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Le blog de Frédéric Delorca

Horkheimer et les réformateurs religieux

2 Mars 2012 , Rédigé par Frédéric Delorca Publié dans #Philosophie et philosophes

horkheimerTous les lettrés connaissent vaguement l'existence de l'Ecole de Francfort, ne serait-ce que parce qu'on leur apprend qu'Habermas en est issu.

 

Je relisais récemment un bouquin d'un de ses membres les plus éminents, Max Horkheimer, Théorie Traditionnelle et Théorie Critique (ed Tel Gallimard, j'ignore s'il est encore édité). Je m'y suis plongé par désoeuvrement comme je l'avais fait avec Le génie du Christianisme de Châteaubriand il y a quelques mois.

 

Bizarrement j'ai découvert à cette occasion qu'un de ses essais, qui forme un chapitre du livre, "Egoïsme et émancipation", daté de 1936, se penche sérieusement sur un sujet qui me tient à coeur : le lien entre réforme politique et réforme morale. Il s'intéresse particulièrement à Rienzo, Savonarole, Luther, Calvin, et d'une façon très suggestive étend sa liste jusqu'à Robespierre.

 

Il y a dans sa démonstration de fâcheuses simplifications inhérentes au dogmatisme marxiste qui l'incitent à voir dans ces prédicateurs de simples "chiens de garde" de la bourgeoisie dont l'unique fonction est de "formater" le peuple en fonction des intérêts de cette classe, en retournant ses aspirations légitimes vers une forme de flicage de soi-même et d'autoculpabilisation permanente. Tout cela n'est pas satisfaisant intellectuellement car cela ne permet pas de comprendre par exemple l'engouement de la noblesse française pour le protestantisme (une noblesse aux intérêts souvent opposés à ceux de la bourgeoisie). Mais Horkheimer a raison quand même de souligner ( et c'est le b-a ba de la sociologie) qu'une quête spirituelle ne nait pas "hors sol", que Luther a beau être un fils de paysan, il s'adresse tout de même à une certain public urbain, et, à ce titre, est tributaire des mouvements sociologiques de son temps, c'est-à-dire de la montée de la bourgeoisie dans les villes.

 

Il y a des remarques très importantes dans le travail d'Horkheimer, sur la convergence de la théorie protestante  avec l'individualisme bourgeois sur la question de la rupture avec un clergé romain médiateur de la relation aux Ecritures, ou sur la valorisation de la "vocation" dans l'activité professionnelle. J'aime beaucoup l'inspiration nietzschéenne du philosophe qui reproche au penseur moustachu un certain an-historisme, mais lui rend aussi hommage sur certains points. Elle lui permet de livrer une critique radicale du protestantisme dont il dénonce tout à la fois l'anti-intellectualisme (je n'y avais jamais songé), et la haine profonde des masses (autrement dit aussi sa haine de vie, j'y reviendrai).

 

Bien sûr on peut être sceptique quand il reproche à Savonarole d'avoir fait augmenter le prix du pain en taxant les riches propriétaires (une façon quand même un peu artificielle de poser le prédicateur en agent de la bourgeoisie à la fois contre la noblesse terrienne et contre le prolétariat), mais plus intéressantes sont ses remarques sur les assemblées populaires au centre des prédications, de ce qui s'y joue de la construction et de la déconstruction de la subjectivité politique du peuple (on peut transposer ça à l'étude contemporaine du rôle de la télévision ou d'Internet, qui ont aussi leur prédicateurs propres). Mëme si la religion ou la morale ne sont jamais réductibles aux rapports de forces sociologiques, il est toujours bon de se démander qui elles servent. L'interrogation sur leur responsabilité politique doit nous hanter. La morale doit ainsi être élargie à la sociologie.

 

180px-Robespierre.jpg

Horkheimer dresse au terme de sa chronologie un portrait qui m'intrigue beaucoup de Robespierre en dernier des prédicateurs bourgeois, usant lui aussi de "grigris magiques" comme les cocardes mais aussi sa vertu personnelle (voir l'opposition avec l'actrice Claire Lacombe p. 216). Robespierre mystique de son Etre suprême, arrivant là au bout d'un processus, et donc à la limite d'un autre quand il doit arbitrer entre plafonnement des prix et blocage des salaires, n'osant pas finalement "le grand saut" dans l'alliance avec le prolétariat (puisqu'il n'ose même pas donner les biens des "suspects" aux sans-culottes pauvres, ce qui eût créé une classe qui dût tout à la Révolution), et qui de ce fait mérite les insultes de la foule parisienne quand on le conduit à l'échafaud.

 

Le point qui fait le plus question dans la thèse d'Horkheimer, c'est bien sûr son option freudomarxiste. Il y a chez lui une sorte de mysticisme de l'énergie sexuelle, comme il y a une mystique du prolétariat. D'ailleurs il rend hommage à Wilhelm Reich qui fut une caricature dans ce domaine. Pour lui, répression du peuple et répression sexuelle (donc répression de la vie), vont de pair. Et d'une certaine façon la phrase de Saint Just "Le bonheur est une idée neuve en Europe" est pour Horkheimer un des signes de la position-limite des jacobins qui sur la question sexuelle comme sur la question sociale, les place à l'orée d'un autre monde, un monde qui sortirait du culte morbide de l'effort et du devoir propre au monde bourgeois, pour valoriser réellement l'égoïsme pulsionnel tel que le défendent des philosophes sceptiques matérialistes d'Aristippe de Cyrène et Epicure (c'est Horkheimer qui cite lui-même ces exemples, tout en se trompant sur Epicure) à Voltaire et Diderot.

 

A la différence du vulgarisateur Onfray, je ne suis pas certain qu'on puisse continuer à "bricoler" avec le freudo-marxisme. On ne peut pas simplement donner acte à Horkheimer des critiques qu'il adresse au conservatisme réactionnaire de Freud et estimer que sur cette base on peut continuer à suivre l'Ecole de Francfort. Ce qui est critiquable chez Freud ce n'est pas seulement son conservatisme, mais toute une méthode théorique et pratique. Idem chez Marx. En même temps on ne peut pas complètement jeter le bébé avec l'eau du bain. Tout en étant encore trop fidèle à Freud, Horkheimer a quand même le mérite de poser la question d'un au-delà de la sexualité bourgeoise et de sa combinaison avec un au-delà de la répression des classes inférieures. Et la question reste d'actualité quand bien même le capitalisme en est venu à intégrer un certain érotisme à son fonctionnement répressif (voyez Luc Boltanski à ce sujet).

 

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E
<br /> Anti intellectualisme protestant c'est pourtant visible notamment quand on regarde toutes les branches évangéliques, charismatiques. Je ne suis pas du tout compétent en théologie, mais on peut<br /> bien imaginer que si l'élection est donnée à la naissance, après tout pourquoi se cultiver ?<br /> <br /> <br /> La question est du coup plutôt de savoir pourquoi le protestantisme français a été très élitiste notamment au XIXème ?<br />
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F
<br /> <br /> En fait je ne suis pas sûr qu'on puisse juger de l'anti-intellectualisme d'une doctrine (ni d'aucune de ses caractéristiques profondes) à l'aune de ses développements tardifs (comme l'évangélisme<br /> contemporain par rapport au luthéranisme de la Renaissance). Ce qui est convaincant chez Horkheimer c'est qu'il le décèle chez les pères fondateurs du protestantisme eux-mêmes, notamment dans<br /> cette doctrine de l'élection que tu mentionnes. Après, on peut se demander pourquoi nous autres Français du XXIe siècle avont du mal à voir l'anti-intellectualisme de Luther et Calvin. Peut-être<br /> effectivement l'élitisme des protestants du XIXe siècle (dont, comme tu dis, il faudrait comprendre les causes) fait-il écran. Il est sûr en tout cas que l'école républicaine du siècle dernier<br /> fut tendre avec le protestantisme et liait à l'invention de l'imprimerie et aux progrès du capitalisme. Elle nous conditionnait à l'associer par anticipation aux Lumières. C'est pourquoi<br /> d'ailleurs un lecteur français de ce blog a exprimé son étonnement il y a quelques semaines quand j'ai exposé les décrets dignes des Taliban afghans (mutatis mutandis), que Jeanne d'Albret avait<br /> imposés au Béarn après sa victoire définitive sur les troupes catholiques.<br /> <br /> <br /> <br />