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Adolescenteries
Affligeant Pierre Carles dans son "Fin de concession", éternel ado qui se regarde le nombril, tombant sous le charme d'Elise Lucet, Michèle Cotta, Cavada même, toutes ces stars qui au fond le fascinent. Ado quadra déjà passéistte : "ah le temps où l'on distribuait PLPL avec Halimi, Bourdieu, Discepolo !"; revanchard : "je vais me venger de linterview que celui-là m'a refusée il y a 15 ans". Toute l'inconsistance du gauchisme. Aujourd'hui il séduit encore les jeunes barbus de 25 ans qui croient que c'est ça "le vrai courage", la "véritable indépendance". Qu'il continue encore comme ça pendant 20 ans et il ne sera plus qu'un vieux clodo qui n'aura même plus la jeunesse derrière lui. Un Choron en moins drôle, un Choron triste.
Je ne sais pas pourquoi je pense à Rousseau ce soir (peut-être à cause de la problématique de la dictature des émotions que j'évoquais il y a peu). On fête le tricentenaire de sa naissance. Rousseau, grand penseur comme Voltaire, car grand lecteur comme lui, homme de culture, qui connaissait sa Rome antique comme sa poche, et, en même temps, en tirait des problématiques radicalement nouvelles. Chevènement sur son blog dit de belles choses sur le Rousseau maître de la morale et précurseur de Kant. Il a peut-être raison. Il n'est pas douteux en tout cas que Kant se réclamait de lui. Des trois grands - Voltaire, Diderot, Rousseau - c'est Diderot que je préfère sur le plan de la personnalité, et donc sur divers plans de l'oeuvre aussi car l'homme se prolonge dans son style, dans son regard. Mais il faut reconnaître à Rousseau un sens de l'intransigeance qui, dans un sens, rend son programme politique inapplicable mais fait toute sa valeur sur le plan éthique.
Bon, évidemment, on peut lui reprocher de n'avoir point vécu selon ses théories. Par exemple, chantre de la cause de l'enfance, il a abandonné sa progéniture. Une des raisons pour lesquelles j'ai moins d'indulgence pour le personnage que pour son oeuvre. Peut-être un syndrôme d'adolescence prolongée comme chez Pierre Carles. "Qui n'a pas l'esprit de son âge / De son âge a tout le malheur " disait Schopenhauer citant Voltaire. J'ai mis cette citation en exergue d'un de mes livres. Je vous laisse trouver lequel. Il faut savoir vieillir à temps.
Henriette
Dans les Mémoires de Casanova, une femme occupe une place importante : la française qu'il surnomme "Henriette", qui a 31 ans lorsqu'il la rencontre. C'est une femme en fuite en Italie qui vit seule (partiellement accompagnée d'unmilitaie hongrois mais pendant quelques semaines seulement) déguisée en officier, au péril de sa vie, pour échapper à son beau père qui veut la mettre au couvent.
Casanova lui prête des répliques très belles dans les dialogues qu'il relate. Et voici en quels termes il décrit son intelligence :
Au début du XXe siècle l'érudit Charles Samaran (dans Jacques Casanova Vénitien, Calmann-Lévy, 1914) a avancé une hypothèse pour l'identité d'Henriette, confirmée cinquante ans plus tard par J. Rives Childs (Casanova, Pauvert, 1962). Il s'agirait de Jeanne-Marie d'Albert de Saint Hippolyte (1718-1795), nièce du seigneur de Luynes, dont le château de trouve à quelques kilomètres d'Aix-en-Provence et qui quitta son mari trois ans après l'année de leur mariage (1744).Casanova n'a jamais livré son identité dans ses Mémoires, mais tout le monde souscrit aujourd'hui à la thèse de Samaran.
Je m'étonne que les gender studies qui aiment à chercher de héroïnes de la cause féministe dans l'histoire ancienne n'aient jamais mis en valeur Mme d'Albert de Saint Hyppolyte (comme je me suis indigné il y a peu de la place trop modeste de la reine Marguerite de Navarre dans le panthéon contemporain). Peut-être est-on retenu par le fait que cette dame n'est connue que par le témoignage de son amant et n'a pas laissé d'écrits, ou parce qu'elle ne chercha pas à se valoriser en accomplissant des prouesses à connotations masculines (j'ai déjà souligné à propos des goûts vestimentaire d'Alexandra Kollontaï la tendance des auteur féministes à négliger les aspects trop "codés féminins" de leur propre histoire des femmes).
Pourtant le brio de cette "Henriette" (y compris son brio intellectuel) tel qu'il transparaît dans le récit de ses faits et gestes du côté de Césène la place très au dessus de n'importe quel ministre (homme ou femme) de notre gouvernement et de celui qui l'a précédé (pour ne relever que cet exemple) et c'est une grande injustice qu'elle ne bénéficie même pas d'une fiche sur Wikipédia, alors que Rachida Dati et Sarah Palin en ont une très fournie. J'espère au moins que du côté d'Aix-en-Provence (une fort jolie ville où j'ai adoré m'égarer en 1996), où elle avait grandi, quelqu'un a songé à lui dédier au moins le nom d'une rue...
Les Mémoires de Casanova
Mes bons amis, je me suis lancé dans la lecture des Mémoires de Casanova aujourd'hui. Je ne sais pas trop pourquoi. La cause occasionnelle fut un article de Books. La cause profonde peut-être un besoin de retrouver une époque de haute culture éloignée de la nôtre, ou le besoin de me mettre quelque chose de l'Italie dans l'oeil après mon voyage en Sicile, quelque chose de plus élevé que la Sicile.
Je ne suis pas déçu. Je trouve dans les morceaux choisis (car je n'ai pas le temps de lire la version intégrale) les traces d'un temps où les gens étaient capables tout à la fois de plus d'émotions et de plus d'intelligence que de nos jours. L'émotion me surprend. Quand je lis le chapitre sur Mme Foscarini (Mme F) à Corfou je découvre un homme qui somatise beaucoup son amour (la fièvre le gagne aisément, il fait des malaises, garde la chambre pendant des jours, vomit), fétichise à outrance - jusqu'à faire faire par un commerçant juif des dragées aux cheveux de la femme qu'il aime et qu'il absorbe en se disant qu'ainsi il mange des morceaux d'elle... tout cela pour une jeune femme de 17 ans, qui ferait cela aujourd'hui ?). Ces émotions ne sont pas seulement celles d'un homme, mais celles d'une société. Quand il lit des vers de l'Arioste chez Voltaire, de chaudes larmes viennent à ses yeux, et toute l'assistance pleure avec lui.
De l'intelligence aussi, justement chez Voltaire, cet homme qu'avec Nietzsche (à 19 ans) j'ai appris à aimer - auparavant je lui préférais Diderot - et dont le Candide il y a peu (oeuvre pourtant mineure chez lui) m'a émerveillé. Là tout un chacun doit non seulement maîtriser son Horace et son Tite-Live, mais être capable d'apprendre en une nuit des dizaines de vers (ce qu'un Voltaire qui a plus de soixante ans alors peut faire sans problème, et il le prouve). La mémoire y est beaucoup plus sollicitée que de nos jours, la curiosité aussi. On s'enquiert de tout, on demande à son hôte ce qu'il pense d'un poête, mais aussi de son préfacier, et ce que tel autre écrivain pense d'un auteur tiers. On est à l'affût de tout. Cela me frappe encore plus que le petit jeu des bons mots et des piques dont le film Ridicule s'est fait le reflet en son temps. J'aime quand un grand esprit narre ses entrevues avec un de ses pairs, je suis friand de ces témoignages là, et le récit des dialogues entre Casanova et Voltaire ne déçoit nullement de ce point de vue. Mais quel contraste avec notre époque. Je me souviendrai toujours d'une soirée avec RD (publiciste connu) en 2000 où l'on commença pas se demander si l'on disait "aréopage" ou "aéropage" et se passa à ne parler que des "unes" des journaux et des petits soucis d'Anne Sinclair. Toute la décadence de notre époque se trouve dans le contraste entre ce salon-là et celui de Voltaire.
Il y a un moment très intéressant pour moi où Casanova reproche (en citant Horace) à Voltaire de ne pas écrire "contentus paucis lectoribus" (satisfait avec quelques lecteurs). Voltaire lui répond qu'il veut éradiquer la superstition pour libérer les peuples de la tyrannie ce qui suppose d'écrire pour le grand nombre. Casanova réplique alors que le peuple a besoin de superstition, que la monarchie (ou l'aristocratie vénitienne, bien qu'elle l'eût jeté en prison un peu plus tôt) a du bon. Le propos est juste en ceci qu'il montre que l'auteur qui a des ambitions politiques doit nécessairement séduire les masses. Mais dans ce débat là, je penche désormais pour Casanova, alors que j'eusse soutenu Voltaire douze ans plus tôt.
Autre petit plaisir que me provoque cette lecture : j'y découvre que Mme Foscarini donne à son soupirant pour le soigner de ses nausées de l'eau des Carmes qui lui fait un effet très bénéfique. Cette eau des Carmes (que ma mère curieusement nommait toujours eau "de" Carmes fut la panacée de mon enfance). J'étais loin de penser que je l'avais en commun avec l'aventurier vénitien...
A la lecture du livre, et au vu de l'immense culture et intelligence de l'auteur, on peut se demander pourquoi il n'écrivit pas plus. Mais il dit lui même avoir préféré voyager en prenant des notes. C'était une époque où l'on voyageait beaucoup (comme les écrivains arabes du XIe siècle), et trouvait une raison de vivre dans cette découverte d'autrui que permettaient les déplacements. Les incidents étranges dans les chambres d'auberges, et les dîners aux tables des magistrats et des barons étaient autant d'occasions non seulement de découvrir le monde, mais de s'engager dans des jeux d'amour ou d'intellect (parfois des deux) avec ses contemporains, des jeux qui en valaient la chandelle. Il est bien évident que tel n'est plus le cas aujourd'hui où le voyage ne nous met plus en contact qu'avec la vacuité et la misère de notre époque. Il ne faut point le regretter, juste en tirer les conclusions qui s'imposent : on voyage plus en lisant les aventures d'un promeneur du XVIIIe siècle qu'en prenant un avion. Et il ne faut pas avoir peur d'aller vers ces époques lointaines. Les livres de notre siècle sont d'une telle pauvreté ! Aucun des dix derniers que j'aie lus n'égale en intelligence le dixième d'un chapitre de Casanova.
Un mot de Voltaire
"Qui n'a pas l'esprit de son âge
De son âge a tout le malheur"
(Voltaire cité par Schopenhauer)