L’entrée dans une "nouvelle époque"
Certains esprits progressistes qui essaient de penser le temps présent à partir de la lecture de divers théoriciens se disent que nous entrons dans une époque nouvelle, et que, si la « gauche » où les forces alternatives ne sont pas capables d’offrir des perspectives plus concrètes que « retournons au socialisme d’antan, la planification etc », c’est simplement parce que ces tendances n’ont pas été « encore » capables de penser complètement les processus en cours. Il y aurait juste un déficit théorique au fondement de notre impuissance, mais la sortir du « tunnel philosophique » et le changement de paradigme seraient pour bientôt.
Voilà une vision des choses optimiste que je ne partage guère. Parce qu’elle part du postulat selon lequel l’humanité suit une pente de progrès et qu’il suffit que les concepts s’ajustent à sa "praxis" pour que ce progrès devienne vraiment juste et placé au service de l’émancipation collective.
Pour ma part je suis assez sceptique sur la théorie. Il me semble que des théoriciens comme Locke, Montesquieu, Rousseau, Marx, chacun dans des registres différents (et en contradiction les uns avec les autres) ont produit des concepts puissants et beaucoup influencé leur époque, en convertissant des hommes politiques et des groupes sociaux qui ont tenté de traduire en acte leurs théories, mais aucun intellectuel ne saisit jamais la complexité des interactions sociales qui forment l’époque où ils vivent, et par conséquent les concepts produits n’ont qu’une valeur heuristique intéressante pour l’action, mais on ne peut jamais penser qu’ils suffiront à eux seuls à remettre les processus humains sur la voie de la justice et du Bien (pour parler comme Platon). Le rôle des idées dans le monde n’est pas nul, mais il n’est pas aussi performatif que les intellectuels le croient (et l’apparition du fascisme dans les années 20 l’a clairement montré aux marxistes, par exemple).
En outre, je ne crois pas du tout qu’il existe une « flèche temporelle » orientée vers le progrès. Il y a eu des progrès technologiques et organisationnels très importants en Occident depuis la Renaissance, et qui ont tendu à se généraliser sur toute la planète, mais des déclins sont toujours possibles, pas forcément aussi abyssaux que le craignent les esprits apocalyptiques, mais tout de même significatifs, et il n’est pas évident que des « concepts » appropriés puissent freiner ce(s) déclin(s) comme, disons, l’idée du socialisme dans ses diverses déclinaisons a pu, à partir de 1860, limiter les effets destructeurs du capitalisme.
J’ai été intéressé dans les années 1990 par l’intuition de Cornélius Castoriadis (penseur qui présente de nombreuses insuffisances par ailleurs, notamment dans sa foi freudo-marxiste), selon laquelle nos démocraties entreraient en ce moment dans un processus comparable à celui qu’a connu la démocratie athénienne après la conquête macédonienne puis romaine : une dépossession massive de la subjectivité politique, une sorte d’aliénation politique qui dura pratiquement 2000 ans.
Pour ma part, je ne pense pas que nous devions comparer l’Occident à l’Athènes de l’époque de Philippe de Macédoine. Nous sommes plutôt Rome en 50 ou 60 av. JC.
Athènes fut une tentative de démocratie radicale (avec d’ailleurs beaucoup de défauts). Nous vivons, nous, depuis plusieurs décennies, dans un système aristocratique tempéré d’éléments démocratiques comme l’était la République romaine (avec son Sénat qui devait partager une partie du pouvoir avec un tribunat de la plèbe, et une assemblée des comices expression d’une forme de « démocratie directe » quoiqu’elle-même en grande partie pervertie, comme le sont chez de nous la plupart des rouages démocratique au niveau national comme au niveau supra-national, européen par exemple).
Les processus de transformation auxquels notre système est confronté sont analogues à ceux de la Rome de 50 avant Jésus Christ sur trois points capitaux :
1) Nous avons une montée en puissance de classes nouvelles : à l’intérieur de nos frontières (des diplômés nombreux qui ne veulent pas du travail manuel, et se veulent indépendants des appareils politiques et des institutions). Leurs équivalents en 50 av JC était l’ordre équestre sousreprésenté au Sénat, et des membres de la plèbe récemment enrichis ; à l’extérieur des frontières nationales pour nous il s’agit des pays émergents, pour la Rome de 50 av JC il s’agissait des bourgeoisies vassalisées des peuples récemment conquis tout autour du bassin méditerranéen, ainsi que des auxiliaires non romains employés par les légions.
2) De très grandes inégalités économiques et sociales liées au processus de mondialisation, dont l’équivalent dans la Rome du Ier siècle av JC était l’intégration du monde méditerranéen dans le réseau d’échange romain, de l’Espagne à la Palestine, et qui engendrait alors l’apparition de grandes exploitations latifundiaires, l’apparition de grands potentats économiques capables de corrompre les chefs politiques et financer des armées privées (et donc de menacer l’intégrité de l’Etat et de la chose publique), et des phénomènes de grande pauvreté en Italie (en plus de l’augmentation de la main d’œuvre servile) créant une clientèle naturelle pour toute forme d’aventurisme politique.
3) Le règne de la violence militaire, corrélat des deux précédents phénomènes qui, dans la République romaine finissante, joua un rôle analogue à l’émergence de la culture audiovisuelle (le règne de la vidéosphère comme dirait l’autre) et de la culture Internet. La violence militaire exerce sur les esprits le même effet de paralysie que la culture moderne de la vidéosphère, parce que toutes deux fascinent les instincts primaires de l’individu et fragmentent la cohérence globale de la vision du monde qu’il peut se construire. Je ne suis pas le seul à tracer un lien entre violence physique et hypnotisation par les images. Le premier je crois fut Walter Benjamin quand il s’efforça de penser le cinéma, l’image, la propagande, en même temps que la montée de la violence entretenue par les fascistes.
Ces trois éléments exercent tendanciellement un effet dislocateur des institutions « démocratiques » (en fait artistocratico-démocratiques) anciennes et discréditent les corps intermédiaires garants de leur pérennité (la classe politique, les cadres de la fonction publique, les syndicats, mais aussi les journalistes, les artistes officiels, les écrivains etc). Ceux-ci, dans l’Occident contemporain, comme dans la Rome du Ier siècle, sont obligés de verser dans diverses formes de démagogie pour sauver le peu de légitimité qui leur reste : aujourd’hui « cool attitude », relâchement du langage, proximité artificielle avec l’électeur ou l’administré, culte du foot, de la fête, des bons sentiments, comme à l’époque romaine distributions gratuites de blés, organisation de jeux pour la plèbe, compromis sur le respect des valeurs traditionnelles.
La course démagogique est une source d’affaiblissement des institutions à l’égard du public auquel elles s’adressent, car elle montre que les classes sociales qui en sont les piliers (les magistrats, les enseignants, les syndicalistes etc, chacun dans des rôles distincts) ne croient plus en elles, mais aussi à la dissolution interne de ces institutions aux yeux mêmes de ceux qui les font fonctionner, encourageant par exemple les fonctionnaires à ne plus faire appliquer les lois, à se laisser corrompre etc.
Nous n’en sommes sans doute pas au même degré de dissolution des valeurs institutionnelles que dans la Rome de 50 avant Jésus Christ, mais nous sommes sur cette pente.
Je pourrais prendre ici l’exemple de l’art. Un lecteur me faisait remarquer il y a peu que la « posture » de l’artiste est désormais dénoncée comme une imposture. C’est un processus qui remonte au lendemain de la première mondiale (avec le dadaïsme, le jazz etc) et qui a été accéléré récemment par la transformation de l’institution artistique (avec ses académie) en « marché de l’art », avec ses mécènes, sa corruption, et où (presque) tous les coups sont permis. Dans ce dispositif tout le monde est encouragé à se sentir artiste de sa propre vie et les artistes « professionnels » en sont à cautionner ce fantasme, réduisant leur propre création à une sorte d’addendum « festif » (« fédérateur ») à ce que tout un chacun peut produire dans son coin (sur ce plan la décomposition de l’institution est beaucoup plus avancée que dans la Rome du Ier siècle av JC, où l’art, bien qu’ouvert à des importations grecques qui agaçaient les Sénateurs, et à des innovations populaires d’un goût douteux comme la pantomime restait tributaire d’une caste aristocratique qui lui maintenait une cohésion globale).
Cette décomposition des institutions aristocratico-démocratiques ouvre des boulevards, comme au Ier siècle avant Jésus-Christ à l’aventurisme de personnalités charismatiques (pour parler comme Max Weber). Au Ier siècle Pompée ou César, puis Octave (ceux qui maîtrisaient le mieux la chose militaire, en même temps d’ailleurs que les effets d’image). Aujourd’hui Chavez, Sarkozy, Marine Le Pen (avec des succès divers, et dans des registres différents, sans d’ailleurs que je porte ici le moindre jugement de valeur sur eux – je n’en ai pas besoin pour la démonstration de ce billet – ni bien sûr que je trace le moindre signe d’équivalence entre ces différents personnages, simplement chacun incarnent une forme d’aventurisme politique, de sortie partielle ou totale du vieux système aristocratico-démocratique qu’ils prétendent rénover ou transformer) ces derniers non pas en tant que chefs de guerre mais bons administrateurs de l’image médiatique (comparable comme nous l’avons dit à la violence militaire autrefois).
Les progressistes optimistes pensent qu’un effort conceptuel va vouer à l’échec l’aventurisme politique, qu’un nouveau Marx peut mettre bout à bout un nouveau paradigme (notamment avec l’écologie politique, malmenée par l’opportunisme des Verts), trouver une nouvelle formule d’émancipation des gens dans le monde globalisé tel qu’il est, dans l’état des technologies que nous avons (donc sans passéisme), et mobiliser un nouveau courant (« altermondialiste ») concret, intelligent, capable de refonder la chose publique au niveau planétaire et instaurer une nouvelle forme de justice et de liberté pour tous.
D’autres tout aussi optimistes mais moins « globalisateurs » pensent que le même résultat peut être obtenu à l’échelle des entités nationales pour peu que celles-ci chacune dans leur coin s’attachent à refonder leurs institutions et leur pacte social.
Pour ma part, comme Castoriadis, je suis plus pessimiste. Même si je ne crois que tout est fichu et ne nourris aucun fantasme millénariste de fin du monde, j’estime que le risque d’une vaste confiscation de la subjectivité politique collective, comparable à celui que Jules César, puis César-Auguste, est possible, même si elle ne revêtira pas la même forme qu’au Ier siècle avant notre ère (je veux dire que ce ne sera pas une dictature de mille cinq cents ans – si l’on va jusqu’à la fin de Byzance – sous la dictature d’un parrain).
Comme sous la République finissante, les institutions aristocratico-démocratiques engagées sur la voie apparente de la démagogie sont en réalité complètement égoïstes et dépourvue de toute imagination pour intégrer les changements de ce monde (notamment pour intégrer la montée des pays émergents). Elles utilisent les lois antiterroristes et les interventions de l’OTAN sur tous les continents, comme le Sénat menacé par les séditieux utilisait le « sénatus consultus ultimum » (c’est-à-dire les lois d’exception), mais n’ont aucun horizon humain nouveau à proposer.
L’ancien régime aristocratico-démocratique peut encore se perpétuer comme cela, entre des accès de fièvre sporadiques, ou il peut dégénérer en dictatures populistes plus ou moins éphémères (qui ensuite laisseraient la place à d’autres épisodes aristocratico-démocratiques abâtardis et vice versa), sans pour autant que le peuple ne récupère la moindre once de subjectivité politique (c’est-à-dire de pouvoir décisionnel réel, d'empowerment, et de capacité à penser collectivement son avenir). Et cette stagnation est d’autant plus probable que le pouvoir atomisateur de la vidéosphère sur les esprits (la nouvelle violence militaire fasciste) n’en est qu’à ses débuts.
Face à cette impasse, et en l’absence de l’apparition d’un nouveau Marx (et des conditions sociales d’un mouvement révolutionnaire unifié capable de porter sa parole), le meilleur rôle à envisager pour un intellectuel est celui qu’avait Caton d’Utique en 50 avant Jésus Christ : celui qui rappelle en toute rigueur les critères de la vérité et de la justice, et qui lui-même s’efforce de dire le vrai et de faire le juste. Cette tâche de l’intellectuel engagé suppose, à mes yeux, que l’intellectuel soit lui-même critique à l’égard de sa propre scholastic view, de ses propres privilèges, et ne se pose pas en donneur de leçons. Il ne peut être que témoin, témoin de ce qui lui semble possible, ou souhaitable, de ce que lui-même fait, sans illusion sur tout cela, et avec un regard critique à la fois sur les pouvoirs dominants et sur tout ceux qui proposent des « y a qu’à » et de fausses vérités « alternatives » qui ne feraient qu’orienter les gens vers des pseudo-voies émancipatrices en fait source de plus grandes confiscations de liberté. Ce rôle, selon moi, doit être éloigné de la démagogie, et donc solidaire aussi de certaines formes de conservatisme dans le style d’expression et dans le rythme de vie (il faut se tenir à l’écart de la frénésie, de l’utilitarisme, des fausses obligations morales tout comme des faux plaisirs faciles s'ils sont susceptibles de devenir addictifs, de tout ce qui affaiblit la pensée et trouble sa lente et solide affirmation).
Le détour par les "littérateurs"
Un ami lecteur me reprochait gentiment ce matin de "perdre du temps" avec des littérateurs esthétisants comme Stefan Zweig. J'ai répondu en gros qu'il y a la pensée individuelle, le style et la sensibilité qu'on travaille d'un bout à l'autre de sa vie, et que l'action politique (ou l'inaction, qui est une action dans l'autre sens) est un prolongement de ça. Or la pensée, le style, la sensibilité, doivent se nourrir de tout, y compris d'auteurs "centristes" comme Zweig, sceptiques, hyper-conservateurs, ou facho, ce qui ne veut pas dire qu'on entre dans leur propre système de pensée
Moi, les auteurs conservateurs, esthétisants etc m'aident à vivre mieux (du moins ceux d'entre eux que je trouve encore un peu lisibles) la bêtise dogmatique des dominants et le sectarisme hargneux de leurs adversaires. J'ai besoin de ne pas être trop empathique avec le destin de l'humanité, car l'empathie m'a joué de mauvais tours dans le passé. Pour Zweig c'est un peu particulier, parce qu'il se trouve que je voudrais mieux comprendre Romain Rolland, et Zweig fut son meilleur ami. Et je dois comprendre 14-18, comme l'antifascisme des années 30, par delà les stéréotypes construits par les historiens. La résistance à l'ineptie belliqueuse présente des constantes d'un siècle à l'autre, sa répression aussi. Bien sûr je sais que les gens ont aussi bien changé devant leurs écrans virtuels, mais quand même certains réflexes humains restent.
Peut-être ai-je passé trop de temps à éplucher Romain Rolland et Zweig, ou Aristippe de Cyrène. Mais perdre du temps est aussi une manière de résister à l'utilitarisme de notre époque. Et puis ce qui se "perd" sur un terrain peut être parfois "rentabilisé" sur d'autres.
Un type sur un site exalté (pour lequel je ne ferai pas de pub) range le blog de l'Atlas alternatif que je dirige dans la catégorie "Sites renfermant des informations mais crypto-sioniste, ou sioniste de gauche ce qui est équivalent, à façade pro palestinienne", au même titre qu'Europalestine et Info-Palestine. J'ai trouvé ça plutôt rigolo. Alors que d'autres classificateurs superficiels m'avaient un jour étiqueté "conspirationniste" trop "antisioniste" à leur goût. Evidemment on peut multiplier ces classements si faciles, et beaucoup le feront au gré des lubies qu'entretiennent chez eux la culture d'Internet. C'est un peu comme ranger des timbres dans un album quand on est collectionneur, et c'est aussi futile. Je trouve très drôle d'être comparé à Europalestine qui sont aux antipodes de moi sur bien des points (y compris la psychologie). Mais bon, ce n'est drôle qu'au second degré. Parce qu'au premier degré, on reste dans la logique de guerre civile "virtuelle" de bas étage...
L'écriture et la politique, les révolutionnaires velléitaires (Zweig)
Deux remarques intéressantes chez Zweig, sur le rapport entre la culture de l'écrit et les passions politiques tout d'abord :
Sur les contestataires velléitaires ensuite (et il y en a de nos jours un paquet sur Internet qui occupent beaucoup trop de pages, ce sont les même qu'en 1917) :
"Au dessus de la mêlée" de Romain Rolland et un mot sur le Mali
Plus je lis Romain Rolland plus je comprends pourquoi les grandes autorités morales de notre pays (et de notre Europe) refusent de le rééditer aors qu'il fut un demi-dieu pour notre continent dans l'entre-deux guerres. Son tort est que, bien que germanophile comme je le suis (et même meilleur connaisseur de la culture allemande), il ne mit jamais (à la différence de Zweig par exemple), le patriotisme républicain français (qui se battait pour la liberté mondiale) sur le même plan que le pangermanisme.
C'est très clair par exemple dans ses écrits de 1914-15 "Au dessus de la mêlée" (33e dedition, Librairie Paul Ollendorff) p. 32 "Mais qui a lancé sur les peuples ces fléaux (de la guerre) ? Qui, sinon leurs Etats, et d'abord (à mon sens), les trois grands coupables, les trois aigles rapaces, les trois Empires, la tortueuse politique de la maison d'Autriche, le tsarisme dévorant, et la Prusse brutale !" Plus loin dans le livre il justifiera même l'alliance franco-russe (toujours indigeste au goût des Républicains) en disant qu'il préfère l'esprit de rebellion du peuple Russe face au tsarisme, que l'unanimisme belliqueux allemand derrière le Keiser qu'il retrouve jusque chez les socialistes autrefois les plus pacifistes.
Des vérités désagréables à notre temps sans doute. Je remarque sa sensibilité à l'atteinte aux oeuvres d'art (cohérente avec sa foi dans la mission rédemptrice et pacificatrice du Beau. Il n'a pas de mot assez durs pour condamner la barbarie avec laquelle l'armée allemande s'en est prit à Louvain, berceau de la culture belge, et à la cathédrale de Reims (dans le silence complice de toute l'intelligentsia germanique ni n'a pas eu un mot pour condamner ces crimes). Il s'agissait d'une première dans l'histoire du XXe siècle qui allait en compter beaucoup. Ce geste inaugural fut l'oeuvre de la monarchie prussienne, et Rolland demandait un tribunal international de pays neutres pour juger ce forfait.
Cette atteinte à l'art me fait penser au Mali, et aux attaques contre les mausolées et les mosquées dans le nord du pays. Les Occidentaux toujours aussi écervelés et méprisants se demandent s'ils ne doivent pas jouer les gendarmes dans cette contrée comme ils ont voulu le faire partout. Cette fois au nom de la défense de l'art (entre autres), comme jadis avec les Bouddhas d'Afghanistan. Selon moi, vu le très faible degré d'anticipation dont la soi-disant "communauté internationale" a fait preuve quant aux effets secondaires de son intervention en Libye, les pires dangers seraient à redouter quant à son éventuel rôle au Mali. Et puis, nos bombardiers ne sont pas de très bons conservateurs de musées. N'est-il pas vrai que le 29 avril 2011, ils ont détruit à Tripoli (Libye) le Centre du Livre Vert, la plus grande bibliothèque du pays, un ancien palais turc classé au patrimoine mondial de l'UNESCO ? Les casques bleus occidentaux n'ont-ils pas montré un enthousiasme des plus modérés à défendre les monastères orthodoxes médiévaux au Kosovo en 1999, et les Etats-Unis n'ont-ils pas construit une piste aérienne sur l'ancienne voie sacrée de Babylone en Irak ? Pas sûr que nos soldats et ceux de nos alliés feraient quelque chose d'utile pour les monuments maliens... Le souci de la protection du patrimoine est louable, mais tout comme Rolland demandait que seules les nations neutres puissent en être les juges, je nierai aux pompiers pyromanes de l'OTAN, protagonistes directs ou indirects des destructions, le droit de se poser en gardiens des chefs d'oeuvres artistiques de ce monde.
Vote favorable à la Géorgie à l'ONU
L'assemblée générale des Nations Unies a voté aujourd'hui malgré les protestations de Moscou une résolution favorable à la Géorgie sur le droit au retour des réfugiés géorgiens en Abkhazie et en Ossétie du Sud.
Ont voté contre l'Arménie, Cuba, la République populaire démocratique de Corée, la République démocratique du peuple lao, le Myanmar (pas encore complètement aligné sur l'Occident), Nauru (qui a reconnu l'Abkhazie et l'Ossétie du Sud), le Nicaragua (idem), la Fédération de Russie, la Serbie (alors que le Monténégro ardent candidat à l'entrée dans l'OTAN a voté "pour"), le Sri Lanka, le Soudan, la Syrie (qui comptait encore récemment beaucoup d'Abkhazes sur son sol), le Venezuela (qui s'en est expliqué à la tribune), le Viet Nam, et le Zimbabwe (éternel adversaire des ingérences, comme Cuba, et la Corée du Nord).
La Biélorussie (dont on a cru pendant un temps qu'elle reconnaîtrait l'Abkhazie) a clairement pris ses distances avec Moscou en ne prenant pas part au vote (et en le justifiant à la tribune). La Turquie a choisi l'abstention, de même que l'Algerie, l'Angola, l'Argentine, le Bahrein, le Bangladesh, la Barbade, le Bénin, le Bhoutan, la Bolivie (pas solidaire du reste de l'ALBA cette fois-ci, tout comme l'Equateur), la Bosnie-Herzegovine, le Botswana, le Brésil, Brunei Darussalam, le Burkina Faso, le Cameroun, la Centrafrique, le Chili, la Chine, la Colombie, le Congo, le Costa Rica, la Côte d’Ivoire, Chyre, la République Dominicaine, l'Equateur, l'Egypte, El Salvador, l'Erythrée, l'Ethiopie, Fidji, le Guatemala, la Guinée, le Guyana, Haiti, le Honduras, l'Inde (avec la Chine ça fait quand même de gros pays abstentionnistes), l'Indonésie, Israël (qui s'en est expliqué à la tribune malgré sa grande sympathie pour le régime géorgien), la Jamaique, la Jordanie, le Kazakhstan, le Kyrgyzstan, le Liban (qui n'a pas voté comme la Syrie), le Libye, Madagascar, la Malaisie, le Mali, le Mexique, la Mongolie, le Maroc, le Mozambique, la Namibie, le Népal, le Nigéria, Oman, le Pakistan, le Panama, la Papouasie Nouvelle Guinée, le Paraguay, le Pérou, les Philippines, le Qatar, la République de Corée, Samoa, l'Arabie saoudite, Singapour, les Iles Salomon, l'Afrique du Sud, le Surinam, la Suisse (où se tiennent les négociations que cette résolution pourrait gêner), le Tadjikistan, la Thailande, l'ancienne République yougoslave de Macédoine, le Timor oriental, Trinidad and Tobago, la Tunisie, l'Ouganda, les Emirats arabes unis, la République unie de Tanzanie, l'Uruguay, et la Zambie. Des pays comme l'Irak, l'Iran, le Sénégal, la Grèce, le Kenya, le Congo, l'Ukraine, le Koweit et l'Afghanistan ont fait comme la Biélorussie.
Paris de 1901 selon Zweig
Je poste ici deux pages de Zweig (Le monde d'Hier que je cite beaucoup depuis 8 jours) parce qu'elles révèlent un Paris très différent de celui d'aujourd'hui (avec des remarques qui rejoignent un témoignage d'Arletty relatif aux années 1915-1916 entendu à la radio il y a quelques années.
Zweig de manière très éloiquente relie un peu plus loin ce récit à l'image pathétique du Paris occupé par les nazis qui s'offrait à lui peu avant son suicide. Mais l'intérêt de son tableau tient au fait qu'il relie l'insouciance et la bonhommie parisiennes à l'égalitarisme introduit par la Révolution, une idée que je trouve intéressante d'autant que je réfléchis depuis longtemps aux effets anthropologiques du socialisme et des expériences révolutionnaires largo sensu.
La comparaison avec l'Allemagne est aussi éclairante (Zweig a visité des villes comme Berlin en Prusse, et New York aux Etats-Unis avant qu'elles ne deviennent les métropoles économiques de grandes puissances ce qui a développé en lui un sens très aigu de la comparaison spatiale aussi bien que temporelle).
J'ai progressé au delà de ces pages dans la lecture de l'autobiographie de Zweig et suis tombé, comme je le souhaitais sur sa rencontre avec Romain Rolland. J'ai ainsi mieux compris à quoi tenait sa fascination pour cet écrivain. Notez que lorsqu'il le vit pour la première fois, aux début des années 1910, Rolland était aussi négligé en France que Paul Valéry et Marcel Proust bien qu'ils fussent tous trois fort avancés dans leur carrière littéraire). A Romain Rolland il prête un engagement visionnaire au servir d'un art pacifiste qui unifierait l'Europe et le monde, contre la logique du capitalisme et des marchands de canons. Je reviendrai sur tout cela car il nous faudra examiner un jour ce que fut le projet de ces hommes, aujourd'hui largement dévoyé par l'européisme postmoderne de Largardère et de la finance internationale. Je mentionne d'un seul mot ici l'émotion de Zweig lorsque dans un cinéma de quartier de Tours (en 1912 ou 1913) il voit le public s'étouffer de haine à la vue d'une image de Guillaume II. J'ai déjà interrogé l'été dernier (avec un addendum en septembre) l'échec du socialisme pacifiste avant 1914, et je ne cesse de me demander depuis lors si l'équivalence relativiste France=Allemagne qu'il a véhiculée après guerre (ainsi que le bolchéviks), n'est pas une imposture. Zweig malgré tout son amour de la France adhère pleinement à cette équivalence (en comparant par exemple deux fois Krupp et "Schneider du Creusot" comme il dit, notamment dans leur façon de tester leurs armes sur le "matériel humain" des Balkans, comme les fascistes en Espagne en 1937). C'est peut-être une de ses faiblesses, qui portera en germe sa rupture ultérieure avec Rolland. Il y a peut-être quelque chose de trop "allemand" dans la lecture que Zweig fait de l'histoire dont il fut témoin. Je reviendrai sur tout cela ultérieurement.
Pour finir je prie le lecteur du blog d'excuser la différence de format entre les deux pages, due aux aléas du scanner.
Frédéric Taddei et la mélasse médiatique
Stefan Zweig (suite) : la Belgique
Nous voici enfin en juillet. Et, autre bonne nouvelle, je lis dans les dépêches que les puissances réunies à Genève sont prêtes à accepter pour la Syrie un gouvernement d'union nationale. Cela fait penser à la solution imposée par l'Afrique du Sud au Zimbabwe après que l'Occident eût échoué à imposer son "regime change" dans ce pays. Mais rien ne dit que l'issue sera aussi paisible en Syrie.
Mais je suis moins généreux avec le malheur des Syriens en ce moment que je ne l'étais avec celui des Serbes il y a 12 ans, même si une lettre ouverte de témoignage d'une franco-syrienne d'Alep, que vous trouverez sans doute sur le Net, m'a sincèrement ému avant hier. On ne peut pas vivre au rythme du sang versé à des milliers de kilomètres de chez soi. Et d'ailleurs cela ne sert à rien sauf à faire de vous un abruti sectaire.
Je suis les pérégrinations de Stefan Zweig. Je l'accompagne à Bruxelles. Avec lui je rencontre, en 1900, Van der Stappen et Verhaeren, des noms oubliés de notre culture mais qui comptaient à l'époque et que peut-être les Belges, eux, connaissent encore.
Cent ans plus tard jour pour jour moi je rencontrais dans cette ville Jean Bricmont. Je l'ai raconté en détail dans 12 ans chez les "résistants" (ce fichu livre que je ne parviens toujours pas à placer ailleurs que chez Ediivres), je n'y reviens pas. La France a toujours été injuste avec les Belges, n'a jamais su trop quoi penser d'eux voire les a toujours considérés comme des Français ratés. "Pour les Belges y en a plus, ce sont des tire-au-c*". Peut-être ne leur a-t-on pas pardonnés d'avoir failli être français à l'époque de la Révolution, d'avoir choisi la neutralité en 14 (notre "grande guerre patriotique"). Même dans l'empressement de certains de nos politiciens à accepter une éventuelle annexion de la Wallonie si la Flandre fait sécession, il y a le symptôme d'une incapacité de saisir la Belgique comme un centre autonome de production culturelle, le pays de Michaux et de Magritte, autant que de la BD et des moules frites. J'ai effleuré le génie belge en lisant Hugo Claus car lui montre son pays sans chercher à séduire la France, comme le font trop de ses compatriotes exilés à Paris. Je l'ai aussi humé directement dans les cafés de leur capitale où je me suis rendu quatre ou cinq fois et pas seulement pour y faire du tourisme.
J'ai des tas de souvenirs en rapport avec ce pays. Pas tous très gais, mais tous profonds, originaux. Mon fils a un huitième de sang belge. Et mes livres ? Bricmont en lisant mon "12 ans" disait de cet ouvrage qu'à chaque page j'y déclarais Horum omnium fortissimi sunt Belgae. Ce n'est pas tout à fait vrai. Mais il est exact que pendant quelques années j'ai beaucoup aimé l'anti-impérialisme belge (et celui de Bricmont), avant d'en venir à prendre résolument mes distances à son égard (à l'égard de ses coupables égarements).
Zweig à 19 ans (au moment-même où Rolland décrivait avec la lucidité stupéfiante que j'ai rapportée dans ce blog les réunions des socialistes français) visitait donc Bruxelles. En 1941 il n'hésistait pas à juger l'effervescence culturelle de la Belgique de cette époque supérieure à celle de la France. Verhaeren, nous disait-il, essayait de célébrer son époque, notamment sa modernité, la machine, dans ses poèmes, comme l'avait fait Whitman aux Etats-Unis. Il y a quelque chose du "continent noir" (pour reprendre le mot de Freud à propos des femmes), dans ce petit pays brumeux aux maisons de tuiles rouges, où les gens ne rient jamais exactement des mêmes choses que nous autres français, ni de la même manière, où rien n'a le même accent, où rien n'a la même teneur. Vous raconterai-je qu'un jour je me suis retrouvé dans une salle d'audience d'un tribunal de quartier de Bruxelles où l'on jugeait d'un droit au séjour d'une femme originaire de l'Est de la République démocratique du Congo ? C'était il y a moins de huit ans, et pourtant j'en ai très peu de souvenirs. Je revois les magistrats avec des tenues étranges, des grosses médiailles, comme les conseillers des Prud'hommes français qui faisaient sourire mes collègues du ministère des affaires étrangères. Et puis les enfants de la dame et de ses amies dans la salle d'attente le regard fixé dans le vague, inquiets. Enfants de Matonge. Une scène pour moi plus exotique qu'une partie de dominos sur les bords de la Mer noire en Abkhazie (alors pourtant que j'ai une certaine expérience des audiences de reconduite à la frontière en France). Peut-être à cause des personnes qui m'avaient conduit à faire le détour par ce lieu où je n'aurais jamais dû être. Quel dommage que je sois voué à ne jamais pouvoir écrire là-dessus...