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Le blog de Frédéric Delorca

Semprun et les snobs, Claude Lanzmann et Kim Kum-Sum

13 Juin 2011 , Rédigé par Frédéric Delorca Publié dans #1950-75 : Auteurs et personnalités

debray-copie-1.jpgBon, de retour de weekend, j'aurais des tas de petits trucs à préciser. Par exemple en ce qui concerne Semprun : l'hommage que lui rend Régis Debray est quand même un chouïa exagéré. En le présentant comme une sorte de patriote internationaliste - comme Fucik (voir Edgar à ce sujet, ainsi nous faisons une référence en boucle) - il projète surtout son propre cas sur Semprun, et il oublie juste un détail : cette déclaration ubuesque que j'ai entendue dans la bouche de l'ex ministre espagnol vendredi soir (dans un documentaire que lui consacrait France 5) "il y avait une forme de snobbisme à se dire pour le 'non' au référendum sur la Constitution européenne en 2005". Vous avez bien lu : voilà ce que ce monsieur osait déclarer avant sa mort pour justifier le livre européiste qu'il avait commis avec Dominique de Villepin appelant à voter "oui". Alors là, les p'tits gars, désolé. Le respect pour les morts autant que vous voulez. Mais trop c'est trop. Je ne fais pas dans la diplomatie, la dentelle. Amiscus Plato sed magis amiscus veritas. La vérité d'abord. Et, désolé les bien pensants bourgeois, mais l'amnésie n'est pas mon fort. Alors les mecs, quand vous nous crachez à la gueule que nous autres les nonistes nous étions des "snobinards", mon sang ne fait qu'un tour. Pauvres types ! C'était vous, les ouiouistes (comme vous nommait PLPL) qui nous écrasiez de votre  mépris à longueur de journée, parce que nous étions trop "peuple", trop cons pour comprendre votre traité minable de 10 000 pages, trop fachos, trop marxos, trop provinciaux, trop avinés, trop machos, trop fauteurs de guerre, que sais-je encore ! C'est vous qui aviez de votre côté tous les journaux, toutes les télés, tous les artistes des beaux quartiers, tous les psys distingués, tous les sociologues sans couilles ! Alors vous, bande de traîtres à la cause des peuples, trois ans après votre défaite, vous osiez encore revenir à la charge pour en plus nous traiter de snobinards parce que nous avons eu le mauvais goût de remporter ce scrutin qui n'était à vos yeux qu'une formalité pour sceller votre idéal distingué d'europitude. Beurk ! 

 

Je me suis dit que Régis Debray était trop gentil - je le lui avais dit d'ailleurs en 2000 sur le Kosovo - et que moi aussi je l'étais beaucoup trop. Nous sommes pleins de nuances à l'égard de nos adversaires politiques quand ceux-ci ne le sont pas. Et trop remplis d'indulgence à l'égard des transfuges. Car c'est ce que fut Jorge Semprun qui commença au Parti communiste et finit comme ministre de la culture d'un des gouvernements les plus corrompus d'Espagne, baisant les mains du roi qui valida les pires impostures institutionnelles (et le fait qu'il fût enterré - finalement en Seine et Marne et non au Pays basque - dans le drapeau républicain ne change pas grand chose à l'affaire).

 

Oui, nous sommes pleins d'égards pour ceux qui hissent le drapeau blanc, ils sont les héros de notre temps. Nous les chérissons plus que ceux qui crevèrent dans les geôles de la Gestapo comme Fucik. Vous savez quelle est ma fierté, moi qui suis pourtant aux antipodes du stalinisme et de toutes les religiosités du marxisme ? c'est d'avoir exhumé cette phrase de Ladislav Stoll à propos de l'internationalisme concret de Fucik conjugué à son patriotisme contre le parisianisme "bobo" de la bourgeoisie praguoise. Et ce non pas seulement à cause de son contenu, qui est très juste, je trouve, mais aussi parce qu'en le citant, je sors de l'oubli (il n'a même pas sa fiche sur Wikipedia et presque aucun site n'évoque son nom) un stalinien en chef que le Printemps de Prague a balayé. Oui, M. Semprun, c'est ma petite snorbinardise à moi. Je ne connais rien de Ladislav Stoll, à part qu'il fût ministre de la culture et qu'après le XXème congrès du PCUS on le plaça à la tête d'une revue. Peut-être a-t-il fini sa vie comme un salopard qui étouffait la créativité de la jeunesse tchèque. La vieillesse vous conduit souvent à étouffer le peuple des jeunes qui cherchent à vous renverser. King Lear. Peut-être même a-t-il contribué à envoyer des tas de gens bien dans les mines de sel. Peut-être pas, je n'en sais rien. On ne sait rien de lui. Mais j'aime sa préface au bouquin de Fucik. Elle est parfaite. Elle parle pour les sans-voix. Elle dénonce ceux qu'il faut dénoncer, ceux qui ont traîné la République tchécoslovaque dans toutes les abjections jusqu'à la collaboration avec le nazisme. Voilà, il fallait que cela aussi fût dit.

 

En parlant du drapeau blanc, vous allez rire et blâmer ma bêtise profonde, mais c'est seulement avant hier, 12 ans après sa publication, que j'ai compris pourquoi l'appel pour une paix juste et durable dans les Balkans écrit par Catherine Samary, signé par Bourdieu et Chomsky, et mis à l'honneur par Agone, appelait à l'accueil chaleureux de tous les "déserteurs yougoslaves" (lisez : serbo-montégrins) - une bizarrerie que je trouvais à l'époque dégueulasse alors que nous étions en train de pilonner joyeusement la République fédérale de Yougoslavie. Je l'ai compris en lisant le Lièvre de Patagonie de Lanzmann : c'est parce que pendant la guerre d'Algérie, le soutien aux déserteurs français avait été au centre de tous les débats. J'ai été stupéfait. Le complexe algérien qui travailla la gauche française pendant la guerre du Kosovo je l'avais diagnostiqué en lisant le Canard Enchaîné en mars 2000, j'avais même écrit un article là dessus le jour même de cette lecture "La gauche pacifiste et les Serbes". Mais je n'en avais pas idéntifié la trace au coeur même de cet Appel de 1999. En tout cas c'était encore un éloge de la désertion, un art que la gauche pousse hélas à des degrés de raffinement extrême de nos jours.

 

Puisque le nom de Claude Lanzmann vient d'être lâché, je dois à nouveau parler de son Lièvre de Patagonie. Je suis en désaccord avec lui sur des tas de sujets mais franchement il n'est pas possible de ne pas avoir de l'estime, et même de la sympathie pour cet homme, après avoir lu son livre.

 

Je n'évoquerai pas son travail sur la "Shoah" (le génocide des Juifs entre 1941 et 45) car c'est évidemment la partie la plus facile à louer de son oeuvre, et bien sûr la plus évidemment légitime. Je veux mentionner son chapitre sur la Corée du Nord.

 

Très franchement j'étais à deux doigts de n'en parler que dans mon journal personnel, parce que j'ai un rapport intime à ce chapitre là, je le ressens comme tel. Mais comme ça a aussi à voir avec un de mes livres (que j'ai d'ailleurs décidé d'envoyer à Lanzmann), celui sur les stoïciens, j'ai décidé d'en parler sur mon blog lui-même, tant pis si les lecteurs de passage ne voient pas bien où je veux en venir.

 

kim-jong-ilDisons le tout net : j'ai été captivé par ce chapitre. A aucun autre moment de la lecture du livre je ne me suis autant identifié à lui que dans ce chapitre. Il y raconte son voyage officiel en Corée du Nord dans les années 1950. Sur le plan "objectif" j'aime beaucoup tout ce qu'il dit sur le Pyongyang de cette époque, et la comparaison qu'il fait un peu plus loin avec le Pyongyang des années 2000, qu'il a retrouvé à 50 ans de distance, avec ce travail du temps sous la férule d'une dictature fossilisée. Tout cela est passionnant, mais ce n'est pas le plus important. Le plus fort de ce passage, c'est la dimension subjective. Sa façon de vivre un voyage officiel (et vous savez que moi-même j'en ai vécu un, en Transnistrie), et surtout, surtout, cette histoire d'amour avec l'infirmière nord-coréenne Kim Kum Sum, qui m'a littéralement bouleversé au point que j'en ai été mal à l'aise pendant près de 48 heures après sa lecture.

 

Lanzmann reconnaît que, comme Sartre, il était très fleur bleue, et que tous les deux pouvaient pleurer à chaudes larmes au cinéma et puis encore après devant une belle histoire d'amour. C'est une particularité que j'ai un peu en moi aussi, quoique je la laisse s'exprimer moins librement qu'eux, notre époque consumériste ayant entrepris de la réprimer avec une violence et une efficacité redoutables. Cela explique bien sûr qu'il se soit abandonné à traverser ainsi Pyongyang avec sa belle infirmière au péril de sa vie et de la sienne, dans une fuite aussi effreinée que désespérée.

 

Mais des expressions stéréotypées comme "fleur bleue" ne signifient absolument rien. Elles cachent le problème plus qu'elles ne permettent de le comprendre. Quand je lis ce chapitre, je n'ai pas besoin de me remémorer ma propre fuite, à deux, dans les rues de Belgrade à la tombée du jour en novembre 1999. L'image ne m'est même pas venue à l'esprit, parce que ce que je ressens à la lecture de cette histoire est totalement indépendant de ce que j'ai vécu à ce moment-là. C'est juste une façon de fonctionner et de ressentir que j'ai en moi et que j'ai de commune avec Lanzmann. Je sais que dans la situation de Lanzmann, avec cette infirmière nord-coréenne, j'aurais agi exactement comme lui, quoique sans doute avec moins de courage et moins de succès.

 

Dans cette fuite il y a bien sûr tout le tempéramment de l'auteur, mais aussi ce qui fera de lui un auteur engagé, ce qui est au fondement de tout son style de présence au monde. Il est très étonnant de voir combien Lanzmann assume complètement le fait que ce rapport au monde est lié à un rapport à l'autre sexe et à sa chair, autant qu'à une histoire politique, chair et politique s'entremêlant dans cette escapade folle de la façon la plus significative et la plus véridique qui soit. Je comprends que Lanzmann ait été hanté par cette histoire - et sa volonté d'en faire un film - pendant des années - ayant été moi-même hanté par l'idée d'en faire un livre, dont je n'ai finalement accouché qu'en janvier dernier et encore très mal (c'est plus d'un avortement que d'un accouchement qu'il s'agit). Je ne puis m'empêcher de songer combien le monde actuel parvient à priver aussi bien la politique que la chair de toute signification, rendant ce genre d'aventure romantique non seulement inenvisageable, mais quand elle a quand même pu se réaliser, irracontable. Et après avoir lu Lanzmann je m'en suis voulu de n'avoir pas assumé le récit de ma propre aventure aussi bien que lui, de l'avoir enveloppé dans une mise à distance, comme pour m'excuser auprès de mon époque. Mais il est vrai que ma propre mise à distance est aussi due au fait que je n'ai pas eu, comme lui, la "chance" de devoir faire mon deuil de mon l'histoire au lendemain même de son échec, Internet étant déjà à pour prolonger artificiellement ce qui devait mourir plus tôt.

 

Le mystère dans cette histoire coréenne, c'est bien sûr Kim Kum Sum. Le contraste extraordinaire entre sa soumission aux règles totalitaires pendant quatre ou cinq jours et sa soudaine "libération" le dernier jour, une libération qui ne peut se dire que dans le langage de la sexualité (vu que les mots, sans langue commune sont impossibles).

 

Je perçois d'ici le regard intellectualisant ou cynique sur cette histoire. Il y a les cyniques qui diront que la fille était bassement intéressée et qu'à travers la sexualité elle cherchait simplement la seule voie possible pour échapper à la pauvreté nord-coréenne. Sauf qu'elle se maquille et s'habille d'une façon provocante le dernier jour en sachant pertinemment que les "casquettes" comme dit Lanzmann (la sécurité nord-coréenne) ne lui laissera rien faire avec l'étranger. Les féministes diront que la femme dans cette histoire est enfermée dans une fonction très stéréotypée. Remarque qui ne mériterait même pas un commentaire. Les "Indigènes de la République" repèreraient là le cliché colonial par excellence, et rappelleraient cette idée qu'on trouve chez Spivak selon laquelle le colonialisme, c'est un Blanc qui veut soustraire une Noire au pouvoir sexuel des Noirs (ou encore une Jaune au pouvoir sexuel des Jaunes).

 

Bien sûr ces approches cérébrales ne m'intéressent pas. Ce qui m'intéresse moi, c'est cette formidable disponibilité de l'écrivain engagé à épouser au péril de sa vie le geste de fuite d'une femme, et ce dans un schéma qui a un certain moment oppose la trame narrative politique collective à la trame narrative du désir individuel, et plus encore cette façon qu'a la femme de pressentir et de vouloir la possibilité de la fuite à deux, bien qu'un mur, au bout de la course, les attende l'un et l'autre.

 

Comme le dit Lanzmann aujourd'hui Kim Kum Sum est-elle morte ou très âgée. La retrouver n'a en soi guère d'intérêt - sauf à chercher à connaître sa propre vision de cette histoire, mais l'a-t-elle conservée avec exactitude au bout d'un demi-siècle ? Seul cet instant avait un sens, cette journée dans les années 1950. Et en même temps quel sens lui donner ? On ne peut poser qu'un immense point d'interrogation sur cette affaire.

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Jorge Semprun en rouge, jaune et violet

9 Juin 2011 , Rédigé par Frédéric Delorca Publié dans #1950-75 : Auteurs et personnalités

republica-espanola.jpgDans un mot de Régis Debray dans Le Monde ce soir après la mort de Semprun on peut lire :

 

"Cosmopolite et patriote, tu es resté jusqu'au bout un homme-frontière, totalement espagnol et totalement français, et d'autant plus l'un que l'autre.

 

Tu as même demandé en 1998, sans revenir sur ta sympathie pour le roi Juan Carlos, a être enterré sur la frontière, dans le petit cimetière de Biriatou, au-dessus de la Bidassoa, et du côté français. Enveloppé dans le drapeau tricolore - rouge, or, violet - de la République espagnole. "Par fidélité à l'exil et à la douleur mortifère des miens", écrivais-tu."

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Gombrowicz, la théâtralité et le refus du dialogue "d'homme à homme"

9 Juin 2011 , Rédigé par Frédéric Delorca Publié dans #1950-75 : Auteurs et personnalités

Bon, ma dernière citation de Gombrowicz était plus provoc' qu'autre chose (encore que je trouve qu'elle dit quelque chose de profond dans la psychologie féminine - elle-même issue de "rapports sociaux de genre" -, et qu'elle fût particulièrement drôle dans le contexte romanesque où Gombrowicz la place).

 

En voici une autre :

 

(p. 132) "Il remonta dans sa chambre. Je restai seul, désillusionné, comme il arrive chaque fois que quelque chose se réalise - car la réalisation est toujours trouble, insuffisamment précise, privée de la grandeur et de la pureté du projet. Ayant rempli ma tâche, je me sentais soudain inutile - que faire ? - vidé littéralement par l'événement dont j'avais accouché."

P1010968

 

J'apprécie beaucoup le choix des mots : "trouble, insuffisamment précise". Voilà ce qu'est la réalisation. Alors que les esprits positifs voient dans le réel quelque chose de toujours factuel et d'univoque, chez Gombrowicz le monde extérieur est profondément équivoque, et en agissant on ajoute de l'équivocité à l'équivocité, alors que le projet, lui, a des contours plus nets.

 

A partir de la guerre du Kosovo, j'ai lutté contre cette vision "impressionniste" du réel, parce que beaucoup d'intellos français l'utilisaient pour légitimer la pire des injustices, et le pire des scepticismes à l'égard des pensées critiques : "Tout est affaire de point de vue, entendait-on, on ne peut jamais savoir ce qui s'est vraiment passé". Au nom de cela Derrida ne s'est pas opposé aux bombardements sur la Serbie.

 

Mais mon retour au positivisme, fortement encouragé par Jean Bricmont à l'époque (Bricmont dont je me suis  beaucoup éloigné au cours des deux dernières années, pour de multiples raisons, et dont, paraît-il, on ne publie plus "Les Impostures intellectuelles" qui étaient pourtant d'un haut niveau), ne m'a jamais empêché de continuer à sonder l'arrière-plan existentiel de l'action, lequel est effectivement tapissé de ces couleurs glauques et impécises dont parle Gombrowicz, des couleurs qui épuisent le regard, et pourtant il ne faut jamais renoncer à dessiner de beaux projets aux contours nets pour les envoyer dans ce puits d'eaux troubles.

 

J'ai été impressionné par Gombrowicz à 20 ans, comme je l'ai été par Nabokov (des auteurs qui aujourd'hui seraient crucifiés par la political correctness). Mais en même temps leur prose était noyée dans les 10 000 choses que je devais lire, et découvrir dans ce monde des années Mittterrand. C'était le legs des générations qui m'avaient précédé comem Deleuze, comme Hegel, Spinoza, Stendhal, Epictète, Kafka, que sais-je encore. Mon petit cerveau essayait d'ordonner tout ça en Weltanschauung et échelle de valeurs, mais la tâche était aussi grande que celle qu'affronte mon fils de trois ans chaque jour quand il découvre qu'il vit dans un monde où existent des tas de langues étangères (chaque jour il en découvre un nouvelle en écoutant les gens dans le métro), des milliers de variétés de fleurs et d'oiseaux, et une montagne de choses auxquelles il ne comprend rien, quand il tend l'oreille pour écouter ce que disent les adultes.

 

Aujourd'hui je relis Gombrowicz avec un regard plus "usé". J'ai vu un monde grandir en même temps que moi, et je me suis vu évoluer, en bien et en mal, avec lui. Je peux comparer le monde de Gombrowicz au mien (non seulement celui qu'il a cultivé à titre individuel, mais aussi son époque qui a influencé ses écrits), l'entendre dialoguer avec le mien.

 

Je suis frappé par la théâtralité de son roman. Son héros Frédéric est un metteur en scène de théatre, il utilise le théâtre (en faisant jouer des adolescents) au service de son rapport personnel à la nature, et la trame même du roman est très théâtrale, ponctuée par des scènes qu'on pourrait sans peine mettre en scène sur des planches. On dira que tout roman l'est un peu (je le sais pour en avoir moi-même écrit un). Mais Gombrowicz utilise les ficelles théâtrales d'une façon vraiment très visible (et lui-même a écrit des pièces).

 

Au cours de mes pérégrinations au Collège international de philo dans ma jeunesse, il m'est arrivé d'entendre des réflexions intéressantes sur le théâtre. Je ne sais plus exactement de qui, je ne sais plus quand. Je sais seulement que les gens qui réfléchissent sur le théâtre, et ceux qui en font, prennent cela très au sérieux. On peut dire que le théâtre pose un énorme problème à la société depuis Sophocle. C'est peut-être l'art qui interroge le plus l'histoire humaine. Parce que ce n'est pas un simple divertissement, ni même un objet de catharsis comme le prétendait Aristote. Le théâtre pose une question très grave : n'est-il pas possible de vivre toute sa vie comme une pièce de théâtre ? Ca ne veut pas dire la vivre sur un mode ludique, mais d'une façon qui permette, à travers une mise en scène que l'on pourrait contrôler en partie, faire ressortir les valeurs auxquelles on croit, sans se laisser imposer celles des autres ?

 

En ce sens le théâtre n'est pas l'objet du mensonge comme le prétendait Marx (avec ses sourires ironiques sur le théâtre d'ombres de la démocratie parlementaire) à la suite de Platon (kai anti aristocratia en autè théatrokratia tis ponèra gegonein) - je m'excuse au passage auprès de mes lecteurs de ressortir toujours les mêmes références, mais je crois beaucoup en la longue mastication bovine de quelques brins d'herbes plutôt qu'en l'étalage érudit de mille connaissances.

 

Gombrowicz croit, à l'évidence (comme César-Auguste avec son "plaudite cive" à l'instant de sa mort), en une vérité supérieure du théâtre et cela sert son ontologie de la présence corporelle dont je parlais récemment.

 

Cette ontologie et l'éthique qu'il en fait dériver m'interrogent beaucoup, notamment à la lumière du combat que j'ai mené depuis 12 ans contre la globalisation libérale et contre les croyances des bobos.

 

De la recherche d'une vérité du corps, Gombrowicz déduit un refus de la possibilité du dialogue "d'homme à homme" (cf l'échange avec le résistant Sieman p. 150). Pour lui, l'humanité adulte est pétrie de fausses croyances et de faux principes qu'il est peut-être possible de dépasser par une dialogue personnel avec une Nature première anthropomorphique, qui, par certains aspects, évoque le Dionysos enfant de Nietzsche, mais sur un mode, je trouve un peu plus complexe que chez Nietzsche. Bon, je caricature peut-être. Je systématise peut-être trop la thèse du roman, qui lui-même n'est pas très didactique (à la différence par exemple des lourdeurs de Kundera), et se trouve trop plein d'humour et de profondeur pour se laisser enfermer dans un résumé philosophique aussi pesant. Il faudrait peut-être que je reprenne d'autres écrits de Gombrowicz pour pouvoir comprendre précisément son propos, ce qu'il peut me dire aujourd'hui.

 

Pour l'heure en tout cas j'y vois une sorte d'anti-Caton d'Utique. Quelque chose qui interroge et heurte profondément l'éthique catonienne qu'intuitivement j'aurais envie de placer au fondement de l'engagement politique contemporain. Je comprends pourquoi il le fait. Je comprends que les tragédies de la moitié du XXème siècle et l'épouvantable dogmatisme mélangé de mauvaise foi qui écrasait tout à cette époque aient justifié cette volonté du "grand saut dans l'immaturité" (qu'on retrouve aussi chez d'autres auteurs contemporains de Gombrowicz sous d'autres formes). Et en même temps quelque chose condamne irrémédiablement me semble-t-il ce pari gombrowiczien. Mais pour pouvoir indiquer quoi, et de quelle manière, il faudrait d'abord pouvoir cerner ce pari dans toutes ses implications (notamment en lisant et relisant d'autres livres de lui, je me souviens notamment vaguement de passages de son journal lus jadis qu'il faudrait retrouver).

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Présidentielle 2012

8 Juin 2011 , Rédigé par Frédéric Delorca Publié dans #La gauche

Le feuilleton de la présidentielle est déjà plein de rebondissements dignes du clip ci dessous.

 

Faut-il s'en occuper ? Faut-il tenter de soutenir un "petit candidat" ou se préparer gentiment à voter Mélenchon (malgré toutes ses insuffisances sur l'Europe, son style un peu trop théatral, et ses intentions de vote qui plafonnent à 6 % - comme le faisait remarquer un journaliste à Cdansl'Air, la crise financière partout en Europe profite à la droite, pas à l'extrême gauche) ? Aux primaires du PS  en tout cas j'irai peut-être voter... pour Montebourg si l'occasion m'en est donnée.

 

Pour le reste que faire ? Je vois qu'en Seine Saint-Denis une association se propose de recueillir le vote des abstentionnistes, rien que ça... Peu probable que cela séduise qui que ce soit. De toute façon il faut les 500 signatures - sur environ 48 000 électeurs potentiels dont 36 000 maires. Pour les avoir il faut la complicité des grands partis, il faut discuter avec eux. Qui peut le faire ? En tout cas même chez les petits candidats les flingues sont sortis : diffamation d'un côté, plainte en justice de l'autre. Ca ne fait pas la "Une" de journaux, mais ça existe.

 

Les analystes font remarquer que ces élections très médiatiques où seuls les égos comptent sont les plus structurantes de tous les scrutins nationaux, et déterminent l'issue de tous les autres même chez les petits partis. C'est hélas vrai, et ce n'est pas très réjouissant.

 

Alors que faire ? S'intéresser au Pérou où la "vraie" gauche, pleine de bonne volonté, vient enfin de gagner ?

 



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"Non ou la vaine gloire de commander"

6 Juin 2011 , Rédigé par Frédéric Delorca Publié dans #Les rapports hommes-femmes

Un passage que j'ai trouvé drôle (et profond) dans "La Pornographie" de Gombrowicz, surtout quand on voit comment il intervient dans le récit romanesque et à propos de quoi (p. 77) :

 

"La facilité avec laquelle les femmes disent "non". Ce don du refus qu'elles possèdent au suprème degré. Ce "non" qu'elles ont toujours en réserve - et une fois qu'elles le trouvent en elles, elles sont impitoyables".

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Encore un refus de publication

4 Juin 2011 , Rédigé par Frédéric Delorca Publié dans #Ecrire pour qui pour quoi

Hier je me suis heurté à un nouveau refus de publication d'une actualisation de "10 ans". De la part de L'Harmattan cette fois-ci. Ils me répondent avec une lettre-type "trop de manuscrits nous sont proposés". Je ne les crois pas. J'ai publié chez eux sous un autre nom un livre bien plus nul que "10 ans", et ils étaient prêts à accepter aussi les mémoires de mon grand père, bien moins utiles à notre époque. Le vrai motif de ce refus répété (car je m'y étais aussi heurté en 2008) est sans doute politique. Quelqu'un de bien intentionné, comme d'habitude, a dû faire un jour du lobbying contre moi auprès du responsable de la maison d'édition, comme un collaborateur du Diplo était intervenu contre moi auprès des éditions du Cygne en 2009 (sauf que celui-là, je l'avais pris la main dans le sac et j'ai gardé la copie de son mail).

 

engrenage.jpg

Une loi du silence existe dans les milieux parisiens contre mes livres, contre ce blog. Dans les milieux de gauche, parce que je suis sévère à l'endroit de la gauche sur des dossiers qu'elle n'aime pas comme la Serbie, ou pour d'autres raisons que ces petits messieurs (ou ces petites dames) n'ont même pas le courage de m'expliquer en face. Dans les milieux de droite parce que je n'ai pas franchi le pas de l'abolition du clivage gauche-droite comme l'ont fait tant d'autres personnes (qui ont hélas ensuite - mais c'était prévisible - échoué sur les sombres rivages du complotisme d'extrême droite).

 

Qu'importe : je ne ferai pas la danse du ventre Je n'irai pas "faire du réseau" à tout prix. Le mur du silence existe, mais ce n'est pas à moi de le briser. Moi j'écris, je dis ce que je pense. Si les deux ou trois personnes qui m'ont fait savoir leur sympathie pour mes travaux veulent les faire connaître sur d'autres sites ou auprès d'éditeurs, qu'elles le fassent, mais ce n'est pas à moi de chercher à me vendre.

 

Une blogueuse que je connais un peu, et qui a quelques défauts bien sûr (notamment un penchant compotiste et un certain manque de rigueur - ça va ensemble) mais aussi quelques qualités (notamment une volonté sincère et généreuse de promouvoir tout ce qui peut changer l'ordre des choses), a sa fiche sur Wikipedia depuis peu. Je l'ai découverte par hasard. Elle m'a dit qu'elle n'était pas à l'origine de cette initiative, mais qu'un de ses admirateurs l'avait fait pour elle, et que, du coup, elle avait fourni des éléments biographiques. Elle a d'ailleurs eu du mal à prouver ce qu'elle avançait car le totalitarisme d'Internet n'admettait comme élément de preuve que des adresses URL de pages de sites, or une bonne partie des hauts faits de sa vie sont antérieurs à l'apparition d'Internet et ne peuvent se prouver que par des coupures de presse...

 

En lisant cette fiche Wikipedia, je songeais que je n'aimerais pas être dans cette situation de devoir "rendre compte" de ce que j'ai fait ou de ce que je pense en le prouvant avec des adresses URL, ni de devoir m'énerver de voir tel ou tel porter des jugements parfaitement erronnés sur mon compte - ce qui est inévitable, compte tenu de l'uniformité de la pensée contemporaine et du goût de la facilité que cultivent les polémistes. Avoir sa fiche "Wikipédia" semble être le seul signe d'une existence pleine et entière sur Internet, et c'est pourtant, je trouve, d'une très grande tristesse, quand on voit le simplisme et la pauvreté de ces fiches.

 

Il est bien évident qu'il vaut mieux n'être connu de personne et être censuré par tous que d'avoir une fiche comme celle de cette blogueuse.

 

D'une manière générale - et ça Wittgenstein l'avait dit - on passe trop de temps à essayer d'exister socialement. Quand ce n'est pas en faisant du réseau, c'est en s'investissant dans des polémiques. Je relis en ce moment les articles d'Octaves Mirbeau dans l'Aurore pendant l'Affaire Dreyfus. Toute l'énergie qu'il a dépensée dans ce débat sur l'innocence du capitaine qui, certes, passionna la France pendant des années, mais qu'il aurait pu traiter en un aphorisme nietzschéen de cinq lignes. Qui aujourd'hui se souvient du rôle d'Octave Mirbeau dans l'affaire Dreyfus et des ennuis que cela lui valut ?

 

Il faudrait écrire loin de tout, au sommet d'une montagne...

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Quand les chiites du Bahrein inventaient un communisme islamique

4 Juin 2011 , Rédigé par Frédéric Delorca Publié dans #Divers histoire

On parle en ce moment de "nettoyage ethnique" à l'encontre des Chiites du Bahrein, expression qui serait hélas opportune si le chiisme était une ethnie, et non une religion.

 

Il est intéressant de souligner de quel héritage culturel et politique cette communauté est porteuse: celui du mouvement des Qarmates.

 

Les Qarmates sont un courant dissident de l’ismaélisme refusant de reconnaître le fatimide Ubayd Allah al-Mahdî comme imam. Ils furent actifs surtout au Xe siècle en Irak, Syrie, Palestine et dans la région de Bahreïn où ils fondèrent un état (903-1077) aux prétentions égalitaires que l'on a parfois qualifié de communiste.

 

Dans un article d'août 2003, l'ex-militant communiste Raymond Debord (qui a beaucoup milité auprès des immigrés si l'on en croit sa biographie) replace ce mouvement dans la longue liste des peuples en lutte pour des idéaux égalitaires - une liste que son texte limite au monde islamique mais qu'il faudrait étendre à toutes les cultures de l'humanité.

DSCN5767.JPG

 

Il explique : "Sous les Abbâssides, les grands bénéficiaires de l'essor économique et social sont la classe des marchands et les milieux de la Cour. Les marchands profitent de l'essor commercial dû au développement de grandes métropoles, de l'afflux d'or , de l'augmentation du crédit et de la hausse des prix." "Dès 875, explique Debord, une propagande messianique annonçant la venue prochaine du mahdi - l'imam caché - se répend dans les milieux ruraux et bédouins. Le trait dominant de la propagande colportée par les missionnaires (dâ'î, plur. du'wâ) est la revendication de l'égalité sociale ‑ encore qu'on en exclut les esclaves ‑ et de la communauté des biens."

 

En 899 le laboureur Hamdân Qarmat fait scission du mouvement chiite ismaélite. "Le qarmatisme développe une doctrine originale, insistant sur la liberté individuelle, le rejet de la loi formelle de l'Islam et l'affirmation du caractère relatif de tout système de relations humaines" précise Debord. Ils valorisent le monde du travail, le changement social, et refusent toute nostalgie : c'est un projet politique tourné vers l'avenir. Ses partisans mèneront diverses batailles contre le califat au Proche-Orient. Leur fief est l'Etat qu'ils ont fondé au Bahrein et qui durera jusqu'au 12ème siècle.

 

Selon le blog Omphalos et Metanoïa qui reprend un article de l’Encyclopédie de l’Islam (nouvelle édition établie par E. van Donzel, B. Lewis et Ch. Pellat, Leiden-Paris, Brill-Maisonneuve & Larose, tome IV, 1978, p. 691), "l’Etat qarmate fut placé sous la direction d’un gouvernement collégial (...) La vitalité économique de cet Etat était assurée par les butins des campagnes militaires qarmates, par les droits de douane perçus sur tous les navires qui empruntaient les routes maritimes du golfe arabo-persique, ainsi que par les droits de protection payés par les caravanes du Pèlerinage. L’excédent qui était dégagé de ces diverses opérations, ainsi que l’achat de plusieurs milliers d’esclaves noirs, permit l’épanouissement de cette « société dont l’ordre et la justice suscitèrent l’admiration d’observateurs non-karmates » : les habitants, en effet, « ne payaient ni impôts ni dîme, et toute personne qui s’était appauvrie ou endettée pouvait obtenir un prêt qu’elle pouvait rembourser lorsque sa situation s’était rétablie ; les prêts n’étaient jamais productifs d’intérêts, et toutes les transactions commerciales locales se faisaient au moyen d’une monnaie de plomb purement symbolique. [...]La réparation des maisons était faite gratuitement par les esclaves des dirigeants, et des moulins étaient entretenus par le gouvernement pour moudre gratuitement le blé pour les habitants. » Enfin, « à partir de l’époque d’ Abu Saïd, les prières, le jeûne et les autres pratiques musulmanes furent abolies, mais un marchand étranger fut autorisé à construire une mosquée à l’intention des visiteurs musulmans ». Paradoxe à l’état pur, l’organisation sociale des Qarmates du Bahrein était donc, pour résumer, un sorte de Welfare State esclavagiste, s’appuyant sur une économie parasitaire à l’extérieur et pratiquant à l’intérieur une forme de communisme, le tout sous les ordres d’une dynastie dont la doctrine religieuse avait pour conséquence la laïcisation de la société." 

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L'oeuvre de Julius Fucik

2 Juin 2011 , Rédigé par Frédéric Delorca Publié dans #1910 à 1935 - Auteurs et personnalités

On croit qu'Internet peut fournir un regard sur toute la cuture contemporaine "utile". Or il suffit d'acheter un vieux livre chez un bouquiniste pour découvrir à quel point les documents dont on dispose sur des périodes aussi récentes que le 20ème siècle (par exemple les fiches wikipedia) sont lacunaires, quand ce n'est pas mensongères.

 

Julius_Fu-ik_2.gifJ'ai déjà mentionné ici le personnage de Julius Fucic en Bohème et le sort injuste que la mémoire tchéque lui a fait.

 

Je voudrais ici revenir sur sa vie et son oeuvre. Né à Smichov, le quartier industriel de Prague, fils d'un ouvrier métallurgiste passionné de théâtre et d'un oncle mélomane qui composa "La marche des gladiateurs" en Hongrie, Fucik fut un jeune prodige qui fit du théâtre de deux ans et demi à neuf ans. Lycéen à Plzen il fonde des journaux et une coopérative de jeunes. Employé à l'office des statistiques, inscrit aux cours du soir à la faculté de lettres, cet amoureux de la vie s'inscrit aux jeunesses communistes, ce qui lui vaudra quelques ennuis dans les années 20, notamment pour son service militaire comme à beaucoup de communistes en France.

 

Sa très bonne santé physique et morale le rendra particulièrement résistant aux tortures ce qui lui donna de l'énergie pour survivre à une quasi-agonie à la prison de Pankrac et de continuer à en décrire le quotidien en écrivant sur des feuilles de papier à cigarette jusqu'à son exécution. Le texte est très bien écrit et manifeste à la fois une accuité d'observation et une grande noblesse morale, une attention aux autres - il est vrai soutenue par la foi eschatologique marxiste qui l'anime. Les hispanisants peuvent le lire gratuitement en espagnol sur le Net.

 

Le préfacier de l'édition d'Ecrits sous la potence (traduits dès 1945 sous une introduction de son épouse Gusta incarcérée dans la même prison que lui) dans une version augmentée de 1957 (Éditions Bibliothèque mondiale), Ladislav Stoll (historien et ministre de la culture à l'époque stalinienne), mentionne quelques points sur son rapport à la France. Il précise qu'il a vécu quelques mois à Douarnenez et contribua à une grève des salariés de l'usine de sardines locales !

 

Stoll à propos du rapport à la culture française dessine une opposition intéressante entre ceux qu'il appelle les "petits bourgeois cosmopolites" et  les communistes comme Julius Fucik qui étaient à la fois patriotes - très proches du prolétariat très enraciné de leur pays - et internationalistes - puisque Fucik, non seulement vécut un peu en France mais aussi travailla comme correspondant Rude Pravo en Russie. "La grande pensée française, écrit Stoll (p. 14) après avoir cité Diderot, Gabriel Péri et Romain Rolland, aidait également les héros de notre mouvement national libérateur, Julius Fucik le fier patriote tchèque, aimant le pays soviétique, aimant et honorant le grand génie révolutionnaire de la France et le peuple français, savait que chaque vraie culture nationale doit croître de son propre peuple, quele doit être profondément enracinée en lui. Et pour cette raison-là, il cherchait avant tout dans la renaissance, l'arbre généalogique d'un nouvel écrivain tchèque. Comme patriote moderne il se distinguait ainsi des cosmopolites provinciaux tchèques, qui à la fin du siècle dernier et après la première guerre mondiale, pareils à des parvenus, importèrent de France chez nous, comme de nouveaux chapeaux ou de nouvelles robes, une conversation mondaine facile et cosmopolite, des bons mots nouveaux, de nouveaux commérage littéraires, et enfin des droits d'auteur pour les livres de Dekobra, de Morand,  de Montherlant, etc... / Julius Fucik n'a rien de commun avec ces admirateurs de la France. Il n'a rien de commun non plus avec ces esprits d'ailleurs différemment culturels qui compilèrent les idée pragmatiques avec le monde de la pensée bergsonienne. Fucik, connaisseur excellent de la littérature et de la poésie, détestait la petite bourgeoisie cosmopolite provinciale, l'égoïsme du "grand monde tchèque" singeant Paris, et ces mêmes bourgeois tchèques qui, habillés à Paris, se conduisaient avec insolence envers le peuple tchèque. / Il était clair pour Julius Fucik que ces cosmopolites étaient des petit provinciaux et qu'une véritable universalité, une vue internationale idéologique est propre au travailleur tchèque, à l'ouvrier tchèque auquel Julius Fucik a été attaché par un immense amour" .

 

Cette réflexion me semble intéressante pour notre époque où divers secteurs de gauche comme le MPEP ou au PS Montebourg réfléchissent à réenracinement de la culture et du tissu économiques. Le lien patriotisme-internationalisme, et socialisme-question nationale (en l'occurrence question nationale tchèque, celle d'un petit pays régulièrement écrasé par les empires, comme tant d'autres en Europe centrale), mérite toute notre attention, et dans le texte de Stoll, si l'on remplace "petit bourgeois" par "bobo" et "Paris" par "NewYork", on ne sera pas très éloigné des problématiques de notre temps.

 

J'ai été fort content d'apprendre aussi dans la préface de Stoll que Fucik fouinait chez les bouquinistes pour ressusciter des écrivains progressistes "démocrates" comme il disait du 19ème siècle, injustement oubliés ou caricaturés par la culture bourgeoise de son temps. Il disait qu'il fallait faire cela pour la Bohème comme pour toute l'Europe.

 

Il le fit notamment pour Bozena Nemcova, auteure de beaux contes populaires tchèques au 19ème siècle à l'héritage passablement affadi par la culture bourgeoise praguoise et qui pourtant, comme le résume Stoll (p. 13) fut "une des rares personnalités tchèques qui dans ce pays tchèque à demi féodal des années 40 du siècle passé s'intéressait déjà aux idées de Saint-Simon et de Fourier et qui payait cela par sa destinée misérable".

 

On est très loin là de la Bohème métaphysique "austro-hongroise" de Kafka à Patocka dont les étudiants de Sciences po de ma génération ont été saturés (il faudrait aussi dire un mot, mais je ne veux pas faire trop long, de l'opposition radicale de Stoll aux interrogations existentielles et du Julius Fucik "anti-Hamlet" qu'il nous présente).

 

Le projet de remémoration que défendait Fucik doit sans cesse être recommencé à mesure qu'une culture futile et bourgeoise vient recouvrir d'un linceul les combats du passé et ceux qui le menèrent, dans l'ordre de la création intellectuelle comme dans tous les autres modèles. Une tâche immense à laquelle les apparatchiks payés par ce qu'il reste des partis communistes ou progressistes consacrent une énergie à mon sens insuffisante ou qu'ils ne savent pas faire connaître en dehors de leurs cénacles.

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