L'extrême gauche socialiste française en 1899-1900
Voici ce qu'écrit dans ses Mémoires (p. 296) Romain Rolland (qui avait semé une sacrée pagaille avec sa pièce de théâtre dreyfusarde "Les Loups" en 1898) à propos du Parti socialiste qui était l'extrême-gauche de cette époque (et dont il était proche) :
"La fièvre des passions politiques, qui brûlait en ces temps-là les veines de la France, me donna le goût des spectacles du Forum. Je fus un abonné des grandes séances de la chambre. Je complétais là mes expériences de Théâtre Populaire. Le Palais-Bourbon était alors, à mon sens, le premier théâtre de Paris. Sa troupe était hors pair. Jaurès se montrait dans tout l'éclat allègre de ses premiers succès : il menait à l'assaut sa troupe bien exercée, alerte, réjouie, sûre de vaincre, du parti socialiste. Que j'assistai à de beaux tournois ! Un peu plus tard, je devais voir Jaurès et Clemenceau rompre les lances. Mais en ces années d'avant 1900, toute l'Extrême-gauche, Jaurès, Millerand - (l'âge des trahisons* n'avait pas encore commencé) - marchaient ensemble contre les droites et contre le centre, que présidait le petit Méline, tout blanc, tout menu, fort de sa routine, de son astuce, et des gros intérêts capitalistes dont il était le commis.
L'Extrême-Gauche était le seul parti qui parût vivant. Elle vivait, avec fracas. Tout le reste de la Chambre semblait assoupi, indifférent ou absent : - (il n'en était rien, comme on verra : leur décision était prise d'avance, ils laissaient dire). - Il ne pouvait sortir de leurs rangs un mot, qui ne fût relevé par les sarcasmes, les apostrophes, les hurlements del'Extrême-Gauche. Pas une maladresse de discours, pas une équivoque malencontreuse, qui ne fût happée au vol par l'ironie violente et la malignité toujours en éveil de ces soixante hommes d'attaque. La voix bruyante de Jaurès menait la meute en s'exclamant :
- C'est admirable !.. C'est Hénaurme !... Il est bouclé ! cloué !... enferré!...
Quand on les voyait ensuite à la tribune, on n'avait pas de doute qu'ils ne triomphassent. Aucun scrupule ne les arrêtait. Ils faisaient flêche de tout bois, des complaisances et des attaques de leurs adversaires, de la menace et de la flatterie, de la violence et du patelinage, de l'appel au peuple et (pourquoi pas ?) de l'appel à la droite; ils s'appuyaient, au besoin, sur le ministère contre le ministère. Ces hommes étaient d'aptitudes très diverses, et ils savaient se partager la tâche : chacun venait, au bon moment, fixer son dard, ébranler ou forcer la conviction. Les deux plus marquants étaient Millerand et Jaurès.
Millerand avait les cheveux gris taillés en brosse, les joues et le menton rasé, une moustache petite et noire, qui semblait déplacée sur ce visage d'homme de loi; portait lorgnon; était vêtu d'une jaquette grise; tenait la tête un peu baissée, écoutait avec une attention singulière, - fixe et hostile; ne regardait pas l'interlocuteur, et prenait notes sur notes. Quand il parlait sa façon était âpre, précise, retorse, pressante, agressive. Je lui trouvais (sans le connaître) un je ne sais quoi d'inquiétant, de fort, de pas très franc, de dangereux. Sa parole était à double tranchant; il était toujours armé, et cherchait le défaut de la cuirasse ; il ne frappait jamais au hasard. Il devait être bilieux, et ne souriait guère. Cette tension continue et hostile faisait impression.
Tout autre était Jaurès. Large, fort, vulgaire d'aspect et de façons, rouge et barbu, les traits larges et charnus, négligé dans sa mise, jovial et rayonnant du plaisir de lutter, il gravissait d'un pas lourd et pressé les marches de la tribune, et commençait par s'ingurgiter un grand verre de vin rouge. Sa voix avait un timbre éclatant, trop élevé, jusqu'à l'aigu, fatigant; il aurait pu en diminuer de moitié le volume, sans cesser d'être entendu des derniers rangs des tribunes ; mais on sentait que c'était pour lui une allégresse de la donner dans son plein; et il la tenait, sans fatigue, à ce haut diapason, pendant tout son discours, durât-il une heure et demie à deux heures ! Il l'abreuvait, verre après verre. Il avait un très fort accent du Midi, non pas celui chantant et rigolo de Marseille, mais le lourd accent, méridional et montagnard tout ensemble, du Tarn. Ses intonations tenaient parfois du prêche. Quand il débutait, c'était vraiment le ton du sermon, monotone, avec la montée de la voix vers le milieu de la phrase et la retombée sur les finales. Constamment, il déviait du sujet vers les développements oratoires; et il se complaisait à certaines images de panthéisme matérialiste : la mort, la terre où notre chair se fond. Mais il avait un calme, une maîtrise de soi, qui s'imposaient. Point de notes écrites, et aucune interruption n'était capable de troubler le déroulement de sa pensée. Bien au contraire, toute interruption lui fournissait un élément nouveau, l'excitait et el renouvelait. Dès qu'il s'enflammait ou s'irritait, - (en parfaite conscience), - les périodes prenaient une ampleur énorme; elles roulaient comme un boulet rouge; un mot jaillissait, enflammé, inattendu, qui clouait sa pensée dans les esprits les plus hostiles. dans la riposte à un adversaire, il jouait avec lui, comme un gros chat avec une souris, il le caressait, le faisait sauter, à gauche, à droite, sous les rires de l'auditoire, et, au dernier mot, il lui assenait un lourd coup de patte, il l’assommait. Au reste, point méchant, - alors même qu'il menaçait de représailles prochaines. Le type des Danton, larges, puissants, joviaux, généreux et politiques : personnellement, ils tendaient la main à leurs adversaires abattus ; mais pour le triomphe de leur cause, ils sont prêts à tout, et ils plastronnent.
La souris blanche, avec laquelle le gros chat jouait, pour la joie de mes voisins de tribune et pour la mienne, était le président du Conseil, Méline, ce petit vieillard, à la figure douce, étroite poitrine, qu'une taloche du Pantagruel aurait jeté par terre. et la souris, cependant, résistait, depuis plus d'une année; et, finalement, elle l'emporta.
Car c'était le plus frappant pour moi, de ces tournois : - les coups de lance, les discours, la valeur propre des joûteurs, ne jouaient, en fait, aucun rôle dans les décisions de l'Assemblée. On pouvait déployer devant elle toutes les ressources de l'éloquence, ou s'évertuer à lui offrir les raisons les plus irréfutables : l'Assemblée écoutait, n'écoutait pas, applaudissait, n'applaudissait pas, elle en pouvait penser tout ce qu'elle voulait, ou n'en rien penser du tout : - au bout du compte, chacun votait dans le sens qui avait été fixé d'avance. En vérité, si un ministère tombait, il fallait qu'il l'eût bien voulu : car il avait une majorité, immuablement décidée à le soutenir, quoi qu'il fît. - Quant au public, le plaisir qu'il éprouvait à voir démolir un ministère était comique. Il jubilait. Même si c'était ses intérêts propres qu'on démolissait, du même coup. Ainsi, les enfants qui rient, lorsque Guignol rosse le commissaire.
J'étais alors très détaché des partis politiques. Je n'avais pas une confiance bien solide en le parti socialiste. Mais il m'apparaissait que l'avenir était de son côté, ses idées avaient, auraient raison, et ses champions savaient donner de la grandeur aux débats : leurs adversaires en manquaient tout à fait ; la vie les avait fuis.
Je participai au Congrès du parti socialiste, en 1900, salle Wagram. J'y assistais, avec une carte de délégué du syndicat ébéniste de Cette! Je m'étais rangé à gauche, avec les Jaurésistes, et je votai avec eux. - Je venais surtout pour étudier une foule révolutionnaire : (j'écrivais alors Le Quatorze Juillet). Je fus déçu. Je m'y attendais : (imagination passe réalité). La foule que je vis là était l'éternel peuple de Shakespeare, braillard, irréfléchi, sans aucune suite dans les idées. Au plain d'un débat, qui le passionnait, tout le public se levait et tournait le dos à l'estrade; tous les regards se portaient vers l'entrée de la salle; tous riaient et acclamaient : c'était un sous-officier en uniforme, qui venait se mêler aux débats. Si le camp adverse interrompait la parole d'un orateur, ses partisans, pour rétablir le silence, faisaient un vacarme effroyable; et c'était alors un déluge d'injures sans saveur, où toute la salle était noyée. La journée entière, neuf heures du matin à six heures du soir, fut un chenil de chiens hurlants : les faces étaient congestionnées, les poings menaçants,les bras tendus, style David dans ses "Horaces" et ses "Curiaces". dans l'atmosphère épaisse et chargée de fumées de tabac, seul circulait, paisible, parmi le charivari, le garçon de café, portant un plateau chargé de bocks. Des deux côtés, de faux socialistes charlatans, comme le fameux Edwards, directeur du Matin, pour faire l'ouvrier, avaient posé bas leur veston.
Jaurès faisait plaisir à voir, avec sa grosse face, calme et joyeuse, sa robuste vigueur, et sa bonté dans ses yeux. Il était à l'aise dans ce chaos. A le bien regarder, je lisais en lui certaine faiblesse morale : sa force était de tempérament, plus que de volonté. - De l'autre côté de l'estrade, se dressait Guesde, l'irréductible, figure d'ascète fanatique, une grande barbe et des lunettes. A ses côtés, Lafargue vociférait. Et je vis, pour la première fois, Aristide, qui était l'organisateur du Congrès : Briand, le fin renard, le rhéteur ironique et déjà las; son astucieuse indolence soulevait des tempêtes dans le camp des Guesdistes. Le vieux Communard Vaillant, lourd, mal ficelé dans uen redingote au col gras de pellicules, les yeux cachés sous des lunettes noires, parlait d'une voix forte et bafouillante; et par une fausse bonhomie, il tentait d'entortiller également amis et ennemis : (je dis l'impression qu'il faisait à mon entourage).
En dépit des efforts de Jaurès, qui, seul, par intermittences, émergeait du chaos des criailleries, on ne parvint pas à réaliser l'unité. Le Parti Ouvrier, quand il se sentit décidément en minorité, prit le premier prétexte (une rixe entre deux socialistes), pour quitter tout à coup bruyamment la salle. Guesde marchait en tête, les drapeaux rouges déployés.
Malgré l'admiration que m'inspirait Jaurès et sa puissance incontestable, qui reposait d'une part, sur les intellectuels, de l'autre sur les Fédérations des provinces, j'avais l'instinct que les Guesdistes étaient plus forts. Moins intelligents, moins sympathiques, ils me parurent moralement supérieurs; leur intransigeance les défendait contre les compromis de la politique, auxquels les Jaurésistes étaient plus disposés. Ce devait être la cause prochaine de la grande fureur de Péguy contre Jaurès, qu'il avait idolâtré : son amour pour lui se mua en haine; j'ai assisté, plus tard, avec stupeur, à ses éclats. J'en reparlerai. J'ai conscience moi-même d'avoir été injuste pour le bon pantagruel, dont le gros péché, aux yeux des fanatiques de tout poil, fut d'avoir une trop vaste intelligence, qui était capable de tout comprendre, qui eût voulu concilier l'irréconciliable, et qui tendait sa large main aux concessions mutuelles, qu'il était le seul à consentir, par sens profond de l'humanité.
Mais c'était là une vertu qui, dans les temps convulsés qui allaient suivre, a dû s'exiler du monde."
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* Millerrand et Briand allaient rejoindre la droite par la suite.
Romain Rolland et la comédie bourgeoise
On ne s'intéresse plus guère à Romain Rolland. Il y a des raisons à cela. Beaucoup de choses chez lui sont assez datées. Cependant on ne peut oublier les traces qu'il a laissées dans la culture progressiste internationaliste du XXe siècle. Quand on lit la préface de "Reportage sous la corde" ("Ecrit ous la potence"), on découvre que Fucik appréciait la culture française de son époque à travers l'engagement de Romain Rolland, et en 2000 j'ai rencontré un communiste péruvien qui vouait encore un culte au roman "Jean-Christophe" de Rolland qu'il avait lu dans sa jeunesse. Il est vrai que pendant la première moitié du siècle passé, ce roman avait eu un succès phénoménal et des tas de gens avaient écrit à Rolland pour lui dire "Je suis Jean-Christophe".
J'avoue ne pas avoir lu ce roman. Je préfère découvrir Rolland sous l'angle biographique. Pacifiste obstiné, adepte de la non-violence après la lecture de Tostoï, c'est lui qui a fait découvrir le Mahatma Gandhi en France dans les années 30. Sympathisant de l'URSS quoique n'étant pas communiste - même si à la différence de Russell il omit d'en voir certains défauts majeurs à l'origine - je suppose qu'il était sensible à la dimension pacifiste du projet soviétique - une dimension qu'il ne faut vraiment pas négliger : mettre la crosse en l'air en 1917 comme le décida Lénine n'avait rien de facile.
Je parcours en ce moment ses mémoires de jeunesse. Je suis frappé par le ressentiment précoce d'enfant valétudinaire qu'il éprouva à l'égard d'une culture petite-bourgeoise provinciale fondée sur la rivalité et l'esprit de compétition (dans le cadre scolaire notamment). Ceci explique qu'à la différence d'un Gide qui était schopenhauerien et nietzschéen, Rolland fût à Normale Sup spinoziste. Avant d'évoquer plus avant son oeuvre, ce que j'aurai sans doute le loisir de faire dans le courant de l'année, je voudrais juste ici citer un extrait de ses Mémoires (ed Albin Michel 1956 p. 266) qui relate un dîner bourgeois en janvier 1897 (il avait alors la trentaine) chez Mme Michelet, veuve joyeuse qui tenait salon à cette époque là. Parmi les convives, un ministre des colonies, un gouverneur de Nouvelle-Calédonie, un grand financier, un général d'artillerie, un médecin, et le secrétaire général de l'Académie française Gaston Boissier. La teneur des propos retranscrits donne une idée de l'atmophère irrespirable au sein des élites de l'époque :
Boissier, raconte Rolland, "commença par raconter l'exécution que le Conseil supérieur de l'Instruction publique venait de faire, le matin, d'un professeur anarchisant. Il jouait son récit sur un ton guillere, sceptique, indifférent et esprit fort. Ma fourchette et mon verre se mirent à trembler, dans ma main. Boissier affectait de trouver que le professeur n'avait pas si grand tort !
- Je l'ai condamné tout de même ! - ajouta-t-il, en se tordant de rire. Et toute la table fit chorus.
Comme le Conseil reprochait à l'inculpé d'enseigner à ses élèves qu'ils ne devaient pas le respect aux lois, il dit :
- Et qui est-ce qui vient me faire ce reproche ? Des hommes qui ont prêté serment à deux ou trois Constitutions, servi cinq ou six régimes, violé dix fois les lois qu'ils avaient juré de défendre !
- Hé! hé! faisait Boissier. Moi qui suis vieux et qui ai passé par tout cela, je me disais que ce n'était pas si faux! ... Nous l'avons mis à pied... Il nous a dit tranquillement : - "Je n'ai presque rien. Maintenant je n'aurai plus rien. Vous allez me priver du fruit de mon travail. Naturellement, je n'en serai que plus anarchiste..." - Oh! il n'est pas bête, et il est sincère... Mais c'est un fou!
Je passe sur l'énoncé des théories de cet anarchiste, de ses propos sur la patrie et sur l'armée, qui faisaient pousser des cris, lever les bras, rouler les yeux à l'assistance. Moi qui me sentais enchaîné par l'Etat, je me rongeais de ne pouvoir parler.
Suivit une conversation d'un ordre différent, sur le mélange des races, les croisements de sang. On dit d'énormes gauloiseries, des facéties graveleuses, que dégustait l'hôtesse, en avalant sa salive. Toute la soirée, elle garda son air un peu endormi, les paupières mi-closes, l'oeil voilé, le ton nasillard, lent et dolent, même dans les polissoneries.
L'entretien rebondit dans la politique, où Boissier attaqua le gouvernement, et le ministre de l'Université. Tous convenaient que l'on allait à un chambardement général.
- Dans dix ou quinze ans, disait le ministre, vous m'en direz des nouvelles, de la bourgeoisie ! Et ce sera bien fait !...
L'étonnant était le ton jovial et dégagé, dont ces hauts fonctionnaires de la République parlaient du cataclysme. Ils y marchaient, "d'un coeur léger". On était sûr qu'aux premiers craquements du bâtiment, ils décamperaient. Il n'y aurait bientôt plus en France que deux pouvoirs ennemis : le socialisme naissant et le cléricalisme renaissant." (...)
Puis Boissier parla de l'immortalité. Il dit qu'il espérait plus tard contempler les choses d'ici-bas d'un lieu là-haut (où sans doute il continuerait son bavardage et es cours d'archéologie mondaine). Au fond de la pièce, le financier et le politicien se tordaient. C'était une idée falote, en effet, dans le cercle de ces gros corps et de ces esprits de plomb : là-haut, planant dans l'Elysée, l'âme de Gaston Boissier, avec ses favoris et son sourire crispé... Ils ne s'en trcassaient pas, eux, de l'autre monde! Ce monde-ci leur suffisait, ils y calaient leurs larges pieds. Ils parlaient colonisation, exploitation, ils remuaient les millions à la pelle. Ces hommes d'affaires étaient aussi, pour une bonne prt, des "faiseurs", des comédiens à leur manière. au bout du compte, ils ne me paraissaient pas beaucoup plus sincères que les artistes de la Foire, où les uns et les autres paradaient. Les politiciens ramenaient le monde à leur politique, et les artistes à leur art. Ni les uns ni les autres n'avaient pourtant de convictions en art ou en politique. Les hommes d'Etat républicains ne croyaient pas à la République. Les artistes de "l'art pour l'art", ou du néo-mysticisme, ne croyaient pas au mysticisme ni à la réalité objective de l'art. Au fond, ils ne s'intéressaient, chacun, qu'à soi. Tout le reste ne comptait qu'à titre d'accessoire, de deux choses l'une, avantageux ou fastidieux."
Kouchner et Milliband menacent le Sri Lanka
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Le Sri Lanka est-il la prochaine cible des Occidentaux ? On peut se poser la question à la lecture du papier criminel de Kouchner et Milliband dans le New York Times lundi qui exigent que la France et la Grande Bretagne imposent au gouvernement Sri Lankais un ultimatum : "Kofi Annan has said that the international community cannot be selective in its approach to upholding the rule of law. We therefore call on our governments to set a deadline, soon, for satisfactory response from the Sri Lankan government, and if it is not forthcoming to initiate the international arrangements recommended by the report."
Pathétique. Le pays vient de clore une guerre civile atroce de 30 ans et voilà qu'on veut traduire ses généraux en justice (pour raviver les plaies et le nationalisme), et le soumettre à la tutelle coloniale d'une fausse "justice internationale" (tandis que nombre de maires dans nos bonnes villes aident encore les Tigres vaincus militairement à déployer leur propagande et entretenir une férule sur les Tamouls en exil). Et si le Sri Lanka refuse, les sanctions : ça commence par des embargos, ça finit par des bombes. L'enjeu : le contrôle des voies de commerce dans l'Océan indien, l'implantation stratégique en Asie. Voilà qui fait froid dans le dos. La réconciliation entre Tamouls et Cingalais, elle, reste bien sûr le cadet des soucis de ces messieurs.
Sciences Po - Printemps 1991
Je parcours mon journal du printemps 1991. J'y découvre les traces d'une autre époque. Celle où j'étais jeune bien sûr, et plein d'illusions, et sans idées arrêtées sur rien (à part quelques crédos dans les belles lettres et la philosophie), une époque aussi où les gens n'avaient pas Internet et les réseaux sociaux, et ne se hâtaient donc pas forcément de rentrer chez eux, de fuir les échanges directs. Je suis frappé d'y voir le récit d'incidents complètement sortis de ma mémoire : un copain qui va faire la morale à un type au restaurant universitaire parce que celui-ci finit les assiettes des gens autour de lui, un vendeur de journaux qui en vient aux mains avec un client à lui sous mes yeux parce que ce dernier lui tendait un billet de 500 F pour acheter un magazine.
Je me demande si nous aurions la même violence (et la même spontanéité sauvage) dans les rapports humains aujourd'hui.
Le mercredi 15 mai 1991, je note, alors qu'Edith Cresson vient d'être nommée Premier ministre par François Mitterrand :
"Le microcosme de Sciences Po vivait ses meilleures heures aujourd'hui. Tous là à s'exciter et parloter à propos de la démission du Premier ministre. "Une femme, c'est un grand jour pour le sexe faible." "Ca rapportera des points dans les sondages." "Pourquoi Rocard part-il si tôt ?" "Elle a couché avec Mitterrand. Ils ont un bâtard. Maintenant ça va être partouze en conseil des ministres" "Un virage à gauche est à craindre" "Comble de l'absurde : Jack Lang est nommé à l'Education, Dumas à la Justice et Jospin aux Affaires étrangères. On rêve !" "Vivement qu'on soit au pouvoir pour changer ça !"
Et B* et G* (nb : deux étudiants de ScPo de droite qui habitaient le même foyer que moi) de râler. Et tous de faire des plans sur la comète ! Comme on voudrait se sentir inactuel dans ces circonstances !"
Beaucoup de violences dans tous ces mots. Des mots qui viennent de jeunes gens de droite, de "jeunes loups" comme on disait. Existent-ils encore, dans la nouvelle génération ces louveteaux là, où sont-ils castrés par le fait que la gauche n'est plus au pouvoir, et qu'elle est entièrement acquise aux causes du FMI, et par une certaine political correctness qui n'autorise plus à attaquer les femmes comme on le faisait avec Edith Cresson ?
Je tombe encore sur ce témoignage du jeudi 4 avril 1991 :
"Depuis quelques semaines, beaucoup de gens à Sciences Po parlent d'une émission que je n'ai pu voir "La télé des Inconnus". Le groupe des Inconnus aait produit une émission dans ce genre diffusée à Noël. Il s'agissait d'une parodie époustouflante des programmes télévisés. (...) Cette fois ils déplacent le jeu. Ce n'est plus une parodie de ce qui est de ce qui est, mais de ce qui pourrait être (ou justement qui ne pourrait être qu'en imagination : un clip rap fait par des jeunes de Neuilly-Auteuil-Passy, NAP. (...) Au retour des vacances, tout le monde à l'IEP commentait ce clip en riant. Personne en effet ailleurs qu'à Sciences Po ne pouvait mieux le comprendre que nous. Aussi TV Sciences Po en ce troisième jeudi de son existence eût-elle l'idée ingénieuse aujourd'hui d'inclure ce clip des Inconnus dans sa demi-heure d'émission sans cesse rediffusée. L'effet attendu se réalisa. A chacun de ses passages une masse d'étudiants de ScPo vient s'agglutiner devant le téléviseur en éclatant de rire. Comme me le faisait remarquer Florence Tamagne tout-à-l'heure : cela fait un tabac.
Sont-ce des gens de NAP qui se regardent ainsi au miroir déformant de la TV ? A en juger par la tenue des spectateurs, on devinerait plutôt en eux des bourgeois de province ou des bourgeois progressistes de Paris (...).
L'attitude des Sciences Po devant ce clip est en soi un phénomène sociologique révélateur. C'est pour simplifier M. X qui vient rire de l'image donnée par son petit camarade de conférence, M. Y qui est visiblement un "NAP". C'est une illustration du jeu des diverses couches bourgeoises au sein de l'élite de Sciences Po.(...)"
Tout cela a changé. NAP existe encore, mais est-ce le même ? Le NAP d'hier, conservateur n'a-t-il pas été à jamais ringardisé par la "surclasse" mondiale à la DSK ? L'ex-provinciale Florence Tamagne, elle, a sa fiche sur Wikipedia, portée au niveau académique par ses talents propres mais aussi par le succès des gay and lesbian studies importées des Etats-Unis. G* et B* ont sombré dans l'oubli après avoir raté de le concours de l'ENA. D'ailleurs s'ils l'avaient eu, ils n'auraient pas eu de fiche sur Wikipedia non plus, même si leur section à Sciences Po (Service Public) était à l'époque plus prestigieuse que celle de Florence. Les Inconnus ont disparu des écrans. Le monde qu'ils parodiaient aussi.
"Le Destin de Rome", Marc-Antoine et Cléopâtre
Fasciné par Rome depuis l'enfance, j'aborde toujours les documentaires et les "docu-fictions" contemporains, partagé entre Montaigne qui disait se sentir depuis l'âge de 7 ans plus citoyen de la Rome antique que de sa propre époque, et Roland Barthes qui raillait les acteurs américains des peplum, au front toujour dégoulinant de sueur comme des lawyers newyorkais au travail.
Le documentaire "Le destin de Rome" sur Arte hier soir (et rediffusé cet après-midi) était à maints égards fort séduisant, à commencer par son parti pris de faire jouer les acteurs en latin et en grec ancien. On pouvait même s'amuser de noter les petites différences entre l'acteur qui jouait Marc-Antoine et qui prononçaiet le "c" de César comme un "s" (et les "v" d'une façon moderne) alors que les autres disaient bien "kaesar" comme on nous l'apprenait au collège. Il paraît que es réalisateurs se sont même inspirés des fautes d'orthographe des graffiti pour mieux comprendre comment les gens parlaient en ce temps là.
Un historien dans la presse a garanti que le "docu-fiction" reflétait "à 95 %" ce qui s'était vraiment passé (sans doute en opposant cette production aux créations récentes comme la série britannique "Rome"), mais cette prétention me paraît surtout refléter l'arrogance de notre époque et j'ai été convaincu de son erreur en observant de près la façon dont Marc-Antoine et Cléopâtre étaient traités. C'est vrai que j'étais habitué aux dénigrements de Cicéron et de Plutarque contre le "neos dionysos" (ainsi se faisait appeler Antoine) d'Alexandrie. Je veux bien croire les réalisateurs du "Destin de Rome" quand ils affirment que tous les historiens qui ont traité le sujet étaient des propagandistes césariens qui ont donc caricaturé le couple alexandrin (enfin bon, Cicéron, lui, n'était pas du tout un césarien naïf, et le portrait qu'il fait du consul avant la mort de César fait plutôt froid dans le dos). Je veux bien qu'on rectifie certaines caricatures à la marge, mais dans le récit du "Destin de Rome", les défauts d'Antoine (notamment son côté provocateur et aventurier bien mis en valeur dans la série Rome) et de sa maîtresse sont si parfaitement gommés qu'ils deviennent une espèce de petit couple bourgeois paisible, qui élèvent tranquillement leurs enfants, plaisantent sur leurs parties de pêche, et ont même fondé un groupe "la vie inimitable" carrément assimilé à un club mondain. Il ne manque qu'un poste de télévision dans leur palais et l'on croirait reconnaître en eux le couple de télespectateurs d'Arte-type (celui qu'Arte voudrait avoir) confortablement installé dans son salon...
La thèse sous-jacente à cette mise-en-scène serait quelque chose du genre "Si le cruel Octave avait laissé Antoine mener se projets à bien avec Cléopâtre, on aurait eu une Rome grecque, un empire centré sur l'Orient plus beau et plus raffiné". C'est une idée que j'ai déjà trouvée chez des historiens. La tentation de la défense d'une histoire alternative nourrit toujours le fantasme du "ç'aurait été mieux si ça s'était passé autrement", mais il se peut que ce ne soit là qu'une vue de l'esprit.
Pour poser ce sujet correctement il faudrait se demander quel apport spécifique le modèle de civilisation romain "occidental" (déjà mâtiné d'hellénisme depuis quelques siècles) mi-républicain mi-monarchique tel que l'a construit Auguste pouvait fournir par rapport à la monarchie hellénistique. Des auteurs comme Hodgson sont convaincus que la vraie richesse et la vraie culture se trouvaient en Orient. C'est vrai pour la richesse économique, et aussi pour la culture lettrée (les arts et lettres). C'est moins vrai pour la culture concrète, celle du droit, à laquelle nous devons le système démocratique actuel (voir le bouquin de Sciavone à ce sujet). Je sais que la dynastie julio-claudienne au 1er siècle ap JC fut des plus impafaites. Mais au moins il y eut le droit romain pour continuer à faire "tourner" l'Empire, protéger ses institutions et ses citoyens, ce qu'il n'y avait pas dans le monde hellénistique. Certains comme Paul Veyne pensent même que c'est le droit qui a rendu fous les empereurs julio-claudiens parce qu'il les maintenait dans un équilibre politique intenable entre la plèbe et la noblesse sénatoriale. Bien sûr en France le droit intéresse peu les esprits littéraires et nos historiens ont tendance à croire qu'il pèse peu face à la philosophie grecque, mais c'est là une idée très contestable.
A l'inverse quand j'observe l'abjection politique et morale des derniers Ptolémées en Egypte (mais aussi des derniers Séleucides en Syrie), je ne suis pas du tout convaincu de la grandeur de ce modèle de civilisation. Même si Cléopâtre était à même de le regénérer, rien ne dit que ses successeurs auraient maintenu cet héritage.
Les pères de notre démocratie, les philosophes des Lumières (de Montesquieu à Marx), ont toujours considéré avec un certain mépris tous les absolutismes orientaux, de l'empire perse jusqu'au sultan turc, un ensemble qui inclut les monarchies hellénistiques. Les historiens contemporains tentent de contrer ce préjugé, réhabiliter les mal-aimés, mais cette facilité du contre-pied ne doit pas être menée trop loin.
Je ne crois pas du tout que l'empire façon Marc-Antoine et Cléopâtre eut valu mieux que celui d'Auguste. Il aurait constitué une avancée si Marc-Antoine avait réfléchi à un compromis entre la civilisation juridique romaine et l'absolutisme oriental (comme Octave, lui, avait dessiné un compromis entre monarchie et Répubique), mais il n'y a pas songé une seule seconde. Quoi qu'en disent les réalisateurs du film, il était affectivement, politiquement et culturellement prisonnier du système de pensée de Cléopâtre. La propagande d'Octave ne mentait pas là-dessus. Antoine était devenu hellénistique jusqu'au bout des ongles, il se prenait pour un nouvel Alexandre. Sauf qu'il n'avait même pas les moyens de son ambition. Il n'avait pas les moyens d'être un grand souverain hellénistique. Pour cela il eût dû conquérir la Perse gouvernée par les Parthes. Or il s'est cassé les dents sur les Parthes comme tous les Romains avant lui, et n'aura réussi qu'à conquérir l'Arménie. Incapable de saisir politiquement et militairement les possibilités historiques qui lui étaient offertes à partir, disons, de 40 av. JC, il s'enfermait désormais dans le rôle du velléitaire. Et son enfermement dans le piège d'Actium en 31 n'a fait que confirmer son échec. Si un coup du sort lui avait permis de remporter la victoire et finalement de marcher sur Rome, il aurait dû ensuite réfléchir (un peu tard) à un nouveau compromis politique entre l'Orient et l'Occident (un compromis d'autant plus nécessaire qu'il n'avait pas le contrôle de la Perse pour appuyer davantage son pouvoir sur l'Orient). Lui et ses successeurs en eussent-ils été capables ou auraient-ils tout simplement à nouveau perdu l'Occident à la faveur d'une nouvelle guerre civile ? Je penche plutôt pour la seconde hypothèse. A mon avis il n'y avait pas, dans le projet d'Antoine et Cléopâtre les moindres prémices d'une viabilité historique.
Left of center
J'en parle dans un de mes bouquins, alors pourquoi ne pas mettre la vidéo ici ? Cette chansonnette m'a poursuivi pendant les années 1990 et jusqu'au début des années 2000, à cette époque où je n'avais pas encore les idées claires sur grand chose mais où j'avais encore une jeunesse... Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait...
Suzane Vega n'étant pas très à son avantage dans le clip en version "maquillée comme un carré d'as", j'ajoute une version de concert (de 1986, un peu trop synthé, mais bon). Suzanne Vega a toujours eu un art consommé du regard de biais qui en dit long (coup d'oeil à droite, coup d'oeil à gauche suggestif, on a ça aussi dans le clip de "Luka").
Spleenesque
Les mots clés tapés sur moteurs de recherche qui ont conduit les lecteurs à tomber sur votre blog sont parfois une sorte de condensé, voire de précipité au sens chimique du terme, de ce que ce blog a été au cours des cinq dernières années, des thèmes qui l'ont hanté, identifiables à travers tel ou tel ou terme. Quand on tombe sur cette liste on aurait presque l'impression d'avoir sous les yeux les barreaux d'une prison : parce que si certains thèmes reviennent c'est que, dans le temps fini qui vous était imparti, vous n'avez pu en traiter d'autres, donc ces thèmes sont ceux qui vous ont enfermé.
Mots clés d'hier (à vous de deviner à quels sujets ils renvoient) suivis du moteur de recherche utilisé (Google ou Bing) et du nombre de recherches :
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Un mot de Gombrowicz sur Sartre
Extrait du journal de Gombrowicz avril 1963 (Folio p. 358-361) :
"Depuis mon arrivée à Paris, il s'est passé en moi des choses étonnantes au sujet de Sartre.
A Buenos Aires, je l'admirais depuis longtemps. Seul avec mes livres et jouissant de toutes les supériorités d'un lecteur puisque, d'une moue, je pouvais lui régler son compte, j'étais cependant obligé de le craindre, comme on craint plus fort que soi. Mais à Paris il est devenu pour moi une tour Eiffel, un être dépassant l'ensemble du panorama.
Cela a commencé ainsi : j'avais décidé, par curiosité, d'étudier dans quelle mesure l'intellect français avait assimilé l'existentialisme sartrien... En orientant la conversation sur Sartre, j'ai discrètement sondé les écrivains et les autres sur leur connaissance de l'Etre et le Néant. Ces recherches ont abouti à des résultats curieux. Avant tout il s'est avéré clairement - ce qui n'a pas été pour moi une surprise - que ces idées se promenaient et se pressaient dans les têtes françaises, mais dans un état larvaire et puisées un peu au hasard, tirées surtout de ses romans et de son théâtre : quelque chose de tout à fait vague, fragmentaire, sur "l'absurde", "la liberté", "la responsabilité". De toute évidence, l'Etre et le Néant était une oeuvre presque inconnue en France. Oui, certes, les idées de l'auteur travaillaient les têtes, mais elles étaient en vrac et comme mutilées, brisées, coupées en morceaux ; devenues sauvages, terribles, insolites, elles contribuaient à affaiblir, à miner l'ordre de pensée existant... La suite de mes observations fut encore plus curieuse. J'ai été frappé par l'aversion avec laquelle on parlait de Sartre ; ou même, au lieu d'aversion, c'était peut-être un désir camouflé de meurtre. Sartre ? Oui, oui, bien sûr, seulement "il se répète tellement". Oui, oui, sans doute, seulement c'est déjà daté... Ses romans, ses drames ? "C'est proprement l'illustration de ses théories". Sa philosophie ? "C'est simplement la théorie de son art". Sartre ? Evidemment, mais ça suffit, pourquoi écrit-il tant ? Et c'est un crasseux, ce n'est pas un poète, d'ailleurs cette politique... et après tout il est fini ; Sartre, savez-vous, est fini sur tous les plans.
Ca m'a fait réfléchir. Dans notre admiration pour un artiste il entre encore assez de la bonté d'une vieille tante, qui complimente un petit garçon pour ne pas lui faire de peine : l'artiste a su entrer dans nos bonnes grâces, il a conquis notre sympathie à tel point que nous sommes heureux de pouvoir l'admirer et qu'il nous coûterait de ne pas le faire. Cela apparaît avec netteté dans l'attitude des Français envers Proust que, même en son cercueil, on nourrit de douceurs : il a su se les concilier. Au contraire, Sartre est peut-être le seul grand artiste contemporain, à ma connaissance, qui soit personnellement détesté. Que vaut, comparé à cette montagne de révélations qu'est Sartre, un Borges d'Argentine, fade bouillon pour gens de lettres ? Mais ils font joujou avec Borges tandis qu'ils tapent sur Sartre. Serait-ce pour des raisons politiques ? Ce serait d'une mesquinerie impardonnable ! Mesquinerie ? Serait-ce simplement la mesquinerie, et non la politique, qu'on trouverait à la base de cette animosité ? Détesterait-on Sartre parce qu'il est trop grand ?
(...) Pour en revenir à Proust, je ne lui contesterai pas une part de tragique, de dureté, de cruauté même, mais le tout, comme ces tortures de dindes, est pour la consommation, comporte une intention gastronomique, reste en liaison avec l'assiette, les légumes, et la sauce...
Du côté opposé, Du côté de chez Sartre, se trouve la pensée française la plus catégorique depuis Descartes, une pensée follement dynamique, qui démolit leurs plaisir de gourmets... Stop ! Qu'est-ce ? Deux ou trois garçons, deux filles, un groupe réjoui où les plaisanteries fusent, une France charmante, et jeune, et faite pour la nudité, pénètre soudain dans ma méditation. Ils traversent la place, ils disparaissent à un tournant : à ce moment Sartre m'a fait mal, je sentais qu'il les détruisait... Mais quand je les ai perdus de vue, quand j'eus retrouvé devant moi les Messieurs-Dames* d'âge gastronomique, j'ai compris que pour ces derniers il n'y avait, hors de Sartre, point de salut. Il était une énergie libératrice, la seule qui pût les arracher à leur laideur. Je dirai plus : cette laideur française qui s'est développée pendant des siècles dans les petits logements, derrière les rideaux, au milieu des bibelots, et qui ne pouvait plus se supporter elle-même, a produit un Sartre, dangereux messie..."
* en français dans le texte