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Horkheimer et les réformateurs religieux
Tous les lettrés connaissent vaguement l'existence de l'Ecole de Francfort, ne serait-ce que parce qu'on leur apprend qu'Habermas en est issu.
Je relisais récemment un bouquin d'un de ses membres les plus éminents, Max Horkheimer, Théorie Traditionnelle et Théorie Critique (ed Tel Gallimard, j'ignore s'il est encore édité). Je m'y suis plongé par désoeuvrement comme je l'avais fait avec Le génie du Christianisme de Châteaubriand il y a quelques mois.
Bizarrement j'ai découvert à cette occasion qu'un de ses essais, qui forme un chapitre du livre, "Egoïsme et émancipation", daté de 1936, se penche sérieusement sur un sujet qui me tient à coeur : le lien entre réforme politique et réforme morale. Il s'intéresse particulièrement à Rienzo, Savonarole, Luther, Calvin, et d'une façon très suggestive étend sa liste jusqu'à Robespierre.
Il y a dans sa démonstration de fâcheuses simplifications inhérentes au dogmatisme marxiste qui l'incitent à voir dans ces prédicateurs de simples "chiens de garde" de la bourgeoisie dont l'unique fonction est de "formater" le peuple en fonction des intérêts de cette classe, en retournant ses aspirations légitimes vers une forme de flicage de soi-même et d'autoculpabilisation permanente. Tout cela n'est pas satisfaisant intellectuellement car cela ne permet pas de comprendre par exemple l'engouement de la noblesse française pour le protestantisme (une noblesse aux intérêts souvent opposés à ceux de la bourgeoisie). Mais Horkheimer a raison quand même de souligner ( et c'est le b-a ba de la sociologie) qu'une quête spirituelle ne nait pas "hors sol", que Luther a beau être un fils de paysan, il s'adresse tout de même à une certain public urbain, et, à ce titre, est tributaire des mouvements sociologiques de son temps, c'est-à-dire de la montée de la bourgeoisie dans les villes.
Il y a des remarques très importantes dans le travail d'Horkheimer, sur la convergence de la théorie protestante avec l'individualisme bourgeois sur la question de la rupture avec un clergé romain médiateur de la relation aux Ecritures, ou sur la valorisation de la "vocation" dans l'activité professionnelle. J'aime beaucoup l'inspiration nietzschéenne du philosophe qui reproche au penseur moustachu un certain an-historisme, mais lui rend aussi hommage sur certains points. Elle lui permet de livrer une critique radicale du protestantisme dont il dénonce tout à la fois l'anti-intellectualisme (je n'y avais jamais songé), et la haine profonde des masses (autrement dit aussi sa haine de vie, j'y reviendrai).
Bien sûr on peut être sceptique quand il reproche à Savonarole d'avoir fait augmenter le prix du pain en taxant les riches propriétaires (une façon quand même un peu artificielle de poser le prédicateur en agent de la bourgeoisie à la fois contre la noblesse terrienne et contre le prolétariat), mais plus intéressantes sont ses remarques sur les assemblées populaires au centre des prédications, de ce qui s'y joue de la construction et de la déconstruction de la subjectivité politique du peuple (on peut transposer ça à l'étude contemporaine du rôle de la télévision ou d'Internet, qui ont aussi leur prédicateurs propres). Mëme si la religion ou la morale ne sont jamais réductibles aux rapports de forces sociologiques, il est toujours bon de se démander qui elles servent. L'interrogation sur leur responsabilité politique doit nous hanter. La morale doit ainsi être élargie à la sociologie.
Horkheimer dresse au terme de sa chronologie un portrait qui m'intrigue beaucoup de Robespierre en dernier des prédicateurs bourgeois, usant lui aussi de "grigris magiques" comme les cocardes mais aussi sa vertu personnelle (voir l'opposition avec l'actrice Claire Lacombe p. 216). Robespierre mystique de son Etre suprême, arrivant là au bout d'un processus, et donc à la limite d'un autre quand il doit arbitrer entre plafonnement des prix et blocage des salaires, n'osant pas finalement "le grand saut" dans l'alliance avec le prolétariat (puisqu'il n'ose même pas donner les biens des "suspects" aux sans-culottes pauvres, ce qui eût créé une classe qui dût tout à la Révolution), et qui de ce fait mérite les insultes de la foule parisienne quand on le conduit à l'échafaud.
Le point qui fait le plus question dans la thèse d'Horkheimer, c'est bien sûr son option freudomarxiste. Il y a chez lui une sorte de mysticisme de l'énergie sexuelle, comme il y a une mystique du prolétariat. D'ailleurs il rend hommage à Wilhelm Reich qui fut une caricature dans ce domaine. Pour lui, répression du peuple et répression sexuelle (donc répression de la vie), vont de pair. Et d'une certaine façon la phrase de Saint Just "Le bonheur est une idée neuve en Europe" est pour Horkheimer un des signes de la position-limite des jacobins qui sur la question sexuelle comme sur la question sociale, les place à l'orée d'un autre monde, un monde qui sortirait du culte morbide de l'effort et du devoir propre au monde bourgeois, pour valoriser réellement l'égoïsme pulsionnel tel que le défendent des philosophes sceptiques matérialistes d'Aristippe de Cyrène et Epicure (c'est Horkheimer qui cite lui-même ces exemples, tout en se trompant sur Epicure) à Voltaire et Diderot.
A la différence du vulgarisateur Onfray, je ne suis pas certain qu'on puisse continuer à "bricoler" avec le freudo-marxisme. On ne peut pas simplement donner acte à Horkheimer des critiques qu'il adresse au conservatisme réactionnaire de Freud et estimer que sur cette base on peut continuer à suivre l'Ecole de Francfort. Ce qui est critiquable chez Freud ce n'est pas seulement son conservatisme, mais toute une méthode théorique et pratique. Idem chez Marx. En même temps on ne peut pas complètement jeter le bébé avec l'eau du bain. Tout en étant encore trop fidèle à Freud, Horkheimer a quand même le mérite de poser la question d'un au-delà de la sexualité bourgeoise et de sa combinaison avec un au-delà de la répression des classes inférieures. Et la question reste d'actualité quand bien même le capitalisme en est venu à intégrer un certain érotisme à son fonctionnement répressif (voyez Luc Boltanski à ce sujet).
L'excès d'historicisme
J'écoutais ce matin Répliques de Finkielkraut sur Sade (France Culture). J'y entendais un historien énumérer "Il y a eu le Sade figé dans la psychothérapie du XIXe siècle, le Sade vu par les surréalistes comme un libérateur du désir mais cette vision est rapidement devenue caduque, le Sade des années 60, celui d'aujourd'hui."
Je n'aime pas cette vision radicalement historiciste de la réception des oeuvres et de l'évolution des idées. Même si moi-même je ne cesse de constater le passage du temps et d'évaluer notamment combien les idées des années 60 sont dépassées aujourd'hui, je crois que ce serait une erreur de réduire nos mots, nos visions, à des "époques" : telle notion allait bien avec le temps où l'on portait des jeans et le poil long, et où on voyageait avec tel type de voiture, telle autre avec le port de tuniques romaines etc.
Même d'un point de vue positiviste il y a au moins un élément qui s'oppose à cet historicisme radical : la constance depuis 200 000 ans, de certains réflexes, et de certaines aspirations, ancrés dans la nature humaine, et qui en forgent l'arrière-plan existentiel (on n'ose dire métaphysique) par lequel les interprétations stoïciennes, surréalistes, jansénistes etc, de certaines images, de certaines histoires, peuvent être aussi les nôtres. A travers ces constantes, nous pouvons nous approprier les univers et préoccupations des autres époques, et même les refaire vivre, tout en leur trouvant de nouveaux prolongements, et c'est grâce à cela, à cette perpétuelle actualité du passé (que nous pouvons aborder sans anachronisme, sans nier ce qui dans le passé n'est plus nôtre et n'est pas réductible à notre temps) que nous saisissons l'unicité de l'aventure de notre espèce, celle de son avenir, de son présent et de son passé, voire que nous renouvelons et éclairons différemment par le détour par le passé des problématiques contemporaines sclérosées.
Le refus de la résilience, la mort des ennemis, le souvenir de Manuel Fraga
Un des aspects les plus détestables de notre époque est la manière dont elle réduit toute la vie humaine à sa dimension fonctionnelle : nourriture, sexualité, plaisirs en tous genres ne sont plus conçus que comme des manières de "faire tourner la machine", redynamiser le corps, en évitant les moments désagréables pour éviter que le face à face avec lui-même n'aggrave la névrose. Dans cette économie de la fonctionnalité, la mort, comme tout le reste, est réduite à du presque rien, une série de procédures (celles de la "fin de vie", à l'hôpital, celle du rituel funéraire pris en charge par de sociétés commerciales), et une lourde obligation de "résilience" imposée aux survivants.
Cette confiscation de la mort fait partie de la montée de l'insignifiance dont parlait Castoriadis il y a 15 ans, et il est de notre devoir le plus impérieux de nous y opposer par tous les moyens. Nous devons refuser de "faire notre deuil", refuser l'acceptation de la mort, par tous les moyens, et affirmer que les morts qui nous ont été chers sont toujours vivants pour nous, que nous vivons encore certains moments passé avec eux, que par beaucoup d'aspects le temps n'aura pas passé aussi longtemps que notre mémoire le retiendra. C'est un devoir de résistance aussi bien politique qu'existentielle qui s'impose ici à nous. De même que, concernant les vivants, nous devons tenter de garder à l'esprit toujours leurs visages de jeunesse (à vingt, trente, quarante ans), et retenir les moments du passé que nous connaissons d'eux.
Valoriser les instants du passé, et la mémoire des morts aussi bien que celle des vivants, est une façon d'affirmer catégoriquement la valeur inaliénable et absolue de tout ce qui est vécu, comme de tout ce qui a vécu, et plus le monde actuel tente nous imposer le non-sens de son fonctionnalisme plus cela doit-être proclamé avec fermeté.
Nous devons appliquer le même respect et le même refus de la résilience au trépas de nos ennemis. Le 15 janvier 2012 Manuel Fraga, ex-président de la Xunta de Galice et ex-fondateur du Parti populaire espagnol est décédé à Madrid à l'âge de 89 ans. Des communistes s'indignent qu'un hommage lui soit rendu. Il avait été ministre de Franco (du tourisme, je crois), certains écrivent qu'en outre il serait responsable de la mort de cinq ouvriers basques (j'ignore dans quelles conditions et si même c'est exact).
Je crois que cet homme bénéficiait d'un fort capital de sympathie dans le système démocratique déjà vermoulu (vermoulu avant même que d'avoir vu le jour) de la nouvelle Espagne. Notamment parce qu'il s'était retrouvé embarqué dans le même bâteau que l'eurocommuniste Santiago Carrillo quand les Cortès avaient été pris d'assaut par les gardes civils. Je me revois, en 1994 dans une restaurant de luxe de Madrid, à la table de l'actuel porte-parole du Quai d'Orsay avec Pilar Cernuda, une sorte de Christine Ockrent espagnole, qui nous racontait cet épisode sur lequel elle l'avait interviewé. Je sais bien que les "bons" que nous présente le système médiatique espagnol ne le sont pas, à commencer par ce roi imposteur les archives d'un ex-ambassadeur allemand viennent de révéler les sympathies pour les pustchistes de 1981.
Mais déjà dans les années 1990 j'aimais à écouter les interviews de Fraga qui avait en outre un côté un peu "taureau du Vaucluse", et un peu pantagruélien, complètement effacé dans les vidéos de lui qui traînent sur Youtube et qui se rapportent au soir de sa vie, quand il n'était plus que l'ombre de lui-même. Il était de ce monde de espagnol que j'avais détesté pendant l'enfance, des ombres de Cria cuervos, des manières insupportables de ma maître de conf d'espagnol au nom si aristocratique à Sciences Po (issue d'une vieille famille de la noblesse castillane, mais peut-être moins gerbante finalement que ce qu'on a fait d'Almodovar depuis lors...). Mais quelque chose émanait de son verbe, de ses intonations, qu'on ne pouvait réduire à des catégories simplistes.
Oui, je crois qu'on peut aussi refuser la mort de ses ennemis, d'autant que les individus sont rarement complètement responsables des crimes qu'on leur impute, à les supposer même établis. Pris dans des engrenages et des postures dont ils deviennent aisément prisonniers (à commencer par les engrenages des déterminations sociologiques), ils gardent tout de même des côtés "au delà" de la gangue du statut politique, tel ce Ben Laden dont on découvrait (sauf s'il s'agissait d'un mensonge de la propagande américaines, qu'il était fan de Whitney Houston). Cette capacité à "transcender l'engrenage", Fraga avait su la manifester dans les années 1990 dans son amitié indéfectible, assumée et affichée, pour Fidel Castro au moment où tout le monde diabolisait le dirigeant cubain. Le père de Fraga et celui de Castro venaient du même village galicien. Les deux anciens ennemis politiques communièrent à leurs racines communes comme deux vestiges d'un temps déjà mort pour eux, un peu comme Georges Clemenceau et Claude Monet si l'on veut.
Je ne veux rien savoir de Fraga ni rien retenir sauf cet instant où il dépassa les entraves de son personnage public pour tendre la main à Castro. C'est cette infinie capacité de l'humain d'être au delà des déterminations de l'instant qu'il faut sans cesse célébrer dans le refus de voir les morts mourir. Cette capacité qui parfois ne se manifeste que dans un geste, un soupir, un battement de cil. De ces gestes de retrait, ou de transgression des convenances, qui se figent dans une éternité pour autant qu'on en commémorera le souvenir, comme y invitait Kundera dans sa propre métaphysique du geste. Je sais que tout cela est dur à avaler au point de dégoût que l'humanité atteint à son propre sujet - un dégoût qu'elle exprime plus qu'elle ne le dissimule dans le culte de victimes, et la religion de "droits de l'homme". Et pourtant j'ose croire encore en la capacité de l'humain à remonter, comme un saumon dans le fleuve, au delà du processus récent qui l'a fait se haïr lui-même.
Châteaubriand, l'Anabase, le temps, Tesson et le dolmen de Barzun
Dans le Génie du Christianisme (Première partie livre V ch XIV), je lis ceci :
"Pour peindre cette langueur d'âme qu'on éprouve hors de sa patrie, le peuple dit : Cet homme a le mal du pays. C'est véritablement un mal, et qui ne peut guérir que par le retour. Mais pour peu que l'absence ait été de quelques annérs, que retrouve-t-on aux lieux qui nous ont vus naître ? Combien existe-t-il d'hommes, de ceux que nous y avons laissés pleins de vie ? Là, sont des tombeaux où étaient des palais ; là, des palais où étaient des tombeaux ; le champ paternel est livré aux ronces ou à une charrue étrangère : et l'arbre sous lequel on fut nourri, est abattu."
De retour du Béarn par un avion matinal aujourd'hui, je ne puis qu'éprouver à la fois la sincérité de ces lignes, écrites par un auteur qui a beaucoup voyagé, et leur profonde vérité existentielle pour tous les âges de l'humanité depuis sa sédentarisation au néolithique.
Ce que nous dit Châteaubriand, c'est qu'au fond il n'y a pas d'anabase possible, jamais de retour au point de départ (un constat qui se déduit d'ailleurs du "on ne baigne jamais deux fois dans le même fleuve" d'Héraclite). Et je sais gré au livre "Le Siècle" de Badiou, d'avoir attiré mon attention sur l'Anabase de Xénophon, dont je pressens que c'est un ouvrage sur lequel je devrai me pencher un jour.
Dans l'impossibilité de l'anabase, qui est une des modalités de l'inadéquation de l'homme au temps (le présent qui est toujours insaissable, la concencience qui ne perçoit le réel qu'avec une fraction de seconde de retard), se loge précisément la spiritualité de l'animal humain. Parce que notre espèce ne se distingue des autres que par son aptitude à avoir conscience du temps et son inaptitude à le saisir, elle crée et pratique de la spiritualité toutes les fois qu'elle s'installe dans cette problématique de la temporalité insaisissable.
Lorsque, comme samedi, je m'assieds à la table d'un Mac Donald's près de Pau avec Sophie qui était ma meilleure amie de lycée il y a vingt-cinq ans, lorsque je remarque que cet animal simiesque qu'elle est, tout comme moi, porte en elle, comme moi, des scènes d'une précision extraordinaire - telle matinée de novembre 1987, tel instant du 1er avril 1988 - même si chacun de nous ne se souvient pas des mêmes, ni de la même manière, lorsque j'observe que, comme moi, elle se débat avec cette ambiguïté du "toujours présent" et du "déjà si lointain", du "c'était hier nous avions 17 ans et aujourd'hui nous en avons 42", tout en sachant que toute l'humanité est saisie dans ces contradictions là depuis son origine (car c'est cette contradiction qui l'a fait humaine), nous sommes, à proprement parler en train de réaliser un exercice de spiritualité à deux, et nous portons la condition de notre expèce au point qui la caractérise le plus en propre, et la tient éloignée des autres animaux, au point d'ailleurs que nous devrions nous baptiser "homo temporalis" et non "homo sapiens", ou alors "homo sapiens temporalis".
A contrario toutes les fois où l'humanité oublie le temps, ou feint de pouvoir règler son "problème" avec lui, elle s'animalise et se banalise, ce qui est de plus en plus le cas de nos jours. En disant cela là, je me rapproche évidemment de Heidegger dont je m'étais distancié il y a quelques jours quand j'avais fait primer l'étant sur l'être. Mais ma vision reste profondément non heideggérienne sur d'autres plans, par exemple en ceci qu'il n'y a pas de primat de la mort dans ma conception de la temporalité, et que je vois mieux (comme toute notre époque d'ailleurs) la dimension animale de l'humain, y compris dans son langage, que ne le faisait Heidegger (de sorte que, par exemple, je ne verrais pas le langage comme une instance possible d'accueil de l'être, et d'ailleurs la notion d'être me cause un sérieux problème dans ce dispositif).
Ca ne signifie pas que je sousestime complètement ce que le langage apporte à la problématique du temps. Hier soir je lisais des lettres que certaines de mes amies (car les filles étaient plus à l'aise dans cet art) m'adressaient en 1993-94, trois ans avant l'apparition d'Internet et des mails. Je vois bien qu'une certaine durée (bergsonienne ?) inhérente à l'exercice épistolaire, et à l'engagement du corps dans cet exercice, libérait une place pour des mots (dans un français bien écrit et sans fautes, comme les femmes qui ont 23 ans aujourd'hui seraient probablement incapables d'en écrire à niveau d'études égal) qui par eux-mêmes pavaient le chemin des sentiments en dessinant pour eux une forme possible, sentiments par lesquels à son tour un nouveau rapport au temps (un nouvel exercice spirituel, conscient de lui-même ou non) pouvait se déployer.
C'est une possibilité que l'invention d'Internet a détruite.
De même je lisais hier dans le journal local La République des Pyrénées, que le village de Barzun, dans l'Est du Béarn, avait retrouvé son dolmen. Le dolmen a été déposé dans le sens qui était orignellement le sien, à savoir qu'il regarde le Pic du Midi de Bigorre, précisait le journal. Je l'ai déjà dit : ce qui me distingue profondément de la bourgeoisie urbaine, c'est que j'ai toujours appris, dans mon enfance, à regarder les montagnes, depuis les environs de Pau, de sorte que, pour moi, grimper sur elles pour faire du ski ou des randonnées, est proprement sacrilège.
J'observe que j'ai ce sens de la contemplation des montagnes, en commun avec les gens qui ont installé ce dolmen, il y a 3 500 ans, à défaut de l'avoir avec mes contemporains. Sylvain Tesson par exemple avoue qu'il n'avait jamais appris, avant de se retrouver seul sur les bords du Baïkal, qu'une montagne cela pouvait se regarder - le personnage révèle ainsi toute sa vacuité, comme dans son besoin d'amener avec lui un téléphone portable, un ordinateur, et une batterie de lectures convenues dont il ne tire rien d'intéressant dans tout son livre sauf des effets de manche affligeants.
Nos contemporains révèlent dans leur "besoin de skier", dans leur rapport d'exploitation avec les montagnes, et leur inaptitude à les contempler une complète absence de sens de la temporalité, et donc une animalité parfaitement fade, dont je me demande comment ils pourront en guérir un jour ... Voilà qui ne me rend pas optimiste.
Dixième anniversaire de la mort de Bourdieu
Deux pages dans Le Monde, deux pages dans la République des Pyrénées. Non je ne vous ferai pas le coup de la publication du scan de la lettre que Bourdieu m'a adressée trois semaines avant sa mort.
Non messieurs et mesdames, n'attendez rien de tel de ma part ce soir. Si vous voulez savoir ce qui s'est joué pour moi autour de la mort de ce sociologue, jetez donc un oeil à mes livres, à "Incursion" par exemple. S'il n'était pas mort je serais resté plus longtemps dans le système universitaire, puisque j'avais intégré son labo, et nous aurions peut-être avancé politiquement aussi, avec lui et Bricmont, ou peut-être serions-nous allés au clash. Je n'en sais rien. Ca n'a plus d'importance aujourd'hui.
J'ai laissé sur le Net son message sur mon répondeur en mai 2001, c'est bien assez. Il faut aller de l'avant. RIen n'est plus con, plus détestable, que toutes ces commémorations officielles, et les bourdieusiens patentés qui pondent des articles à cette occasion s'avilissent une fois de plus.
Le delorquisme dans les bibliothèques
J'actualisais hier la liste des bibliothèques qui ont un ou plusieurs de mes livres. L'occasion de redécouvrir le monde opaque des gardiens des temples du savoir. Une surprise de taille : Abkhazie, ce livre qui n'a fait l'objet que d'une vague recension dans Le Monde diplomatique et d'un signalement dans une revue arménienne a été commandé par près d'une trentaine de bibliothèques à travers le monde (dont plus d'un tiers hors de nos frontères).
Difficile de deviner pourquoi. Dans certaines bibliothèques suisses et étatsuniennes, le mot clé "delorca" ouvre sur deux entrées : un livre collectif sur Chomsky auquel j'ai participé, et le livre Abkhazie. On peut supposer que l'achat du premier (sur un sujet très populaire aux USA, dans l'intelligentsia) a entraîné la commande du second. Mais comment expliquer que la bibliothèque municipale de Valence en France, ou celle de Nice se soient prises d'amour pour l'Abkhazie dont personne ne parle, sans avoir acheté aucun autre de mes livres, pas même celui sur la Transnistrie ?
Du côté de mon roman, pourquoi la bibliothèque municipale de Marseille et celle de Tours s'y sont intéressées et pas les autres ? Pourquoi mon livre "10 ans" si mal commercialisé a-t-il malgré tout trouvé preneur à la bibliothèque d'Orléans (apparemment la seule en France) ainsi qu'à la Friedrich-Ebert-Stiftung Bibliothek de Bonn en Allemagne ? Tout cela est vraiment très étrange.
J'ai conscience que la publication d'un nouveau livre chez un plus gros éditeur pourrait créer un nouvel effet d'entraînement sur les anciens livres. Un de mes manuscrits est d'ailleurs dans les tiroirs de deux comités de lecture en ce moment. Je suis au point où des effets boule-de-neige commencent à devenir envisageables. Mais je reste toujours aussi peu stratège qu'auparavant, et même aussi désinvolte dans ma façon d'écrire : je me suis rendu compte, en composant mon dernier livre en décembre, que je suis incapables de rester plus d'un mois sur un manuscrit. Bon ou mauvais, il faut que tout soit bouclé en un mois.
D'aucuns imputeront peut-être cela à mon "inconstance", mais je ne veux pas que l'écriture nuise au cheminement. Elle doit l'aider, mais c'est le cheminement qui compte avant tout. Le mouvement.
Je me demande qui va me suivre sur les nouvelles pentes de ma pensée. Il faudrait surtout qu'un éditeur le fasse. Je n'ai pas été ravi de devoir recaser mon "10 ans" sous la forme actualisée "12 ans" chez Edilivres après un non-renouvellement de contrat chez Thélès. Mais au moins j'ai sauvé les meubles : tous mes "enfants" sont hébergés.
Le nouveau-né de décembre le sera-t-il ? Je l'ignore encore. S'il l'est je pense qu'il surprendra mes lecteurs. C'est un livre qui totalise ma pensée politique et éthique actuelle (du moins sur ses points essentiels). On y verra un frémissement d'évolution de ma conception du néo-stoïcisme, par rapport au livre que j'avais consacré à ce sujet en janvier 2011. Je pense que cette notion va encore évoluer chez moi. Je préfèrerais m'en débarrasser d'ailleurs car je n'aime plus trop les termes en "-isme", mais j'avoue qu'elle m'est de plus en plus utile pour désigner ma conception de la présence au monde. Elle va encore probablement s'enrichir et prendre de l'épaisseur dans les années à venir.
Notez qu'en ce moment aussi je suis travaillé par une phrase que j'ai écrite récemment sur l'ouverture aux êtres opposée à l'ouverture à l'être de Heidegger. Je me demande si ma philosophie de l'être n'est pas au fond très anti-heideggerienne. Car en tenant aux êtres (qu'Heidegger nomme "étants") plus qu'à l'être, je suis aussi dans un rapport au temps opposé à celui de Heidegger, et même à celui de Nieztsche et à ce que Nietzsche répérait comme spécifiquement allemand dans la métaphysique de Leibnitz à Hegel : le sens du devenir. Ne suis-je pas au fond, profondément, un ennemi du devenir ? Mais alors il me faudrait tuer mon père - Montaigne... Est-il raisonnable à mon âge de jouer les parricides ?
Systèmes politiques
L'historien Marc Ferro, pour qui j'ai une estime immense, racontait hier sur France Inter comment il avait eu des problèmes avec l'URSS de Brejnev dans les années 70 pour avoir exhumé dans un de ses films des propos de Lénine qui regrettaient explicitement que l'Union soviétique soit dirigée par un parti unique, et que la bureaucratie tsariste ait repris le pouvoir sous les couleurs artificielles du communisme. Il y avait aussi un texte dans lequel Lénine précisait que l'URSS n'était pas un modèle, mais juste un exemple de pays qui s'était affranchi du capitalisme - de cette modestie Staline aurait dû s'inspirer. Dommage que les sources n'aient pas été précisées au delà.
Il est toujours émouvant de saisir une doctrine politique à l'instant où une doctrine politique atteint l'apogée de son efficience, et de son potentiel, et se présente déjà au seuil de ses contradictions, de son déclin, au seuil du temps où elle devra se dévoyer pour survivre. Ce fut le cas du communisme soviétique dans les derniers mois de la vie de Lénine. Le cas aussi du socialisme internationaliste dans les années 1910-1911.
On devrait aussi étudier ce moment-là dans le nazisme (mais qui est capable d'étudier sereinement le nazisme de nos jours ?) ou dans le système politique américain à l'époque des Pères fondateurs. Il y a toujours un moment où la doctrine vacille, où elle ne tient plus la route, où elle ne peut rester sur la scène politique sans se renier plus ou moins, sans bricolages.
Au fait, j'ai appris récemment que les Pythagoriciens ont pris le pouvoir en Grande Grèce (le Sud de l'Italie, qui était le Far West des Grecs et le lieu de toutes les expérimentations) au Vème siècle av. JC. Si vous avez des éléments historiques sur cette expérience, je suis preneur. Les républiques religieuses (monastiques, philosophiques), m'intriguent beaucoup. Les royaumes aussi. Les régimes d'Akhénaton et d'Asoka, la république jésuite du Paraguay, le régime chiite communiste du Bahrein au Moyen-Age, les républiques de Cromwell et de Calvin, celle de Savonarole. Quand tout un pays devient un monastère ou le champ d'expérimentation d'une secte, un laboratoire.
L'autonomie de l'esprit
J'entendais il y a peu Alain Finkielkraut (sur LCP) citer cet aphorisme de Blaise Pascal : "La distance infinie des corps aux esprits figure la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité, car elle est surnaturelle." - Pensées (1670), 793 - .
L'agrégé de lettres utilisait cette citation à l'appui d'une défense de l'autonomie de l'école : l'école c'est l'esprit, et il faut lui donner les moyens de mettre à distance les corps du savoir qu'elle dispense.
A l'heure de la victoire des neurosciences cette autonomie de l'esprit est de plus en plus difficile à penser, le cerveau nous apparaissant lui-même de plus en plus comme un corps à l'anatomie et au fonctionnement transparents. De ce point de vue, la défaite de la psychanalyse est une perte (même si à d'autres égards il faut s'en réjouir). En relisant hier L'Individu, la mort, l'amour en Grèce ancienne de Vernant (livre de 1989), notamment son dernier chapitre, je mesurais combien l'auteur écrivait à partir d'une époque (époque dont je suis hélas le rejeton) qui trouvait légitime l'exploration par le sujet de son soi intime, de ses représentations ineffables. Cette exploration était en grande partie encouragée par l'idéologie psychanalytique. Et l'autonomie de l'esprit pouvait à ce moment-là s'identifier à l'autonomie relative de la psyché.
Tout cela est en train de se dissoudre, non seulement sous l'empire des neurosciences et du traitement médicamenteux (ou par la psychologie comportementaliste) des affects, mais aussi en raison de la globalisation néo-libérale qui traite l'individu comme une marchandise, le dissuade de prendre sa psychologie au sérieux, et l'aliène à la fois aux représentations d'un monde virtuel (Internet, téléphone portable etc), mais aussi à des impératifs juridiques (la political correctness) et à une survalorisation du corps (hygiénisme, centralité des sports et des soins esthétiques dans notre culture), le tout sur fond d'angoisse de la disparition totale de l'espèce et du monde vivant, tout un conglomérat d'objets de la conscience humaine au milieu desquels la notion d'autonomie de l'esprit n'a plus du tout sa place.
Pour redonner un statut à cette notion (que je crois valide), il faudrait partir du constat que faisait Jean-Didier Vincent dans La biologie des passions, de l'espèce de barrière anatomique qui protège en chaque individu le cerveau des stimulation corporelles, et reconstruire à partir de cette base organique le projet proprement politique et culturel d'une ré-autonomisation de l'esprit. C'est un enjeu considérable pour notre civilisation, et la partie est loin d'être gagnée d'avance.