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Petit tour d'horizon personnel
Un blog est censé ressembler à un journal de bord, mais on a parfois la tentation de le rendre impersonnel, de n'en faire qu'une sorte de support d'articles ou de nouvelles venant de ci de là. Pourtant je ne pense pas que je doive donner cette couleur-là à mon propre blog. Je dois continuer à revendiquer un caractère un peu "personnel", et même un peu "décousu" pour ce site. Je trouve cela nécessaire à ma propre respiration et à celle du lecteur.
Il faut montrer, au milieu des horreurs de ce monde, que notre petit "je" peut encore exister, qu'il a sa place, légitime au milieu de tout cela. Evidemment, je pourrais plus aisément affirmer un "je" libre sur ce blog si tous mes bouquins étaient publiés. Je veux dire non seulement "Dix ans sur la planète résistante", dont la parution ne saurait plus tarder, mais encore mon roman "La révolution des montagnes". Il est épouvantablement compliqué de publier un roman par les temps qui courent. Car cela se vend très mal sauf si on a un nom connu. J'ai une petite tactique en tête, mais qui prendra du temps... Pourtant c'est nécessaire. Je ne puis clairement poser le point de vue d'où je parle si ces livres ne sont pas publiés, car eux seuls peuvent dire à ma place tout l'arrière-plan de ce que j'écris ici. Dans les milieux parisiens, y compris les milieux soi-disant résistants ou de gauche, personne ne fait de cadeaux. On ne vous accueille pas à bras ouverts (je ne suis pas le seul à en avoir fait l'expérience). Il faut donc se construire sa propre position, son propre style, et ça doit se faire avec des livres.
Le positionnement politique n'est pas réductible à un style personnel, puisqu'il s'articule à des vérités universelles auxquelles tout un chacun, quel que soit son style, doit pouvoir adhérer. Mais il est du devoir de chacun de chercher à l'enrichir de son propre style. Je vois trop de gens gâcher leur engagement par une absence totale de style, ou plutôt d'exigeance stylistique.
Donc restons personnels autant que faire se peut.
Quoi de neuf donc dans notre horizon politique "personnel" ces dernières semaines ?
Dans mon entourage on se presse pour travailler sur l'Eurasie, avec les Russes, les Chinois, nouer des liens. Certains défenseurs du Tiers-Monde estiment cependant que ce n'est pas de là que viendra une dynamique anti-impérialiste véritable. "Nous ne sommes plus à l'époque de l'Internationale communiste, disent-ils, les grandes puissances asiatiques sont un contre-poids utile à la force américaine, mais pas une force au service de la libération des peuples du Sud". Voire. On apprend cette semaine que Chavez va acheter des armes à la Chine. La semaine dernière c'était à la Russie. Mais le débat mérite d'être posé. Ce débat sur le choix des alliances en ce moment est probablement le plus important. Plus important que tous ces jeux politiciens que j'entrevois, à gauche, entre Cohn-Bendit et Bové, ou, pire, au sein du PS, comme en rend compte de temps à autre le blog de Mélenchon. Toute cette réduction de la politique à des effets d'image. Mélenchon lui-même n'y échappe pas. Son enfermement dans le rôle du laïcard intransigeant et socialiste traditionnel ronchon sans aucune perspective stratégique que de préserver la "gauche du PS" de toute compromission avec ceux qui veulent en faire un Parti démocrate à l'américaine, voilà qui relève aussi du cliché, des effets d'image.
Peut-être avez-vous vu traîner sur Internet l'article "Crise Osséto-Géorgienne : Qui a piégé qui ?" de Jacques Sapir notamment sur le site UPR http://u-p-r.org/ab/index.php?page=article&id=62. C'est le meilleur texte sur la Géorgie que j'aie pu lire depuis un mois. Je précise que je ne sais pas du tout ce qu'est ce parti UPR. Mais Sapir est une autorité morale inconstestée en matière d'économie anti-néo-libérale et en matière de Russie. A propos de la Géorgie une amie me faisait remarquer que la reconnaissance de l'Abkhazie et de l'Ossétie du Sud n'est pas une bonne opération "diplomatique" pour Moscou (d'ailleurs seul Ortega a emboîté le pas de Poutine à ce sujet) qui du coup se donne une image de violeur du droit international. La Chine est plus cohérente depuis 1999 à ce sujet en refusant tous les sécessionnismes, de Pristina à Tskhinvali. En outre ce ballet militaire "je retire mes troupes, je ne les retire pas" n'est pas des plus adroits (Moscou se forge une image de puissance menteuse). Ils auraient mieux fait d'aller au bout de leur démarche en août et renverser Saakachvili en disant aux Etats-Unis : "Vous appliquez votre doctrine du regime change, nous appliquons la nôtre". Mais le rapport de forces mondial ne leur sans doute est pas suffisamment favorable pour qu'ils se permettent ce genre de d'audance. Du coup les voilà à faire une cotte mal taillée, risquant de voir le nationalisme géorgien renaître de ses cendres l'année prochaine. Et dire que l'Europe a promis 500 millions d'euros à la Géorgie en complément des dons américains. Sans l'ombre d'un débat public à ce sujet évidemment...
J'ai collecté quelques infos sur notre pauvre planète pour le blog de l'Atlas alternatif. Bolivie, Népal. Les bruits de bottes reprennent dans l'Est du Congo, une guerre impérialiste qui n'intéresse personne en Occident, même à gauche. Pourtant cette région fournit un métal rare utilisé dans les téléphones portables paraît-il. Qui sait, peut -être devons-nous nos téléphones à la guerre qui se déroule là bas, et aux pillages commis par les multinationales que ce conflit permet ?
Cuba a perdu 500 000 logements dans les ouragans. Mais pratiquement pas de vies humaines à la différence de ses voisins. Ils en sont fiers. Les bienfaits de la planification socialiste. Quelqu'un organise-t-il une collecte de fonds pour aider Cuba ?
L'accord de partage du pouvoir au Zimbabwe me laisse sceptique. Comment envisager un gouvernement (celui de Mugabe) qui ne dispose pas de la police ni de la force armée (attribuées à un Conseil de sécurité nationale dirigé par son adversaire) ? En tout cas cet accord pour l'heure coupe l'herbe sous le pied de l'interventionnisme occidental. Une bonne chose.
Rien ne va plus au Pakistan. Bien que son nouveau président soit le candidat des Occidentaux (le veuf de Mme Butto) - il succède à un Musharaff plus trop présentable aux yeux de Washington -, l'armée menace de tirer sur les Etats-uniens s'ils poursuivent leurs incursions sur le territoire pakistanais depuis l'Afghanistan... Et dire qu'au milieu de ces turpitudes M. Sarkozy défend encore l'engagement de la France aux côtés de Washington dans cette zone...
Au cabinet des curiosités vous entendrez sur http://www.libertyvox.com/files/RocKIK_IreneElster_070419.mp3 la voix d'une dame sioniste qui crache sur le MRAP et les syndicats. L'ensemble du contenu du site est du même tonneau. C'est pourtant un site auquel nos gouvernants prêtent une oreille attentive et bienveillante, puisque le conseiller diplomatique du ministre de la justice Mme Dati se donne la peine de lui adresser des mises au point (http://www.libertyvox.com/article.php?id=262).
A l'autre bout de l'échiquier un article de Meyssan explique sur son site que le couple Kouchner-Ockrent visait en réalité l'épouse de Richard Labévière (ambassadrice à La Haye) à travers le journaliste (qui était à la librairie Résistances récemment) et donc les forces "résistantes" du Quai d'Orsay. Meyssan toujours fidèle à lui-même va chercher des explications compliquées aux faits, en montant en épingle tel ou tel détail, puis, pour faire passer cette complication, la justifie par des simplications outrancières. Ce mélange du complexe et du simplifié est sa marque de fabrique, mais au total ça donne une édifice toujours un peu bizarroïde. J'avais noté la même chose à propos de son article sur la Transnistrie en 2007 où il mêlait des hypothèses compliquées et hasardeuses sur un possible "encadrement américain" des troupes moldaves en 1992, à des simplifications exagérées sur la Transnistrie (qualifiée à tort de "République socialiste") au moment-même où celle-ci se rapprochait des Occidentaux (ce qui échappa à Meyssan).
Que dire encore des informations glanées au fil de mes lectures et de mes conversations ? Je ne suis pas allé à la Fête de l'Humanité, n'ayant pas été invité par mon ancien éditeur, et ayant beaucoup d'autres choses à faire. Un mien ami dit que ce pourraît être la dernière, ce que je ne crois guère car on dit cela depuis 1989. Cette fois la raison tiendrait aux difficultés financières du journal.
Mon ami M y était pour présenter l'ABIVEN (annuaire bolivarien), j'aimerais bien l'interviewer à ce sujet. A suivre...
Samoa
L'île de Samoa est aujourd'hui le 47 ème Etat à reconnaître l'indépendance du Kosovo. La Serbie, qui a mené de grande opérations diplomatiques à l'ONU (notamment auprès des pays musulmans, obtenant le soutien de l'Indonésie et de la Malaisie) considère que les Etats-Unis n'ayant pu convaincre les pays de plus grande taille doivent se contenter des miettes. Elle espère obtenir une condamnation de la sécession kosovare devant la Cour internationale de justice. Les nationalistes kosovars y voient plutôt un succès relatif. Un inventaire exhaustif des positions internationales sur l'indépendance du Kosovo se trouve sur http://en.wikipedia.org/wiki/International_reaction_to_the_2008_declaration_of_independence_by_Kosovo. On observe que le Kosovo est davantage reconnu que Taiwan, mais moins que le Sahara occidental.
Les bourdes du Monde sur l'ex-Yougoslavie
FD
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> Cher Ourdan
>.
> Je me permets de vous signaler (avec retard) que votre article du 22
> juillet consacré à Radovan Karadzic « fourrier du nationalisme serbe »
> contient de graves erreurs d'interprétation en raison d'une chronologie
> défaillante, tout particulièrement dans le passage concernant Dobrica
> Cosic. Ainsi vous écrivez :
>
> « Lorsque le président serbe, Slobodan Milosevic, lui ordonne d'accepter
> un plan de paix international, _en 1994_, Radovan Karadzic refuse, et
> humilie son maître. Encouragé par le président yougoslave, Dobrica
> Cosic, écrivain qui avait allumé la mèche du nationalisme serbe dans les
> années 1980 en inspirant un Mémorandum de l'Académie des sciences et des
> arts de Belgrade, Karadzic se voit en futur dirigeant de la "Grande
> Serbie". _Milosevic, trahi, organise la destitution de Cosic à Belgrade
> _et, s'il continue d'approvisionner l'armée de Mladic, rompt
> politiquement avec Karadzic. »
>
> La destitution de Cosic (par le parlement fédéral) date en effet de
> _juin 1993_ (et pas de 1994). Elle s'est faite à l'initiative des
> radicaux du SRS (et non des socialistes du SPS). Le parti de Seselj
> soupçonnait en effet Cosic de mener une négociation secrète avec Tudjman
> en vue de la restitution de la Krajina à la Croatie.
>
> D'autre part, Cosic n'a rien à voir avec la rédaction du Mémorandum SANU
> à laquelle il n'a pas participé, et il n'a pas non plus encouragé
> Karadzic à refuser le plan Vance-Owen (rejeté par le parlement
> bosno-serbe_ en mai 1993_). Soucieux d'obtenir une lévée des sanctions
> de l'ONU contre la RFY, Cosic (président fédéral) et Milosevic
> (président de Serbie) s'étaient d'ailleurs tous deux prononcés en faveur
> de ce plan et ont désapprouvé la position intransigeante de Pale (à
> l'époque, en Serbie, seul le SRS a approuvé cette décision du Parlement
> bosno-serbe).
>
> En espérant que vous ferez preuve de plus de rigueur dans vos futurs
> articles sur le sujet, je vous adresse mes salutations.
"Une femme à Berlin - Journal 20 avril-22 juin 1945"

Il est des livres qui vous posent une foule de questions, du fait même de leur existence, et du fait de leur contenu. Tel est le cas de « Une femme à Berlin », journal anonyme tenu entre avril et juin 1945, publié en poche en France en 2006.
Des questions du fait de l’existence même du livre : parce qu’on ne peut pas être à l’aise avec un livre écrit dans une cave, un livre qui n’est pas de la fiction, une femme qui a fait le choix de s’isoler des angoisses qui l’entouraient pour jeter son point de vue sur des pages. Le geste même pose des questions à son lecteur, placé en position de complice de ce « splendide isolement » (même s’il n’est que sporadique, l’auteur étant aussi investie dans des processus d’entraide à divers moments), de son égoïsme peut-être (mais est-ce de l’égoïsme, ou une suprême générosité à l’égard de l’humanité ?). De complice, et de voyeur. Pas seulement voyeur de la souffrance (ne versons pas dans le misérabilisme) mais voyeur de l’existence des autres, tout simplement, sans le « filtre » de la fiction. L’existence du livre pose des questions au regard de ses conditions d’écriture. Au regard de ses conditions de réception aussi. Il tombe à la mauvaise époque, peut-être la pire d’ailleurs. Celle, où, pour des raisons idéologiques, le sacrifice de l’Armée rouge soviétique est en permanence sous évalué en Europe, voire dénigré, tandis que les pays baltes dressent des statues aux divisions SS. Comment justifier alors la lecture d’un livre sur la chute de Berlin, écrit par une femme, qui évoquera donc nécessairement les exactions de cette même armée ?
Je pense que l’auteur anonyme du livre, même si elle n’avait pas l’intention de publier ses pages, était consciente des obstacles moraux et idéologiques qui pourraient pervertir son intention profonde, et délégitimer, à différentes époques et pour des raisons différentes, les raisons-mêmes de son existence (même si son cercle de lecteurs devait se limiter à trois ou quatre personnes). Elle savait nécessairement qu’elle devait relever ce défi, et qu’elle ne pourrait le faire que par un surplus d’intelligence (ce qui toujours sauvera l’humanité de l’abjection).
Ce qui fait la grandeur de ce livre, c’est qu’il gagne son pari, sur toute la ligne. Il affronte la situation la pire, avec la finesse la plus grande, avec une froideur de ton, une sobriété, une force, qui fait honneur à notre espèce, et, disons le, qui fait honneur à la féminité (bien que fort peu de femmes seraient capables d’écrire un tel livre). L’ouvrage est si juste, si implacable, si intense, qu’on ne peut manquer de s’interroger sur la source profonde de tant de pertinence. Une expérience singulière, une heureuse disposition d’un corps (puisque tout passe par là dans l’écriture), peut-être aussi la richesse d’une culture allemande qui, même enivrée de nazisme, et même au seuil de sa plus grande catastrophe, jette ses derniers cris, les plus sublimes, à travers le poignet de cette femme dans une cave.
J’ai songé à « Nord » de Céline, à cause du cataclysme qu’il décrit. Exactement le même. Et pourtant cela n’a rien à voir. C’est plus concret, peut-être parce que plus féminin, et donc plus juste. Il y est toujours question d’achat de pommes-de-terre, de salles bains qu’on nettoie. Ce ne sont pas les propos d’un écrivain qui défend une posture, qui met un style, déjà bien rôdé, à l’épreuve d’une réalité, comme le fait Céline. C’est une écriture qui n’a pas le temps de chercher sa posture. Une écriture sous l’empire des faits, une écriture qui leur reste attachée sans pour autant en être esclave. Car d’un bout à l’autre il s’agit d’une écriture contre la servitude, sous toutes ses formes, y compris la servitude à l’égard des émotions et des passions.
On s’étonne parfois de voir mobilisées au service de cette entreprise des considérations sur la nature humaine chargées d’analogies avec le règne animal. Des considérations qui auraient été diabolisées en France aux grandes heures du structuralisme (de ce point de vue là, il est heureux que l’auteur du livre, qui eut trop d’ennuis lors de sa première publication en 1957, ait exigé qu’on attende son décès, en 2001, pour sa réédition). Il s’agit là sans doute des bienfaits de la première vulgarisation des études darwiniennes et de l’éthologie animale (Lorenz est le contemporain de ces textes), vulgarisation pervertie par l’hitlérisme, mais qui déjà permettait au regard d’une femme lucide de ne pas polluer son témoignage avec des considérations spiritualistes ou chrétiennes qui, en diminuant sa pertinence, auraient nui à sa liberté.
Aujourd’hui on parle de froideur, de cynisme dans ce récit. C’est une erreur. Il ne s’agit que d’exactitude. Et l’exactitude se paie d’une mise à distance permanente, laquelle fait justement ressentir, par son mouvement-même, l’atroce proximité de tout ce qui est décrit, tout en le rendant supportable.
Ainsi donc c’est une histoire de caves sous les bombardements, comme à Belgrade en 1999, comme à Bilbao en 1937, au Vietnam en 1967, comme en tant de villes depuis un siècle, surtout pendant la seconde guerre mondiale. C’est une histoire bien connue de survie d’une humanité dans des situations extrêmes. Humanité réduite à sa plus simple expression, à son animalité égoïste. Et qui pourtant même là reste marquée par ses caractéristiques sociales, sa culture – la discipline germanique par exemple.
C’est une histoire de confrontation avec l’Autre, le « Grand Autre » pourrait-on dire dans un ricanement antilacanien, car l’Autre est grand, c’est un moujik russe, qui pue l’alcool et le cheval. Il mesure souvent une tête de plus que ces femmes allemandes qu’il viole, et il pèse un quintal. Un moujik pluriel et pourtant toujours un peu le même à l’heure de se frayer un passage dans les sous-vêtements déchirés. Néanmoins, l’Autre n’est pas celui avec lequel nul dialogue n’est possible, au contraire. En partie parce que l’auteur a des connaissances rudimentaires de russe qui vont bien vite faire d'elle l'interprète du quartier, la passeuse. On peut envisager des stratégies de séduction avec lui, pour l’égarer, ou pour le mettre à son service contre d’ « autres Autres », si l’on peut dire. Chez lui aussi au cœur de son animalité transparaissent les traces de son vécu social, avec diverses nuances : celui-ci est un paysan directeur d’une coopérative de lait, celui-là un instituteur subtil avec qui on peut parler de marxisme. A mesure d’ailleurs que se noue l’échange au fil des étreintes forcées, la narratrice parvient à esquisser une psychologie fine de cette armée populaire, ces paysans imprévisibles, plus divers qu’il n’y paraît, qui n’aiment pas monter les escaliers parce que leurs maisons en Russie sont de plain-pied (les femmes allemandes ne découvrent que trop tard que celles qui habitaient aux étages sont épargnées par les viols à répétition), qui s’extasient devant les bébés et les petits enfants (alors que les SS, en Russie, les massacraient).
A travers ce témoignage, le lecteur masculin ne peut manquer de retrouver quelque chose d’un éternel féminin qu’il n’aime jamais voir : un instinct de manipulation lorsque la survie est en jeu, ainsi même qu’un certain mépris pour le genre masculin (lorsque l’auteur avoue par exemple que déjà au collège les filles ne parlaient des garçons qu’avec condescendance), qui transcendent peut-être le contexte très particulier de la guerre.
Ce livre est aussi une contribution importante à l’histoire du viol comme on l’étudie dans les UFR de gender studies… Il aborde le sujet dans toutes ses dimensions les plus universelles : la peur, le sentiment de souillure, la négation de la subjectivité, la crainte de la grossesse et des maladies vénériennes ; mais aussi dans toutes ses particularités historiques : notamment le fait que, dans un contexte où aussi bien les allemands que les russes hiérarchisent les civilisations (entre les « vieilles », raffinées mais « décadentes » d’Europe, et les « jeunes » comme la Russie), les femmes allemandes, élégantes, parfumées, sont toujours « supérieures » à leurs nouveaux maîtres. Parmi ces caractéristiques, le fait que le viol soit devenu à cette époque un fait social majoritaire au milieu des autres crimes, et donc presque une norme. L’auteur aborde cet aspect avec beaucoup de nuances quand elle évoque le viol des vierges (p. 226-227): « Je regarde la fille de seize ans, la seule jusqu’ici dont je sais qu’elle a perdu sa virginité avec des Russes. Elle a toujours le même visage stupide et content de soi. J’essaie de me représenter ce que ce serait si j’avais vécu ça pour la première fois de cette manière-là. Je me freine dans mes pensées, car, pour moi, c’est impensable. Une chose est claire : si un tel viol avait été perpétré sur la fille en temps de paix, par un quelconque maraudeur, on aurait eu droit à tout le saint tremblement habituel, des annonces, les procès-verbaux, les auditions, et même les arrestations et les confrontations, les articles de journaux et tout le tralala chez les voisins… et la fille aurait réagi différemment, et aurait subi un tout autre choc. Mais ici, il s’agit d’une expérience collective, connue d’avance, tellement redoutée d’avance…. De quelque chose qui frappait les femmes à gauche, à droite et à côté, et qui, d’une certaine manière, faisait partie de tout un contexte. Cette forme collective de viol massif est aussi surmontée de manière collective. Chaque femme aide l’autre en en parlant, dit ce qu’elle a sur le cœur, donne à l’autre l’occasion de dire à son tour ce qu’elle a sur le cœur, de cracher le sale morceau. Ce qui n’empêche évidemment pas certaines natures, plus fines que cette vraie petite chipie berlinoise, puissent s’en trouver brisées à tout jamais ou garder des séquelles pour la vie. »
En réfléchissant à ce livre, j’ai pensé à la RDA. Il y a 6 mois, je parlais avec des gens de la génération antérieure (des intellectuels connus dans les milieux résistants : un communiste et une progressiste « chomskyenne »). Tous les deux disaient de l’Allemagne de l’Est : « C’était une construction politique authentique, exactement comme la Yougoslavie. C’était un projet politique ex nihilo. Une utopie. Cette nouveauté éliminait beaucoup de facteurs de conservatisme qu’on trouvait en Pologne ou en Hongrie. C’est pourquoi, outre des Allemands de l’Ouest communistes, des étrangers venaient en RDA par conviction, des blackpanthers américains par exemple. ». Il y a d’ailleurs chez de nombreux anti-impérialistes une nostalgie pour la RDA qu’ils décrivent comme le pays le mieux organisé du bloc soviétique de l’époque (à cause de la discipline prussienne).
Je veux bien accorder à ce pays toutes les vertus qu’ils lui prêtent et d’autres encore – notamment celle d’avoir tenté de laver les crimes du nazisme par la création d’une société réellement juste. Mais on peut se demander comment on peut construire un projet politique noble, égalitaire, résistant, avec des femmes violées, et des pères, des maris, des enfants, tous forcés au silence. Je crois que cette question mérite d’être posée, même si j’entends toutes les nuances sur les « circonstances particulières » de cette affaire, la misère et la mort, omniprésentes chez les Berlinois comme chez les soldats russes, le crime érigé en norme sociale etc, et le fait que ces viols « compensaient » dans l’esprit des Russes des abominations commises par le IIIème Reich à l’Est. La question de ce silence, de l’interdiction de la vérité, me paraît importante. On répondra en haussant les épaules : « hé, oui ça prouve bien qu’on ne pouvait pas construire le socialisme sous la botte des envahisseurs ». Et pourtant un certain socialisme a été construit en République démocratique allemande, un socialisme que les Allemands de l’Est ont ensuite regretté, du reste.
Les conservateurs verront dans cet exemple la preuve que les utopies se construisent toujours dans le déni des crimes. Les résistants réalistes, au contraire, diront qu’il fallait que le silence fût fait sur ses viols-là, pour que la RDA puisse, dans le monde, contribuer à lutter contre d’autres viols : le viol de la Palestine par le sionisme (la RDA aida les marxistes palestiniens), le viol de l’Afrique par les colonisateurs, le viol du Chili par la Junte militaire (Honecker après sa destitution a été hébergé par des communistes chiliens reconnaissants), le viol des consciences mondiales par la publicité, les supermarchés, l’abrutissement médiatique. C’est un sujet des plus complexes.
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CR Pour Parutions.com
Anonyme, "Une femme à Berlin - Journal 20 avril-22 juin 1945"
Il est des livres qui vous posent une foule de questions, du fait même de leur existence, et du fait de leur contenu. Tel est le cas de « Une femme à Berlin », journal anonyme tenu entre avril et juin 1945, publié en poche en France en 2006.
Des questions du fait de l’existence même du livre : parce qu’on ne peut pas être à l’aise avec un livre écrit dans une cave, un livre qui n’est pas de la fiction, une femme qui a fait le choix de s’isoler des angoisses qui l’entouraient pour jeter son point de vue sur des pages. Le geste même pose des questions à son lecteur, placé en position de complice de ce « splendide isolement » (même s’il n’est que sporadique, l’auteur étant aussi investie dans des processus d’entraide à divers moments), de son égoïsme peut-être (mais est-ce de l’égoïsme, ou une suprême générosité à l’égard de l’humanité ?). De complice, et de voyeur. Pas seulement voyeur de la souffrance (ne versons pas dans le misérabilisme) mais voyeur de l’existence des autres, tout simplement, sans le « filtre » de la fiction. L’existence du livre pose des questions au regard de ses conditions d’écriture. Au regard de ses conditions de réception aussi. Il tombe à la mauvaise époque, peut-être la pire d’ailleurs. Celle, où, pour des raisons idéologiques, le sacrifice de l’Armée rouge soviétique est en permanence sous évalué en Europe, voire dénigré, tandis que les pays baltes dressent des statues aux divisions SS. Comment justifier alors la lecture d’un livre sur la chute de Berlin, écrit par une femme, qui évoquera donc nécessairement les exactions de cette même armée ?
Sans doute l’auteur anonyme du livre, même si elle n’avait pas l’intention de publier ses pages, était-elle consciente des obstacles moraux et idéologiques qui pourraient pervertir son intention profonde, et délégitimer, à différentes époques et pour des raisons différentes, les raisons-mêmes de son existence (même si son cercle de lecteurs devait se limiter à trois ou quatre personnes). Elle savait nécessairement qu’elle devait relever ce défi, et qu’elle ne pourrait le faire que par un surplus d’intelligence (ce qui toujours sauvera l’humanité de l’abjection).
Ce qui fait la grandeur de ce livre, c’est qu’il gagne son pari, sur toute la ligne. Il affronte la situation la pire, avec la finesse la plus grande, avec une froideur de ton, une sobriété, une force, qui fait honneur à notre espèce, et, disons le, qui fait honneur à la féminité (bien que fort peu de femmes seraient capables d’écrire un tel livre). L’ouvrage est si juste, si implacable, si intense, qu’on ne peut manquer de s’interroger sur la source profonde de tant de pertinence. Une expérience singulière, une heureuse disposition d’un corps (puisque tout passe par là dans l’écriture), peut-être aussi la richesse d’une culture allemande qui, même enivrée de nazisme, et même au seuil de sa plus grande catastrophe, jette ses derniers cris, les plus sublimes, à travers le poignet de cette femme dans une cave, puis dans l’appartement dévasté de ses voisins, ouvert à toutes les incursions.
J’ai songé à « Nord » de Céline, à cause du cataclysme qu’il décrit. Exactement le même. Et pourtant cela n’a rien à voir. C’est plus concret, peut-être parce que plus féminin, et donc plus juste. Il y est toujours question d’achat de pommes-de-terre, de salles bains qu’on nettoie. Ce ne sont pas les propos d’un écrivain qui défend une posture, qui met un style, déjà bien rôdé, à l’épreuve d’une réalité, comme le fait Céline. C’est une écriture qui n’a pas le temps de chercher sa posture. Une écriture sous l’empire des faits, une écriture qui leur reste attachée sans pour autant en être esclave. Car d’un bout à l’autre il s’agit d’une écriture contre la servitude, sous toutes ses formes, y compris la servitude à l’égard des émotions et des passions.
On s’étonne parfois de voir mobilisées au service de cette entreprise des considérations sur la nature humaine chargées d’analogies avec le règne animal. Des considérations qui auraient été diabolisées en France aux grandes heures du structuralisme (de ce point de vue là, il est heureux que l’auteur du livre, qui eut trop d’ennuis lors de sa première publication en 1957, ait exigé qu’on attende son décès, en 2001, pour sa réédition). Il s’agit là sans doute des bienfaits de la première vulgarisation des études darwiniennes et de l’éthologie animale (Lorenz est le contemporain de ces textes), vulgarisation pervertie par l’hitlérisme, mais qui déjà permettait au regard d’une femme lucide de ne pas polluer son témoignage avec des considérations spiritualistes ou chrétiennes qui, en diminuant sa pertinence, auraient nui à sa liberté.
Aujourd’hui on parle de froideur, de cynisme dans ce récit. C’est une erreur. Il ne s’agit que d’exactitude. Et l’exactitude se paie d’une mise à distance permanente, laquelle fait justement ressentir, par son mouvement-même, l’atroce proximité de tout ce qui est décrit, tout en le rendant supportable.
Ainsi donc c’est une histoire de caves sous les bombardements, comme à Belgrade en 1999, comme à Bilbao en 1937, au Vietnam en 1967, comme en tant de villes depuis un siècle, surtout pendant la seconde guerre mondiale. C’est une histoire bien connue de survie d’une humanité dans des situations extrêmes. Humanité réduite à sa plus simple expression, à son animalité égoïste. Et qui pourtant même là reste marquée par ses caractéristiques sociales, sa culture – la discipline germanique par exemple.
C’est une histoire de confrontation avec l’Autre, le « Grand Autre » pourrait-on dire dans un ricanement antilacanien, car l’Autre est grand, c’est un moujik russe, qui pue l’alcool et le cheval. Il mesure souvent une tête de plus que ces femmes allemandes qu’il viole, et il pèse un quintal. Un moujik pluriel et pourtant toujours un peu le même à l’heure de se frayer un passage dans les sous-vêtements déchirés. Néanmoins, l’Autre n’est pas celui avec lequel nul dialogue n’est possible, au contraire. En partie parce que l’auteur a des connaissances rudimentaires de russe qui vont bien vite faire d'elle l'interprète du quartier, la passeuse. On peut envisager des stratégies de séduction avec lui, pour l’égarer, ou pour le mettre à son service contre d’ « autres Autres », si l’on peut dire. Chez lui aussi au cœur de son animalité transparaissent les traces de son vécu social, avec diverses nuances : celui-ci est un paysan directeur d’une coopérative de lait, celui-là un instituteur subtil avec qui on peut parler de marxisme. A mesure d’ailleurs que se noue l’échange au fil des étreintes forcées, la narratrice parvient à esquisser une psychologie fine de cette armée populaire, ces paysans imprévisibles, plus divers qu’il n’y paraît, qui n’aiment pas monter les escaliers parce que leurs maisons en Russie sont de plain-pied (les femmes allemandes ne découvrent que trop tard que celles qui habitaient aux étages sont épargnées par les viols à répétition), qui s’extasient devant les bébés et les petits enfants (alors que les SS, en Russie, les massacraient).
A travers ce témoignage, le lecteur masculin ne peut manquer de retrouver quelque chose d’un éternel féminin qu’il n’aime jamais voir : un instinct de manipulation lorsque la survie est en jeu, ainsi même qu’un certain mépris pour le genre masculin (lorsque l’auteur avoue par exemple que déjà au collège les filles ne parlaient des garçons qu’avec condescendance), qui transcendent peut-être le contexte très particulier de la guerre.
Ce livre est aussi une contribution importante à l’histoire du viol comme on l’étudie dans les UFR de gender studies… Il aborde le sujet dans toutes ses dimensions les plus universelles : la peur, le sentiment de souillure, la négation de la subjectivité, la crainte de la grossesse et des maladies vénériennes ; mais aussi dans toutes ses particularités historiques : notamment le fait que, dans un contexte où aussi bien les allemands que les russes hiérarchisent les civilisations (entre les « vieilles », raffinées mais « décadentes » d’Europe, et les « jeunes » comme la Russie), les femmes allemandes, élégantes, parfumées, sont toujours « supérieures » à leurs nouveaux maîtres. Parmi ces caractéristiques, le fait que le viol soit devenu à cette époque un fait social majoritaire au milieu des autres crimes, et donc presque une norme. L’auteur aborde cet aspect avec beaucoup de nuances quand elle évoque le viol des vierges (p. 226-227): « Je regarde la fille de seize ans, la seule jusqu’ici dont je sais qu’elle a perdu sa virginité avec des Russes. Elle a toujours le même visage stupide et content de soi. J’essaie de me représenter ce que ce serait si j’avais vécu ça pour la première fois de cette manière-là. Je me freine dans mes pensées, car, pour moi, c’est impensable. Une chose est claire : si un tel viol avait été perpétré sur la fille en temps de paix, par un quelconque maraudeur, on aurait eu droit à tout le saint tremblement habituel, des annonces, les procès-verbaux, les auditions, et même les arrestations et les confrontations, les articles de journaux et tout le tralala chez les voisins… et la fille aurait réagi différemment, et aurait subi un tout autre choc. Mais ici, il s’agit d’une expérience collective, connue d’avance, tellement redoutée d’avance…. De quelque chose qui frappait les femmes à gauche, à droite et à côté, et qui, d’une certaine manière, faisait partie de tout un contexte. Cette forme collective de viol massif est aussi surmontée de manière collective. Chaque femme aide l’autre en en parlant, dit ce qu’elle a sur le cœur, donne à l’autre l’occasion de dire à son tour ce qu’elle a sur le cœur, de cracher le sale morceau. Ce qui n’empêche évidemment pas certaines natures, plus fines que cette vraie petite chipie berlinoise, puissent s’en trouver brisées à tout jamais ou garder des séquelles pour la vie. »
Ce livre écrit partiellement en sténo, qui aurait pu valoir à son auteur l’exécution immédiate en 1945, et lui causa quelques ennuis à sa publication en
Frédéric Delorca
Un crime colonial en Asie peu connu
Voici une lettre de Victor Hugo, que publie aujourd'hui un blog consacré à l'Asie (un blog qui pourtant soutient l'ingérence impérialiste contemporaine, au soutien des nationalistes tibétains http://www.agathejolybois.net/article-22438184.html), et qui peut aider à comprendre le souvenir que nous avons laissé à la Chine... Evidemment comme on le notera, V. Hugo ici développe le point de vue occidentalocentré qui était celui de son époque. Mais, comme Octave Mirbeau 40 ans plus tard, il sait au moins appeler un pillage, un crime, un viol, par leur nom. Et ils n'étaient pas très nombreux à le faire dans l'intelligentsia française à ce moment-là ... Ce texte est lu en ce moment aux touristes par les guides chinois qui font visiter Pékin.
Le 6 octobre 1860, alors que l'empereur chinois Xianfeng est en fuite, en pleine guerre de l'Opium, les troupes franco-britanniques envahissent sa résidence d'été, d'une beauté exceptionnelle, la saccagent, la dévastent. La guerre de l'opium, guerre de la mondialisation coloniale de l'époque, avait pour finalité de permettre aux Occidentaux d'innonder la Chine de leurs produits, notamment de l'opium de la Compagnie des Indes anglaise qui fonctionnait comme un cartel de la drogue. Mike Davis dans Génocides tropicaux (Editions La Découverte) a détaillé les méfaits de ces guerres coloniales en termes de destruction des structures étatiques asiatiques et des réseaux d'approvisionnement en blé, causant la mort de dizaines de millions de personnes et la désorganisation durable de ces sociétés.
FD
Hauteville House, 25 novembre 1861
Vous me demandez mon avis, monsieur, sur l'expédition de Chine. Vous trouvez cette expédition honorable et belle, et vous êtes assez bon pour attacher quelque prix à mon sentiment ; selon vous, l'expédition de Chine, faite sous le double pavillon de la reine Victoria et de l'empereur Napoléon, est une gloire à partager entre la France et l'Angleterre, et vous désirez savoir quelle est la quantité d'approbation que je crois pouvoir donner à cette victoire anglaise et française.
Puisque vous voulez connaître mon avis, le voici :
ll y avait, dans un coin du monde, une merveille du monde ; cette merveille s'appelait le Palais d'été. L'art a deux principes, l'Idée qui produit l'art européen, et la Chimère qui produit l'art oriental.
Le Palais d'été était à l'art chimérique ce que le Parthénon est à l'art idéal.
Tout ce que peut enfanter l'imagination d'un peuple presque extra-humain était là.
Ce n'était pas, comme le Parthénon, une œuvre rare et unique ; c'était une sorte d'énorme modèle de la chimère, si la chimère peut avoir un modèle.
Imaginez on ne sait quelle construction inexprimable, quelque chose comme un édifice lunaire, et vous aurez le Palais d'été.
Bâtissez un songe avec du marbre, du jade, du bronze, de la porcelaine, charpentez-le en bois de cèdre, couvrez-le de pierreries, drapez-le de soie, faites-le ici sanctuaire, là harem, là citadelle, mettez-y des dieux, mettez-y des monstres, vernissez-le, émaillez-le, dorez-le, fardez-le, faites construire par des architectes qui soient des poètes les mille et un rêves des mille et une nuits, ajoutez des jardins, des bassins, des jaillissements d'eau et d'écume, des cygnes, des ibis, des paons, supposez en un mot une sorte d'éblouissante caverne de la fantaisie humaine ayant une figure de temple et de palais, c'était là ce monument.
Il avait fallu, pour le créer, le lent travail de deux générations. Cet édifice, qui avait l'énormité d'une ville, avait été bâti par les siècles, pour qui ? pour les peuples.
Car ce que fait le temps appartient à l'homme. Les artistes, les poètes, les philosophes, connaissaient le Palais d'été ; Voltaire en parle. On disait : le Parthénon en Grèce, les Pyramides en Egypte, le Colisée à Rome, Notre-Dame à Paris, le Palais d'été en Orient.
Si on ne le voyait pas, on le rêvait.
C'était une sorte d'effrayant chef-d'œuvre inconnu entrevu au loin dans on ne sait quel crépuscule, comme une silhouette de la civilisation d'Asie sur l'horizon de la civilisation d'Europe.
Cette merveille a disparu.
Un jour, deux bandits sont entrés dans le Palais d'été. L'un a pillé, l'autre a incendié.
La victoire peut être une voleuse, à ce qu'il paraît.
Une dévastation en grand du Palais d'été s'est faite de compte à demi entre les deux vainqueurs.
On voit mêlé à tout cela le nom d'Elgin, qui a la propriété fatale de rappeler le Parthénon.
Ce qu'on avait fait au Parthénon, on l'a fait au Palais d'été, plus complètement et mieux, de manière à ne rien laisser.
Tous les trésors de toutes nos cathédrales réunies n'égaleraient pas ce splendide et formidable musée de l'orient. Il n'y avait pas seulement là des chefs-d'œuvre d'art, il y avait un entassement d'orfèvreries.
Grand exploit, bonne aubaine. L'un des deux vainqueurs a empli ses poches, ce que voyant, l'autre a empli ses coffres ; et l'on est revenu en Europe, bras dessus, bras dessous, en riant.
Telle est l'histoire des deux bandits.
Nous, Européens, nous sommes les civilisés, et pour nous, les Chinois sont les barbares.
Voila ce que la civilisation a fait à la barbarie.
Devant l'histoire, l'un des deux bandits s'appellera la France, l'autre s'appellera l'Angleterre.
Mais je proteste, et je vous remercie de m'en donner l'occasion ; les crimes de ceux qui mènent ne sont pas la faute de ceux qui sont menés ; les gouvernements sont quelquefois des bandits, les peuples jamais.
L'empire français a empoché la moitié de cette victoire et il étale aujourd'hui avec une sorte de naïveté de propriétaire, le splendide bric-à-brac du Palais d'été.
J'espère qu'un jour viendra où la France, délivrée et nettoyée, renverra ce butin à la Chine spoliée.
En attendant, il y a un vol et deux voleurs, je le constate.
Telle est, monsieur, la quantité d'approbation que je donne à l'expédition de Chine
Victor Hugo
Deux témoignages d'Ossètes du Sud
Posté sur il y a 4 a jours http://ossetie.canalblog.com/
FD
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27 août 2008
Deux témoignages de Tskhinval
Voici les témoignages respectifs d'amis sud-ossètes m'ayant récemment écrit par e-mail, l'un est celui d'un un jeune homme ayant vécu l'attaque géorgienne sur place, l'autre, celui d'une jeune femme originaire de Tskhinval et vivant à Moscou. Elle est arrivée le 14 août à Tskhinval pour retrouver sa famille qui était sur place. Il est très difficile de recevoir des messages de Tskhinval, donc le témoignage de R. est précieux. La jeune femme, A., m'écrit de Djaewdjyqaew (Vladikavkaz en ossète) où elle était pour quelques jours entre deux voyages à Tskhinvali.
Aujourd'hui, la langue ossète s'écrit officiellement en cyrillique mais peut également s'écrire en alphabet latin (qui fut officiel de 1923 à 1937). Le mail de R. utilise l'alphabet latin tandis que celui de la jeune femme l'alphabet cyrillique. Je traduis au fur et à mesure. Certains passages (surlignés en marron) me posent encore difficulté mais seront bientôt traduits.
A., 29 ans, originaire de Tskhinval, gynécologue à Moscou, de retour à Tskhinval, le 14 août où demeure sa famille - témoignage.
Mail du 25 août
Салам, Лоpан!!!
> куыд дае?аез ныр Дзаеуджыхъаеуы даен,райсом Цхинвалмае цаеуын!!))
> Цхинвалы куы уыдтаен,уаед дае sms-тае райстон ,фаелае маенаен мае бон нае уыд ныфыссын даеуаен..((цхинвалы аевзаер кусынц телефонтае,sms та нае цаеуы.
Salut Laurent!!!
Comment vas-tu? Je suis maintenant à Dzaewdjyqaew, demain je retourne à Tskhinval. Quand je suis arrivé à Tskhinval, j'ai reçu ton sms, mais je ne pouvais pas te répondre..(( à Tskhinval, les téléphones ne fonctionnent pas bien, les sms ne partent pas non plus.
мае райгуыраен горает нал базыдтон...Пыpx,сыгъд,рынчындон нал ис..дохтыртае бирае аерцыд маескуыйае(уырысы иннае гораеттаей даер),мае аеххуыс сае тынг нае хъуыд..уыдон хорз дохтыртае сты-ахаем уаваерты кусын зонынц..сылгоймаегты,гуырынмае чи хъавыд,акодтой дзаеуджыхъаеумае..
>> je n'ai pas reconnu ma ville de naissance, détruite, nettoyée, l'hopital n'existe plus... Beaucoup de médecins sont arrivées de Moscou (et des autres villes de Russie également), et ils n'avaient pas besoin de mon aide.. Ce sont de bons médecins — qui savent travailler dans ce genre de situation. Les femmes qui cherchent à aider, ils les envoient à Dzaewdjyqaew.
ныр рынчындоны баесты уынджы аерываердтой 8 фатер,--уый хуыны "рынчындон"))уаеззау рынчынтае дзы нал ис-дзаеуджыхъаеумае аемае маескуымае аерцыдысты..
>> Maintenant, en guise d'hôpital, ils ont posés huit tentes dans la rues, --qu'ils ont appelé «hôpital» )) Il n'ya plus de blessés lourds — ils ont été envoyés à Dzaewdjyqaew et Moscou..
> мае заердае тыНГ фАЕрыст мае гораеты уынгты куы ацыдтаен,ме скъола,ме мбаелтты хаедзаердтае куы федтон....уый ныхаестаей наей заегъаен....бирае адаем амард..бирае адаем басыгъд сае хаедзаертты..бирае хаедзаерттае заеххимае аесраст кодтой танктаей....((
>> J'étais très triste en arrivant dans les rues de ma ville, à mon école, en voyant les maisons de mes amis... Il n'ya pas de mot pour décrire ça... Beaucoup de gens sont morts... Beaucoup de gens nettoient leurs maisons... Beaucoup de maisons gisent sur le sol à cause, détruites par les tanks.
> Уырысаей бирае аеххуыс цаеуы:адаем ,машинатае,уынгтае аефснайынц,отел(hotel) аразын райдыдтой..скъолатае амайынц 1 сентябрмае..
>>Beaucoup d'aide arrive de la Russie, des gens, des voitures, ils nettoyent les rues, commencent à construirent des hôtels... Les écoles reprendront[ ?] le 1er septembre...
> Аезae мад аемае мае сыхаегтаен аеххуыс кодтон мае бон цы уыд уый:хаеринаг кодтон,дзул,дон хастон..аемае аенаемаенг--медицинон консультаци даеттон,каей хъуыд уымаен..
>>Pour ma mère et mes voisins, j'ai aidé comme je pouvais : j'ai préparé les plats, le pain, apporter l'eau... et bien sûr je donne des conseils de médecine parce qu'il y a besoin...
> ныр дзаеуджыхъаеуы мах цаераем мае мады хойы бинонтаем.аестаем бираейае(9!)фаелае хыл нае каенаем!!))))маен фаенды лаеггад каенын мае бинонтаен:уыдон тынг зындзинаедтае бавзаерстой!!!
>>Maintenant à Dzaewdjyqaew nous somme dans la famille de ma tante (la soeur de ma mère). Nous sommes nombreux (neuf!), mais nous ne nous disputons pas! )))) Je veux être utile à ma famille : ils ont traversé de très éprouvantes difficultés.
> фаестаедаер аез таехын маескуымае(1-12сентябры ахуыр каенын),стаей маен фаенды мае мад,ме фсымаеры ус,сае лаеппу(Олег,1аз аемае 3маей-дзыд)акаенын улаефынмае,денджызы былмае,1 къуыри.нае зонын кыд,цы уыдзаен,каедаем цаеудзыстаем--фаелае наемаенг цаеуаем!!!!
>>Ensuite, je pars pour Moscou (pour étudier [enseigner?] du 1 au 12 septembre) après quoi je veux partir avec ma mère, la femme de mon frère et leur fils (Oleg un an et trois mois) pour nous reposer à la mer, une semaine. Je ne sais pas comment, de quelle manière, ni où ce sera, mais quoi qu'il en soit, nous partirons!!!!
> каед хъуыддаегтае хорз цаеуой(мае мызд)уаед мае хъуыдытае баззадысты-барселонамае сае каенын..каеннаед-Уырысмае,каеннаед Абхазмае (уым асламдаер у)..((мае мад никуы уыд денджызы..))
>> Quand j'aurais bien préparé mes affaires, [...] je laisserai mes affaires à Barcelone...Sinon, en Russie, sinon en Abkhazie (c'est moins cher).. ((Ma mère n'a jamais vu la mer..))
R., 34 ans, médecin à l'hopital de Tskhinval – témoignage.
Mail du 25 août
Salam Loran!
Aermaest dzy iu fyst rast naeu.
Salut Laurent!
Une seule lettre n'est pas suffisante.
Max surynmae nae qavydysty, guyrdzy faendyd max iuyldaer amaryn, skuynaeg kaenyn.
(?)...Les géorgiens voulaient tous nous tuer, s'ils avaient pu ..... (?)
Goraety alvars bacaxstoi aemae goraet baidytoi samolettaei, artileriae, grad,tankataei aexsyn goraety adaemy. Goraetaei nikaei uahtoi aettaemae.
Ils ont nettoyé autour de la ville et ils ont bombardé par l'aviation, l'artillerie, les missiles grad, les tanks, afin de nettoyer la ville de sa population.
Adaem sae syvaellaetty kodtoi goraetaei aemae sae guyrdzy tankataei mardtoi.
Des gens ont fuit de la ville avec leurs enfants et les géorgiens les ont tués avec les tanks.
Birae adaem faemard. Maxaei. Guyrdzyiae.
Beaucoup de gens sont morts. Des nôtres. Des géorgiens.
Nae laepputae laeuuydysty sae nyxmae aemae nae bauaxtoi bacaxsyn goraet Tskhinval.
Nos garçons sont restés en face d'eux et... (?)
Adaem aeppaetaei sae nyxmae laeuuydysty. Rynchyndon aexstoi,caeftae podvaly rynchyndony bynmae uydysty.
Parmi tous, des gens sont restés en face d'eux. Quand les géorgiens ont détruit l'hôpital,[...] ils se sont cachés sous l'hôptial.
Russian naem aexxuysmae kuynnae aercydaikoi, uaed nae iuyldaer amatdtaikoi.
Nyrtaekkae max aeppaetaei shok staem.
Si les Russes n'étaient pas venus nous aider, alors, ils nous auraient tous tués. Maintenant, nous sommes plus que tout choqués.
Faelae kusaem,goraet syhdaeg kaenaem,xaedzaerty kaeldtytae caelcaeg kaenaem.
Mais nous travaillons, nous nettoyons la ville, nous réparons les ruines des maisons...
Posté par Iryston à 13:34
Chomsky et Zunes contre Meyssan et Golinger ?
Les polémiques dans les milieux résistants font partie du paysage depuis longtemps. Cela fait partie du jeu démocratique. Je trouve par exemple une critique amusante de l'évolution de José Bové et Clémentine Autain sur le site de la section du PCF du 15ème arrondissement de Paris (située à l'aile gauche de ce parti) sur http://vivelepcf.over-blog.fr/article-22284430.html, et un échange vif et instructif entre cette même section et le collectif trotskiste du PCF "La Riposte" sur http://www.lariposte.com/La-demarche-et-les-objectifs-de-La-Riposte-Reponse-1064.html. Je ne suis pas membre du PCF mais il est intéressant de connaître les débats qui traversent ce parti, dont une fraction au moins constitue une composante importante et utile du mouvement anti-impérialiste en Europe.
Plus ésotérique pour les Français, mais instructif aussi, peut apparaître le papier que Thierry Meyssan vient de signer contre une pétition signée par Chomsky, qui défend l’Albert Einstein Institution. Meyssan se place aux côtés de Golinger - associant d'une façon inattendue radicalisme et bolivarisme - contre cette pétition dont hélas Meyssan ne donne pas le lien.
J'ai déjà sur ce blog dit un mot d'Eva Golinger (http://delorca.over-blog.com/article-21339393.html) et j'avais signalé il y a plus d'un an la publicité faite par Chavez aux thèses de Meyssan sur l’Albert Einstein Institution (http://delorca.over-blog.com/article-6764817.html). Je ne m'attendais pas à voir Chomsky dans un camp différent de celui de Golinger dans cette affaire. Meyssan en profite pour ressortir les articles de Blankfort (bien connus dans la mouvance anti-impérialiste) sur le "sionisme" de Chomsky.
Mondialisation.ca, le site de Chossudovsky (dont on connaît les nombreux textes, depuis la guerre de Yougoslavie) reproduit l'article de Meyssan.
La position de l’Albert Einstein Institution sur Meyssan est disponible sur http://www.aeinstein.org/organizations_attack_responses.html. Je trouve particulièrement utile l'échange entre George Ciccariello-Maher et Stephen Zunes dans les pages du magazine marxiste américain Monthly Review (http://mrzine.monthlyreview.org/cmg050808.html). L'impression qu'on retire de toutes ces lectures est que, peut-être, Meyssan force le trait une fois de plus. Quant à cette polémique sur l'attitude de l’Albert Einstein Institution à l'égard de l'opposition à Chavez, elle pose la question, de nouveau, de la place d'une certaine gauche "alternative" anti-autoritaire, dans un conflit entre une puissance impérialiste et un gouvernement encerclé qui résiste. Un problème que j'avais connu de près pendant la guerre de Yougoslavie (j'en parle dans mon livre à paraître "10 ans sur la planète résistante"). Ce n'est pas une question facile.
A part ça, je vous signale que j'ai signé la pétition en faveur du journaliste de RFI Richard Labévière (http://www.ipetitions.com/petition/Labeviere2008?e), qui m'avait interviewé en 2006 lors de la publication de l'Atlas alternatif. Le licenciement de Labévière n'est guère une surprise sachant comment fonctionnent nos médias, mais il est souhaitable en effet de manifester notre désaccord devant la réduction du pluralisme dans le service public. Le bloggueur Bernard Fischer consacre au dossier Labévière plusieurs pages sur http://fischer02003.over-blog.com/, y compris au début d'une controverse (si j'ai bien compris) sur ses propos tenus récemment au Liban... en présence de Meyssan...
Géorgie : Je l'ai vu comme si j'y étais
Comme prévu, non seulement les intellectuels médiatiques français ne se bousculent pas pour dénoncer les massacres massifs commis par l'armée géorgienne dans la nuit du 7 au 8 août 2008 (2000 personnes en une nuit sur une population de 98 000, on voit ce que cela aurait donné sur une semaine si la Russie n'était pas intervenue...), mais en plus ils versent comme d'habitude dans le n'importe quoi pour discréditer l'adversaire russe. A preuve cette enquête sur les propos d'un intellectuel connu publiée par Rue89 :
"www.rue89.com
Contrairement à ce qu’il a écrit dans Le Monde, le philosophe n’a pu se rendre dans la ville de Gori. Ce n’est pas la seule affabulation.
Qu’on l’apprécie ou non, il faut reconnaître que Bernard-Henri Lévy, qui s’est rendu la semaine dernière en Géorgie, ne manque ni de courage, ni de convictions. Mais BHL n’est pas un journaliste, et le récit qu’il a rapporté pour Le Monde <http://www.lemonde.fr/europe/article/2008/08/19/choses-vues-dans-la-georgie-en-guerre-par-bernard-henri-levy_1085547_3214_1.html> , titré « Choses vues dans la Géorgie en guerre », est à prendre avec des pincettes. Ainsi, lorsque BHL déclare qu’il est arrivé à Gori mercredi 13 août et qu’il a vu une ville « brûlée », il affabule. Il n’a pas réussi à entrer dans la ville.
Rue89 a entrepris de faire ce que les confrères anglo-saxons appellent un « fact-checking », une vérification des informations livrées par un reporter. Ce que BHL n’est pas : il est présenté dans le quotidien comme « philosophe et essayiste » et son récit a été prudemment rangé sous l’étiquette de « témoignage ». Il n’en reste pas moins que ce récit occupe deux pages au centre d’un journal jouissant d’une autorité certaine en matière d’information internationale.
Deux jours et demi de balade, dans la confusion de la guerre
Commençons par ce que ne raconte pas le « témoignage » de BHL : les conditions de la balade. Mercredi 13 août, rendez-vous est pris à l’aéroport du Bourget devant l’aérogare de Darta, une compagnie d’aviation privée. Le philosophe a loué un jet pour rallier Tbilissi, qui n’est plus desservie.
Il est accompagné par son vieux complice, l’éditeur Gilles Hertzog, le documentariste Raphaël Glucksmann et un journaliste de France Culture, Omar Ouamane. Plus un garde du corps. Le jet se pose vers midi en Géorgie, « juste pour le déjeuner », précise Raphaël Glucksmann. Prévenue par son ambassadeur à Paris, la présidence géorgienne a dépêché l’un de ses traducteurs pour accompagner BHL durant tout son séjour.
Celui-ci sera court, puisque Bernard-Henri Lévy repartira samedi matin, à 8 heures, de Tbilissi. Il aura donc passé deux jours et demi en Géorgie. L’équipage descend au Marriot Tbilissi, un hôtel cinq étoiles fréquenté par les journalistes et les diplomates.
Plusieurs journalistes français, surpris par sa présence, interrogent dès son arrivée l’intellectuel qui ne cache pas les motifs de son voyage : défendre la liberté en Géorgie contre l’ogre russe. Plusieurs radios, comme France Inter, France Info ou RFI, diffuseront des extraits de ces interviews.
La multiplication des chars
Dans un minibus blanc climatisé, direction Gori, l’une des villes occupées par les troupes russes. Première « chose vue », sur la route :
« Le fait est que la première présence militaire significative à laquelle nous nous heurtons est un long convoi russe, cent véhicules au moins, venu tranquillement faire de l’essence en direction de Tbilissi. »
L’envoyé spécial du Nouvel Observateur, Christophe Boltanski, qui emprunte la même route, le même jour, a compté les véhicules de cette colonne. Il en a recensé trente: six camions de troupes, six camions citernes, sept blindés APC, trois camions essence, six chars, deux ambulances.
Encore quelques kilomètres et l’équipage retrouve un groupe de journalistes, bloqués à un barrage tenu par la police géorgienne. Les journalistes ont suivi Alexandre Lomaia, le conseiller géorgien pour la sécurité nationale, qui avait décidé courageusement de se rendre à Gori, accompagné de l’ambassadeur d’Estonie. Le convoi est bloqué à quelques kilomètres au sud de la ville. BHL descend alors de sa camionnette blanche.
Vincent Hugeux, grand reporter à L’Express <http://www.lexpress.fr/actualite/monde/gori-ville-fantome-et-cite-interdite_550120.html> , s’étonne :
« J’ai reconnu sa silhouette. Il était accompagné de Gilles Hertzog et Raphaël Glucksmann. BHL a même lancé à un journaliste français : ‘Ah, mais nous sommes confrères !’ »
Ne pas voir Gori, mais en parler quand même
BHL franchit le barrage, dans des conditions sur lesquelles nous reviendrons, et racontera dans Le Monde la scène suivante :
« Nous arrivons à Gori. Nous ne sommes pas au centre-ville. Mais, du point où Lomaia nous a laissés avant de repartir, seul, dans l’Audi, récupérer ses blessés, de ce carrefour que contrôle un char énorme et haut comme un bunker roulant, nous pouvons constater les incendies à perte de vue. Les fusées éclairantes qui, à intervalles réguliers, illuminent le ciel et sont suivies de détonations brèves. Le vide encore. L’odeur, légère, de putréfaction et de mort.
« Et puis, surtout, le bourdonnement incessant des véhicules blindés et, une fois sur deux à peu près, des voitures banalisées remplies de miliciens reconnaissables à leurs brassards blancs et à leurs cheveux retenus par des bandanas.
« Gori n’appartient pas à cette Ossétie que les Russes prétendent être venus « libérer ». C’est une ville géorgienne. Or ils l’ont brûlée. Pillée. Réduite à l’état de ville fantôme. Vidée. »
Problème : BHL n’est jamais « arrivé à Gori », et les Russes n’ont pas « brûlé » la ville.
Que s’est-il passé ? Avec son équipe, il s’est débrouillé pour passer ce premier barrage en compagnie d’Alexander Lomaia et de quelques autres personnes (l’ambassadeur estonien, la députée européenne Marie-Anne Isler-Béguin et la journaliste du Washington Post Tara Bahrampour).
Deux heures plus tard, vers 22h30, dans la nuit noire, BHL est de retour au premier barrage où attend la presse. Il sort du véhicule, le visage grave, et avec sa voix de Malraux, il témoigne devant les journalistes:
« La ville est nettoyée, Gori est une ville fantôme, il y a des flammes partout ; apparemment pas âme qui vive, Gori a été vidée de sa population. C’est ce que les Russes appellent la pacification. »
L’eurodéputée Marie-Anne Isler-Béguin intervient alors pour démentir : « mais non, on n’était pas à Gori », dit-elle aux journalistes, « on a été bloqués à un barrage à 1,5 kilomètre de la ville ». Elle connaît cette région depuis huit ans. Seuls les champs brûlaient, ajoute-t-elle. Les armées brûlent parfois les champs pour éviter le risque des snipers embusqués.
Plusieurs témoins confirment : BHL n’était pas à Gori
Déléguée du Parlement européen pour le Caucase Sud, Marie-Anne Isler-Béguin revient sur l’épisode pour Rue89:
« Je viens de découvrir son témoignage. Je suis un peu surprise qu’il n’ait pas tout à fait dit comment ça c’était réellement passé. Mais il a peut-être oublié… J’ai vu Bernard-Henri Lévy pour la première fois lors de ce voyage au check-point où étaient bloqué tous les journalistes, à cinq kilomètres de Gori.
« Si Bernard-Henri Lévy est monté avec Lomaia et moi, c’est parce que j’ai intercédé en sa faveur. C’est lui qui m’a demandé : « Madame la députée, je voudrais me joindre à la délégation. » Et c’est moi qui ait obtenu l’accord de l’ambassadeur d’Estonie. Dommage qu’il ait oublié ce petit détail… En plus, c’est le seul qui soit monté dans la voiture avec son garde du corps.
« Et il y a d’autres approximations. S’il arrive à distinguer les militaires des paramilitaires, il est plus doué que moi. S’il a senti une odeur de putréfaction, moi pas. Il écrit aussi que Gori a été brûlée, pillée et réduite à l’état de ville fantôme, mais à ce moment-là, on ne pouvait pas le dire, tout simplement parce que personne n’y était encore allé. Enfin, nous nous sommes arrêtés à 1,5 kilomètre de Gori. »
Gilles Hertzog, fidèle compagnon de route de BHL, confirme lui aussi la version de l’élue :
« Non, on n’est pas rentrés dans la ville, on est resté à l’orée de la ville, je ne sais pas à combien de kilomètres de Gori. Il faisait nuit, on apercevait vaguement des bâtiments quand il y avait des fusées éclairantes, mais on n’était que sur le bas-côté d’une route. Il y avait des champs qui brûlaient autour de nous, on nous a dit que c’était du ‘farming’ [des feux allumés par des cultivateurs, ndlr], mais je ne l’ai pas cru. »
Et même divergence avec BHL sur l’odeur de putréfaction :
« Personnellement, je n’ai rien ressenti, mais peut-être que mon ami Bernard-Henri Lévy lui l’a ressentie. »
Dans son reportage, la journaliste du Washington Post raconte elle aussi cette virée <http://www.washingtonpost.com/wp-dyn/content/article/2008/08/13/AR2008081303759.html> , mais en précisant bien clairement, en début de l’article, qu’elle n’a pas vu la ville. Le « byline », l’indication du lieu et de la date du reportage placée au début du texte, est très clair : « OUTSIDE GORI, Georgia, Aug. 13 » [« En dehors de Gori, en Géorgie, le 13 août »].
Vendredi 15 : un « braquage » qu’il n’a pas vu
Et que penser de la seconde tentative pour se rendre à Gori le vendredi ? BHL écrit dans Le Monde :
« Vendredi matin. Nous décidons, avec Raphaël Glucksmann, Gilles Hertzog et la députée européenne, de revenir à Gori que, suite à l’accord de cessez-le-feu rédigé par Sarkozy et Medvedev, les Russes auraient commencé d’évacuer et où nous sommes censés rejoindre le patriarche orthodoxe de Tbilissi en partance, lui-même, pour Shrinvali, où des cadavres géorgiens seraient livrés aux porcs et aux chiens.
« Mais le patriarche est introuvable. Les Russes n’ont rien évacué. Et nous sommes même, cette fois, bloqués vingt kilomètres avant Gori quand une voiture, devant nous, se fait braquer par un escadron d’irréguliers qui, sous l’œil placide d’un officier russe, fait descendre les journalistes et leur arrache caméras, argent, objets personnels et, finalement, leur véhicule.
« Fausse nouvelle, donc. L’habituel ballet des fausses nouvelles dans l’art duquel les artisans de la propagande russe semblent décidément passés maîtres. Alors, direction Kaspi, à mi-chemin entre Gori et Tbilissi, où l’interprète de la députée a de la famille et où la situation est, en principe, plus calme. »
Le documentariste Raphaël Glucksmann conserve un souvenir différent de ce « braquage ». Le convoi de trois voitures est stoppé au dernier barrage de la police géorgienne où on leur déconseille fortement de continuer :
« Les policiers nous ont raconté qu’une voiture de l’UNHCR [le Haut commissariat aux réfugiés des Nations unies, ndlr] venait de se faire dépouiller au barrage russe. Nous avons donc rebroussé chemin. Je n’ai pas vu cette scène. C’est simple, la route fait un coude et juste après, à 500 mètres environ de là où nous sommes, il y a le barrage russe, mais on ne le voit pas. »
La version de l’eurodéputée sonne, elle aussi, bien différemment de celle de BHL. Contrairement à ce qu’affirme l’intellectuel, elle n’était pas à ses côtés à ce moment précis :
« Le jeudi, les autorités géorgiennes m’ont assuré que je pourrais aller le lendemain à Gori avec un convoi humanitaire. Mais, le vendredi, on attend une heure, deux heures, et on n’obtient toujours pas d’accord des Russes pour faire partir le convoi humanitaire.
« Je n’ai donc pas pris de voiture en direction de Gori avec Bernard-Henri Lévy. Je n’ai pas non plus cherché le patriarche, qui a eu l’autorisation de se rendre à Shrinvali pour aller récupérer des corps de Géorgiens, car je savais où il était, mais j’ai seulement regretté de ne pas l’avoir contacté avant.
« Je n’avais toujours pas bougé de Tbilissi quand, avec mon assistante géorgienne, on décide alors de se rendre au village de Kaspi, qui n’est pas en zone occupée. Et c’est là que Bernard-Henri Lévy revient vers moi et me dit : « On a fait équipe hier, est-ce qu’on continue à faire équipe ? »
Gilles Hertzog, n’était pas non plus avec BHL :
« Moi, je ne sais pas, je n’étais pas dans la même voiture que lui. Je ne sais plus exactement… Vous savez, on laisse faire nos chauffeurs, ce sont eux qui décident, qui savent où on peut aller. »
Les autos partent en fait à Kaspi pour constater la destruction d’une usine électrique que filmera Glucksmann.
Dernière soirée à Tbilissi, Sartre et la pureté dangereuse
Vendredi, seconde rencontre du philosophe avec le président géorgien Mikheïl Saakachvili. Bloqué depuis plusieurs jours dans sa résidence, le chef d’Etat interroge BHL et Raphaël Glucksmann :
« Il nous a demandé comment c’était à Gori et Kaspi. Puis, ils ont un échange sur le thème : « Pourquoi l’Occident ne répond pas ? »
Dans le récit qu’il a rapporté pour VSD, Hertzog raconte :
« Bernard-Henri Lévy tente de leur remonter le moral. Pourquoi ne pas inciter les pays de l’Otan qui ont appuyé la demande de la Géorgie à se prononcer solennellement ? Pourquoi ne pas tenir vos conseils des ministres dans une ville menacée ? Saakachvili retrouve un instant le sourire. ‘Très bonnes idées !’, lance-t-il. »
Ensuite, selon Glucksmann, les deux hommes parlent philosophie :
« Saakachvili a lu ‘La Pureté dangereuse’ et puis il a eu une prof de philo, ancienne correspondante de Sartre, et comme BHL a écrit sur Sartre… »
Retour à l’hôtel à l’aube, fin de l’escapade, tout le monde reprend l’avion vers 8h du matin. Direction Nice, où BHL a un rendez-vous. La folle vie continue.
Le journal britannique The Independant <http://www.independent.co.uk/opinion/columnists/pandora/pandora-bernardhenri-lvy-french-gift-to-georgia-900650.html> ne s’est pas trompé sur la leçon à tirer de toute l’histoire. Dès lundi 18 août, ils écrivait:
« Les Américains ont envoyé des couvertures, les Estoniens des médecins, mais ce sont les Français qui, assurément, sont venus au secours des gens de l’Ossétie du Sud en proposant d’envoyer leur ‘nouveau philosophe’ [en français dans le texte, ndlr] Bernard-Henri Lévy. »
Julien Martin, Pascal Riché et David Servenay"