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Le blog de Frédéric Delorca

Un message de R. Wintrebert et quelques remarques

6 Juin 2007 , Rédigé par Frédéric Delorca Publié dans #Billets divers de Delorca

Par respect pour le débat démocratique et la contradiction, je publie ci-joint (avec son accord) le message que m'a adressé Raphaël Wintrebert le 30 mai 2007, ainsi que les remarques que ce message m'inspire. Evidemment cette discussion mériterait de longs développements. J'ouvre la rubrique "commentaires" à toutes fins utiles

"Bonjour,

Je me permets de vous écrire car je viens de lire la recension que vous
venez de faire de mon livre (ainsi sur votre blog). Je tiens d’abord à
vous remercier, je préfère bien évidemment une discussion, même
critique, que pas de discussion du tout. Cela me donne aussi l’occasion de
vous répondre sur différents points.

J’admets tout d’abord volontiers votre première remarque : je n’ai en
effet pas mobilisé d’outils statistiques et suis très allusif sur la
composition sociologique des adhérents. Je l’évoque seulement pp.71-72, me
contentant de reprendre les grandes conclusions de mon doctorat sur ce
point. Après discussion avec mon éditeur nous avions jugé qu’il n’était
pas nécessaire de reproduire les différents tableaux que j’avais
élaboré dans ma thèse académique (que vous pouvez, si vous le souhaitez,
télécharger à l’adresse suivante : ). Je manquais de toutes façons de
données très fiables et réactualisées, et je n’avais de fait pas les moyens
de réaliser moi-même ce type d’enquête. Plus fondamentalement ce
n’était absolument pas mon sujet.

Telle est finalement la réponse globale que je me permets de vous
adresser. Elle paraît certes un peu facile à première vue mais elle n’en est pas
moins pertinente : ma thèse ne portait ni sur la sociologie des
adhérents, ni sur la professionnalisation de certains militants, et moins
encore sur la perception que d’autres militants et d’autres organisations
avaient d’Attac. Aurais-je du traiter de ces sujets (et pourquoi pas de
bien d’autres encore) ? Cela était évidemment impossible et franchement
peu pertinent sauf à avoir une ambition (et une prétention)
d’exhaustivité démesurée. Ce n’était pas mon cas.

Vous écrivez ainsi « une étude sérieuse de l’altermondialisme français
et européen reste donc à faire ». Je suis bien d’accord avec vous !
Encore une fois, je n’ai aucunement prétendu y contribuer. Mon choix
méthodologique et théorique (évidemment discutable) était de saisir comment
cet objet Attac avait évolué. J’ai donc tenté d’identifier les facteurs
qui m’ont paru jouer dans cette évolution. D’où mon choix de ne pas
présenter un contexte général mais plutôt de comprendre comment différents
acteurs pouvaient, à un moment ou à un moment, utiliser des rapports de
force liés à ce contexte global pour modifier les rapports de force
interne. L’environnement ne m’intéresse que si les acteurs eux-mêmes s’en
saisissent pour élaborer et mettre en œuvre leurs stratégies. Je suis
donc bien d’accord qu’il aurait été « intéressant » de mieux saisir «
les rapports de forces sociologiques et politiques dans lesquels
s’inscrivait le phénomène », mais cela m’aurait-il permis de mieux comprendre /
expliquer l’évolution d’Attac ? Je ne crois pas. J’ajoute que je l’ai
fait lorsqu’il y avait de fait des conséquences du Attac. Par exemple le
changement de direction au SNESup ou les conflits à Politis.

Le dernier point sur lequel je souhaitais revenir, car c’est le plus
important, est l’accusation d’un « manque d’audace intellectuelle,
largement inhérent à une complaisance à l’égard de son sujet ». J’avoue que
les bras m’en tombent. D’abord parce que vous vous permettez, sans le
justifier, d’affirmer ce qui est de l’audace et ce qui ne l’est pas. Que
vous ayez vos sujets de prédilection qui vous semblent essentiels (et
qui semblent s’inscrire dans une espèce de concurrence de légitimité
militante et intellectuelle avec le Monde diplomatique), soit, mais que
vous vous permettiez de dire que je me suis contenté de transcrire la «
vérité » d’Attac récitée par ses dirigeants sous prétexte que
j’appréhendais mon objet différemment je trouve ça un peu gonflé. Ensuite, tout
mon doctorat est consacré à l’explicitation de la montée en puissance
des comités locaux, alors même que les dirigeants nationaux (« parole
officielle ») ne cessaient d’en minimiser la portée et le poids politique.
Même en ce qui concerne les conflits nationaux des dernières années,
j’ai tenté (peut-être pas totalement réussi mais nul n’est parfait)
d’éclairer les tactiques, les stratégies, les manœuvres, les enjeux, les
combats de procédures souvent abscons, tels qu’ils ne m’ont jamais été
présentés (ou à demi-mots) par les acteurs. J’ai la nette impression que
vous confondez « citer ses sources » et « reprendre la parole officielle
»…

Vous semblez en réalité développer un tel contentieux avec Attac et/ou
le Monde diplomatique (« noyer la réflexion de la gauche dans un océan
de bien-pensance aussi arrogante qu’irréaliste sur toutes les grandes
questions de notre époque ») que toute analyse qui ne serait pas
explicitement critique serait taxée d’être superficielle et complaisante.
J’aimerais d’ailleurs bien savoir ce qui vous permet de lancer « La vérité
d’Attac est dans Le Monde Diplomatique, et la vérité du Monde
Diplomatique, dans la crise générale de la gauche communiste, et non communiste
française, des années 1990-2000 » ?! La notion de « vérité » en sciences
sociales me semble pour le moins délicate et ne peut certainement pas
se conjuguer au singulier.

J’espère que mes remarques vous donneront l’occasion de
préciser vos griefs. Je suis absolument convaincu qu’il y a 1000 reproches
à faire à mon analyse, j’avoue que les vôtres ne me semblent pas être
de ceux-là.

Bien cordialement,

Raphael Wintrebert"

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Mes remarques :

Ainsi que je l'ai dit à Raphael Wintrebert, ma recension sur Parutions.com (qui n'est pas entièremet négative, et qui peut contribuer à faire connaître son livre sur Internet) n'est pas une attaque personnelle contre son travail au sens où un président de jury de thèse critiquerait la qualité du travail d'un candidat.

Mon texte cible le système institutionnel universitaire duquel son travail est le produit, connu, reconnu, et consacré.

Il y a en effet dans mon appréciation la nostalgie d'une sociologie quantitative, qui, quels que fussent ses défauts dans les années 70 (je pense par exemple à la Distinction ou à La Noblesse d'Etat de Bourdieu) ajoutait une plus value de connaissance, et permettait de placer la sociologie en rupture avec le sens commun. Je regrette qu'aujourd'hui l'université n'oriente pas les étudiants vers ce genre de travail statistique long et laborieux, qui contribuait beaucoup à la légitimité de la discipline. Faire une thèse de sociologie qui décrit des "stratégies" en faisant l'économie d'une analyse complète du champ revient à mon sens à faire de la science politique pure et simple, c'est à dire quelque chose de moins satisfaisant pour l'esprit. Le système universitaire et les éditeurs provoque à tort selon moi, ce genre d'évolution.

Décrire les choix de Bernard Cassen ou de Jacques Nikonoff dans telle ou telle circonstance, sans analyser la structure d'Attac sans expliquer dans quel réseau national et mondial elle se situe, sous le feu de quels encouragements et de quelles critiques, c'est comme faire une histoire de l'URSS en détaillant les faits et gestes de Staline sans rien dire de l'histoire du PCUS, de la société russe, des relations internationales au même moment. Prenons l'exemple de Raphaël Wintrebert : le fait que les collectifs à un moment imposent une prise de position d'Attac sur la Palestine, et échouent à l'obtenir sur le nucléaire. La question peut-elle être abordée sans spécifier que nous sommes en 2002, à une période de l'histoire de l'opinion publique française n'a jamais été aussi sensible à la brutalité de la répression israëlienne (au moment de Jénine) ? A mon avis c'est impossible, et cela n'éclaire pas le lecteur.

Encore une fois, je crois que c'est une tournure d'esprit prédominante dans l'ensemble de l'institution universitaire (et produite par celle-ci) qui empêche les recherches de mener à leur terme les ambitions intellectuelles. Et cette prudence excessive n'est pas étrangère à la fragilité du chercheur à l'égard de son objet. Etant redevable à l'égard des gens qui ont répondu à ses questions, il est susceptible de les rencontrer à nouveau, de dépendre de leur acquiescement pour des recherches ultérieures, et il en va de même de l'ensemble de son laboratoire. Tout cela favorise les autocensures, et pousse l'analyste à croire qu'il peut mettre l'accent sur une analyse "compréhensive" des stratégies (toute une veine issue de Weber, de l'ethnométhodologie, de ce que Berthelot appelait aussi la sociologie pragmatique y pousse) au détriment d'une analyse contextuelle. Je le regrette.

Bien sûr cette analyse contextuelle se devrait, à mon avis, d'être axiologiquement neutre (donc pas uniquement négative, elle peut insister sur les aspects positifs et négatifs du phénomène social observé du point de vue des acteurs du champ dans lequel il s'inscrit - et donc sur Attac, du point de vue des divers acteurs, il n'y a pas que du négatif, il n'y en a même pas de mon propre point de vue). Mais cela ne devrait pas lui empêcher d'être ambitieuse.

Parce que nous étions sur parutions.com, revue littéraire qui doit donner à penser au maximum dans un minimum d'espace (6000 signes) je me suis permis dajouter à la critique de la sociologie dont Raphael Wintrebert est une illustration, une critique de l'univers intellectuel du Diplo (et un thème prolonge "naturellement" l'autre, car, à mon sens, le Diplo est lui-même très marqué par la démarche intellectuelle des soiologues). Cette critique n'apparaît qu'en filligrane dans ma recension, elle est un plus développée dans ce blog, mais devrait en vérité donner lieu à l'écriture d'un livre entier car il y aurait beaucoup à dire.

Par ailleurs je retiens de la réponse de Raphael Wintrebert que je dois d'urgence me remettre en quête de cette citation de Bourdieu sur Marx et Bakhounine. Elle figurait dans un ouvrage de Bourdieu en langue anglaise que j'ai laissé en 1999 chez un résistant à Belgrade... Mais je me fais fort de la retrouver !

FD

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Le CR dans Parutions.com

Une bulle dans l’écume de la globalisation…

 

Raphaël Wintrebert, Attac, la politique autrement ?

L'auteur du compte rendu : Juriste, essayiste, docteur en sociologie, Frédéric Delorca a dirigé, aux Editions Le Temps des Cerises,  Atlas alternatif : le monde à l'heure de la globalisation impériale (2006).
 

Toute réalité sociale proche des sociologues fait l’objet d’une thèse en sociologie, telle est la règle de notre époque. Il n’est guère étonnant qu’Attac ne fasse pas exception. Raphael Wintrebert s’est donc attelé à ce sujet qui lui a permis de décrocher son doctorat à l’EHESS en 2004. Il en produit une version expurgée et actualisée « grand public » cette année aux éditions La Découverte.

 

Les lecteurs retrouveront ainsi à travers son récit les grandes étapes de l’histoire de cette production politique originale qu’on appela « Association pour la taxation des transactions financières pour l’aide aux citoyens », née toute armée en 1998 du cerveau de la direction du Monde Diplomatique, et qui grandit et se développa dans l’idéologie et sous le contrôle de ce journal, ou des publicistes qui gravitaient dans son giron.

 

D’un chapitre à l’autre Wintrebert ne se contente pas d’aligner des dates et des faits connus du grand public. Il mobilise des témoignages de l’intérieur du mouvement. Son parti pris est de montrer les antagonismes qui opposent une direction « verrouillée » par les membres-fondateurs du mouvement (une série d’associations et de syndicats « à gauche de la gauche ») à l’afflux des nouveaux adhérents, militants d’un certain âge (presque tous plus que trentenaires) issus de la petite-bourgeoisie d’Etat, qui cumulent leur présence à Attac avec un engagement dans d’autres milieux associatifs locaux ou nationaux. Wintrebert met à jour les percées des nouveaux entrants - leurs tentatives pour inscrire sur l’agenda politique de l’association des thèmes autres que la taxe Tobin : notamment la Palestine en 2002, le nucléaire, le féminisme, les dissensions internes dont ces thèmes sont porteurs - et les initiatives de Bernard Cassen pour en atténuer l’impact sur les structures du mouvement.

 

Il donne en outre quelques clés de compréhension précieuses du feuilleton de la crise d’Attac, de 2004 à 2006, qui a opposé le « clan Nikonoff » à ses détracteurs et dont on ignore si elle annonce un renouveau du mouvement ou sa disparition.

 

Hélas, cependant, l’ouvrage laisse le lecteur sur sa faim. Tout d’abord il s’agit de sociologie qualitative et les statistiques font cruellement défaut. Certes nous ne sommes plus au temps où des équipes de sociologues pouvaient se mobiliser pour envoyer des milliers de questionnaires, rentrer les réponses sur ordinateur, et, avec des logiciels sophistiqués répartir l’objet de leur étude sur de beaux diagrammes façon « structuralisme génétique » qui donnaient (à tort ou à raison) l’impression de pouvoir comprendre du réel davantage d’éléments que n’en pouvait saisir un journaliste. Mais de là à tomber sur une thèse de sociologie qui ne peut même pas vous dire précisément combien Attac compte d’enseignants, d’ouvriers ou de retraités, et qui ne prend même pas le soin de s’en justifier… c’est à désespérer des capacités des sciences sociales.

 

En second lieu, le travail de Wintrebert, comme la plupart des recherches académiques souffre d’un manque d’audace intellectuelle, largement inhérent à une complaisance à l’égard de son sujet. A trop s’en tenir au discours des dirigeants d’Attac ou de leurs opposants en interne sur l’histoire de leur mouvement, le sociologue s’en fait le porte-parole, et oublie ce qui permet d’aller précisément au-delà de l’histoire officielle. Prenons l’exemple des finances d’Attac. Ce mouvement de 30 000 adhérents (à son apogée), qui pendant un temps vendait des centaines de T-Shirts à son emblème (fabriqués où ? par qui ? au profit de qui ?) et offrait généreusement chaque année des voyages à ses heureux représentants à Porto Alegre et à Mumbai, représentait une force économique non négligeable. Sans faire preuve d’un matérialisme excessif il est sain, du point de vue de la sociologie politique, de s’interroger sur la gestion de l’argent, ses origines, sa destination, ce qu’il permet, ce qu’il empêche – c’eût été d’ailleurs une utile propédeutique à une étude plus large des professionnels du militantisme, de ce qui les rapproche et de ce qui les coupe des classes populaires qu’ils défendent, et à qui personne n’offre des billets d’avion, sauf les animateurs de jeux télévisés.

 

Bourdieu a écrit quelque part que Marx a la vérité sur Bakhounine et Bakhounine la vérité sur Marx. C’est le B-A-BA de la rupture avec le substantialisme en sciences sociales. Cela commande toujours de refuser le fétichisme laborieux du « spécialiste » coincé dans sa recherche et d’élargir la perspective. La vérité d’Attac est dans Le Monde Diplomatique, et la vérité du Monde Diplomatique dans la crise générale de la gauche communiste, et non communiste française, des années 1990-2000 (crise dont le fin mot se révéla dans la dernière élection présidentielle). Aussi pour saisir une « autre » vérité d’Attac que celle que récitent ses dirigeants et leurs proches, eut-il fallu se demander ce qu’on en pensait à l’extérieur, dans les autres mouvements ou dans les partis politiques. Que disait-on dans les forums sociaux internationaux de cette machine politique française ? de ses liens avec les mouvements trotskistes ? qu’en ont pensé tous ceux, et ils furent nombreux, qui accusèrent Attac et ses parrains du Monde Diplomatique de noyer la réflexion de la gauche dans un océan de bien-pensance aussi arrogante qu’irréaliste sur toutes les grandes questions de notre époque (de la guerre de Yougoslavie à celle du Congo en passant la Palestine) ? en s’interrogeant sur les discours alternatifs à celui d’Attac, et les stratégies des courants alliés ou opposés à Attac, Raphaël Wintrebert se serait donné les moyens de mieux comprendre les rapports de forces sociologiques et politiques dans lesquels s’inscrivait le phénomène qu’il étudiait. Il aurait ainsi pu en analyser plus en profondeur les principaux ressorts.

 

Une étude sérieuse de l’altermondialisme français et européen reste donc à faire. On aimerait que l’ouvrage de Wintrebert sur Attac l’annonce comme un prélude.

 

Frédéric Delorca

 

 

 

 

 

 

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