Ach !
Un lecteur m'écrit : "Tu es "trop inclassable" comme tous les gens que tu admires c est dans l ordre des choses cette impopularité"... Nous voilà bien
Arrêt sur image
Comme je l'ai déjà indiqué à propos de ma collaboration avec le photographe Guillaume Poli, l'arrêt sur image est devenu une nécessité existentielle, éthique, et politique de notre époque, comme le
ralentissement du rythme de vie, le choix des chemins les plus longs, le refus de l'utilitarisme, bref tout ce qui était constitutif, autrefois, du mysticisme.
Passion(s) et socialisme(s)
J'aime à écrire sur les femmes trentenaires (par là j'entends les 30 à 35 ans) de notre temps car elles participent pleinement d'un mouvement d'émancipation de notre espèce et de démocratisation de l'amour dont l'origine se situe au XIXème siècle et dont nous ignorons encore tout le potentiel.
Voilà ce que me racontait récemment une trentenaire à propos d'une amie de son âge, bourguignonne, que nous appellerons Isabelle. Isabelle a vécu un mariage normal, dont elle a eu trois enfants, puis elle a quitté son mari pour son amant. Jusque là rien d'exceptionnel. Sauf qu'après être allée s'installer avec ce denier dansle Sud de la France, elle a découvert que cela se passait mal. Ils se sont séparés (seconde séparation), puis elle est retournée en Bourgogne, et là, elle est tombée amoureuse d'un vieil ami qu'elle connaissait depuis longtemps. C'est une véritable passion et de leur nouvel amour a surgi un embryon dans le ventre d'Isabelle...
Sauf qu'Isabelle sera bientôt opérée pour je ne sais quel problème de santé, et elle doit donc subir un avortement thérapeutique. Elle compte désormais les jours qu'il reste à vivre in utero à ce potentiel enfant de l'amour dont tout le capital génétique est là et vit encore mais auquel elle doit renoncer...
On peut imaginer quels ont été les sentiments de cette femme encore jeune, les enthousiasmes et les douleurs qu'elle a pu traverser au fil de ses rencontres et de ses ruptures. Les soirées etles nuits qu'elle a passées à rêvasser et réfléchir (peut-êtreplus nombreuses encore que celles à faire l'amour).
Tous ces épisodes depuis quinze ans lui ont sans doute donné un sentiment d'intensité (valeur cardinale en Occident, rappelez vous à l'opposé la thèse du philosophe François Jullien selon laquelle la Chine refuse l'intensité), une permanente projection de soi-même dans une philosophie vécue de l'existence, la confrontation à des questions éthiques etc. Tout cela donne au sujet l'impression d'exister à une échelle plus vaste que la simple exécution des tâches domestiques ou professionnelles par exemple, ou que l'écriture de poêmes.
J'insiste sur le fait que les femmes ont accédé aujourd'hui à la possibilité de vivre cela, car, si elles n'avaient pas fait le choix de tenter cette aventure existentielle, symétriquement et réciproquement les hommes ne le pourraient pas non plus. Ils ne vivraient aucune passion d'égal à égal et pourraient juste se vanter d'avoir collectionné quelques "conquêtes" moins libres qu'eux et instrumentalisées par eux, comme les les Romains jadis par exemple (voir Paul Veyne sur l'élégie érotique romaine). Le nouvel horizon passionnel des femmes a ouvert symétriquement celui des hommes, et leur donne aussi la possibilité d'une projection d'eux-mêmes dans un investissement de leur sens de la vie sous le signe de sentiments forts et risqués, par lesquels les amants se disent "je t'ai choisi malgré tous les doutes et douleurs du passé et de l'avenir, malgré tous les sacrifices, et A CAUSE des sacrifices". Cette option est d'ailleurs revêtue d'une dimension un peu "rebelle" à l'égard de l'ordre social (qui encourage plutôt les parents à rester ensemble auprès de leurs enfants, à ne pas remettre en cause en permanence leur travail, leur statut etc), quoiqu'une certaine dimension du consumérisme favorise aussi la rébellion. D'une manière générale l'ordre consumériste, dans la mesure où il privilégie l'immédiateté, l'amnésie de chacun sur ce qu'il fut et l'indifférence à ce qu'il sera, la superficialité des inclinations est plutôt hostile à la passion qu'il instrumentalise sans la prescrire aux masses. En ce sens le choix de vie passionnel peut être vu politqiuemet comme une option de résistance potentiellement révolutionnaireet socialiste au sens où je l'entends.
Une autre option s'oppose, dans les milieux féministes de gauche (par exemple dans la radicalité libérale de Marcela Iacub), à la passion, c'est le panérotisme anti-sentimental, éventuellement vénal, option qui à ce jour me paraît encore plus difficilement viable comme résistance au capitalisme que l'option passionnelle, parce qu'elle se dissout dans une logique de la rencontre éphémère et de la marchandisation de soi et des autres absolument incompatible avec une construction politique. Elle ne serait possible que dans un environnement néo-stoïcien déjà évoqué dans mes livres mais difficile à mettre en oeuvre.
Serge Daney, l'antifascisme, le cinéma bourgeois, la Chine
Les lecteurs de ce blog le savent, je ne suis pas un fan du gauchisme soixante-huitard (surtout de ce qu'il est devenu sous Mitterrand et après) ni de son intellectualisme (tout en n'étant pas fan non plus de l'anti-intellectualisme), mais je lui reconnais certaines vertus, une capacité de franchise et de rupture, dont mon "catonisme" se veut l'héritier. Je retrouve ces qualités dans les textes de Serge Daney, le chroniqueur de Libé dans "La Maison cinéma et le monde" t. 1 (ed. POL). J'ai accroché à Daney en écoutant ou lisant ses interviews peu de temps avant sa mort, quand il n'hésitait pas à s'avancer sur les pentes dangereuses de l'ontologie et du mysticisme. Tout ce qu'il disait alors me semblait fort intelligent et pertinent. D'ailleurs j'ai toujours aimé le monde des critiques de cinéma (les vrais, pas les publicitaires du cinéma que nous avons aujourd'hui) car le cinéma - le grand - fait avancer certaines interrogations mieux que les livres, c'est donc un domaine d'intelligence (et dans les années 90 on ne pouvait se dire cultivé si l'on n'était cinéphile, et pas cinéphile sur Youtube !).
Je ne suis pas déçu par la chronique de ses années 70. Daney ne mâchait pas ses mots. Je suis heureux de le voir écharper Chapier (qui a fat une belle carrière la TV ensuite), critiquer le pompidolisme et son deuil revendiqué de l'idéal de la résistance. Plus fort encore, Daney étripait l'odieux Semprun (voyez mon avis sur lui ici) bien avant qu'il ne devînt le chantre du ouiouisme, à propos d'un film-docu "Les deux Mémoires" où le cuistre espagnol semble renvoyer dos à dos jeunes et vieux, franquistes et antifranquistes dans un joyeux mépris pour les luttes sociales espagnoles de 1974. Daney fonce, avec audace et probité, il flingue Elia Kazan pour avoir laissé entendre dans "Les Visiteurs" qu'une pacifiste américaine peut jouir d'être violée par d'anciens du Vietnam (p. 127) à l'heure où tout le monde encensait le film faussement taxé de "progessiste". A "Lacombe Lucien" (p. 327) de Louis Malle, Daney reproche d'être "humanitaire" et de ne voir le clivage de classe que comme une contradiction parmi d'autres dépassable dans la nature humaine. "La bourgeoisie peut très bien tenir un discours (bourgeois) sur ce qu'elle occultait encore hier : elle peut filmer des débauches sexuelles si elle garde le monopole d'un discours normatif (éducatif) sur le sexe."Mais surtout il reproche à Malle de concevoir un paysan français comme forcément dépourvu de repères politiques et forcément manipulé, comme aime à le dépeindre l'extrême-droite. Comme tout cela est d'actualité à l'heure où fleurit partout le mythe d'un peuple français innocent et angélique odieusement "manipulé" par ses élites...
Daney n'aime pas le mépris du PCF pour la classe ouvrière (sous couvert de l'incarner). Il est là-dessus sur la même ligne que Bourdieu, à qui il fait d'ailleurs un clin d'oeil en évoquant son intervention dans un colloque de cinéma en 1979, à l'heure où le sociologue n'était pas encore une star.
Surtout le critique de Libé, n'a pas son pareil pour débusquer toutes les astuces de l'image et du discours pour dépolitiser le regard, et légitimer partout l'ordre établi (des astuces qui ont enfanté le monde répressif et débile, pessimiste et terrorisé dans lequel nous vivons).
Je vous livre ici une page, une seule, début d'une critique politique au vitriol d'un film d'Antonioni sur la Chine (il ne lui épargne rien, de ses partis pris, de ses angles d'approche, de ses trucages). Je vous la donne parce que je sais que la Chine vous fait peur (vous craignez qu'elle réduise l'Europe à la famine), parce que vous ne l'aimez pas, et parce vous ne voulez pas, oui, vous, chers lecteurs, chercher des solidarités ni même des dialogues avec les Chinois (nombreux encore, notamment parmi les jeunes) qui restent attachés au maoïsme. Je vous la livre parce qu'elle monre que déjà en 1973 on parlait de "miracle chinois" parce que tous les Chinois désormais mangeaient à leur faim (la page suivante l'explicite non scannée ici encore plus) et surtout parce qu'elle démystifie parfaitement les deux biais d'une lecture conservatrice de l'évolution de ce pays : une qui joue sur la peur, l'autre sur la rêverie de la Chine éternelle.
Tout n'est pas politique dans le regard humain, et l'énervement gauchiste a produit beaucoup d'égarements et de désertions au final. Mais l'intransigeance des années 70 avait du bon, s'y ressourcer peut s'avérer utile - peut-être même salutaire.
Tristesse de notre époque : Voltaire chez les Circassiens...
Je lisais il y a peu un texte de Voltaire amusant qui attribue l'invention des vaccins aux Circassiens. Texte de pure ironie voltairienne, mais qui possède peut-être un fond de vérité. J'ai demandé à une amie turque si l'on en débat en Abkhazie (pays circassien comme quelques autres). Elle me répond ce matin qu'elle a "parlé avec un auteur abkhaze venu de la Turquie" qui lui a dit "qu’il avait eu un petit conflit avec un journal turc qui avait publié, il y a des années, la nouvelle de l’invention du vaccin contre la petite-vérole, inspirée du texte de Voltaire" Elle m'informe qu'après une petite recherche sur Google elle tombe "sur des informations ou des commentaires en turc (qui sont semblables les uns des autres)". "Je vois que les Circassiens, quelques Tcherkesses, sont irrités par le texte de Voltaire" note-t-elle, "Surtout de cette histoire de la vente des filles pour les harems. D’après eux, cela découle d’un point de vue orientaliste. Ils disent que même si les circassiens étaient pauvres, ils faisaient de l’agriculture, élevaient des animaux, etc pour survivre."
Voilà une réponse qui m'a déçu. Voilà des gens qui ne comprennent rien à l'ironie voltairienne. Et je ne leur ferais pas lire Nietzsche.Toute la tristesse de notre époque est dans cette réaction obtuse aux grands auteurs. On se drape dans l'honneur national ou le particularisme "humilié", on ne s'intéresse pas à l'humour. Que les auteurs du passé n'aient pas cherché "spécialement" à abaisser les Circassiens à partir d'un point de vue "orientaliste" (quel anachronisme : l'orientalisme n'a étouffé nos universités qu'au XIXe siècle, ont était loin de cela à l'époque de Voltaire), mais qu'à travers leurs anecdotes ils cherchent à ramener aussi bien les Caucasiens que les Français et l'humanité de tous les peuples à leur juste mesure, ils n'y songent même pas. Ces gens se prennent trop au sérieux dans leurs postures plaintives et ratent toute profondeur historique. Et qu'est-ce qui leur a communiqué ce vice là ? Les sciences humaines européennes du dernier quart du XXe siècle dont l'idéologie s'est déversée sur eux et sur le monde entier pour en éradiquer l'intelligence, le style et l'humour...
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Pour la peine voilà le texte complet de Voltaire (pour la partie qui concerne les Circassiens) :
" LETTRE XI. (1)
Sur l’insertion de la petite-vérole. (2)
On dit doucement dans l’Europe chrétienne que les Anglais sont des fous et des enragés : des fous, parce qu’ils donnent la petite-vérole à leurs enfants pour les empêcher de l’avoir ; des enragés, parce qu’ils communiquent de gaieté de cœur à ces enfants une maladie certaine et affreuse, dans la vue de prévenir un mal incertain. Les Anglais, de leur côté, disent : Les autres Européans sont des lâches et des dénaturés : ils sont lâches, en ce qu’ils craignent de faire un peu de mal à leurs enfants ; dénaturés, en ce qu’ils les exposent à mourir un jour de la petite-vérole. Pour juger laquelle des deux nations a raison, voici l’histoire de cette fameuse insertion dont on parle en France avec tant d’effroi.
Les femmes de Circassie sont, de temps immémorial, dans l’usage de donner la petite-vérole à leurs enfants même à l’âge de six mois, en leur faisant une incision au bras, et en insérant dans cette incision une pustule qu’elles ont soigneusement enlevée du corps d’un autre enfant. Cette pustule fait, dans le bras où elle est insinuée, l’effet du levain dans un morceau de pâte ; elle y fermente, et répand dans la masse du sang les qualités dont elle est empreinte. Les boutons de l’enfant à qui l’on a donné cette petite-vérole artificielle servent à porter la même maladie à d’autres. C’est une circulation presque continuelle en Circassie, et quand malheureusement il n’y a point de petite-vérole dans le pays, on est aussi embarrassé qu’on l’est ailleurs dans une mauvaise année.
Ce qui introduit en Circassie cette coutume, qui paraît si étrange à d’autres peuples, est pourtant une cause commune à tous les peuples de la terre, c’est la tendresse maternelle et l’intérêt. Les Circassiens sont pauvres, et leurs filles sont belles ; aussi ce sont elles dont ils font le plus de trafic. Ils fournissent de beautés les harems du grand-seigneur, du sophi de Perse, et de ceux qui sont assez riches pour acheter et pour entretenir cette marchandise précieuse. Ils élèvent ces filles en tout bien et en tout honneur à caresser les hommes, à former des danses pleines de lasciveté et de mollesse, à rallumer, par tous les artifices les plus voluptueux, le goût des maîtres très dédaigneux à qui elles sont destinées. Ces pauvres créatures répètent tous les jours leur leçon avec leur mère, comme nos petites filles répètent leur catéchisme sans y rien comprendre. Or il arrivait souvent qu’un père et une mère, après avoir bien pris des peines pour donner une bonne éducation à leurs enfants, se voyaient tout d’un coup frustrés de leur espérance. La petite-vérole se mettait dans la famille, une fille en mourait, une autre perdait un œil, une troisième relevait avec un gros nez ; et les pauvres gens étaient ruinés sans ressource. Souvent même, quand la petite-vérole devenait épidémique, le commerce était interrompu pour plusieurs années ; ce qui causait une notable diminution dans les sérails de Perse et de Turquie.
Une nation commerçante est toujours fort alerte sur ses intérêts, et ne néglige rien des connaissances qui peuvent être utiles à son négoce. Les Circassiens s’aperçurent que sur mille personnes il s’en trouvait à peine une seule qui fût attaquée deux fois d’une petite-vérole bien complète ; qu’à la vérité on essuie quelquefois trois ou quatre petites-véroles légères, mais jamais deux qui soient décidées et dangereuses ; qu’en un mot jamais on n’a véritablement cette maladie deux fois en sa vie. Ils remarquèrent encore que quand les petites-véroles sont très bénignes, et que leur éruption ne trouve à percer qu’une peau délicate et fine, elles ne laissent aucune impression sur le visage. De ces observations naturelles, ils conclurent que, si un enfant de six mois ou d’un an avait une petite-vérole bénigne, il n’en mourrait pas, il n’en serait pas marqué, et serait quitte de cette maladie pour le reste de ses jours. Il restait donc, pour conserver la vie et la beauté de leurs enfants, de leur donner la petite-vérole de bonne heure ; c’est ce que l’on fit en insérant dans le corps d’un enfant un bouton que l’on prit de la petite-vérole la plus complète, et en même temps la plus favorable qu’on pût trouver. L’expérience ne pouvait pas manquer de réussir. Les Turcs, qui sont gens sensés, adoptèrent bientôt après cette coutume, et aujourd’hui il n’y a point de bacha dans Constantinople qui ne donne la petite-vérole à son fils et à sa fille en les faisant sevrer.
Quelques gens prétendent que les Circassiens prirent autrefois cette coutume des Arabes ; mais nous laissons ce point d’histoire à éclaircir par quelques bénédictins, qui ne manquera pas de composer là-dessus plusieurs volumes in-folio avec les preuves. Tout ce que j’ai à dire sur cette matière, c’est que dans le commencement du règne de George 1er, madame de Wortley-Montague, une des femmes d’Angleterre qui ont le plus d’esprit et le plus de force dans l’esprit (3), étant avec son mari en ambassade à Constantinople, s’avisa de donner sans scrupule la petite-vérole à un enfant dont elle était accouchée en ce pays. Son chapelain eut beau lui dire que cette expérience n’était pas chrétienne, et ne pouvait réussir que chez des infidèles, le fils de madame Wortley s’en trouva à merveille. Cette dame, de retour à Londres, fit part de son expérience à la princesse de Galle, qui est aujourd’hui reine ; il faut avouer que, titres et couronnes à part, cette princesse est née pour encourager tous les arts et pour faire un bien aux hommes ; c’est un philosophe aimable sur le trône ; elle n’a jamais perdu ni une occasion de s’instruire, ni une occasion d’exercer sa générosité. C’est elle qui, ayant entendu dire qu’une fille de Milton vivait encore, et vivait dans la misère, lui envoya sur-le-champ un présent considérable ; c’est elle qui protège le savant P. Courayer (4) ; c’est elle qui daigna être la médiatrice entre le docteur Clarke et M. Leibnitz (5). Dès qu’elle eut entendu parler de l’inoculation ou insertion de la petite-vérole, elle en fit faire l’épreuve sur quatre criminels condamnés à mort, à qui elle sauva doublement la vie ; car non-seulement elle les tira de la potence, mais à la faveur de cette petite-vérole artificielle, elle prévint la naturelle, qu’ils auraient probablement eue, et dont ils seraient morts peut-être dans un âge plus avancé. La princesse, assurée de l’utilité de cette épreuve, fit inoculer ses enfants : l’Angleterre suivit son exemple, et depuis ce temps, dix mille enfants de famille au moins doivent ainsi la vie à la reine et à madame Wortley-Montague, et autant de filles leur beauté.
Sur cent personnes dans le monde, soixante au moins ont la petite-vérole ; de ces soixante, dix en meurent dans les années les plus favorables, et dix en conservent pour toujours de fâcheux restes. Voilà donc la cinquième partie des hommes que cette maladie tue ou enlaidit sûrement. De tous ceux qui sont inoculés en Turquie ou en Angleterre, aucun ne meurt, s’il n’est infirme et condamné à mort d’ailleurs ;"
L'absurdité française
J'ai déjà dit du bien ici de la méthode des vies parallèles de Plutarque qui oppose généralement un à un des grands hommes grecs et romains (et dont la lecture à bercé trois siècles d'humanisme français, pour parler comme Sloterdijk). Voltaire en fait une application assez spontanée dans ses Lettres philosophiques en mettant en parallèle la vie de Descartes et celle de Newton. Raccourci saisissant qui rappelle combien la France est un pays merdique où les coteries et le conservatisme intellectuel plombent le génie... On dit toujours que la France engendra Descartes, on oublie de rappeler combien elle le persécuta, et avec quelle mesquinerie ! Alors que l'Angleterre vénéra Newton comme il se devait.
Oui, la France est bel et bien capable du meilleur comme tu pire, et dans le pire, elle va très loin - le crime, la bassesse, l'absurdité. Quelle entreprise grandiose n'a-t-elle pas noyée dans l'absurde, le crime ou la dérision ? Elle a tué la Révolution dans le bonapartisme, puis le bonapartisme dans la Restauration, De Gaulle dans le giscardisme etc.
Ce que j'apprécie chez Voltaire, c'est qu'il ne mâche pas ses mots. Par exemple de la Fronde il dit tout net qu'elle fut une insurrection absurde perdue dans de ridicules intrigues de factions. Il ne tentera pas vainement, comme le feront certains universitaires qui veulent se rendre intéressants, de valoriser le phénomène comme un mouvement sociologique de résistance de la noblesse de robe qui aurait pu préparer une monarchie constitutionnelle à l'anglaise, comme je l'ai lu sous la plume de certains historiens contemporains. Le lecteur des mémoires du cardinal de Retz que je suis apprécie. Tout sujet que Voltaire aborde, il le traite avec humour ("ironie" dit-on), clarté, et toujours sur la base de faits vrais, en choisissant à merveille ses exemples. Quand il dit que l'Angleterre et l'Espagne avaient déjà un théâtre quand la France n'avait que des tréteaux il dit vrai. Quand il choisit la pièce "Caton d'Utique" d'Addison pour prouver que la grandeur de Shakespeare a étouffé la dramaturgie anglaise qui lui a succédé, il choisit parfaitement bien son exemple. J'ai déjà indiqué avec quelle pertinence Voltaire nous instruit sur les quakers (la fiche Wikipedia sur le sujet, si indigente, ferait bien de s'en inspirer). Et je trouve d'un apport extraordinairement précieux à la compréhension des phénomènes religieux et de la stupidité des croyances humaines, dans le Dictionnaire philosophique, son récit de la vie du dernier messie du judaïsme, Sabathai-Sévi, né à Alep en 1666, dont là encore la présentation est à la fois autrement plus condensée, riche, drôle et pertinente que la fiche Wikipedia sur le personnage !
Paysans otages
"En Colombie, la vente de semences issues de la sélection paysanne est déclarée illégale depuis 2011 : les accords de libre-échange avec les Etats-Unis obligent désormais les paysans à semer uniquement des semences certifiées deux à trois plus chères que les semences de ferme. Près de 3000 tonnes de semences ont été détruites ou confisquées en 2012 par le gouvernement colombien pour satisfaire cette réglementation qui protège les droits de propriété intellectuelle des multinationales semencières et étrangle les petits paysans. Cette dérive législative n'est pas inconnue des sénateurs français qui ont pourtant voté à l'unanimité le renforcement de la loi sur la contrefaçon....Avec le vote au Sénat français en faveur d'un accord international sur les brevets unitaire, dès le lendemain de celui sur la contrefaçon, les inquiétudes du sénateur Le Cam se justifient un peu plus : les exploitants contaminés par des gènes brevetés de plantes ou d'animaux seraient désormais, là encore, assimilés à des contrefacteurs ! " (TV5.org)
Voltaire à propos des Quakers
Je trouve dans Voltaire mille choses prodigieuses que je développerai peut-être un jour - y compris un charmant récit sur l'invention du vaccin par les Circassien qui parle à l'ami des Abkhazes que je suis...
Je me contente pour l'heure de vous communiquer seulement cette lettre philosophique IV que je lis dans un livre mais qu'un astucieux voltairien anonyme a mise en ligne sur son blog ici. Elle parle des quakers, et en parle divinement comme de sortes de surhommes de leur époque, qui, à force de modestie, réformèrent la religion, firent la paix avec les Indiens, et autres réussites prodigieuses (cela rappelle les considérations de Voltaire sur le "bon anabaptiste" dans Candide, auxquelles je pense souvent quand notre époque diabolise certaines sectes musulmanes par exemple, bien que l'anabaptisme ne soit pas vraiment ou forcément au christianisme ce que le fondamentalisme est à l'Islam, mais ce serait à débattre - Wikipedia montre en tout cas que Voltaire considérait à tort ou à raison l'anabaptisme comme le père spirituel des quakers). Le texte ci-dessous ne leur impute pas moins que le mérite d'avoir apporté l' "Age d'Or" sur terre en Pennsylvanie.
Bien sûr il s'achève avec beaucoup de pessimisme, comme il se doit chez Voltaire, ce qui me fait penser à ce passage du Dictionnaire philosophique où l'auteur, après avoir disserté sur le despotisme du Grand Mogol (sacré alibi du colonialisme anglais en Inde, soi dit en passant), observe que la République n'est bonne que pour de petits peuples réfugiés dans les îles ou sur des montagnes, comme des proies échappant à de redoubles carnassers, mais que leurs prédateurs monarchistes finiront toujours par rattrapper (petit clin d'oeil au passage à nos voisins montagnards républicains suisses qui ce weekend tentent par référendum de plafonner les salaires de leurs cadres de grandes entreprises).
Quiconque s'intéresse à l'histoire du socialisme et de la gauche doit s'intéresser aux Quakers.
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Environ ce temps parut l’illustre Guillaume Penn, qui établit la puissance des quakers en Amérique, et qui les aurait rendus respectables en Europe, si les hommes pouvaient respecter la vertu sous des apparences ridicules ; il était fils unique du chevalier Penn, vice-amiral d’Angleterre, et favori du duc d’York, depuis Jacques II.
Guillaume Penn, à l’âge de quinze ans, rencontra un quaker à Oxford, où il faisait ses études ; ce quaker le persuada, et le jeune homme, qui était vif, naturellement éloquent, et qui avait de l’ascendant dans sa physionomie et dans ses manières, gagna bientôt quelques-uns de ses camarades. Il établit insensiblement une société de jeunes quakers qui s’assemblaient chez lui ; de sorte qu’il se trouva chef de la secte à l’âge de seize ans.
De retour chez le vice-amiral son père au sortir du collège, au lieu de se mettre à genoux devant lui, et de lui demander sa bénédiction, selon l’usage des Anglais, il l’aborda le chapeau sur la tête, et lui dit : Je suis fort aise, l’ami, de te voir en bonne santé. Le vice-amiral crut que son fils était devenu fou : il s’aperçut bientôt qu’il était quaker. Il mit en usage tous les moyens que la prudence humaine peut employer pour l’engager à vivre comme un autre ; le jeune homme ne répondit à son père qu’en l’exhortant à se faire quaker lui-même.
Enfin le père se relâcha à ne lui demander autre chose, sinon qu’il allât voir le roi et le duc d’York le chapeau sous le bras, et qu’il ne les tutoyât point. Guillaume répondit que sa conscience ne le lui permettait pas ; et le père, indigné et au désespoir, le chassa de sa maison. Le jeune Penn remercia Dieu de ce qu’il souffrait déjà pour sa cause, il alla prêcher dans la Cité, il y fit beaucoup de prosélytes.
Les prêches des ministres s’éclaircissaient tous les jours ; et comme Penn était jeune, beau, et bien fait, les femmes de la cour et de la ville accouraient dévotement pour l’entendre. Le patriarche George Fox vint du fond de l’Angleterre le voir à Londres sur sa réputation ; tous deux résolurent de faire des missions dans les pays étrangers. Ils s’embarquèrent pour la Hollande, après avoir laissé des ouvriers en assez bon nombre pour avoir soin de la vigne de Londres. Leurs travaux eurent un heureux succès à Amsterdam ; mais ce qui leur fit le plus d’honneur, et ce qui mit le plus leur humilité en danger, fut la réception que leur fit la princesse palatine Elisabeth, tante de George 1er, roi d’Angleterre, femme illustre par son esprit et par son savoir, et à qui Descartes avait dédié son roman de philosophie (1).
Elle était alors retirée à La Haye, où elle vit les amis, car c’est ainsi qu’on appelait alors les quakers en Hollande ; elle eut plusieurs conférences avec eux ; ils prêchèrent souvent chez elle, et s’ils ne firent pas d’elle une parfaite quakeresse, ils avouèrent au moins qu’elle n’était pas loin du royaume des cieux.
Les amis semèrent aussi en Allemagne, mais ils y recueillirent peu. On ne goûta pas la mode de tutoyer dans un pays où il faut prononcer toujours les termes d’altesse et d’excellence. Penn repassa bientôt en Angleterre, sur la nouvelle de la maladie de son père ; il vint recueillir ses derniers soupirs. Le vice-amiral se réconcilia avec lui, et l’embrassa avec tendresse, quoiqu’il fût d’une différente religion ; mais Guillaume l’exhorta en vain à ne point recevoir le sacrement, et à mourir quaker ; et le vieux bonhomme recommanda inutilement à Guillaume d’avoir des boutons sur ses manches et des ganses à son chapeau.
Guillaume hérita de grands biens, parmi lesquels il se trouvait des dettes de la couronne pour des avances faites par le vice-amiral dans des expéditions maritimes. Rien n’était moins assuré alors que l’argent dû par le roi : Penn fut obligé d’aller tutoyer Charles II et ses ministres plus d’une fois pour son paiement. Le gouvernement lui donna, en 1680, au lieu d’argent, la propriété et la souveraineté d’une province d’Amérique, au sud de Maryland : voilà un quaker devenu souverain. Il partit pour ses nouveaux Etats avec deux vaisseaux chargés de quakers qui le suivirent. On appela dès lors le pays Pensylvanie, du nom de Penn ; il y fonda la ville de Philadelphie, qui est aujourd’hui très florissante. Il commença par faire une ligue avec les Américains ses voisins : c’est le seul traité entre ces peuples et les chrétiens qui n’ait point été juré et qui n’ait point été rompu. Le nouveau souverain fut aussi le législateur de la Pensylvanie : il donna des lois très sages, dont aucune n’a été changée depuis lui. La première est de ne maltraiter personne au sujet de la religion, et de regarder comme frères tous ceux qui croient un Dieu.
A peine eut-il établi son gouvernement, que plusieurs marchands de l’Amérique vinrent peupler cette colonie. Les naturels du pays, au lieu de fuir dans les forêts, s’accoutumèrent insensiblement avec les pacifiques quakers : autant ils détestaient les autres chrétiens conquérants et destructeurs de l’Amérique, autant ils aimaient ces nouveaux venus. En peu de temps ces prétendus sauvages, charmés de leurs nouveaux voisins, vinrent en foule demander à Guillaume Penn de les recevoir au nombre de ses vassaux. C’était un spectacle bien nouveau qu’un souverain que tout le monde tutoyait, et à qui on parlait le chapeau sur la tête, un gouvernement sans prêtres, un peuple sans armes, des citoyens tous égaux, à la magistrature près, et des voisins sans jalousie.
Guillaume Penn pouvait se vanter d’avoir apporté sur la terre l’âge d’or dont on parle tant, et qui n’a vraisemblablement existé qu’en Pensylvanie. Il revint en Angleterre pour les affaires de son nouveau pays, après la mort de Charles II. Le roi Jacques, qui avait aimé son père, eut la même affection pour le fils, et ne le considéra plus comme un sectaire obscur, mais comme un très grand homme. La politique du roi s’accordait en cela avec son goût ; il avait envie de flatter les quakers, en abolissant les lois contre les non-conformistes, afin de pouvoir introduire la religion catholique à la faveur de cette liberté. Toutes les sectes d’Angleterre virent le piège, et ne s’y laissèrent pas prendre ; elles sont toujours réunies contre le catholicisme, leur ennemi commun. Mais Penn ne crut pas devoir renoncer à ses principes pour favoriser des protestants qui le haïssaient contre un roi qui l’aimait. Il avait établi la liberté de conscience en Amérique, il n’avait pas envie de paraître vouloir la détruire en Europe ; il demeura donc fidèle à Jacques II, au point qu’il fut généralement accusé d’être jésuite. Cette calomnie l’affligea sensiblement ; il fut obligé de s’en justifier par des écrits publics. Cependant le malheureux Jacques II, qui, comme presque tous les Stuarts, était un composé de grandeur et de faiblesse, et qui, comme eux, en fit trop et trop peu, perdit son royaume, sans qu’il y eût une épée de tirée (1), et sans qu’on pût dire comment la chose arriva.
Toutes les sectes anglaises reçurent de Guillaume III et de son parlement cette même liberté qu’elles n’avaient pas voulu tenir des mains de Jacques. Ce fut alors que les quakers commencèrent à jouir, par la force des lois, de tous les privilèges dont ils sont en possession aujourd’hui. Penn, après avoir vu enfin sa secte établie sans contradiction dans le pays de sa naissance, retourna en Pensylvanie. Les siens et les Américains le reçurent avec des larmes de joie, comme un père qui revenait voir ses enfants. Toutes ses lois avaient été religieusement observées pendant son absence, ce qui n’était arrivé à aucun législateur avant lui. Il resta quelques années à Philadelphie ; il en partit enfin malgré lui pour aller solliciter à Londres de nouveaux avantages en faveur du commerce des Pensylvains : il ne les revit plus ; il mourut à Londres en 1718. Ce fut sous le règne de Charles II qu’ils obtinrent le noble privilège de ne jamais jurer, et d’être crus en justice sur leur parole. Le chancelier, homme d’esprit, leur parla ainsi : « Mes amis, Jupiter ordonna un jour que toutes les bêtes de somme vinssent se faire ferrer. Les ânes représentèrent que leur loi ne le permettait pas. Eh bien ! dit Jupiter, on ne vous ferrera point ; mais, au premier faux pas que vous ferez, vous aurez cent coups d’étrivières. »
Je ne puis deviner quel sera le sort de la religion des quakers en Amérique, mais je vois qu’elle dépérit tous les jours à Londres. Par tout pays, la religion dominante, quand elle ne persécute point, englouti à la longue toutes les autres. Les quakers ne peuvent être membres du parlement, ni posséder aucun office, parce qu’il faudrait prêter serment, et qu’ils ne veulent point jurer. Ils sont réduits à la nécessité de gagner de l’argent par le commerce ; leurs enfants, enrichis par l’industrie de leurs pères, veulent jouir, avoir des honneurs, des boutons, et des manchettes ; ils sont honteux d’être appelé quakers, et se font protestants pour être à la mode (2)