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Paul Morand, la littérature
Il y avait ce soir à la TV sur une chaine de la TNT une longue interview de Paul Morand. Je l'ai écoutée jusqu'au bout.
Je sais que des jeunes gens comme Romain ou Etienne qui m'ont fait l'amabilité de réagir à ce blog naguère ont apprécié que j'y parle d'auteurs du XXe siècle comme Gary ou Werth. J'ai peut-être mieux fait de faire cela que d'y parler de politique. Je ne sais pas...
Ce soir j'écoutais Morand comme on dialoguerait avec un extra-terrestre. J'ai tellement peu de points communs avec cet homme... et pourtant son monde m'a effleuré plusieurs fois dans ma vie. Le monde des peintres surréalistes, de Malraux, de Gide, de Proust. Je l'ai croisé au sortir de l'enfance, au début de ma vie d'adulte, au milieu. On ne sait pas pourquoi ce genre de chose vous atteint, s'éloigne de vous, puis revient à divers moments. On plaint ceux qui n'ont pas la chance de croiser cela sur leur route.
Le monde des surréalistes était encore présent en moi en 2012, je crois, à moins que ce ne fût 2013, à travers Soupault. Et puis l'oeuvre de Morand s'est invitée dans ma vie en 2014 à travers Hécate et ses chiens et à travers son journal de 1968-1970. C'est lui qui m'a donné envie de lire le journal de Simone de Beauvoir de la même époque. Je me demande si je n'ai pas connu Hécate et ses chiens après avoir lu un article du journaliste Labévière. 2014 était une année vraiment épouvantable pour moi et en même temps mêlée de révélations compliquées. Il était étrange que le roman de Morand soit arrivé là, car Hécate et ses chiens est un livre un peu diabolique. Juste un peu. Et cependant moi qui, après toutes mes découvertes, suis devenu allergique aux démons, je ne perçois pas de danger dans le monde de Morand. Peut-être suis je en cela trop naïf. Peut-être à cause de cette espèce d'humilité très sobre du personnage qu'on retrouvait dans son interview ce soir.
Peut-être à cause de son absence. Cet homme fut très présent à son époque, et en même temps tellement décalé, évanescent. Pas le genre de type qui vous embrigadera dans une légion criminelle. Il se sera beaucoup trompé, autant je pense quand il aimait Picasso, que quand il se résignait au pétainisme, ou quand il détesta De Gaulle. Mais il s'est trompé de façon intéressante, toujours, d'une façon bizarre, instructive. Peut-être à cause de son espèce d'absence de tout justement D'où ses phrases courtes dans l'interview, et le fait qu'il avoue ne pas aimer parler. Un point commun avec Deleuze.
J'ai la chance de ne pas être un écrivain, de n'avoir pas derrière moi une oeuvre, même si j'ai pondu un roman et quelques témoignages autobiographiques. Je peux donc aborder n'importe quel livre de façon parfaitement désintéressée, candide, désinvolte. Je n'ai même pas, à la différence des profs, à me poser dans le rôle du type "qui s'y connaît", qui doit transmettre, je ne suis même pas dans ce sérieux là. Je suis dans un sérieux, certes, mais un sérieux à moi, un sérieux lié à ma recherche incommunicable, incompréhensible par autrui, donc je tire des livres ce que je veux, j'en dis ce que bon me semble sur ces pages numériques ou ailleurs. Ca a de l'importance, et ça n'en a pas. Dans quelques semaines je serai pour quelques jours à Venise. Je ne l'ai pas choisi. Ca arrive comme ça, alors que Venise évoquait toujours pour moi Sollers et toute une imposture littéraire que je déteste. Une boursoufflure devrais je dire. La ville n'a-t-elle point elle même vécu du vol et de l'imposture depuis le Moyen-Age ? Pour m'y sentir moins seul, j'emmènerai le livre de Morand avec moi, "Venises". Dans l'interview de ce soir, il expliquait que Montaigne, Rousseau et bien d'autres génies ont écrit sur cette ville où lui même a rencontré mille célébrités. Je pense qu'à travers ce livre je retrouverai un peu du monde littéraire, et de l'univers des esthètes, qu'accaparé par ma recherche métaphysique depuis deux ans je néglige un peu trop. J'ignore si j'en parlerai sur ce blog. On verra bien.
Ai-je déjà parlé dans ce blog de Morand ? Je pense que oui. Qu'en ai-je dit ? Je ne sais plus. Est-ce que la littérature cela compte vraiment ou n'est-ce qu'un de ces pièges hédonistes de plus qui nous éloignent de la vérité ? Grave question. Platon voulait chasser les poètes de la Cité. A ma connaissance l'Israël biblique n'a pas eu d'écrivains, même à l'époque hellénistique des Macchabées. Il en a eu un avec Flavius Josèphe, mais ce n'était plus l'époque biblique, en tout cas plus celle de l'Ancien Testament. Il faudrait que je vous parle de Josèphe d'ailleurs car j'ai lu trois chapitres de son récit des guerres juives il y a peu. Passons. Oui, les peuples qui se confrontent sérieusement à la vérité ne pratiquent pas la littérature. Cependant l'auteur de l'Ecclésiaste ou celui du Cantique des cantiques ne sont-ils pas des écrivains ? Le style nous éloigne de la vérité, mais comment peut-il y avoir une vérité sans style ? Surtout une vérité pratique, au quotidien. Comment puis-je manger une pomme avec une certaine vérité dans ma façon d'être si je n'ai pas un regard littéraire sur elle, et sur ma façon de la prendre en main ? Je ne sais pas trop comment vous expliquer cela, mais je crois qu'il y a là un "vrai sujet" comme eût dit un de mes collègues.
Donc il se peut que vous tombiez encore sur des lignes sur Morand, en parcourant ce blog, dans les mois à venir, et sur des lignes sur Venise. Sauf si je me persuade de ce que je perds mon temps à aborder ces sujets là...
"Tout compte fait"
Le côté bon élève de Simone de Beauvoir dans "Tout compte fait" quand elle raconte les églises romanes charentaises (il est vrai qu'elles sont belles) ou le procès des crimes américains au Vietnam jugés au Danemark (il est vrai qu'ils furent atroces). Son regard plein de bon sens sur les fautes des régimes socialistes : la dérive de Cuba vers la dictature, la répression du "printemps croate" en Yougoslavie, les échecs du gouvernement algérien. Son indulgence compréhensible pour Israël. Ses choix contestables pour les irrédentismes contre des fédérations : pour les Biafrais contre le Nigéria (alors que le PCF et l'URSS comme Nasser et les USA soutenaient la fédération). Elle l'érige en principe, ce qui ne laisse pas de doute sur le fait qu'elle eût soutenu les Tibétains et les Kosovars dans les années 90 si elle avait survécu et persisté dans cette ligne.
Le style qu'elle incarne - l'intellectuel "propre", qui dit tout ce qu'il sait et voit, qui pose tout, et qui donne aussi beaucoup de leçons - dévoyé comme on le sait par des chefs de gang façon BHL -n'est plus trop d'actualité même si des gens comme Chomsky tentent de le poursuivre (avec moins de sens des impasses humaines qu'elle, moins de sens tragique, inhérent à la culture littéraire dont Beauvoir était l'héritière).
Bon, à part cela, l'avis de tempête sur l'Europe ne faiblit pas. Arte se fait peur avec un docu-fiction sur la fin de l'Europe. Chauvinisme grec anti-allemand contre chauvinisme allemand anti-grec, les pires souvenirs de notre continent remontent à la surface. Le capitalisme bancaire aux commandes se réjouit : l'Union européenne qui lui a offert 550 milliards d'euros pour le renflouement du système financier en 2008 lui convient, et son éclatement, avec la guerre de tous contre tous lui conviendrait aussi. En France, des pieds nickelés se font arrêter sur les Champs Elysées pour tentative de coup d'Etat, le Figaro fait sien à leur sujet le point de vue d'une gauchiste docteur ès délation (la nouvelle génération de ce style éculé après Daeninckx et Fourest). On aimerait pouvoir en rire. Comme disait mon grand-père béarnais "nem's hasquès pas arridé qu'ey lous pots bizats" ("ne me faites pas rire, j'ai les lèvres gercées").
Lire les jungiens
Au 20 ème siècle, une profonde lassitude à l'égard de la mécanique rationnelle a poussé certains des meilleurs esprits de leur génération (du moins ceux qui n'avaient pas le talent littéraire suffisant pour devenir écrivains ni le goût de l'abstraction pour se faire philosophes) à embrasser la cause de la psychologie, puis, à partir des années 70, de la sociologie, investissant dans ces disciplines à la fois leur désespoir devant le scientisme et un reste d'attachement à l'ombre d'un fantasme positiviste (rien à voir avec ce qui se passe aujourd'hui où le gros des doctorants en psycho et en sciences sociales sont une sorte de Lumpernproletariat intellectuel qui, en d'autres temps, aurait été employé à faire du secrétariat dans les usines). Quand j'étais ado cette démarche semblait encore parfaitement légitime. Aujourd'hui elle m'apparaît grotesque. Une de ses pires dimensions, je trouve, peut être repérée dans la jungisme, théorie la plus bancale qui soit. Et cependant, pour aussi frustrantes que fussent ces sciences humaines, il faut malgré tout s'y intéresser, car les cerveaux qui s'y adonnaient n'étaient pas de faible envergure.
Prenez par exemple Marie-Louise von Franz, la disciple de Jung, dont j'ignorais encore l'existence récemment, et qui est pourtant décédée seulement quand j'avais déjà des échanges épistolaires avancés avec Bourdieu, en 1998, c'est à dire pour moi à peine avant-hier. A son actif il faut quand même mettre le fait qu'elle est un des rares esprits académiques à ne pas prendre l'Ane d'Or d'Apulée pour une farce (voyez son interprétation du conte, publiée l'année de ma naissance, en 1970). Bien sûr il est exaspérant de lire sous sa plume qu'Apulée avait un "complexe maternel négatif" qui s'exprime dans son récit de l'apparition de la Grande Déesse (Isis), ou de voir qu'elle disserte de façon péremptoire sur le fait que l'auteur était une sorte de "pied noir" qui devait défendre sa romanité face à la culture d'Afrique du Nord (aujourd'hui on sait que c'est l'inverse : Apulée était un Berbère qui venait d'adopter récemment la romanité). Mais il faut passer sur ces sottises et les prendre avec une certaine tendresse comme je le fais avec Devereux. D'ailleurs elles ne sont jamais tout à fait fausses. Par exemple quand Mme von Franz, avec sa sensibilité féminine, fait le procès de la froideur de la culture machiste masculine gréco-romaine en reprochant à Socrate d'avoir refusé de parler à sa femme avant sa mort, et justifie le mauvais caractère de Xanthippe - que la tradition décrit comme une mégère - on doit lui savoir gré de cet apport à la réflexion collective (autrement plus constructive que les travaux féministes américains actuels pour lesquels la culture masculine depuis l'invention de l'agriculture n'est pas essence qu'une "culture du viol").
Donc oui, il faut encore lire les sciences humaines du XXe siècle, et même dans leur version jungienne...
Beauvoir, Malraux, A. Nin, G. Sand et l'URSS dans "Tout compte fait"
Je ne raffole pas du style ni de la personnalité de Simone de Beauvoir, mais j’ai de l’estime pour son intelligence et pour son courage. Et quand j’ai vu que ce vieux réac de Paul Morand « de l’Académie française » (un type volontiers méchant, amusant de méchanceté d’ailleurs, une méchanceté souvent inspirée) avouait dans son journal lire « Tout compte fait », de la compagne de Sartre, et recommandait les paragraphes qu’elle consacre à Malraux, j’ai tout de suite acheté le livre.
Fidèle à mon habitude je l’ouvre au hasard (Morand précisait celle du passage qui l’intéressait mais dans l’édition originale, pas dans le livre de poche neuf que j’avais entre les mains). Mais comme le hasard m’aime depuis décembre (« il n’ y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous »), le livre s’ouvre exactement sur le passage que l’auteure consacre au ministre de la culture de de Gaulle. Et, comme un cadeau n’arrive jamais seul, je découvre qu’à la page d’avant, elle donne son avis sur George Sand (dont je lisais les mémoires en 2012) et sur le journal d’Anaïs Nin que je lisais en février. Je ne résumerai pas ici ni ne commenterai l’opinion de Beauvoir sur ces trois auteurs. Je vous laisse la découvrir par vous-mêmes, de même que ses pages extraordinaires sur son voyage en Crimée et en Géorgie avec Sartre. « Un soldat salue une artiste »
Le journal de Paul Morand 1970
Bon, je le précise une nouvelle fois pour les spécialistes du fichage sur Internet (les mecs de 21 ans et demi à barbichette) : je suis anti-réac, anti-facho, et anti-vichyssois. Mais cela ne m'empêche pas de lire TOUS nos grands classiques, et d'apprécier éventuellement certains traits de leur caractère, ou même simplement certains de leurs bons mots, ou certaines de leurs inspirations, même quand ils ne sont pas de mon bord politique.
Il en va ainsi par exemple de Paul Morand dont j'ai évoqué "Hécate et ses chiens" alors que je le lisais (comme par hasard) lors de la dernière lune noire, et ce d'autant plus que Morand, comme Soupault venait du surréalisme.
J'ouvre ce matin le journal de Morand à la date de ma naissance, 26 septembre 1970. Au moment où je suis né, vers 13 h, Paul Morand déjeunait à l'Hotel du Commerce, à Saint-Marcel, faubourg de Chalon-sur-Saone : une "côte de boeuf venant du Charolais, servie individuellement sur l'os" (sic), puis il relit à Vevey le script de son interview par Boutang réalisée le 1er août à Rambouillet (Archives du XXe siècle), qu'il juge médiocre à la lecture.
Pas passionnant allez vous me dire. Certes. Il ne peut pas se produire un prodige tous les jours.
Plus drôle le 28 septembre il note que le Figaro littéraire signale dans ses morceaux choisis Simenon, Queneau, Sarraute, Vilar, Robbe-Grillet, Genet, Godard, etc. et ajoute "la peur des professeurs devant la terreur des Lettres !"
Puis il cite un mot de Louis Dumur dont il affirme qu'il s'applique aussi à Sartre et aux pontes de la Pensée 68 : "Victor Hugo n'a pu se faire mettre en prison. Le commissaire a dit qu'il n'arrêtait que les gens sérieux".
Et le 29 septembre , il observe Maginot, Mussolini, Hitler, Brejnev ont tous agi en fonction de catégories mentales de leur jeunesse, 20 ou 25 ans avant d'avoir le pouvoir de décider. Et il ajoute finement : "Sentimentalement aussi, c'est vrai : toute sa vie, on choisit le type de femmes qu'on a aimé au collège".
Claudine Chonez et l'univers de la passion dans la mouvance communiste
Il y a un passage des Mémoires d'infra-tombe (de 1951, p. 81) où Julien Benda (qui était assez misogyne) s'énerve contre Claudine Chonez parce que celle-ci dans la revue littéraire "la Nef" l'accuse de ne rien comprendre à la poésie moderne (il la qualifie de "Walkyrie du nouvel art" peut-être parce qu'elle a été correspondante de guerre). Benda en profite pour s'énerver contre les poésies absconses, ce qu'on retrouve aussi dans Marcel Aymé ("Le confort intellectuel").
Cela m'a donné envie de m'intéresser au personnage. La fiche Wikipedia en dit hélas peu de choses. Cette vidéo où elle apparaît en 15ème minute nous renseigne sur ses débuts en 1936, à 24 ans, comme journaliste à la radio "Le poste parisien", ce qui lui permit de rencontrer Colette qui fut pour beaucoup dans sa promotion intellectuelle puisqu'elle lui a proposé de faire des critiques de livres dans le cadre de "La demi-heure de Colette".
On peut trouver étrange qu'une journaliste ait été ainsi promue au rang de critique littéraire sur un concours de circonstances - notamment le fait que son prénom correspondît à celui d'une héroïne de l'écrivain si l'on en croit son interview - et que cela lui ait conféré ensuite une assise pour attaquer des sommités de l'envergure de Julien Benda. Et l'on comprend que Chonez et son mentor Colette incarnât aux yeux de ce dernier tout ce qu'il détestait (le culte des passions, de la spontanéité, de l' "authenticité" contre la raison), et qu'il se soit étranglé d'être attaqué par cette univers-là... On voit cependant que ce monde de la passion dans l'après-guerre était très valorisé dans la mouvance communiste (à l'époque où Breton et Aragon étaient au pinacle), et que "la femme étant l'avenir de l'homme", des femmes tout particulièrement en ont profité (Wikipedia souligne son statut de "compagnon de route" du PCF, ce qui lui valut d'avoir une note nécrologique flatteuse dans l'Humanité en 1995 - Alexandra Kollontaï, enterrée dans l'indifférence générale, en eût pâli de jalousie).
Clémentine Autain est fille de cette histoire-là.
Henri Lefebvre et les périphéries
Aucun lecteur de ce blog ne réagit jamais quand j'essaie de défendre une spécificité du "regard périphérique" et de décrire ce qu'il est en France. Voici ce qu'en disait le philosophe marxiste Henri Lefebvre chez Chancel ici, aussi longtemps que l'INA qui fait des bénéfices avec des émissions payées par ls impôts de nos parents voudra bien le laisser sur le Net en accès libre). On peut aussi regarder ceci sur You Tube.
Semprun et les snobs, Claude Lanzmann et Kim Kum-Sum
Bon, de retour de weekend, j'aurais des tas de petits trucs à préciser. Par exemple en ce qui concerne Semprun : l'hommage que lui rend Régis Debray est quand même un chouïa exagéré. En le présentant comme une sorte de patriote internationaliste - comme Fucik (voir Edgar à ce sujet, ainsi nous faisons une référence en boucle) - il projète surtout son propre cas sur Semprun, et il oublie juste un détail : cette déclaration ubuesque que j'ai entendue dans la bouche de l'ex ministre espagnol vendredi soir (dans un documentaire que lui consacrait France 5) "il y avait une forme de snobbisme à se dire pour le 'non' au référendum sur la Constitution européenne en 2005". Vous avez bien lu : voilà ce que ce monsieur osait déclarer avant sa mort pour justifier le livre européiste qu'il avait commis avec Dominique de Villepin appelant à voter "oui". Alors là, les p'tits gars, désolé. Le respect pour les morts autant que vous voulez. Mais trop c'est trop. Je ne fais pas dans la diplomatie, la dentelle. Amiscus Plato sed magis amiscus veritas. La vérité d'abord. Et, désolé les bien pensants bourgeois, mais l'amnésie n'est pas mon fort. Alors les mecs, quand vous nous crachez à la gueule que nous autres les nonistes nous étions des "snobinards", mon sang ne fait qu'un tour. Pauvres types ! C'était vous, les ouiouistes (comme vous nommait PLPL) qui nous écrasiez de votre mépris à longueur de journée, parce que nous étions trop "peuple", trop cons pour comprendre votre traité minable de 10 000 pages, trop fachos, trop marxos, trop provinciaux, trop avinés, trop machos, trop fauteurs de guerre, que sais-je encore ! C'est vous qui aviez de votre côté tous les journaux, toutes les télés, tous les artistes des beaux quartiers, tous les psys distingués, tous les sociologues sans couilles ! Alors vous, bande de traîtres à la cause des peuples, trois ans après votre défaite, vous osiez encore revenir à la charge pour en plus nous traiter de snobinards parce que nous avons eu le mauvais goût de remporter ce scrutin qui n'était à vos yeux qu'une formalité pour sceller votre idéal distingué d'europitude. Beurk !
Je me suis dit que Régis Debray était trop gentil - je le lui avais dit d'ailleurs en 2000 sur le Kosovo - et que moi aussi je l'étais beaucoup trop. Nous sommes pleins de nuances à l'égard de nos adversaires politiques quand ceux-ci ne le sont pas. Et trop remplis d'indulgence à l'égard des transfuges. Car c'est ce que fut Jorge Semprun qui commença au Parti communiste et finit comme ministre de la culture d'un des gouvernements les plus corrompus d'Espagne, baisant les mains du roi qui valida les pires impostures institutionnelles (et le fait qu'il fût enterré - finalement en Seine et Marne et non au Pays basque - dans le drapeau républicain ne change pas grand chose à l'affaire).
Oui, nous sommes pleins d'égards pour ceux qui hissent le drapeau blanc, ils sont les héros de notre temps. Nous les chérissons plus que ceux qui crevèrent dans les geôles de la Gestapo comme Fucik. Vous savez quelle est ma fierté, moi qui suis pourtant aux antipodes du stalinisme et de toutes les religiosités du marxisme ? c'est d'avoir exhumé cette phrase de Ladislav Stoll à propos de l'internationalisme concret de Fucik conjugué à son patriotisme contre le parisianisme "bobo" de la bourgeoisie praguoise. Et ce non pas seulement à cause de son contenu, qui est très juste, je trouve, mais aussi parce qu'en le citant, je sors de l'oubli (il n'a même pas sa fiche sur Wikipedia et presque aucun site n'évoque son nom) un stalinien en chef que le Printemps de Prague a balayé. Oui, M. Semprun, c'est ma petite snorbinardise à moi. Je ne connais rien de Ladislav Stoll, à part qu'il fût ministre de la culture et qu'après le XXème congrès du PCUS on le plaça à la tête d'une revue. Peut-être a-t-il fini sa vie comme un salopard qui étouffait la créativité de la jeunesse tchèque. La vieillesse vous conduit souvent à étouffer le peuple des jeunes qui cherchent à vous renverser. King Lear. Peut-être même a-t-il contribué à envoyer des tas de gens bien dans les mines de sel. Peut-être pas, je n'en sais rien. On ne sait rien de lui. Mais j'aime sa préface au bouquin de Fucik. Elle est parfaite. Elle parle pour les sans-voix. Elle dénonce ceux qu'il faut dénoncer, ceux qui ont traîné la République tchécoslovaque dans toutes les abjections jusqu'à la collaboration avec le nazisme. Voilà, il fallait que cela aussi fût dit.
En parlant du drapeau blanc, vous allez rire et blâmer ma bêtise profonde, mais c'est seulement avant hier, 12 ans après sa publication, que j'ai compris pourquoi l'appel pour une paix juste et durable dans les Balkans écrit par Catherine Samary, signé par Bourdieu et Chomsky, et mis à l'honneur par Agone, appelait à l'accueil chaleureux de tous les "déserteurs yougoslaves" (lisez : serbo-montégrins) - une bizarrerie que je trouvais à l'époque dégueulasse alors que nous étions en train de pilonner joyeusement la République fédérale de Yougoslavie. Je l'ai compris en lisant le Lièvre de Patagonie de Lanzmann : c'est parce que pendant la guerre d'Algérie, le soutien aux déserteurs français avait été au centre de tous les débats. J'ai été stupéfait. Le complexe algérien qui travailla la gauche française pendant la guerre du Kosovo je l'avais diagnostiqué en lisant le Canard Enchaîné en mars 2000, j'avais même écrit un article là dessus le jour même de cette lecture "La gauche pacifiste et les Serbes". Mais je n'en avais pas idéntifié la trace au coeur même de cet Appel de 1999. En tout cas c'était encore un éloge de la désertion, un art que la gauche pousse hélas à des degrés de raffinement extrême de nos jours.
Puisque le nom de Claude Lanzmann vient d'être lâché, je dois à nouveau parler de son Lièvre de Patagonie. Je suis en désaccord avec lui sur des tas de sujets mais franchement il n'est pas possible de ne pas avoir de l'estime, et même de la sympathie pour cet homme, après avoir lu son livre.
Je n'évoquerai pas son travail sur la "Shoah" (le génocide des Juifs entre 1941 et 45) car c'est évidemment la partie la plus facile à louer de son oeuvre, et bien sûr la plus évidemment légitime. Je veux mentionner son chapitre sur la Corée du Nord.
Très franchement j'étais à deux doigts de n'en parler que dans mon journal personnel, parce que j'ai un rapport intime à ce chapitre là, je le ressens comme tel. Mais comme ça a aussi à voir avec un de mes livres (que j'ai d'ailleurs décidé d'envoyer à Lanzmann), celui sur les stoïciens, j'ai décidé d'en parler sur mon blog lui-même, tant pis si les lecteurs de passage ne voient pas bien où je veux en venir.
Disons le tout net : j'ai été captivé par ce chapitre. A aucun autre moment de la lecture du livre je ne me suis autant identifié à lui que dans ce chapitre. Il y raconte son voyage officiel en Corée du Nord dans les années 1950. Sur le plan "objectif" j'aime beaucoup tout ce qu'il dit sur le Pyongyang de cette époque, et la comparaison qu'il fait un peu plus loin avec le Pyongyang des années 2000, qu'il a retrouvé à 50 ans de distance, avec ce travail du temps sous la férule d'une dictature fossilisée. Tout cela est passionnant, mais ce n'est pas le plus important. Le plus fort de ce passage, c'est la dimension subjective. Sa façon de vivre un voyage officiel (et vous savez que moi-même j'en ai vécu un, en Transnistrie), et surtout, surtout, cette histoire d'amour avec l'infirmière nord-coréenne Kim Kum Sum, qui m'a littéralement bouleversé au point que j'en ai été mal à l'aise pendant près de 48 heures après sa lecture.
Lanzmann reconnaît que, comme Sartre, il était très fleur bleue, et que tous les deux pouvaient pleurer à chaudes larmes au cinéma et puis encore après devant une belle histoire d'amour. C'est une particularité que j'ai un peu en moi aussi, quoique je la laisse s'exprimer moins librement qu'eux, notre époque consumériste ayant entrepris de la réprimer avec une violence et une efficacité redoutables. Cela explique bien sûr qu'il se soit abandonné à traverser ainsi Pyongyang avec sa belle infirmière au péril de sa vie et de la sienne, dans une fuite aussi effreinée que désespérée.
Mais des expressions stéréotypées comme "fleur bleue" ne signifient absolument rien. Elles cachent le problème plus qu'elles ne permettent de le comprendre. Quand je lis ce chapitre, je n'ai pas besoin de me remémorer ma propre fuite, à deux, dans les rues de Belgrade à la tombée du jour en novembre 1999. L'image ne m'est même pas venue à l'esprit, parce que ce que je ressens à la lecture de cette histoire est totalement indépendant de ce que j'ai vécu à ce moment-là. C'est juste une façon de fonctionner et de ressentir que j'ai en moi et que j'ai de commune avec Lanzmann. Je sais que dans la situation de Lanzmann, avec cette infirmière nord-coréenne, j'aurais agi exactement comme lui, quoique sans doute avec moins de courage et moins de succès.
Dans cette fuite il y a bien sûr tout le tempéramment de l'auteur, mais aussi ce qui fera de lui un auteur engagé, ce qui est au fondement de tout son style de présence au monde. Il est très étonnant de voir combien Lanzmann assume complètement le fait que ce rapport au monde est lié à un rapport à l'autre sexe et à sa chair, autant qu'à une histoire politique, chair et politique s'entremêlant dans cette escapade folle de la façon la plus significative et la plus véridique qui soit. Je comprends que Lanzmann ait été hanté par cette histoire - et sa volonté d'en faire un film - pendant des années - ayant été moi-même hanté par l'idée d'en faire un livre, dont je n'ai finalement accouché qu'en janvier dernier et encore très mal (c'est plus d'un avortement que d'un accouchement qu'il s'agit). Je ne puis m'empêcher de songer combien le monde actuel parvient à priver aussi bien la politique que la chair de toute signification, rendant ce genre d'aventure romantique non seulement inenvisageable, mais quand elle a quand même pu se réaliser, irracontable. Et après avoir lu Lanzmann je m'en suis voulu de n'avoir pas assumé le récit de ma propre aventure aussi bien que lui, de l'avoir enveloppé dans une mise à distance, comme pour m'excuser auprès de mon époque. Mais il est vrai que ma propre mise à distance est aussi due au fait que je n'ai pas eu, comme lui, la "chance" de devoir faire mon deuil de mon l'histoire au lendemain même de son échec, Internet étant déjà à pour prolonger artificiellement ce qui devait mourir plus tôt.
Le mystère dans cette histoire coréenne, c'est bien sûr Kim Kum Sum. Le contraste extraordinaire entre sa soumission aux règles totalitaires pendant quatre ou cinq jours et sa soudaine "libération" le dernier jour, une libération qui ne peut se dire que dans le langage de la sexualité (vu que les mots, sans langue commune sont impossibles).
Je perçois d'ici le regard intellectualisant ou cynique sur cette histoire. Il y a les cyniques qui diront que la fille était bassement intéressée et qu'à travers la sexualité elle cherchait simplement la seule voie possible pour échapper à la pauvreté nord-coréenne. Sauf qu'elle se maquille et s'habille d'une façon provocante le dernier jour en sachant pertinemment que les "casquettes" comme dit Lanzmann (la sécurité nord-coréenne) ne lui laissera rien faire avec l'étranger. Les féministes diront que la femme dans cette histoire est enfermée dans une fonction très stéréotypée. Remarque qui ne mériterait même pas un commentaire. Les "Indigènes de la République" repèreraient là le cliché colonial par excellence, et rappelleraient cette idée qu'on trouve chez Spivak selon laquelle le colonialisme, c'est un Blanc qui veut soustraire une Noire au pouvoir sexuel des Noirs (ou encore une Jaune au pouvoir sexuel des Jaunes).
Bien sûr ces approches cérébrales ne m'intéressent pas. Ce qui m'intéresse moi, c'est cette formidable disponibilité de l'écrivain engagé à épouser au péril de sa vie le geste de fuite d'une femme, et ce dans un schéma qui a un certain moment oppose la trame narrative politique collective à la trame narrative du désir individuel, et plus encore cette façon qu'a la femme de pressentir et de vouloir la possibilité de la fuite à deux, bien qu'un mur, au bout de la course, les attende l'un et l'autre.
Comme le dit Lanzmann aujourd'hui Kim Kum Sum est-elle morte ou très âgée. La retrouver n'a en soi guère d'intérêt - sauf à chercher à connaître sa propre vision de cette histoire, mais l'a-t-elle conservée avec exactitude au bout d'un demi-siècle ? Seul cet instant avait un sens, cette journée dans les années 1950. Et en même temps quel sens lui donner ? On ne peut poser qu'un immense point d'interrogation sur cette affaire.