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On est très bête quand on a 20 ans
J'écrivais ceci dans mon journal le vendredi 8 mars 1991 :
"Phénoménologie. Voilà bien le mot qui manquait à ma pensée. Trop longtemps il s'est tenu dans le vague, enfoui sous des concepts plus pressants. Quiconque m'aurait demandé "Qu'entendez-vous par phénoménologie ?" aurait obtenu cette réponse terne : "un mouvement philosophique, mieux une démarche inauguré par Husserl pour revenir aux chose mêmes ; poursuivi par Merleau-Ponty, Heidegger et les penseurs contemporains." Puis j'aurais détaillé les questions de la rupture avec la métaphysique, fin de la substance, conscience intentionnelle.
Tout cela était exact, mais ne représentait rien de très profond dans ma vie, c'est-à-dire dans ma pensée la plus intime. Je crois que l'on peut passer vingt ans à maîtriser (au sens technique du mot) une notion et l'utiliser dans ses raisonnements en oubliant une de ses dimensions, la plus importante, dont l'absence fera que vous omettez d'user de la notion au moment où cela s'impose, même quand vous ne faites aucun contresens ni contre-emploi sur elle. Bref vous connaîtrez un coût d'opportunité, et il n'y a rien de pire que lorqu'on le découvre a posteriori.
Je croyais que dans le mot "phénoménologie" ce qui importait c'était le phénomène (un texte de Heidegger sur ce thème m'a beaucoup marqué à 18 ans). En vérité ce qui compte davantage dans cela, c'est l'idée de champ ou de domaine, que Husserl chérissait. Bourdieu en répétant ce mot sans cesse a éveillé mon esprit.
Haar, cet après-midi, en déclarant qu'il fallait faire une phénoménologie du souci, de la nostalgie etc acheva cette a-lethe-ia (sortie du lethe et de la léthargie).
La nostalgie, le souci sont des champs. Je m'étonnais de voir mes professeurs de métaphysique (Haar, Delamarre) analyser ces états d'âme passagers comme l'impatience, la découverte, l'événement, en ne se référant qu'en second lieu aux philosophes, revenant toujours à l'expérience vécue (l'émotion etc) avec une minutie extrême. Cette philosophie du quotidien me surprenait. Cela manquait de brio, d'envolées esthétiques, de mises en perspective.
Quelle différence avec ces rationalistes qui comme Malebranche n'écrivent que pour démontrer l'existence de Dieu ou l'immortalité de l'âme.
Je voyais mal, très mal. La rupture avec la métaphysique n'était pour moi qu'un refus de chercher des causes, de fonder des hypothèses au delà de l'expérience. Conception uniquement négative de la chose. Je n'apercevais pas le contenu positif de la démarche : une forme d'honnêteté intllectuelle. Faire de la phénoménologie, "aux choses mêmes", c'est refuser le préjugé, prendre la plume non pas dans l'intention de démontrer quoi que ce soit (pas plus la réalité de Dieu que du diable). C'est étudier un champ et extorquer tout ce qu'il peut nous dire (tout ce qu'on peut en dire) par rapport à l'expérience du monde.
La pensée contemporaine est phénoménologique. Ce siècle ne peut être que cela. C'est là un progrès immense, riche pour notre existence, même pour nos artistes s'ils savent s'en inspirer.
Les glissements progressifs du style de ce journal, de sa philosophie me menaient de plus en plus aux choses mêmes, hors du préjugé, mais sans savoir que la phénoménologie pouvait me cautionner, sans savoir que j'allais dans son sens."
En relisant ces lignes c'est comme si je rencontrais au bord de la route le petit gars que j'étais (qui pesait 20 kg de moins que moi et avait moins de cheveux grisonnants). Je revois son univers sorbonnesque que j'ai filmé 5 ans plus tard (cf la vidéo ci dessous). Je redécouvre combien mon cerveau à l'époque n'était qu'une tablette de cire sur laquelle venaient s'imprimer aussi bien les cours de Haar et Delamarre (à Paris IV) que de Bourdieu (au Collège de France). Je faisais quand même un effort pour mettre tout cela en cohérence (et avec quelle conviction ! y engageant même mes sentiments les plus intimes).
Au moins cela me donnait un peu plus à penser que Sciences Po où j'étudiais au même moment (la culture IEP transparaît dans l'expression "coût d'opportunité"). Notez que ce repli sur l'analyse philosophique du "quotidien" allait aussi avec le contexte de démobilisation politique du moment (7 ans plus tôt, mon journal, à ses débuts, au coeur de mon adolescence, était au contraire tourné vers le commentaire de l'actualité, et pris dans le mouvement de l'Histoire). Sur le fond, j'ai depuis lors largement renié la phénoménologie, un peu en vertu de ce que Piaget en dit dans Sagesse et illusion de la philosophie : que tout ce qu'on peut connaître à partir des représentations internes du moi est d'un intérêt bien limité. Il le dit contre Sartre (et notez que Piaget lui-même parfois ne va pas assez loin dans l'objectivation, notamment quand il se raccroche à des notions kantiennes comme le "schème" - son débat face à Chomsky l'a montré). Evidemment dans la très spiritualiste Sorbonne je ne pouvais être conscient de cela (mais je ne critique pas la vieille Sorbonne : son pendant spinozo-marxiste, la nouvelle Sorbonne était tout aussi ennuyeuse, sinon plus). On remarquera aussi qu'à l'époque je raccrochais sans problème la phénoménologie à Bourdieu (au prix d'un contresens sur l'usage du "champ" en sociologie). C'était lié au côté fourre-tout de ce dernier. Lui-même faisait l'apologie d'une "sociologie phénoménologique" tout en estimant qu'il fallait aussi voir au delà, concilier le subjectif et l'objectif, ne pas trop s'arrêter au problèmes épistémologiques que cela posait, bref c'est un air que vous connaissez.
La vidéo ci dessous que j'ai filmée en 1996 nous livre une Sorbonne qui ressemblait indubitablement à celle où je préparais ma licence 5 ans plus tôt, et pourtant à mes yeux elle n'avait déjà plus rien à voir. Je vous livre malgré tout ses images. Il y manque seulement la musique (j'avais toujours des écouteurs de walkman dans les oreilles quand je m'y rendais, j'y écoutais des émissions de radio, ou des morceaux de tubes du moment ou plus anciens). Notez la montre à quartz. Elle est de 1996 mais j'en portais sans doute une semblable en 1991. J'ai découvert dans mon journal de bord de 91 que je mettais un point de distinction à avoir une montre à affichage digital là où mes condisciples de l'IEP avaient des montres à aiguilles. Cela faisait partie de mon côté anachronique, et semi-prolo-pas branché du tout (comme les pantalons bien repassés, et les chemises à col strict).

Paris des années 80

Quand je suis arrivé à Paris en 1988, il y avait encore une queue de comète de tout ça. J'avais des potes de Sciences Po, qui connaissaient beaucoup de gens dans les milieux artistiques, grâce à cette facilité des échanges. Je ne pense pas qu'ils le devaient seulement au "capital social" de leurs parents. Pas tous. Moi je me sentais assez étranger à ça, et d'ailleurs personne ne m'a jamais proposé de m'introduire dans ces cercles. De toute façon, je n'en avais pas le temps. J'avais des études sérieuses à faire.
Je ne suis pas sûr que cela m'aurait apporté grand chose du reste, ni humainement ni intellectuellement. Cela m'aurait lassé, comme le salon de l'Ecrivain engagé que je décris dans 10 ans sur la planète résistante. Car au fond tous ces échanges, ces verres partagés avec l'un, avec l'autre, entretenaient chez ceux qui jouaient ce jeu là un esprit très superficiel. Cela faisait partie de la vanité parisienne, de ce que j'ai toujours détesté à Paris. Au fond ce n'était pas différent de la vacuité de la cour versaillaise au siècle de Louis XIV.
Soral fait l'éloge de ces rencontres, de ce qu'elles lui ont apporté. Je me demande si elles ne l'ont pas entretenu dans une culture publicitaire, une culture des effets de manche, comme Dantec et bien d'autres auxquels il s'oppose. Une culture qui le conduit à choisir les slogans sans nuance et les jugements à l'emporte-pièce, à porter au pinacle des penseurs sans grande envergure, à en rejeter en bloc d'autres, dont l'oeuvre ne se peut réduire à des clichés rapides.
Aujourd'hui la fluidité sociale a disparu nous dit-on. Les artistes ou intellectuels connus ne frayent plus qu'avec leurs pairs et les gens riches, il n'y a plus de bohème et les jeunes talents déshérités se suicident en banlieue. C'est possible. Il est vrai en tout cas que les échanges se font plus sur Internet que dans le réel, et qu'il manque à ces échanges "le contexte", la "situation" qui en faisait le sel, les inscrivait dans un récit, un récit charnel autrement plus parlant pour l'imagination que : "j'étais dans ma chambre, j'ai allumé mon ordi, j'ai eu un échange de trois lignes avec Emmanuel Todd dont un ami m'a donné l'adresse email, et puis j'ai éteint mon ordi et je me suis couché"... Mais peut-être aussi cette nouvelle sècheresse des rapports entre individus médiatisés par l'écran de l'ordinateur, toute cette solitude dont on nous parle tant, nous débarrasse-t-elle aussi de beaucoup de conversations stériles dont ma jeunesse fut saturée et qui ne faisait que m'engluer dans les stéréotypes inutiles d'une époque, moi et toute ma génération. Chacun dans sa solitude brasse peut-être, au fond, plus d'idées et de connaissances que nous ne le faisions. Tellement d'idées et de savoir, du reste, que nous ne savons plus quoi en faire ni comment les structurer. Nous avons perdu en poésie, en plaisir d'être ensemble, mais peut-être nous sommes-nous aussi, par là même, débarrassés d'une vanité, et d'une forme de bêtise.