Jean-Paul Benglia
Pourquoi ai-je consacré mon dernier compte-rendu dans Parutions.com au livre de Jean-Paul Benglia qui n'est qu'un petit manuel grand public pour aider les gens à dépasser leur timidité, plutôt qu'à des livres "sérieux" comme "Pourquoi les chimpanzés ne parlent pas
et 30 autres questions sur le cerveau de l’homme" de Laurent Cohen qui vient de paraître chez Odile Jacob, ou "Comprendre le monde" d'Immanuel Wallerstein qui vient de paraître aux éditions La Découverte ?
Parce que le sujet me travaille depuis l'adolescence, parce qu'il tyrannise beaucoup de monde : la timidité, pourquoi les rapports entre les sexes (les "genres" comme disent certains sociologues auxquels je m'oppose) vont si peu de soi.
Evidemment je pense que Benglia, avec beaucoup de bonne volonté altruiste, et même la foi du charbonnier, prend le problème par le mauvais côté. Identifier la timidité comme une maladie qu'on va traiter avec des méthodes comportementalistes, du "coaching" et autour de laquelle on va créer une sorte de "communauté" à l'américaine qui va revendiquer des droits, tout cela me paraît tout-à-fait voué à l'échec.
Il est heureux bien sûr qu'après l'idéologie freudo-marxiste - et même souvent, au prix de gros contresens, freudo-nietzschéo-marxiste, je pense à ce film de Liliana Cavani qui faisait de Nietzsche le chantre de la révolution sexuelle -, on soit revenu à une forme de réalisme qui réintroduit la différence éthologique entre les sexes, et réfléchit à ses expressions concrètes (les énormes décalages de comportements entre hommes et femmes). Mais on évacue du coup trop souvent la dimension politique. On ne peut pas être entièrement constructiviste, et croire que l'idéologie d'une société détermine les rapports intersubjectifs sans que la nature profonde de chaque individu ne joue un rôle (la nature profonde à la fois individuelle et collective, commune à l'ensemble du sexe). Mais on ne peut pas réduire cela non plus au problème "thérapeutique" de chacun, comme si la culture dominante (toute la political correctness, toute la culpabilisation des individus, leur anonymisation, la création de barrières entre eux, la "respiritualisation" des institutions) ne jouait pas un rôle important.
Mais on a l'impression d'une quadrature du cercle qui n'a pas été résolue, comme le problème de la faim dans le monde, ou celui de l'épuisement des ressources énergétiques. Tout comme on n'ose pas poser au niveau mondial la question de la redistribution radicale des richesses entre le nord et le sud, ou celle de la décroissance organisée, de même on ne pose pas celle d'une recherche collective des voies et moyens d'une émancipation libidinale (sans que cela ne débouche sur de la violence libidinale). Privatiser le problème de la libido, comme on privatise celui des inégalités sociales, organiser le retrait du politique par rapport à cette question - meilleur moyen d'y faire triompher un mélange bancal d'aspiration progressiste et de conservatisme frileux - voilà le projet des pouvoirs moraux de notre époque (j'ai encore en tête ce dialogue avec cette responsable monténégrine "reichienne" d'une agence européeen, qui disait que seule devait relever des politiques publiques la contraception et la lutte contre l'homophobie). Et ce n'est pas la pauvre Michela Marzano qui aidera à lutter contre ça.
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La timidité ça n’existe pas
Jean-Paul Benglia, Sexe, amour et timidité, Le GPS universel de la rencontre amoureuse
L'auteur du compte rendu : Juriste, romancier, essayiste, docteur en sociologie, Frédéric Delorca a publié entre autres, aux Editions du Cygne, Transnistrie : Voyage officiel au pays des derniers Soviets (2009).
Il existe mille manières de raconter sa vie, ou son aspect le plus important, ses joies, ses et d'en interroger les mystères. Tel écrivain en fera un roman, tel philosophe un traité. Signe des temps, certains qui ne se sentent ni le style du grand narrateur, ni le génie métaphysique, choisiront un genre en apparence plus accessible : le manuel pédagogique, le petit recueil de conseils "d'homme à homme", de rescapé d'une catastrophe à victime actuelle ou potentielle. L'exercice parait plus simple, moins raffiné qu'une oeuvre littéraire. Est-il pour autant plus commode à réaliser pour son auteur ? - rien n'est moins sûr. En tout, cas pour le lecteur, c'est toujours une source de réflexion très suggestive, moins importante par ce qu'elle dit, que par l'arrière plan - tout cet impensé qui se cache derrière la violence naïve de cette déclaration : "ami je vais t'apprendre à vivre" ou même "ami je vais t'aider à vivre".
Le livre de Jean-Paul Benglia n’échappe pas à cette règle. Il s’agit d’un manuel de « désapprentissage » de la timidité entre hommes et femmes. « Pragmatique et sans langue de bois » comme il le dit dans sa quatrième de couverture, l’auteur, diplômé d’une école de commerce qui travaille dans le secteur du tourisme, révoque en doute les analyses psychologiques et sociologiques académiques pour proposer au lecteur des clés de compréhension et d’action accessibles à tous.
L’ouvrage se lit facilement. Il égraine des situations, des comportements, explique au lecteur comment il faut agir pour que le désir qui naît entre hommes et femmes, ne reste pas purement fantasmatique. Au-delà du récit autobiographique, le livre s’inscrit dans un projet généreux et fédérateur que l’auteur décrit sur son site Internet : « Créer une association nationale des personnes atteintes de "timidité amoureuse". Créer une dynamique et une solidarité nationale pour enrayer le phénomène et rompre l'isolement naturel, mais quasi-certain des personnes timides. ». Sur le plan idéologique, c’est un livre de notre époque, qui, après les errements du « constructivisme », revient à l’éthologie animale à une forme de fixité des répartitions de rôles entre hommes et femmes (toute une littérature circule à ce sujet vulgarisée par Les hommes viennent de mars, les femmes de Vénus).
Au fil des pages, beaucoup de gens apprendront peut-être à se libérer de certaines habitudes, chasser un peu leur naturel, mais est-ce là l’essentiel ? Les vrais problèmes sont-ils ceux que pose le livre, ou bien ceux qu’il omet ? ceux qu’il ne pense pas ? On reste perplexe tout d’abord devant cette histoire que raconte l’auteur, la sienne : celle d’un homme qui vécut « 25 ans de solitude amoureuse quasi-totale au milieu des femmes malgré des atouts physiques et intérieurs indéniables! Et vers 40 ans, un jour, la lumière fut! ». Dans les interstices de ce récit paulinien ou augustinien de cette révélation, on découvre qu’en fait Jean-Paul Benglia eut des relations amoureuses pendant ces 25 ans, mais elles sont systématiquement dévalorisées au profit de l’abominable Solitude, seule compagne à laquelle il aurait été fidèle. Cette bizarrerie fait système avec des anecdotes d’adolescence qui en disent long sur les valeurs sociales machistes du Sud-ouest de la France, et peut-être aussi avec un silence étonnant sur le père de l’auteur, un père absent semble-t-il. En reconstituant le puzzle à l’arrière-plan de ce que dit le livre, on voit se dessiner un tout autre tableau : non pas celui d’une timidité que l’on pourrait vaincre durablement par des pratiques « comportementales » ou par un sentiment d’appartenance, sur un mode très américain, à une « communauté de timides » (dont on suggère ici ou là qu’ils sont des « malades de la communication » susceptibles d’obtenir un nouveau « regard de la société sur eux », et de le revendiquer comme un droit), mais celui d’une répartition des rôles ébranlée, dans une société qui à la fois n’a pas fait le deuil de son machisme, et qui, cependant, valorise une liberté féminine hautement narcissique. De ces contradictions placées sous le signe de l’optimisation du plaisir individuel et du culte de la conquête naît une dévalorisation permanente de la relation réellement vécue, et de ses protagonistes. Et si la timidité, la paralysie des acteurs sur la scène des rencontres, n’était que le sous-produit de cela, la manifestation émotionnelle d’une culpabilisation des hommes et des femmes dans leur vaine course à la Rencontre mythifiée ? Le livre n’en parle pas, et pour cause, car à ce malaise dans la civilisation il faudrait sans doute d’autres remèdes, plus radicaux, des remèdes politiques, au-delà du simple coaching.
Frédéric Delorca
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