qu'on me dit toujours "tu ne connais pas tel ou tel auteur" et je me sens tout bête, et quand je recherche, je découvre que j'ai lu une dizaine de texte de cette personne ...
Je suis comme cela, cela m'enlève quand même quelques soucis puisque je ne ressents pas de sentiments particuliers pour untel ou untelle dans la lecture de leurs textes ...je pense que si Hitler avait écrit un roman ou le gestapiste qui a torturé mon oncle je pourrais le lire sans la moindre réticence ...si son roman était bon à mes yeux ...c'est seulement ensuite que je réagirais si on me le disait...et alors je ferais le lien entre les deux et je construirais une théorie scientifique sur le génie d'un ...Céline ou d'un autre .
Bref, je suis un être bizarre, je ne fais que passer dans ce monde qui n'est pas vraiment le mien "
Cet ami est marxiste. J'avais déjà remarqué son goût pour les jolies histoires, les idées mises en histoire, et son peu d'intérêt pour les individus concrets. A la table d'un restaurant il confondra facilement untel avec un autre. Je pense que le marxisme satisfait son besoin de se raconter des histoires, avec, en plus, un vernis un peu snob de fausse scientificité, en oubliant un peu les personnes qui les ont portées. Cela lui nuit parfois, par exemple quand il diffuse des textes de fachos (vous savez : ces textes fachos sous des vernis apolitiques ou "transcourant" comme on sait en faire à l'extrême droite) sans avoir bien identifié leur auteur.
En ce qui me concerne les idées pures et les belles histoires m'intéressent de moins en moins. J'aime à connaître ceux qui les portent, leur psychologie, leur vie, leurs amis. C'est pourquoi plus je vieillis et plus je deviens un écrivain dans l'âme plutôt qu'un philosophe. Le style m'intéresse plutôt que l'idée. L'idée est vide, sans son contact avec le réel. Le style est l'articulation entre le concept et le sensible. Il est le mouvement de la pensée - rapide, ou lent, saccadé, fluide - par lequel la pensée apprend à inscrire ses principes dans le monde et comprendre les principes à la lumière de celui-ci. Par le style l'individu donnera corps à ses idées ou les laissera mourir dans un ciel irréel - "ce monde qui n'est pas vraiment le mien" comme dit mon ami sur le ton du mysticisme. Voilà pourquoi je place au dessus de tout dans la littérature le travail de Montaigne qui est un effort exceptionel pour donner à la pensée un rythme par lequel celle-ci pourra "coller" à l'individualité qui la porte et à l'individualité des autres. Ce rythme, ce style, est ce par quoi mots et choses trouvent une résonnance juste et s'inscrivent dans un récit qui n'est pas purement chimérique mais, au contraire, qui devient le meilleur moyen de donner une direction idoine aux choses, ou de trouver la direction qui émane des choses dans la manière dont on les vit. Une direction qui souvent prend des drôles de détours, et qui doit être suivie à la vitesse appropriée. C'est aussi ce qu'on s'efforce de faire dans ce blog, à un niveau modeste, par des zigzags qui vont des grands drames de notre époque aux plus triviales évocations du quotidien.
La lecture sérieuse
Ce qui m'a toujours séduit chez Boudon, et qui me séduisait à la Sorbonne (Paris IV à l'opposé de Paris I) en philo même si je m'y ennuyais ferme, c'est qu'il défend une culture de la lecture sérieuse des auteurs (contre le "carottage" qu'il prête à Althusser, et que mon censeur de lycée en 1987 prêtait à Foucault, mais il est significatif que j'aie eu mon prix au concours général dans un lycée où le censeur était foucaldien, fermons la parenthèse).
La lecture sérieuse. Rien ne la remplace. Et pourtant tout nous en détourne. Si je veux me sentir utile à mon époque en ce moment, je vais éplucher l'actualité, la commenter, ce qui me vaudra le titre de "spécialiste de la géopolitique" par exemple (qu'un normalien dans un de ses mails m'a accordé bizarrement cet après-midi) et quelques lignes dans le Monde Diplo.
Un autre travail, qui consiste à se lancer dans des auteurs oubliés, ou méprisés, sans savoir ce qu'on y cherche, est beaucoup plus ingrat. Il vous coupe du monde, fait de vous un moine ou un fou. Et pourtant une certaine essence du travail intellectuel se trouve bien là, dans cette lecture non-mondaine, anti-mondaine, qui, dans le totalitarisme actuel du "nous" du "tous ensemble dans le présent actuel", vous conduit sûrement à la mort.
Ce soir j'ouvre un bouquin de Christopher Lasch qui traine dans ma bibliothèque. Je m'attends à y tomber sur considérations à la Michéa sur le système mondialisé. Pas du tout. Je découvre un passage sur la psychanalyse et la honte. Un hasard complet. Il y a un mois je suis tombé en lisant Julius Evola (auteur prohibé dans le monde d'aujourd'hui) un passage sur la honte, qui me fait penser à celui de Sartre dans je ne sais plus quel livre, et celui de Lévinas dans Le Temps et l'Autre. Je tiens là une piste de ce que je pourrais faire : une topologie de la problématique de la honte et de la pudeur chez ces quatre auteurs, les faire dialoguer à quatre autour de ça. J'en tirerais sans doute quelque chose de plus profond que le bricolage que l'historien Jean Claude Bologne effectue autour de ces concepts dans son dernier livre sur les sentiments féminins. Je le ferai peut-être un jour. Mais il est significatif que rien dans le système social actuel ne nous encourage à le faire. Et Boudon a même raison de dire que les enseignants eux-mêmes ne le font plus. Pour tous les grands auteurs ne sont plus que des avatars sur Internet, des sémaphores.
Idiome, langages et mots
On peut légitimement ne pas aimer Derrida. Moi même j'ai plus d'une fois critiqué l'irrationalité de sa philosophie. Il n'empêche que le rationaliste doit se confronter toujours à la limite sceptique et irrationnelle de sa construction théorique. Hegel l'avait bien compris. Kant aussi dans son dialogue avec le mage Swedenborg.
Je ne peux jamais écrire sans me confronter à toutes les interrogations posées par Derrida sur l'écriture. Son rapport à la mort par exemple... dans Otobiographie sur Nietzsche. Tout cela c'est de l'intime, oui, sûrement, donc de la littérature. La philosophie est tendue entre anthropologie et littérature.
Hier matin une stagiaire de 24 ans de ma mairie est venue me voir : "Je suis allée lire votre blog (celui sur vos travaux d'anthropologie), j'ai beaucoup aimé. On voit que vous êtes habité par ce que vous écrivez. Et vous traitez à partir de cas concrets des questions que les jeunes de mon âge on se pose entre nous, et dont on n'arrive pas à parler avec des gens comme vous qui ont lu et réfléchi. Ici à la mairie les gens disent que vous écrivez des trucs bizarres parce que c'est de l'anthropologie du corps, mais ils diraient la même chose si vous écriviez sur la religion. Ca leur fait peur". Puis elle est partie dans des évocations de ses vacances d'enfance en Italie du Sud. Et moi j'étais là toujours à me demander s'il fallait laisser la conversation sur le terrain du témoignage subjectif ou la placer dans un aller-retour avec l'universel, c'est-à-dire avec une objectivation anthropologique - c'est-à-dire, un plan discursif qui commence par "nous, les primates humains, on..."
Universel ou intime, intime ou universel ? Je repense toujours à quelques mots de Derrida sur l'idiome, la langue qui n'appartiendrait qu'à une personne et ne serait compréhensible que d'elle seule. J'ai dû déjà mentionner ça dans ce blog.
Après avoir bouclé mon livre sur la résistante Denise Albert et l'avoir adressé à mon éditeur, j'écoute un morceau de Patti Smith ce soir. Les premières notes me renvoient tout de suite à l'arrière plan d'un univers que je puis dater soit de l'été 1989 soit de l'été 1990 (je ne sais plus lequel). C'est comme une vibration qui est née en moi cet été là, qui s'est reproduite à nouveau, à d'autres moments où j'ai pu réécouter ce morceau sans être capable de le dater davantage. Divers moments de 1991, 92, 93. Une vibration intérieure dont je ne peux rien dire sauf qu'elle a existé à ce moment là, et renaît à chaque fois que j'entends à nouveau ces notes.
Voilà, ça c'est de l'ordre de l'idiome. Si je veux me placer du côté de "nous les primates", je peux citer ce dossier que la revue Books a sorti l'an dernier à propos de l'effet drogue de musiques (Books parle beaucoup des accoutumances et des folies), et par association d'idée, je songe aux multiples articles actuels sur le fait que la science un jour nous "guérira" de la mort. On nous parle même d'une inversion du temps qu'Einstein aurait évoquée en faisant semblant d'y croire. Un non-sens quand même du point de vue de la logique de la conscience : puis je me replacer à la première seconde où j'ai entendu Frédérick de Patti Smith pour la première fois tout en ayant à l'esprit toute la conscience de ce que j'ai vécu après (auquel cas ce ne sera plus vraiment le premier moment) ou m'y rendrai-je avec une conscience vierge (et dans ce cas comme ce sera toujours une première fois, je n'aurai même pas la possibilité de savoir si j'ai remonté le temps, donc ça n'aura aucun intérêt, comme l'Eternel retour nietzschéen, dans lequel nous vivons peut-être tous, mais dont la conscience ne peut avoir aucun impact sur nos vies puisque nous n'avons pas la conscience concrète d'un retour) ?
Ce soir, après mon bel effort "anthropologique" pour m'élever jusqu'à la conscience du monde qu'avaient les résistants de 40, je retrouve le goût de l'idiome, de la vibration sans équivalent, du "écrire pour tous et pour personne". Marc-Aurèle et ses "Pensées pour moi-même". Pourquoi ce titre ? Voulait-il vraiment n'écrire que pour lui ? L'idiome. L'envie de ne rien faire pour personne, pas même pour soi-même. Juste de séjourner dans le souvenir d'une sensation, d'un instant. Pour rendre à l'instant ses droits, être fidèle à des singularités absolues. C'était un peu ça le projet des philosophies du 20ème siècle contre lesquelles Luc Ferry dans ses jeunes années s'était tant énervé (quel idiot ce Ferry !) Curieuse idée quand même quand on y repense. Ce qu'a osé dire Heidegger par exemple : que seul le langage du Dasein pouvait accueillir l'ouverture de l'être (ce qui faisait de lui le "berger de l'être"). Un peu comme si sur le fond de non-sens total de l'univers (ou des multivers), il se nouait là une familiarité particulière netre lettre et le primate parlant (car Heidegger a eu beau combattre l' "anthropologisme" son éloge de langage parlait bien de l'humain). (Tiens il parait que la gauche allemande s'énerve contre L'insurrection qui vient parce que c'est trop heideggerien).
Fallait-il donc qu'à l'époque les philosophes croient au langage, et aux particularités de notre espèce ! Nous en sommes bien loin aujourd'hui. Quelqu'un à Brosseville me disait la semaine dernière : "Pour notre conférence sur l'agent orange au Vietnam on pourrait partir du fait que l'agent orange a détruit un écosystème". Les bombes américaines ont anéanti un écosystème vietnamien, et, au milieu de cet écosystème, tout un tas d'espèces ont été touchées : les moustiques, les cochons sauvages, les calaos, les hévéas, les homo sapiens, les araignées géantes, les... On ne croit plus que les êtres humains vietnamiens et leur langage aient pu avoir plus de rapport particulier à l'être que les coccinelles. La preuve est qu'on répare leur ADN comme celui des coccinelles. De la mécanique tout ça.
Marlena watches from the wall, her mocking smile says it all.
Ce soir en tout cas est la soirée de l'idiome, n'en déplaise aux anthropologues.
De la différence, de la lourdeur, et de leur bon usage
Affiché sur les murs de Paris en ce moment : "Belle année 2011, dans une capitale où se rencontrent et se respectent les différences, une ville qui aime la vie". Je ne sais pas pourquoi, mais moi je ressens dans ce slogan la patte de M. Delanoë himself... Bien sûr c'est le genre de message auquel personne ne croit, mais il est intéressant que la capitale de la France ait choisi celui-là, c'est son visage, son maquillage, sa tenue de soirée, tenue de rigueur du moment.
Ce matin par dessus l'épaule d'un voyageur du RER je lisais en titre d'une grande page du Monde "Roland Dumas l'amoraliste". Je crois qu'à Paris la "différence" de Roland Dumas ne doit pas être très "respectée". La mienne non plus du reste : quand une journaliste de Glamour m'interroge sur l'exhibitionnisme des jeunes filles, je sens bien qu'on n'est pas très content d'entendre la réponse d'un type qui a l'accent du Sud, et encore moins de l'entendre esquisser des grandes fresques sur 200 000 ans ou 50 ans ("Vous savez, nous ce sont les sujets 'tendance' " qui nous intéressent") ou relativiser des phénomènes à la mode sans être capable de citer le nom d'un photographe en vogue.
Mais cette intolérance à l'égard de ma "différence" m'incommode moins qu'il y a 20 ans. Je m'amuse à voir la manière dont autrui me considère, et agacer ou ennuyer ne me déplaît pas.
En ce moment je lis un bouquin publié chez un petit éditeur qui défend une philosophie athée de la matière. Le bouquin n'est pas très bon. Ses références sont assez datées, inadaptées aux vrais enjeux du débat contemporain sur la nature et le destin de l'humanité (alors pourtant que le fond de sa thèse est assez juste). En somme ce livre me paraît un peu lourd.
Je me dis que mes propres écrits (dans tous les domaines) peuvent paraître à beaucoup de lecteurs - ceux qui sont "tendance", "branchés", esclaves des médias actuels etc, - grevés des mêmes défauts, et que donc mes écrits sont pour eux ce que ce livre est pour moi : un truc un peu épais, mal dégrossi.
Sauf que, pour ma part, je suis enclin à penser que mes livres (ou mes propos dans les interviews) sont lourds pour de bonnes raisons : ils veulent manifester une force d'inertie par rapport à la légèreté des modes et à la fausse virtuosité des amuseurs publics. Alors que le livre que je lis, lui, est simplement lourd par excès d'ignorance : l'auteur n'a tout simplement pas cherché à connaître les données actuelles du débat et croit pouvoir ressortir par exemple Freud sans voir ce que Freud a pris sur la tête depuis sept ou huit années.
Cela dit nos "lourdeurs" se rejoignent en nous condamnant à rester chez de petits éditeurs. Ainsi va la vie.
Une précision cependant : je ne pousse pas l'inertie et la lourdeur aussi loin que Bourdieu et, au delà, ses prédécesseurs chantres du structuralisme qui dénigraient systématiquement les prophètes de la modernité façon Crozier en rappelant toujours contre eux ce qui résiste, ce qui ne change pas. L'attachement aux invariants, très caractéristique du structuralisme, contre le "bougisme" médiatique (et le mythe du "tout change tout le temps") est une commodité académique à laquelle je me garde de céder trop facilement. Car en ces temps où l'opinion populaire dépend beaucoup de ce qui se voit sur les écrans les modes sont très loin d'être anodines, l'instinct grégaire à leur égard se porte si bien qu'il serait dangereux d'en sousestimer la force et l'impact.
Bref, passons sur le décorticage de ces subtilités.
J'ai envoyé mon livre sur le stoïcisme à mon éditeur. Il sortira début février. C'était mon dernier ouvrage (définitivement ou avant très longtemps). Il comporte bien des maladresses que je n'ai pas trouvé le courage de corriger. Après des années à le relire à le recomposer, je ne savais plus qu'en faire. C'est sans importance de toute façon. Il sera si peu lu.
De toute façon je ne veux plus trop être lu ni entendu. Un type un peu bizarre (de droite) m'a proposé de donner une conférence sur mes livres. Je n'ai pas donné suite à sa proposition. Je veux bien accorder une interview à l'association "Initiative citoyenne de défense" sur l'état actuel du monde comme elle me l'a proposé parce que cela me donnera l'occasion d'ordonner un peu mes idées sur ce sujet, mais ce n'est plus dans l'espoir d'étendre mon lectorat. Je me satisfais tout à fait de voir une poignée de personnes de qualité fréquenter occasionnellement ce blog et y laisser des commentaires. D'ailleurs, à l'avenir, comme je n'aurai plus le travail d'écrire des livres, je compte me contenter de ce blog et des rencontres fortuites que je puis encore faire à travers les messages que m'envoient parfois ses lecteurs. Au diable les livres !
Out of Internet
Lorsque je vois exploser mes stats sur l'article "Mehlang Chang" je me dis que je me suis planté complètement quand j'ai cru qu'Internet pouvait être un support pour ce que j'avais à exprimer. Sur Internet je ne peux faire passer que le moins important, le plus superficiel, et encore, c'est dans ce qu'il y a de plus superficiel dans le superficiel, dans le reliquat le plus grégaire et le plus inintéressant que les lecteurs se retrouvent le mieux. C'est une grave erreur que de croire que ce média puisse véhiculer autre chose que de l'instinct grégaire (y compris la grégarité de la fausse dissidence).
Bon, allez, encore un mot et une vidéo pour illustrer le totalitarisme du "sympa" qui étouffe notre époque, sur Internet et à la TV, un numéro de deux (mauvais) clowns qui, par le rire, tentent de museler leurs critiques (et y parviennent en grande partie).
Top 10 des articles de mon blog les plus lus
1. Mehlang Chang
2. Femmes noires, regards de Blancs
3. Roudinesco et Onfray
4. A propos des salons de massage chinois (suite)
5. Une femme à Berlin - Journal 20 avril-22 juin 1945
6. Une hardeuse dissidente
7. Bricmont, Chomsky et la loi Gayssot
8. Sex and Art, Dirty Diaries
9. L'Empire n'a pas de scrupules
10. MacKinnon prend des rides
Sans surprise, dans le Top 10, 5 sujets plus ou moins en rapport avec la sexualité (beaucoup de gens utilisent Internet surtout pour ça, et, en version féminine, pour les recettes de cuisine et conseils pratiques).
Plus étonnant la percée de l'article "Mehlang Chang" et des mots clés qui vont avec (ils font exploser mes stats depuis deux jours) : la vidéo-canular a fait un tabac sur le Net. Beaucoup auraient aimé que Mehlang Chang existât vraiment, je suppose. Il y a aussi un canular sur un Allemand qui parle de la France sur le même ton que Mehlang Chang. Le masochisme national se porte bien.