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Le blog de Frédéric Delorca

Compte-rendu d'un colloque à Sciences-Po

1 Novembre 2007 , Rédigé par Frédéric Delorca Publié dans #Peuples d'Europe et UE

Voici un article que j'ai publié dans le numéro de novembre 2007 du mensuel La Lettre de Bastille-République-Nations. Le titre est du patron du journal, Pierre Lévy, ainsi que certains ajouts qui renforcent la tournure un peu humoristique de la version originale.

F. Delorca


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BRUXELLES ET CIE

Le Conseil d’Etat et Sciences-Po tenaient colloque, le 12 octobre, sur l’Europe

Un débat poignant

 

 

Le colloque organisé par Sciences-Po et le Conseil d’Etat, consacré à l’« adaptation » des Etats à l’Union européenne, a notamment donné lieu à des interventions d’auto-flagellation française. Des intervenants ont par ailleurs loué la « pondération » qui prévaut dans les instances bruxelloises, par opposition aux affrontements nationaux. En revanche, l’échec de l’élargissement a été souligné, tandis que Jacques Delors ne cachait pas son pessimisme sur l’avenir de l’Europe.

 


L’Institut d’Etudes politiques de Paris (« Sciences-Po ») co-organisait et accueillait, le 12 octobre, une initiative européenne en partenariat avec une vieille institution adoubée par Napoléon et par la République : le Conseil d’Etat. Le carton d’invitation était sans ambiguïté sur l’état d’esprit des hôtes de la réunion, qui entendaient mener à bien « cette journée d’études afin de poursuivre la réflexion sur les stratégies d’adaptation des Etats membres et de leur administration au modèle européen ». Ce colloque, intitulé « les administrations nationales et l’Union européenne » se proposait donc notamment de tracer le bilan et les perspectives de l’élaboration et de l’imposition des directives européennes aux Etats membres. Un rapport de la haute juridiction vient d’ailleurs d’être publié sur ce thème.


Afin que nul n’oublie l’impératif d’« adaptation » à l’Europe, l’invitation précisait que « la première table ronde sera consacrée à l’organisation et à l’adaptation des Etats membres aux enjeux européens. La réflexion portera sur la manière dont les administrations des différents Etats membres doivent faire évoluer leurs modes de fonctionnement internes, afin de tirer au mieux les conséquences des politiques européennes ». 


Dans le cadre de ce premier débat – animé par une journaliste du Frankfurter Allgemeine Zeitung, véritable clone des présentatrices d’Arte – se sont d’abord succédé de hauts fonctionnaires espagnol, autrichien et suédois, plus euro-enthousiastes les uns que les autres. Leur propos principal visait à décrire les modalités techniques d’une intégration plus rapide des normes européennes dans les pratiques administratives et – serpent de mer européen depuis vingt ans – d’une meilleure implication des parlements nationaux, des collectivités locales, de la « société civile ». Ce, afin de mieux « faire comprendre » la « construction européenne », et de tenter de susciter une adhésion plus forte des peuples supposés incultes. A aucun moment ne fut posée la question de l’intérêt précis de ces derniers. A travers les exemples évoqués, la vulgate néo-libérale servait à l’évidence de boussole à la politique européenne : le secrétaire d’Etat espagnol, Alberto Navarro Gonzalez, cita comme principal acquis de l’adhésion de son pays la disparition du déficit public ; le représentant de Vienne, Gregor Woschnagg, se félicita quant à lui qu’un coup de fil de Pedro Solbes (commissaire européen aux affaires économiques de 1999 à 2004) au chancelier autrichien ait convaincu son gouvernement de remettre en cause l’âge légal de départ à la retraite.


Dans cette série d’exercices quelque peu convenus, l’intervention finale du sénateur Hubert Haenel, ex-membre du Conseil d’Etat et président de la délégation pour l’Union européenne du Sénat (un élu alsacien dont l’avis pèse dans les milieux européistes) détonnait. A la différence des autres intervenants qui s’étaient employés à exposer sous un jour plutôt favorable – quoique souvent nuancé – les mesures prises par leurs propres Etats pour se mettre en phase avec Bruxelles, le sénateur français consacra son temps de parole à un réquisitoire virulent contre son propre pays, accusé de penser l’Europe exclusivement comme une « France en plus grand », et de ne se rendre dans les instances de l’Union que pour lire des déclarations de l’exécutif français, sans aucun esprit d’ouverture à l’égard des autres délégations. Cette mâle repentance fut complétée par une apologie en bonne et due forme des « euro-régions » et du Sénat : la Chambre haute est aujourd’hui directement reliée à la Commission européenne sans intermédiaire gouvernemental.


Le public, nombreux, essentiellement composé de représentants d’administrations, de magistrats (dont les présidents de cours suprêmes étrangères), d’acteurs associatifs et d’élus locaux, était d’avance acquis à cet exercice d’auto-culpabilisation. Il applaudit chaleureusement, au moment des questions de la salle, une jeune Allemande qui, nommée directrice dans un ministère français, reprocha aux autorités de Paris leur refus de l’intégrer dans le corps des administrateurs civils.


Valeurs humaines et amitié


« En 2007, la France est de retour en Europe et nous nous en réjouissons », avait claironné l’animatrice du débat matinal, en hommage au rôle de Nicolas Sarkozy dans la mise au point du projet de traité européen. Pourtant, les débats de l’après-midi, consacrés aux « mécanismes européens de décision » (animé par un journaliste de Libération) et aux « relations entre le juge communautaire et les juges nationaux » (sous la houlette du vice-président du Conseil d’Etat), avaient de quoi tempérer cet optimisme affiché. La plupart des propos tenus en cette seconde moitié de journée s’articulèrent de fait autour de deux axes : un éloge des « valeurs humaines » qui guideraient la construction européenne ; et une reconnaissance des impasses institutionnelles dans lesquelles cette construction s’englue.


M. Navarro Gonzalez s’était, lors du débat matinal, appesanti sur le caractère  « unique » des valeurs culturelles communes à notre continent en termes « de solidarité, de refus de la peine de mort », allant même jusqu’à s’exclamer : « aucun citoyen ailleurs dans le monde ne bénéficie d’aussi bons droits que les Européens ! ». L’après-midi, l’ambassadeur d’Irlande, Ann Anderson, mit l’accent sur les qualités affectives qui président au processus décisionnel européen dans les organismes du Conseil : « sens de l’amitié, de l’écoute, du compromis » – au point qu’on pût craindre un instant que, d’émotion, quelques larmes ne fussent versées au sein du public. Pour sa part, l’eurodéputé socialiste Bernard Poignant marqua particulièrement l’assistance en décrivant le parlement européen comme un univers pacifié où les effets oratoires et le charisme des individus s’effacent derrière le travail laborieux de la traduction, et la lecture sérieuse des textes.


Une ode vibrante à la modération, à la souplesse, à l’écoute d’autrui, qui visait manifestement, par contraste, à jeter l’opprobre sur les cultures nationales marquées du sceau de l’affrontement et de la discorde. Mais qui dissimulait cependant mal, à la longue, l’isolement de cette « euro-culture » dans l’océan des peuples auxquels on rêve de l’imposer. M. Poignant lui-même le reconnut tristement au fil de son exposé : l’Union européenne n’a pas, dans ses territoires, les relais administratifs et politiques dont dispose, par exemple, l’Etat français, avec ses préfets, ses élus locaux, et qui pourrait ainsi la mettre en prise avec la réalité quotidienne des citoyens. De sorte que le lien de l’UE avec le terrain ne peut provenir que de deux courroies de transmission : d’une part les Etats-membres (et notamment leurs parlements, mais aussi de plus en plus leurs juridictions, comme le montra la dernière table ronde) ; d’autre part les divers lobbies économiques et ONG basés à Bruxelles, dont l’eurodéputé bayrouiste Jean-Marie Cavada était chargé de défendre le rôle. Or les premiers sont souvent accusés de ne pas « jouer le jeu » correctement – une accusation qui rejaillit sur les médias, TF1 ayant été notamment accusée de « provincialisme franco-français » – et les seconds ont une légitimité fragile.


A ce tableau déjà peu enthousiasmant pour un public europhile, s’ajoutent les incohérences résultant de l’élargissement à l’Est : M. Cavada et l’ancien conseiller d’Helmut Kohl, Joachim Bitterlich, s’accordèrent pour reconnaître que ce Drang nach Osten était issu de négociations bâclées et avait débouché sur un échec. Le premier, particulièrement en verve contre la Pologne et la Slovaquie, dont il demanda la « suspension » de l’Union européenne pour cause de non respect de la Charte des droits fondamentaux (c’était avant les élections polonaises), accusa même les « grands pays de l’Union » d’avoir intentionnellement fait adhérer des pays d’Europe centrale non encore débarrassés de leur « nationalisme » pour pouvoir ensuite légitimer leur propre repli sur leurs intérêts nationaux. Il fallait y penser. 


A cet émouvant concert de pleurs s’ajouta la très brève intervention – dix minutes – de Jacques Delors. L’ancien président de la commission européenne dénonça pêle-mêle le retour en force des logiques intergouvernementales, l’enfermement des institutions bruxelloises dans la paperasse bureaucratique, l’affaiblissement de la Commission transformée en « collection de hauts fonctionnaires au lieu d’être un collège » qui, du coup, « en fait trop » et s’enlise dans les contradictions. Pour lui, le projet de traité ne fait que confirmer cette tendance néfaste, la dernière chance de relancer l’Europe étant finalement la « différenciation », c’est-à-dire le lancement d’actions communes par un nombre limité d’Etats (comme la monnaie unique ou l’espace Schengen) auxquels d’autres membres de l’Union pourraient s’agréger par la suite. L’intervention fleuve du secrétaire d’Etat français, Jean-Pierre Jouyet, ayant empiété sur le temps consacré aux questions du public, celui-ci ne put interroger plus avant l’icône révérée de l’Union. Une partie de l’auditoire, dont l’enthousiasme avait été quelque peu douché, en fut vaguement désappointé.


Tout le monde n’avait cependant pas perdu son temps, loin de là. Non sans un humour certes involontaire mais édifiant, le carton d’invitation précisait : « cette journée d’étude peut être validée au titre de la formation permanente des avocats ».

 

FREDERIC DELORCA


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