« Intellectuel » organique / « intellectuel » critique
J’étais hier à l’ambassade de Cuba. Je n’étais pas invité, j’accompagnais seulement une amie.
L’endroit est agréable, modeste : un de ces petits immeubles modernes du 15 ème arrondissement, probablement encore rempli d’amiante.
Successivement l’ambassadeur, un député, et la fille (ou « une » fille) du Che se sont exprimés.
Je dois dire que c’est la troisième fois en trois mois que je me trouve en présence de discours officiels de pays sous embargos ou frappés de sanctions économiques. Je n’avais nullement l’habitude auparavant d’avoir affaire à des autorités, et je ne compte pas du tout la prendre. Non pas que je méprise les officiels, loin de là. J’ai moi-même suffisamment eu jadis à prendre des responsabilités en tant que fonctionnaire pour savoir combien leur tâche est noble et difficile, très éloignée (et très au dessus dans l’échelle des valeurs) des facilités nombrilistes que tout intellectuel peut s’offrir.
Simplement le problème est celui de la répartition des tâches. Mon engagement politique, depuis la guerre de Yougoslavie, je l’ai construit en tant qu’ « intellectuel » (même si je déteste ce terme ampoulé inventé par Clemenceau). C'est-à-dire que j’ai voulu mettre au service du plus grand nombre ma formation, ce qu’on m’avait appris à l’école et que d’autres pour diverses raisons n’ont pu connaître. Plus précisément j’ai voulu être un « intellectuel » critique, c'est-à-dire un « intellectuel » qui interpelle son époque sur les folies qu’elle commet, et non (pour reprendre la terminologie de Gramsci) un intellectuel « organique » qui s’emploie à légitimer ce qui existe.
Or j’estime qu’il n’est pas dans le rôle d’un « intellectuel » critique de trop fréquenter les ambassades. Ou, plus précisément, la voix de l’ « intellectuel » critique en moi ne l’aime pas trop.
Qu’on me comprenne bien, car le terrain est ici miné par les diverses propagandes, et les nombreux vices de pensée de notre époque.
J’approuve la Révolution cubaine, je souhaite qu’elle perdure, et même, je le dis, j’approuve que Fidel Castro l’incarne et la perpétue le plus longtemps possible.
Pourquoi ? Parce que la politique c’est l’art du possible. Je connais trop bien le mécanisme des rapports de force entre Etats, et, plus précisément, de l’impérialisme (c'est-à-dire la force néo-coloniale des Etats du Nord combinée aux lobbys économiques et culturels), pour ignorer qu’à bien des égards Cuba n’avait d’autre choix, que de garder Castro à sa tête si elle voulait conserver sa révolution. Il est évident qu’à la première élection pluraliste organisée dans les années 1960 ou 70 les Etats-Unis, et l’extrême-droite à Miami auraient repris le pouvoir, de manière plus ou moins insidieuse, à grands coups de dollars. C’est l’évidence même. Il fallait être aussi éthéré que Sartre et l’intelligentsia « Nouvel Obs/Libé » de l’époque pour ne pas le voir.
Il faut le dire avec la plus grande force. Mon ami Rémy Herrera en mai m’adressait cette remarque : « Un intellectuel doit être critique. C’est sa fonction. Mais au bout du compte il faut quand même qu’il puisse trancher. Il doit pouvoir dire s’il est pour ou contre la révolution cubaine, et le dire avec clarté ». Si je me souviens, bien il me disait cela pour ajouter que des gens comme Tony Negri n’étaient à l’évidence pas, malgré leurs circonvolutions intellectuelles, « pour » la révolution caribéenne.
Moi je suis pour, cent mille fois pour. Je hais ces considérations de petits bourgeois qu’on trouve dans toute la gauche – y compris au PC – pour qui la critique de Cuba fonctionne comme une preuve de pureté personnelle, et ne s’accompagne jamais d’un acte de soutien clair.
Donc oui, je suis pour, archi-pour. Et même si l’on venait à me démontrer – ce que je ne crois guère – qu’il y a beaucoup de prisonniers politiques sur cette île, que la peur y est plus répandue qu’on ne croit (ce que prétend la propagande américaine), je serais encore pour, à cause de ce que le gouvernement cubain a fait pour la santé, l’éducation, contre le racisme, contre l’exploitation capitaliste sur son territoire et à l’étranger. Aujourd’hui toutes les révolutions naissantes en Amérique latine doivent énormément à Cuba.
Mais j’ajoute immédiatement que ma place n’est pas dans les ambassades cubaines, ou du moins qu’elle ne doit pas y être trop.
Parce qu’un « intellectuel » critique est un homme sur la brèche. Il combat les mensonges des grandes puissances de ce monde : la Maison blanche, les grandes banques, les multinationales, la grande bourgeoisie des pays développés, tous ces gens qui vampirisent notre planète.
Je peux rendre quelques services en disant du bien de gouvernements sympathiques comme celui d’Hugo Chavez, mais même de cette facilité là, je ne dois point abuser, je ne serais pas dans mon rôle. J’aimais bien ce que disait naguère Bricmont sur cela (même s’il est devenu depuis lors un peu plus ennuyeux dans sa manière de prendre le mouvement pacifiste de haut), quand il expliquait qu’on ne connaissait jamais assez bien une réalité locale pour pouvoir dire du bien ou du mal de ce qu’y font les autorités, et qu’en tout état de cause l’opinion sur le gouvernement (et donc l’éventuel soutien aussi bien que la critique) devait être l’affaire des populations sur place, et non des intellectuels étrangers.
Il y a des tas de choses qui, dans les discours officiels de gouvernements progressistes hostiles aux Etats-Unis, ne me plaisent pas trop. Par exemple, même si j’exècre absolument la façon dont les Etats-Unis entretiennent le terrorisme le plus cynique contre le peuple cubain, ainsi qu’ils l’ont montré dans l’affaire Posada Carriles, a priori je n’aime pas beaucoup que les ambassades cubaines fassent témoigner des filles ou fils de civils tués dans des avions par les bombes terroristes du lobby du Miami. Parce que ce n’est pas de bon goût - et même c’est de la manipulation de l’émotion, un peu comme lorsqu’en Prinestrovie, on fit venir une vieille dame, veuve d’un militaire, qu’on employait à plein temps à raconter par le menu aux visiteurs du musée de Bendery le massacre de son époux par les nationalistes moldaves. C’est une instrumentalisation assez basse des affects, ce n’est pas prendre les gens pour des adultes. Je préfèrerais mille fois que le gouvernement cubain expose en termes intelligents, et chiffres à l’appui, le préjudice économique de l’embargo, ou qu’il nous fasse réfléchir à ce qu’aurait été le sort du Tiers monde depuis 20 ans si la révolution cubaine n’avait pas existé. Il y a des choses que je n’aime pas, et il y en a d’autres sur lesquelles je n’ai pas d’opinion. Quand le député cubain hier à l’ambassade se vantait de donner des jobs à tout le monde, y compris au jeune qui ne sait jouer que de la guitare en l’embauchant pour des concerts, j’ai tendance à me poser des questions de bon sens : « mais si n’importe quel jeune peut vivre de sa musique, combien de jeunes vont-ils renoncer à des tâches plus ingrates – les tâches bureaucratiques par exemple – pour se faire embaucher comme musicien ». Il y a toutes sortes de débats sur ces sujets – je me souviens des propos de Chomsky selon lesquels dans une société anarchiste bien faite on pourrait être heureux d’être éboueur (et en Corée du Nord des gens considèrent le métier de mineur comme le plus noble). Ce problème de l’ « employabilité » des gens est compliqué. Le système capitaliste le résout mal, et j’ai peine à me faire une opinion sur ce qu’on propose à sujet dans la gauche (cubaine ou européenne). Tout comme, disons le, j’ai du mal à me faire une opinion, sur cette démocratie participative (comités de quartier, comités citoyens) qui se met en place au Nicaragua, au Vénézuela, qui peut être la pire et la meilleure des choses. Mais j’estime que ce n’est pas à moi de me faire une opinion sur tout cela, de le soutenir ou le combattre, parce que c’est une affaire de souveraineté des peuples et des individus à l’endroit où ils se trouvent. Je dois défendre Cuba, le Nicaragua, le Venezuela comme expérience de résistance progressiste, mais non point m’engager trop dans le soutien ou la critique en détail de ce que ces expériences recouvrent concrètement.
En revanche je peux réfléchir à ce que j’y vois pour ensuite proposer quelque chose pour mon propre pays. C’est un peu ce que j’ai tenté de faire dans la brochure « Programme pour une gauche décomplexée » que Le Temps des Cerises vient de publier. Il me semble que la faculté de proposer est encore un attribut possible de l’ »intellectuel » critique, et même son devoir, pour ne pas demeurer dans la facilité de la condamnation. Mais il doit le faire pour son pays, pour l’endroit où il vit chaque jour et qu’il connaît le mieux. C’est ce que j’esquisse dans cette brochure.
Commenter cet article