Comme Diogène promenait sa lanterne dans les rues d'Athènes à a recherche d'un homme ou de ce qui mériterait cette appellation, je continue d'agiter la mienne au dessus des vieux livres en essayant de comprendre ce que l'héritage historique de la France peut signifier aujourd'hui de positif pour un esprit de gauche ancré dans le XXIe siècle. C'est un exercice intellectuel auquel nos élites rechignent car elles le suspectent de passéisme et de fermeture aux apports extérieurs de notre époque. Etant moi-même largement d'origine étrangère, et ayant montré à travers l'Atlas alternatif notamment mon ouverture à tout ce qui se passe aux quatre coins du monde je me sens à l'abri de ces accusations, et simplement je ne vois pas pourquoi je m'interdirais de comprendre en profondeur l'héritage français, alors que d'autres (certains dignitaires de l'UMP) s'autorisent à imposer l'usage de l'anglais dans leur ministère, ou encore (sur les sites comme MSN ou Yahoo) nous infligent l'actualité des stars étatsuniennes comme si nous étions obligés de connaître par coeur leur pédrigrée. Que chacun se sente libre de connaître ce qu'il veut.
Dans le cadre de ma petite enquête, j'ai envie tout d'abord de revenir à ce numéro de 1919 de la NRF et plus particulièrement à l'article du sociologue durkheimien Raymond Lenoir intitulé "La pensée française devant la guerre".
La France est victorieuse mais exsangue. La NRF juge utile de réfléchir à la singularité de la pensée française, à la fois ouverte aux apports extérieurs, mais différente de ses concurrentes allemande et anglo-saxonne par son refus de la religiosité.
Certains passages de Raymond Lenoir, le choix de ses mots, retiennent l'attention (même si on a le sentiment d'avoir déjà lu cela ailleurs).
A propos de l'Allemagne romantique postkantienne il note : "Telle est la sensibilité allemande. Tout en elle traduit le trouble, l'inquiétude violente, le désir de vivre insatisfait. On sent ses religieux, sesmusiciens, ses philosophes à la poursuite de la vie. Mais elle est impétueuse et brutale ; c'est une chasse plutôt qu'une recherche. La vie se dérobe. Ils voudraient l'enserrer, la contenir dans un mouvement du coeur, dans un thème ou dans une formule, car ils croient encore à la puissance magique des formules. Ils apprêtent un piège dialectique. La vie mobile et fuyante contourne les appareils formidables des mots sans laise d'elle davantage qu'un reflet. Ils essaient lors de l'imiter ; ils se eulent multiples et universels comme elle. Ne voyant plus dans le réel que conflits, contradictions, antagonismes, ils demandent à l'imagination distendue le secret des métamorphoses. Le même mouvement d'idéalisme traverse Hegel, Fichte, Schelling et Wagner. Ils n'ont jamais su trouver la forme harmonieuse et aimée en qui la vie suspendue s'évanouit et s'achève. Leur métaphysique ne trahit qu'un mauvais esprit de révolte et leur inquiétude ne s'apaise que dans un rêve d'orgueil mystique. Ils ne savent que l'art de rêver".
Nietzsche le francophile, et Norbert Elias quinze ans après Lenoir écrivirent des choses semblables.
Lenoir estime qu'après le vide créé par l'échec de l' "aventure impériale" en France, la philosophie française à travers le spiritualisme s'est laissée envahir (parallèlement à l'occupation militaire) par cet esprit allemand. Ainsi, "la philosophie est devenue une manière d'art quand elle n'est pas une théologie bâtarde. La religiosité, le moralisme, le mysticisme sont les qualités auxquelles se reconnaît un "esprit phioophique". Tout est vu sous l'espèce du bien et sous l'espèce du beau (...) La dissociation de la sensibilité et de l'intelligence, la prééminence de la sensibilité, la confusion des idées, qui s'ensuivirent, coïncidèrent avec une méconnaissance de l'esprit français".
Lenoir n'est pas beaucoup plus tendre avec l'esprit anglo-saxon :"Nous avons des affinités avec la pensée anglo-américaine : même positivité, même goût du détail concret, même sentiment de l'expérience ; dans notre passé, les contacts avec l'Angleterre furent féconds (...) Mais là doit s'arrêter l'échange. Car nous ne tendons pas depuis tant de siècles à nous affranchir de toute tutelle religieuse pour remplacer la religiosité allemande par la religiosité anglo-américaine (...) Aussi les résistances que le Pragmatisme a rencontrées en France sont légitimes ; elles doivent être maintenues. Car le peuple américain fait l'apprentissage de la pensée. Il vient de s'apercevoir que la pensée matérielle n'est pas tout ; que l'homme n'épuise pas, même en des labeurs gigantesques, son activité ; qu'il existe aussi une vie spirituelle. Sa religiosité, son inquiétude morale, son idéalisme sont l'expression lyrique et confuse de cette découverte. (...) Et l'Amérique est vraisemblablement appelée à connaître, maintenant que son union nationale se fait au sortir de cette guerre, une crise intellectuelle qu'elle soupçonne à peine".
Que serait alors l'esprit français entre ces deux modèles ?
Lenoir le caractérise ainsi : "Sans désapprendre de pleurer et de rire, il a apris la mesure dans l'expression des sentiment. Jamai il ne s'abandonne à l'ivresse de sentir. C'est qu'un plaisir d'intelligence rend plus intense encore son émotion. (...) Car l'esprit français n'est ni très sensuel ni très mystique. Il ignore la sensualité inquiète, énigmatique et pesante des pays protestants. Amoureux des lignes, des couleurs et des formes, il goûte dans les sensations une joie pure et subtile. Il est trop mobile pour être sentimental. Il y a en lui un besoin de précision et de netteté par quoi il répugne, jusque dans sa musique même, qui est musique de danse, aux inquiétudes prolongées. Pour lui le monde extérieur existe. Et, comme il est curieyx, le spectacle des choses l'empêche de méditer trop longtemps et de se perdre dans la contemplation mystique du moi. Il ignore le tourment infini, car il sait que là où sont les raisons véritables de vivre est aussi la joie de vivre. Sa tristesse est dans la nostalgie, dans le regret des horizons accoutumés. Depuis Ronsard, son lyrisme intérieur et sans fièvre dit la fluctuation des désirs précis et le retour des saisons".
Selon Lenoir cet esprit va avec le mélange de scientificité et de scepticisme qui caractérisait le 18ème siècle.
On peut se demander si la pensée française des années 60-70, 50 ans plus tard, en utilisant Nietzsche, Heidegger et Freud contre le rationalisme n'a pas en quelque manière prolongé l'inquiétude morale à laquelle le style français de la grande époque devait être, selon Lenoir, l'antidote. Elle l'aurait prolongé, en lui ôtant son horizon mystique, remplacée par une sorte de bougisme politique dont Bernard-Henri Lévy et la croisade pour les "droits de l'homme" seraient un des ultimes avatars.
A la lecture de tout cela, on voudrait partir en quête de cet art de vivre et de penser vers lequel la NRF voulait faire signe pour reconstruire la France, en savoir plus sur son compte (même si l'on n'est pas tout à fait novice en la matière et qu'il nous suffit de nous souvenir de notre enfance il y 30 ans pour en reconnaître certaines traces). Il se trouve que par hasard, je me suis procuré un numéro de la revue La Vie parisienne de mai 1957. La revue alors a presque cent ans. Bien que marquée, au sortir de la seconde guerre mondiale, par la culture anglo-saxonne encore plus que ne l'était l'époque de Raymond Lenoir, elle se veut encore la vitrine d'un art de vivre français : cette civilisation du vin, du café-théâtre et des femmes légères qui faisait encore de Paris à l'époque une capitale légendaire dans le monde.
A sa lecture il est évident que le monde qu'elle dépeint et défend n'est plus le nôtre, et trouverait difficilement un moyen de s'imposer ou de revivre parmi nous.
Je lisais hier soir dans les pages de cette revue une évocation par Roland Dorgelès de l'académie Goncourt de ce qu'était le Montmartre de 1910-1920, quartier de pauvreté et de Bohème, où l'on enterrait un jeune camarade chaque années, mais où les "vingt francs" pour boucler les fins de mois "finissaient toujours par tomber du ciel" et où il y avait "de vrais jardins que Pâques fleurissait de lilas". Un quartier d'art et d'amour libre "à part le mariage, toutes les liaisons nous semblaient légitimes". Dorgelès a la bonne idée de décrire l'amour à Montmartre en ce temps-là, le rite des idylles comme il dit (de ces idylles dont l'espérance de vie n'excédait pas six mois).
Il détaille qui étaient les proies des artistes et écrivains de l'époque : "les petites de là-haut, trottins, dactylos, modèles, ingénues de dix-huit an, qui se mettaient à aimer, sans désir et sans fièvre, tout bonnement parce qu'elles atteignaient l'âge". Il raconte comment ils voyaient ces gamines grandir, simples enfants auxquelles ils ne prêtaient pas attention, jusqu'au jour où les seins se formaient, les hanches, et alors toujours la même chose, ils leur offraient un verre, parlaient de choses artistiques auxquelles les filles ne comprenaient rien, les embrassaient sur la bouche, puis un jour les faisaient monter chez eux. Dorgelès raconte notamment une histoire singulière qu'il eut avec une pauvrette de cette classe qui travaillait dans la couture et vivait chez sa tante dans un tout petit logement. Par respect et affection pour elle il se garda de coucher avec elle, mais un jour se laissa aller à sauter sa meilleure amie. Ladite amie lui demanda de l'aider à avoir une promotion sociale, et lui la fit entrer comme danseuse dans un cabaret. Au final celle-ci allait devenir une "poule" comme il dit, c'est-à-dire une quasi-prostituée, alors que la jeune première avec qui il avait toujours refusé de coucher lui en voulut toute sa vie de ne pas lui avoir assuré le même avenir. Il eût beau lui dire qu'il avait voulu préserver sa vertu, il était plus enviable alors pour une femme de se prostituer dans les cabarets que de rester couturière. La prostitution était le seul avenir désirable pour elle.
On découvre en lisant ces pages que l'art de vivre de Montmartre reposait profondément sur la prostitution généralisée de la gent féminine, comme le style français se nourrissait du quasi-servage de mes ancêtres ouvriers agricoles dans le Sud-Ouest. C'est à ce prix là que le "génie français" cultivait sa sensibilité propre.
On ne peut pas souhaiter que renaisse ce mode de vie-là, pas plus qu'on ne pourrait vouloir le retour de la consommation de vin des années 1930 à l'heure où tout le monde a une voiture et où l'alcool peut causer tant de décès sur les routes.
Est-il possible de repenser un "esprit français", en prise avec un certain art de vivre et une certaine sensibilité tels que les décrit Raymond Lenoir en 1919, sa quiétude intellectuelle, son "mol oreiller du doute" et son hédonisme délicat, sans toute l'infrastructure sociale - et toutes les injustices atroces - qui, il y a cent ans, en constituaient le fondement ? Voilà la grande question sur laquelle me laissent ces lectures.