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Le blog de Frédéric Delorca

La flèche et la cible

14 Juillet 2009 , Rédigé par Frédéric Delorca Publié dans #Ecrire pour qui pour quoi

C'est une vieille métaphore nietzschéenne : un penseur lance une flèche, un autre, parfois quelques siècles plus tard, la ramasse;

Pour un type comme moi qui n'a guère de réseau (même si parfois on pense à lui pour un congrès internationaliste ici ou là), qui ne vend guère ses livres, ne visite pas les médias etc, il est très difficile de savoir où tombera la flèche qu'il lance. L'avantage est que l'on a ensuite du temps, tout son temps même, pour s'intéresser à la personne qui l'a ramassée.

Aujourd'hui je reçois un message d'une des rares lectrices de mes textes. Elle a 35 ans, elle prépare une thèse en histoire dans une université de la côté est états-unienne ... sur la polémique du foulard islamique en France...

Elle m'écrit en anglais "Do you have any opinion about Sarkozy and the Burqa? Thanks, PS: My apologies for writing in English but my written French isn't that good. "

Malgré les apparences, elle est italienne. Elle a obtenu une bourse pour les Etats-Unis en 2002.

Pour elle, tout ce que j'écris sur la burqa et le niqab est juste et évident. Oui, bien sûr, ce discours universaliste de la laïcité et de la libération de la femme est une forme de racisme subtil, ça ne fait aucun doute. Non seulement c'est clair pour elle, mais ça l'est aussi pour les gens qui l'entourent dans son université outre-atlantique. Elle ne comprend même pas que ça ne crève pas les yeux des gens en France.

Elle s'intéresse au racisme des classes populaires, et celui des petits bourgeois de gauche. Elle veut écrire là dessus. Aux Etats-Unis on ne connaît que "Fadela Amara et Ni putes ni soumises" me dit-elle. Elle est d'accord pour que je lui fasse rencontrer des gens en France. Elle ne demande pas mieux.

Quand on creuse un peu son background, on apprend que ses parents sont nés en Libye. Des familles de petits colons. Maman votait communiste, papa était un chef de PME apolitique. Voilà la troisième jeune femme italienne que je rencontre dont un ou deux parents votaient pour le PCI ou y militaient... toujours cet héritage du 20 ème siècle, étonnant, qui plonge ses tentacules dans le nôtre. Pourquoi sont-ce toujours les filles qui reprennent le flambeau ?

Et donc cette lectrice dit du bien de mes textes, m'encourage à continuer, sousentend qu'ils sont utiles, qu'ils l'aident à formaliser sa propre pensée sur son sujet de thèse. Pour un peu je cèderais à la tentation de la croire, et penserais qu'il sert vraiment à quelque chose que j'écrive. Heureusement au bout du compte mon scepticisme l'emporte à nouveau. Mais au moins j'aurai vu cette fois ci où l'une de mes flèches est tombée.
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Faut-il encore rendre hommage à la Catalogne ?

14 Juillet 2009 , Rédigé par Frédéric Delorca Publié dans #Peuples d'Europe et UE

On se souvient du livre d'Orwell sur la guerre civile espagnole "Hommage à la Catalogne".

Le comité Valmy qui réunit communistes et gaullistes souverainistes publie cette semaine l'article d'une certaine Yvonne Bollmann, maître de conf à Paris 12 intitlé Europe Ecologie, Europe Ethnies, article repris par l'Observatoire du communautarisme.

Le texte part d'un bon sentiment : critiquer les écologistes et leurs tendances obscurantistes. Mais est-il opportun d'utiliser cet angle d'attaque : le soutien écologiste au nationalisme catalan ?

Je me suis ému de ce texte d'abord parce ce qu'il reproche aux Verts d'avoir accueilli à Francfort les Catalans comme une "nation". Or c'est bien ainsi qu'ils sont considérés  par la constitution espagnole. Pourquoi les souverainistes français leurs refuseraient-ils cette qualité ? la Catalogne n'a-t-elle pas suffisamment versé son sang au 20 ème siècle pour mériter le nom de nation ?
 
Quant à la légitimité de la Catalogne à se plaindre du fait qu'elle a été dépossédée du Roussillon (français) ou des pays valenciens, elle est la même que celle des Serbes à reprocher à Tito d'avoir donné la côté dalmate à la Croatie, et le Kosovo aux Albanais (via le statut d'autonomie)
 
La question du nationalisme catalan est complexe. Nul ne peut nier qu'il a joué un rôle très fort dans le basculement de la garde civile catalane dans le camp Républicain progressiste en 1936. L'armée populaire de Catalogne en 1937 était une armée de langue catalane (voir par exemple : La guerre d'Espagne vue de Barcelone, éditions du Cygne). C'est au nom de cette résistance historique au fascisme castillan soutenu par l'Allemagne qu'Esquerra republicana aujourd'hui demande la sécession. Cette résistance n'est pas absurde quand on sait que Madrid vote massivement pour le parti d'Aznar, qui a fait la guerre en Irak (alors qu'au contraire Esquerra Republicana avait envoyé des émissaires auprès de Saddam Hussein dès 1990).
 
Evidemment le nationalisme petit bourgeois a souvent deux facettes, une progressiste, une autre réac (c'est pourquoi par exemple un des leaders du coup d'Etat anti madrilène de 1934 à Barcelone, Dencas, a fini exilé dans l'Italie de Mussolini, alors que son propre frère aidait la garde civile républicaine en 1936)... Mais dans le cas catalan, je ne serai pas aussi catégorique dans mon jugement que ne l'est Mme Bollmann.

Les communistes souverainistes auxquels j'ai adressé ces objections m'ont répliqué que la Catalogne était une région riche, et, comme le Nord de l'Italie (la "Padanie"), son sécessionnisme exerçait une influence "réactionnaire" sur l'Europe.

Je leur ai répondu que la résistance catalane au fascisme en 36, était aussi une résistance de riches (une résistance de région riche), même dans ses composantes les plus populaires. Simone Weil dans ses souvenirs de la colonne Durruti notait par exemple que les ouvriers anarchistes venus de Barcelone se battre en Aragon étaient très méprisants à l'égard des paysans aragonais. Néanmoins le nationalisme petitbourgeois des catalans jouait à l'époque un rôle progressiste face à la montée du fascisme.
 
... Et encore récemment, en 1986, la Catalogne votait NON à 51 % avec un taux de participation exceptionnel de 62% au référendum d'adhésion à l'OTAN. De même la Catalogne est une des régions qui a voté le moins pour le Traité constitutionnel européen en 2007, au contraire des autres régions d'espagne Mon argument n'a pas convaincu et l'on m'a répliqué qu'à la rigueur si un nationalisme pouvait être sympathique en Espagne, ce serait celui des Galiciens parce qu'il est dirigé par des maos (sic !).

Le dogmatisme de mes interlocuteurs sur ce sujet était évocateur. D'après eux, le nationalisme des pauvres est bon, celui des riches est mauvais. Et même si les nationalistes riches sont capables d'empêcher une adhésion à l'OTAN ou d'entretenir le souvenir d'un combat politique glorieux (celui de 1936) rien de cela ne compte. Un peu court quand même.

Il faudra bien pourtant que les communistes souverainistes, les chevènementistes et autres, qui ont eu l'indépendance d'esprit de réhabiliter l'histoire de France et son projet politique comme nation pour faire pièce au néo-libéralisme et à l'américanisation du monde dans les années 2002-2005, fassent aussi évoluer leur point de vue sur les identités culturelles persécutées (comme l'identité gasconne ou celle de Catalogne), tout comme sur la mémoire du colonialisme outre-mer. L'excès de schématisme n'est pas porteur d'avenir en politique.

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L'anti-impérialisme

14 Juillet 2009 , Rédigé par Frédéric Delorca Publié dans #Colonialisme-impérialisme, #Débats chez les "résistants"

Il est bien clair que l'idée que défend le mouvement anti-impérialiste (que les technostructures occidentales ont un ascendant néfaste sur le monde, et que tous les phénomènes qu'on nous présente comme des calamités pour l'humanité telles que les dictatures du tiers-monde, l'islamisme, la puissance de la Chine, le souverainisme russe, sont largement des épouvantails qui parasitent nos grilles d'analyse) demeure très minoritaire, même dans les mouvements issus de la tradition anti-impérialiste (gauche de la gauche).

Dans ces mouvements on reproche aux anti-impérialistes d'être paranoïaques à l'égard des pouvoirs économiques et politiques européens et nord-américains, de simplifier les problématiques politiques et de tolérer des formes de barbarie dans les pays adversaires de l'Occident.

A mon avis la position de nos adversaires est largement irréfléchie, et révèle surtout une forte dépendance à l'égard des clichés médiatiques. On le découvre lorsqu'on les pousse à parler en détail des pays diabolisés par l'Occident, dont on se rend compte le plus souvent qu'ils ne connaissent pas grand chose. Mais la difficulté à les convaincre de leur erreur tient à des ressorts narcissiques collectifs très difficiles à désamorcer : les pays européens et les Etats-Unis (surtout avec la façade Obama) se persuadent si bien qu'ils sont les parents naturels des droits de l'homme et de la liberté, que, quiconque veut se donner une image d'intelligence et de vertu est enclin à en défendre d'emblée l'interventionnisme. Le chic du chic en la matière étant de se dire à la fois "pour" l'interventionnisme humanitaire européen, et "contre" son instrumentalisation économique et militaire (par les multinationales, l'OTAN etc).

Illustration de cette tendance "chic" de l'interventionnisme européen : la motion de solidarité avec la "révolution verte" iranienne proposée récemment par le PC et les Verts au conseil municipal de Paris.

L'évolution du capitalisme, qui flatte le narcissisme bourgeois et, à travers les nouvelles technologies (Internet), coupe les gens du contact direct avec le magma des réalités humaines encourage les crispations sur des prises de position très intégristes et interventionnistes (ce qui pousse au "choc des civilisations"). Se forme ainsi une classe moyenne européenne très néocolonialiste, dont paradoxalement le noyau dur est souvent composé de gens qui se disent "de gauche" voire "communistes" (peut-être parce qu'ils sont les plus dévoués au combat et les plus idéalistes, les plus "solidaires"), alors que leurs ancêtres dans l'histoire des idées étaient plutôt aux côtés des Viet minh et du FLN (mais une certaine intoxication médiatique sur les "crimes des révolutions" les conduit aussi à renier l'héritage FLN/Viet minh).

Je trouve une illustration de ce phénomène dans les polémiques actuelles sur la burqa, mais aussi sur un mouvement comme les Indigènes de la République (mouvement qui reprend le discours des luttes anti-coloniales, et qui veut isoler une singularité des descendants des colonisés face aux structures coloniales qui les oppressent).

Il est très étonnant de voir la haine que suscite ce mouvement chez ceux qui prétendent défendre l'héritage culturel français. Je trouve sur Facebook un groupe qui s'appelle "Condamner Houria Bouteldja "racisme anti blanc" ", qui parle à propos de Mme Bouteldja d' "extrémisme arabe en jupon", et la traite de "dinde du Ramadan". Une rapide étude de ce groupe montre qu'une partie de ses membres sont des lepennistes. Vous avez aussi un groupe qui s'intitule "Je déteste Houria Bouteldja" consacré à ceux qui ne "supportent pas" l' "incohérence historique et idéologique"  de la porte-parole des Indigènes de la République, et "l'arrogance qu'elle dégage", se référant à son mouvement comme à "des fous dangereux dont le but est de réduire la cohésion nationale" (quand on parle de "fous dangereux", c'est qu'on veut la guerre, rappelez vous que dans la phraséologie dominante les "fous dangereux" sont ou ont été S. Milosevic, S. Hussein, Kim Jong Il, M. Ahmadinejad, H. Chavez). Un tel groupe, uniquement dédié à la détestation d'une personne, est d'ailleurs privé. On se demande bien ce que les gens de ce groupe ont à se dire à longueur de journée... En outre, je tiens de source sûre que l'identité d'Houria Bouteldja est usurpée sur Facebook.

Phénomène intéressant dans ce déchaînement de haine, il existe une page " "Indigènes de la République" nous vous enculons" qui est administrée par un très jeune homme (avec qui j'ai eu quelques discussions courtoises sur le forum Atlas alternatif de Facebook, où notre désaccord s'est révélé dans toutes ses dimensions). Ce garçon se dit de sensibilité communiste, et explique joliment dans une de ses interventions sur cette page que "comme programme de partouze, j'aurais plutôt vu Madame Bouteldja jouer avec les missiles de Messieurs Ahmadinejad et Nasrallah..." (du point de vue anthropologique, je suis toujours amusé de voir ce que produit le vocabulaire masculin machiste contre des femmes politiques "non conformes" à la ligne dominante, cela me rappelle la vidéo que la droite argentine avait faite contre Mme Cristina Kirchner qui la montrait au lit avec Fidel Castro et Hugo Chavez).

Que des tenants de la gauche laïciste créent le même type de page sur Facebook que les lepennistes avec leur "Condamner Houria Bouteldja "racisme anti blanc" " en dit long sur les recompositions de l'espace politique que provoque la question du néocolonialisme.

Vous me direz que tout cela n'est pas nouveau. De tout temps la gauche (y compris l'Internationale socialiste à ses débuts) a eu du mal à intégrer la question coloniale à ses problématiques (à de notables exceptions comme Karl Marx, Octave Mirbeau, George Orwell). La propension du petit employé et même de l'ouvrier blancs à se comporter en petits bourgeois à l'égard du colonisé arabe ou noir, à lui imposer le silence au nom de l'unité de la République ou de la Révolution à venir (et aujourd'hui au nom des droits de l'homme) est aussi ancienne qu'inquiétante. En plus elle se déploie sur fond de complexe de forteresse assiégée (ces barbares assassins avec leur islamisme, leurs missiles nucléaires, leurs furies lubriques et voilées, etc), la pire des mentalités pour aborder sereinement les problèmes politiques d'une époque.

Face à cela la mouvance anti impérialiste est divisée. La journaliste américaine D. Johnstone expliquait il y a peu dans un article que les tendances pro-palestiniennes en France ne dialoguent pas entre elles. On peut en dire autant des tendances antiimpérialistes en général. Par delà les problèmes de personnes, il y a une question philosophique importante qui peut difficilement être surmontée dans cette mouvance : celle du statut véritable des valeurs occidentales dans le devenir de l'humanité, et de leur contenu.

Certains pensent que les valeurs individualistes de l'Occident sont la voie réelle d'émancipation des peuples. Selon eux, il faut être anti-impérialiste pour les voir triompher, car l'impérialisme, lié à des intérêts économiques et politiques égoïstes, crée de la division, de la guerre, et empêche les peuples du Sud de jouir de nos valeurs (je pense que cette position est  par exemple à l'arrière plan de la mouvance chomskyenne).

D'autres estiment que toutes les autres valeurs des cultures non-occidentales (y compris celles qui émergent en ce moment au contact de la modernité occidentale comme l'islamisme) sont en soi respectables, et que les peuples ne trouveront pas plus de bonheur dans l'individualisme consumériste venu des pays riches que dans leurs valeurs traditionnelles (position qui se module de diverses façons : on peut trouver à l'islamisme ou à l'intégrisme bouddhiste, ou à l'indigénisme amérindien des défauts, mais s'interdire tout jugement, ou au contraire valoriser des tendances un peu "sociales" en leur sein etc).

Les premiers peuvent passer pour des alliés objectifs du capitalisme triomphant. Les autres pour les complices potentiels des dictatures qui instrumentalisent les "valeurs traditionnelles" de leurs peuples.

Ce clivage ressurgit périodiquement, notamment quand des "révolutions colorées" menacent des dictatures du tiers-monde (ou des régimes semi-dictatoriaux). On ne peut en sortir, je crois, que par une réflexion philosophique sur ce que peuvent être des valeurs universelles qui ne soient pas un sousproduit du capitalisme occidental globalisé. Débat extrêmement complexe qui nécessite qu'on mobilise à la fois une connaissance approfondie des diverses cultures du monde, un savoir sur la nature humaine (concept fort heureusement remis au goût du jour par la psychologie évolutionniste) et une réflexion sérieuse sur le système de gouvernement humain auquel il faut aspirer. Je ne crois pas que la mouvance anti-impérialiste puisse faire l'économie de cette réflexion-là. Mais avons-nous le temps de philosopher au vu de la gravité des enjeux actuels, dans une humanité qui n'a jamais aussi nombreuse, jamais autant en déséquilibre avec son environnement écologique, jamais aussi instruite (globalement), jamais aussi inégale, jamais aussi servie et desservie par la technologie, jamais aussi capable du meilleur comme du pire ?

FD

PS : J'observe que je reçois de temps en temps sur mon blog des visites à provenance du Vietnam. Je regrette de n'avoir pas trop l'occasion de parler de ce pays, qui fut une nation martyre au 20 ème siècle, et dont l'évolution actuelle dans un espace asiatique dominé par le productivisme capitaliste mériterait sans doute qu'on l'étudie plus en détail. Mais j'avoue que ma compétence sur ce point fait défaut.

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Routine de la glauquitude

11 Juillet 2009 , Rédigé par Frédéric Delorca Publié dans #Ecrire pour qui pour quoi

Un type a déboulé sur ce blog pour expliquer que les gens de gauche ne devraient pas frayer avec les islamistes, qu'ils devraient en revanche être menaçants envers les Chinois qui massacrent les "yogourts" comme dit Kouchner (je rends hommage à la modération de M. K sur ce coup là, même si sa culture générale ne décolle pas)... blabla solipsiste d'un garçon (un de plus) qui veut se sentir équanime et équitable, au risque de tout mélanger (mais le mélange est si tendance n'est-ce pas), donneur de leçons en herbe, gastronome en culotte courte, bref, le parfait blogueur devant son écran.

Mon éditeur veut bien publier l'espèce d'autobiographie intellectuelle qu'en désespoir de cause je lui ai adressée par mail il y a 3 trois jours (une autobio pour expliquer un peu ma vision de la philo, de la socio etc, qui m'éviterait d'avoir à tout expliciter à chaque fois que je prends la plume) mais il voudrait que je fasse (que je fisse) une séance de dédidaces à la rentrée à Paris pour en vendre. Maudit star system. Les éditeurs en ont besoin pour vendre (et je vends terriblement peu, je fais perdre des sous même). Mais "parler c'est sale" disait Deleuze. Parler avec qui ? avec des blogueurs qui vont m'expliquer qu'il faut haïr le "régime chinois", et bombarder tous les barbares de la planète ? Amis de Brzezinsky je ne suis pas des vôtres !



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Les comités de citoyens et les pouvoirs

10 Juillet 2009 , Rédigé par Frédéric Delorca Publié dans #La gauche

Dans le sillage de mon article d'hier sur les peuples et les chefs j'ai été intéressé par le plaidoyer de B. en faveur des "comités d'ouvriers" ou des "comités de citoyens", qui est une idée que j'avais moi-même défendue dans Programme pour une gauche française décomplexée. Comme il faut toujours raisonner à propos de ce qui s'est fait, cet article me rappelait un chapitre de l'historien très connu Marc Ferro (dans Nazime et communisme, Hachette 1999 p. 114) qui s'intitulait : "Y a-t-il "trop de démocratie" en URSS ?"

L'article commençait ainsi :

" "Ne sommes nous pas trop démocrates, et cela ne conduit-il pas à un affaiblissement de la discipline ?" Cette interrogation de K. Tchernenko, en 1982, a de quoi paraître insolite. (...) Pour comprendre la vie politique en URSS, on voudrait tenter ici de rendre ce jugement intelligible."

Ferro y parle d'une double bureaucratisation du système soviétique dans les années 1920 : par en haut (imposée par le PCUS) et par en bas avec l'adhésion des multiples responsables de soviets (au début non communistes) au PC. Pour remédier à ce phénomène, dans les années 30 le parti doit susciter l'apparition de ce qu'on appelle de "Organisations sociales" consacrées comme instances parallèles à l'Etat dans la constitution de 1977. Or ces organisations ont de plus en plus soustrait à l'Etat une partie de ses compétences : par exemple le syndicats gèrent les services de cure, leurs services d'équipement et de transport. Au niveau local sous Brejnev les soviets locaux reprennent de l'importance "la prolifération des banlieues, la création de cités isolées sont autant d'occasionsqui suscitent la naissance d'un nouveau soviet urbain" (p. 123). De même se développe un comité de contrôle du peuple (Komitet Nardnogo Kontrolja) associée aux soviets dont un Soviétique adulte sur 6 avait été ou était inspecteur. "Ces milliers de comités reçoivent des rapports, des plaintes, des protestations sur tous les dysfonctionnements imaginables : la Pravda du 8 août 1977 indique que le bureau central du KNK à Moscou avait reçu 575 000 lettres en deux ans" (p. 124), et les inspections menées par la KNK dans les usines les kolkhozes, n'étaient pas toujours purement symboliques. Le développement de ces "organisations sociales" était souvent une source d'anarchie, de confusions de compétences avec le Parti et l'Etat, mais il n'en constituait pas moins un phénomène typique des années 60-70.

L'histoire des diverses initiatives pour créer des instances de contrôle collectif sur les administrations, les entreprises etc est très fournie. En France par exemple, il y a eu une littérature foisonnante là dessus dans les années 1970 dans la logique de l'autogestion (les socialistes avaient des projets de création des comités d'usagers un peu partout). beaucoup des idées lancées à ce moment là devraient être actualisées et étendues : créer ds comités de contrôle citoyen des banques, des enreprises privées, des journaux, de la TV, de la SNCF, de la police, de l'armée, des services publics en général, des maisons d'éditions, de l'activité des intellectuels, des pratiques médicales etc.

Par ailleurs, en ce moment si l'on regarde à l'étranger, on trouve encore des exemples de valorisation des comités de citoyens. En Amérique latine le mouvement bolivarien repose beaucoup sur des comités de quartier (juntas vecinales). On retrouve cela aussi dans la Jamahirya libyenne (cliquer sur le lien) qui, tout en étant une dictature s'est toujours voulue autogestionnaire.

Evidemment la frontière est toujours ténue entre la participation citoyenne spontanée et l'embrigadement, et entre le contrôle populaire sur les institutions, et le flicage de tous par tous dans le cadre de ces organes "participatifs". Sans oublier cette tendance apparemment inévitable des plus instruits, des plus malins, des plus déterminés à appliquer une ligne, à accaparer les organes de contrôle au détriment des autres réduits au rang de figurant (et cela vaut, que l'organe soit de pur contrôle ou qu'il ait un pouvoir décisionnel réel). On constate le phénomène dans n'importe quelle AG d'étudiants, et n'importe quel comité des fêtes villageois

La solution imaginée dans le cadre de la révolution culturelle chinoise - de virer les apparatchiks dès les prémices de leur institutionnalisation - n'est pas satisfaisante car elle déchaîne dans la sociétés des tendances anarchiques et paranoïaques, une logique de guerre civile.

Il existe aussi un risque que les comités de citoyens à force de palabres et d'inspections tous azimuts (ou de décisions anarchiques s'ils ont un pouvoir décisionnel) nuisent gravement à l'efficacité de l'appareil de production voire paralyse toute l'économie (mais l'argument économique me semble moins intéressant ici que celui de la justice politique, c'est à dire celui des entraves à la participation de tous, l'économie n'étant qu'un objectif secondaire de l'organisation politique d'une société).

Etant philosophiquement sceptique sur l'aptitude de l'humanité à atteindre un équilibre social juste sur le long terme, je ne puis que prendre acte de ces difficultés à pérenniser les possibilités de contrôle populaire sur les organes d'Etat et sur les entreprises sans déboucher sur de nouvelles formes de confiscation du pouvoir par une minorité. Mais prendre acte de cela ne signifie pas pour autant qu'il faille renoncer au projet. Il me semble que, paradoxalement, c'est toujours par une impulsion "par en haut" que les organes de contrôle (ou de décision) "de base" peuvent garder une visée réellement démocratique. C'est en liquidant par en haut les tentatives d'accaparement par des minorités que les contrôles de base peuvent continuer de fonctionner au profit du plus grand nombre. Mais il faut reconnaître que l'équilibre entre le haut et le bas dans ce système pour éviter les dérives dictatoriales est nécessairement difficile à trouver...

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