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Freudisme, darwinisme et marxisme
Je suis absolument en désaccord avec le dernier article de Badiou dans Le Monde du 8 mai qui place sur un pied d'égalité freudisme, darwinisme et marxisme : c'est mêler deux idéologies à une théorie scientifique, ce qui est très grave.
Mais je suis d'accord avec sa conclusion, tournée contre Onfray et l'hédonisme :
"Parmi ces tentatives qui, sous couvert de "modernité", recyclent les vieilleries libérales remontant aux années 1820, les moins détestables ne sont pas celles qui se réclament d'un matérialisme de la jouissance pour tenir, en particulier sur la psychanalyse, des propos de corps de garde. Loin d'être en rapport avec quelque émancipation que ce soit, l'impératif "Jouis !" est celui-là même auquel nous ordonnent d'obéir les sociétés dites occidentales. Et ce afin que nous nous interdisions à nous-mêmes d'organiser ce qui compte : le processus libérateur des quelques vérités disponibles dont les grands dispositifs de pensée assuraient la garde."
"Histoire philosophique et politique des deux Indes" (II)
L'été dernier nous avions lancé une discussion sur les Lumières et le colonialisme à l'instigation d'un lecteur admirateur de Diderot - voir nos billets du 17 août 2009 et du 26 août 2009.
Je crois que Stéphanie Couderc-Morandeau a raison de dire dans son livre que l'idée même de progrès, la vue selon laquelle l'autre est un barbare attardé, favorise toujour le colonialisme, et, en ce sens, les Lumières ont été colonialistes.
Si vous prenez par exemple le chapitre "Occuper l'Afrique du Nord ?" dans Histoire philosophique et politique des deux Indes (ouvrage du 18ème siècle il faut le rappeler) : l'auteur y écrit : " si la réduction et le désarmement des Barbaresques ne doivent pas être une source de bonheur pour eux comme pour nous (...) restons dans nos ports !" Cela signifie qu'il ouvre encore la possibilité d'une conquête coloniale ("la réduction et le désarmement") qui puisse apporter du bonheur. On ne peut pas nier que beaucoup y ont cru, y compris parmi les colonisés, mais dans l'ensemble la psychologie anticoloniale contemporaine, nourrie aux sources de Fanon, Sartre et Hegel (la dialectique des regards), ne peut pas adhérer à l'idée qu'on puisse faire le bonheur d'autrui en le désarmant.
Reconnaissons tout de même à cette Histoire philosophique, le mérite d'avoir établi "in abstracto" de bons principes moraux de ce qu'aurait pu être une politique commerciale intercontinentale raisonnable dans les deux siècles qui ont suivi la découverte des Amériques. Je renvoie notamment à l'étonnant chapitre de Diderot intitulé "Du droit de coloniser" qui est peut-être le texte le moins colonialiste de tout le livre et qui définit assez précisément les conditions d'une occupation de terres vierges qui n'aurait nui ni aux intérêts des "sauvages" ni à a bonne entente avec les Européens. C'est un texte qui pose très clairement qu'une spoliation des terres ou des idées religieuses transforme le spoliateur en bête sauvage que le peuple menacé est en droit de chasser de chez lui par les armes...
C'est une heureuse intervention de Diderot dans le livre, mais toutes ne le sont pas. Celle qu'il pose à la fin du chapitre sur la république communiste organisée par les Jésuites au Paraguay me semble notamment d'assez mauvais goût. Non qu'elle soit dépourvue de mérite sur le fond - elle nuance la naïveté du début du chapitre écrit par quelqu'un d'autre - mais on y retrouve toute sorte de facilités propres à Diderot : son lyrisme, ses points d'exclamations, ses badinages, et son obsession sexuelle. Curieux : j'aimais Diderot à 16 ans (son Jacques le Fataliste). Aujourd'hui, dans les pages de l'Histoire philoophique il m'agace bien souvent.
Le plus intéressant dans ce livre, je trouve, c'est ce regard des Lumières, qui baignait toute une partie de la bourgeoisie et de l'aristocratie de l'époque : cette façon de penser l'humanité dans son ensemble, et dans les défis qu'elle avait à relever face à une nature hostile, et une propension à perdre de vue les préceptes de la raison. Ces hommes étaient guidés par un schéma de pensée intéressant, une grille de lecture, qui leur faisait aborder tous les problèmes sous ce double angle d'approche (un peu comme les stoïciens, autre grande option rationaliste de l'histoire de l'humanité que j'étudie et défends en ce moment, abordaient eux aussi tous les problèmes dans une dialectique avec la nature et avec la perversion, mais tout en posant la problématique de la perversion sur une ligne différente de celle des Lumières).
A l'époque des Lumières, le combat pour la maîtrise de la nature (notamment la baisse de la mortalité humaine) était loin d'être gagné comme il le fut un siècle plus tard. Et donc l'optimisme dont on crédite souvent cette époque est tout de même mêlé de beaucoup d'inquiétudes qui rendent les argumentations nuancées et intéressantes. Je crois qu'il faut revenir à la lecture de ce livre qui fut sans doute la meilleure production de son temps sur la problématique coloniale. J'y reviendrai d'ailleurs peut-être à nouveau sur ce blog.
Stoïcisme (suite)
A nouveau plongé dans le stoïcisme. Je lis "The Making of Fornication : Eros and Political Reform in Greek Philosophy and Early Christianity" de Kathy L. Gaca (UCP 2003). Un très bon livre. Tous les bons livres sur le corps sont en anglais et non traduits.
Gaca montre bien ce qui et peut être évident pour les philologues mais pas pour le commun des mortels (même à la Sorbonne on ne l'apprenait pas) : que le premier stoïcisme était pour le communisme sexuel, et le second seulement à partir de 150 av JC pour la sexualité limitée au mariage. Elle explique cette évolution par le fait que des familles aristocratiques pouvaient difficilement envoyer leurs jeunes suivre des cours auprès de philosophes qui auraient enseigné la destruction de la famille. C'est ce qu'on appelle l'embourgeoisement d'une doctrine révolutionnaire.
Je pense que le stoïcisme dans ses deux déclinaisons (révolutionnaire et bourgeoise) est la doctrine adaptée à notre époque. Son intérêt pour la nature humaine universelle (par delà les ethnies, le sexes, les générations), pour la recherche d'une gestion rationnelle de cette nature sans aucune répression artificielle des instincts, la conviction stoïcienne d'une coappartenance du corps et de la raison, son refus des diabolisations, sa foi en la possibilité d'une amitié universelle - qui est aussi une amitié des corps - par delà les anciennes superstitions, tout cela me paraît excellent et correspond à beaucoup d'attentes de notre temps, après l'éffondrement du christianisme européen.
"L'Assemblée des femmes" d'Aristophane

Je me plonge en ce moment dans l'Assemblée des Femmes d'Aristophane, une comédie à côté de laquelle les sketches de Bigard sont d'un niveau de langage très raffiné. La pièce traite du communisme, aussi bien sexuel qu'économique, après que les femmes aient pris le pouvoir à Athènes. Outre que c'est une mine pour mes travaux d'anthropologie du corps (j'ai d'ailleurs été interviewé là dessus pour une émission de TV cette semaine), c'est une preuve supplémentaire de ce qu'Athènes fut un laboratoire d'idées extraordinaire, des idées à examiner de très près (y compris leur critique ironique chez Aristophane), notamment maintenant que les préjugés chrétiens s'en sont allés (en grande partie, disons). J'y reviendrai.
Il n'y a pas qu'Hypatie dans la vie !
Après avoir vu le film Agora, je puis vous le confier : il y a aussi Hipparchie (Hipparchia), que j'admire bien plus !
Voici ce que Diogène Laërce en dit (je reprends la traduction de Robert Genaille de 1933 en la rendant un peu plus réaliste sur certains points clés) :
"Les discours de ces philosophes convertirent encore la soeur de Métroclès, Hipparchia. Comme lui, elle était de Maronée. Elle s’éprit si passionnément de la doctrine et du genre de vie de Cratès qu’aucun prétendant, fût-il riche, noble ou bien fait, ne put la détourner de lui. Elle alla jusqu’à menacer ses parents de se tuer si elle n’avait pas son Cratès. Cratès fut invité par eux à la détourner de son projet : il fit tout ce qu’il put pour cela, mais finalement, n’arrivant pas à la persuader, il se leva, se dépouilla devant elle de ses vêtements, et lui dit : « Voilà votre mari, voilà ce qu’il possède, décidez-vous, car vous ne serez pas ma femme si vous ne partagez mon genre de vie. »
La jeune fille le choisit, prit le même vêtement que lui, le suivit partout, fit l’amour avec lui en public, et alla avec lui aux dîners. Un jour où elle vint à un dîner chez Lysimaque, elle confondit Théodore, surnommé l’Athée, par le raisonnement suivant : « Ce que Théodore ferait sans y voir une injustice, Hipparchia peut aussi le faire sans injustice. Or Théodore peut se frapper sans dommage, donc Hipparchia, en frappant Théodore, ne lui fait aucun dommage. »
L’autre ne répondit rien, mais lui enleva son vêtement. Mais Hipparchia n’en fut ni frappée, ni effrayée, bien que femme. Et comme il lui disait : « Qui donc a laissé sa navette sur le métier ?» elle lui répondit : « C’est moi, Théodore, mais ce faisant, crois-tu donc que j’ai mal fait, si j’ai employé à l’étude tout le temps que, de par mon sexe, il me fallait perdre au rouet ? »
On raconte encore bien d’autres bons mots de cette femme philosophe.
Bon, il faudrait quelques soustitres, comme toujours quand on parle de l'Antiquité. Les "dîners" sont les sumposion (cena en latin), véritables institutions publiques réservées aux hommes. Faire l'amour en public et aller au sumposion est aussi sacrilège (comme se masturber et manger dans la rue, comme le faisait Diogène). Le "vêtement" d'Hipparchie qu'enlève Théodore est le manteau des cyniques qui était leur unique accoutrement. La philosophe assume la nudité publique comme le lui dicte la doctrine cynique. La question "qui donc a laissé sa navette" est une citation d'Euripide. Parce qu'on a beau être un abominable machiste comme Théodore l'Athée, on n'en est pas moins fin lettré. Il faut l'être de toute façon pour être admis à la table de Lysimaque, général d'Alexandre le Grand devenu gouverneur de Thrace. Car en effet tout cela se passe en Thrace... longtemps, longtemps avant la naissance d'Hypatie - à la louche six siècles plus tôt...
Logos spermatikos

Je crois que, à maints égards, la publication de mon livre sur la Transnistrie l'an dernier m'a libéré de beaucoup de contraintes formelles. J'ai vu qu'on pouvait composer un livre avec des bouts de ficelle tels qu'un journal de voyage auquel on peut accoller un article d'anayse juridique. L'ensemble tient quand même. Une partie en éclaire une autre. Et, même si un médiocre publiciste parisien dans une lettre à mon éditeur a tourné ce livre en ironie en le qualifiant de "brochure", la plupart des lecteurs, eux, y trouvent leur compte.
Ce livre libère une certaine audace. Je ne me sens plus obligé d'aligner des chapitres savants très cohérents entre eux. Si j'avais à écrire sur Caton aujourd'hui, bien sûr j'insisterais sur la biographie du personnage. Parce que Plutarque est singulièrement éloquent sur son compte. Et comme plus personne ne lit Plutarque aujourd'hui, il faut ressortir ces histoires. Elles montrent combien une éthique intègre à Rome au Ier siècle avant JC n'était pas "conservatrice" mais révolutionnaire, ce qui valait à Caton l'estime de la plèbe. C'est tout un rapport à la Loi, à l'Ordre, qui se joue là. Un sujet que les libéraux et les bobos n'aiment pas aborder car ça ne cadre pas avec l'esprit du capitalisme hédoniste contemporain. Cet ordre, les philosophes stoïciens l'appellent Logos. Le roi indien Asoka quand il parle de l'ordre dans ses décrets en pali utilise le mot "dharma" (bien connu des adeptes du bouddhisme), et dans leur version grecque... Logos.
Mais je voudrais aller bien plus loin que l'évocation du courage physique et moral de Caton d'Utique et de la vénération qu'il lui a valu (aux antipodes des sarcasmes de la récente série britanique "Rome" à son sujet). Je voudrais tirer diverses thématiques du stoïcisme dont Caton était adepte vers notre époque moderne. Le stoïcisme m'intéresse comme politique du "devoir" aux antipodes des téléologies marxistes et plus généralement progressistes - "Hacer la revolucion como un deber", "Faire la révolution comme un devoir" titrait audacieusement Republica.es cette semaine. Il m'intéresse aussi par l'innovation qu'il a apportée à son temps en terme d'unité de l'humanité, de cosmopoliteia. Un sujet diablement d'actualité à l'heure de la mondialisation. Enfin il pose des questions sur ce que la nature commande à l'humanité, ou du moins autorise chez elle, ce qui est aussi un thème très actuel maintenant que la génétique, les sciences cognitives et la paléoanthropologie nous ont réconcilié avec l'idée qu'une nature humaine existe et qu'elle détermine nos catégories mentales. Je me suis procuré hier l'ouvrage de Valéry Laurand sur la politique stoïcienne. J'écrirai peut-être mon livre sur Caton quand je serai à la retraite.
De Mélenchon à Agora

Un lecteur de mon blog hier a justement nuancé mon intérêt pour le film que je n'ai toujours pas vu Agora (mais j'avais précisé que cette intérêt allait au film dans la mesure où il reflétait la façon dont notre époque regarde son passé, rien de plus).
Je n'aime pas le thème (présent dans ce film et ailleurs) de la défense du paganisme contre le christianisme, qui procède du même réflexe que l'islamophobie et même que l'anticommunisme. J'y vois le côté bobo cool qui aime bien que les gens "ne croient pas trop à ce qu'ils croient" (les croyances soi-disant un peu sceptiques des païens philosophes leur plaisent davantage - cela dit ils se trompent complètement car les néoplatoniciens étaient tout aussi religieux que les chrétiens). En tout cas les commentaires du film dans la presse bourgeoise qui parlent des échos de l'époque contemporaine que trouve le film, sur le thème de l'intégrisme notamment, ont manifestement en tête l'équation premiers chrétiens=talibans / païens=bobos "laïques" éclairés.
Historiquement, il existe d'ailleurs un lien organique entre l'intransigeance des premiers chrétiens et la naissance de l'Islam, l'Islam étant apparu au contact des sectes chrétiennes hérétiques les plus rigoristes (judéo-chrétiens, nestoriens). L'allergie de notre époque à l'égard de tout ce qui est rigoriste ne me dit rien qui vaille. Autant la défense du paganisme était intéressante dans les années 70-80 à l'époque de Jerphagnon, le maitre d'Onfray ès-athéisme à Caen, face à une Eglise décadante mais encore stérilisante, autant aujourd'hui elle n'est plus que le porte-drapeau d'un esprit de consommation vide et intolérant. Je vous incite à nouveau à lire le Saint Paul de Badiou, voire quelques intuitions de Zizek sur paganisme et christianisme dans La Marionnette et le Nain. Des regards intéressants sur le "génie" du premier christianisme.
Bailando

Dans la journée j'avais assisté à des sessions de recherche appliquée, notamment une dans laquelle un directeur de département chorégraphique déployait toutes ses installations techniques (informatiques) pour "capter" la présence sensorielle du danseur au delà de son enveloppe charnelle et la faire exister dans l'espace simultanément à sa performance.
L'idée est intéressante (c'est presque de la métaphysique appliquée, ou du Eric Olson appliqué, bien que le théoricien n'eût pas du tout ce genre de référence en tête), mais il est étonnant de constater que des gens consacrent des mois, des années de leur vie à cela, en balançant du Spinoza et du Deleuze pour le justifier (d'ailleurs pourquoi depuis quarante ans tout le monde est il resté sur ce vocabulaire et ces références, y compris chez les plus jeune ? n'est-ce pas le signe d'une "panne" intellectuelle de la philosophie française ?).
