L'excès d'historicisme
J'écoutais ce matin Répliques de Finkielkraut sur Sade (France Culture). J'y entendais un historien énumérer "Il y a eu le Sade figé dans la psychothérapie du XIXe siècle, le Sade vu par les surréalistes comme un libérateur du désir mais cette vision est rapidement devenue caduque, le Sade des années 60, celui d'aujourd'hui."
Je n'aime pas cette vision radicalement historiciste de la réception des oeuvres et de l'évolution des idées. Même si moi-même je ne cesse de constater le passage du temps et d'évaluer notamment combien les idées des années 60 sont dépassées aujourd'hui, je crois que ce serait une erreur de réduire nos mots, nos visions, à des "époques" : telle notion allait bien avec le temps où l'on portait des jeans et le poil long, et où on voyageait avec tel type de voiture, telle autre avec le port de tuniques romaines etc.
Même d'un point de vue positiviste il y a au moins un élément qui s'oppose à cet historicisme radical : la constance depuis 200 000 ans, de certains réflexes, et de certaines aspirations, ancrés dans la nature humaine, et qui en forgent l'arrière-plan existentiel (on n'ose dire métaphysique) par lequel les interprétations stoïciennes, surréalistes, jansénistes etc, de certaines images, de certaines histoires, peuvent être aussi les nôtres. A travers ces constantes, nous pouvons nous approprier les univers et préoccupations des autres époques, et même les refaire vivre, tout en leur trouvant de nouveaux prolongements, et c'est grâce à cela, à cette perpétuelle actualité du passé (que nous pouvons aborder sans anachronisme, sans nier ce qui dans le passé n'est plus nôtre et n'est pas réductible à notre temps) que nous saisissons l'unicité de l'aventure de notre espèce, celle de son avenir, de son présent et de son passé, voire que nous renouvelons et éclairons différemment par le détour par le passé des problématiques contemporaines sclérosées.
Mélenchon, Le Pen, la campagne, les idées
Un peu inquiet de voir Mélenchon retrouver ses accents agressifs et ses airs de matamore. Traiter un candidat de semi-dément cela ne se fait pas. Menacer unE candidatE de la promener d'un bout à l'autre d'un ring, ce n'est pas élégant, même si ladite candidate a des idées nauséabondes. On trouve à nouveau, à 60 jours de l'élection, le pire de Mélenchon. Je crois qu'il va y laisser des plumes en termes d'intentions de votes.
Un certain David Desgouilles pour Marianne 2 (un e-magazine qui ne m'aime pas et c'est récirpoque : j'ai eu une mauvaise expérience avec son patron à la table de Régis Debray jadis), dit que M. Mélenchon va perdre des voix ouvrières à cause de ces attaques personnelles au dessous de la ceinture, et ne glaner que quelques voix de Middle Class. C'est bien possible. Dommage. Mélenchon a les défauts de ses qualités. Des défauts aussi prononcée que ses qualités le sont. C'est tout le problème. Alors qu'un type comme Hollande, qui ne croit en rien, qui n'est même pas capable de finir avec aisance une phrase, et dissimule mal son absence de conviction derrière des "moi je dis que" et "moi je veux que" n'a que peu de défauts car il a peu de qualités.
Et dire qu'à côté de cela le petit candidat de l'UMP promet une république plébiscitaire populiste cela fait froid dans le dos ! Cette élection est moins désastreuse que celle de 2007 avec les Besancenot-Buffet-Royal, mais tout de même on reste sur sa faim. Pourvu que rien ne permette au candidat sortant de "rebondir" comme on dit. Je le crois capable de tout pour renverser les tables, y compris d'aller tenter des folies en Syrie. C'est très préoccupant.
Bon laissons tomber le théâtre d'ombres, parlons d'idées. Je discutais tantôt avec une écologiste très pointue sur la prévention des risques sanitaires. Ca fait des années que j'essaie de réfléchir à faire converger la pensée géopolitique, et la pensée environnementale. Mais chacun est enfermé dans sa chapelle. Le réseau de l'Atlas alternatif compte pas mal de membres d'EELV. Je ne sais toujours pas comment tracer des ponts utiles là dessus.
En ce moment le seul "pont" entre géopolitique et risques sanitaires qu'inventent nos politiciens est cette question du halal, ce qui n'est pas brillant. Je n'ai toujours pas compris si cette pratique nuit vraiment à la qualité de la viande (on m'a parlé de contenu de la panse qui remonte au niveau du cou quand on coupe la tête de l'animal et contamine cette viande dont on fait du haché pour les enfants ce qui oblige à les cuire davantage avant consommation - est-ce vrai ?), en tout cas il est vrai qu'il est un peu idiot que tous les abattoirs d'Ile de France se soient mis à cette mode, d'autant qu'ils le font sans endormir l'animal alors que les autorités islamiques ne seraient pas hostiles à une telle mesure. J'avais entendu un jour Tariq Ramadan dire qu'il fallait que l'islam réfléchisse à la souffrance animale. Il y a manifestement quelque chose qui ne tourne pas rond dans ce soudain ralliement (pour des raisons de pure réduction des dépenses) des abattoirs d'Ile de France (mais aussi d'autres régions) à cette méthode d'abattage, et il est dommage que l'on ait attendu que le Front national (avec ses arrières-pensées bien connues) se saisisse de l'affaire pour enfin en débattre sur la place publique. La gauche de la gauche à force de se complaire dans un prêt-à-penser finit par lâcher des sujets très importants (comme aussi celui de la souveraineté des pays du Tiers-Monde par exemple) à ce parti (qui ensuite les traite avec sa propre idiosyncrasie, pas très républicaine comme chacun sait). Mais cette gauche de la gauche peut-elle se ressaisir ? reprendre l'initiative ? retrouver de l'audace intellectuelle et de l'indépendance dans l'approche des sujets importants ? Je l'ai cru quand j'ai vu Mélénchon étudier ses dossiers à fond, et les évoquer avec verve. Je recommence à douter quand je le vois remplacer de plus en plus le courage politique par de simples coups de gueule. C'est inquiétant. Et au vu de l'ampleur des problèmes de notre époque, sur tous les fronts (financiers, écologiques, stratégiques), on est en droit d'exiger mieux.
Alors où, comment ? En sortant définitivement des logiques d'appareil ? Je serais bien placé pour le faire moi qui n'ai jamais été intégré dans aucun. Mais que peut-on faire seul ? Et que peut-on même faire avec ces chimériques "réseaux de blogs" et "réseaux sociaux", nos nouvelles "prime time TVs" ?
Le poids des héritages religieux
Lorsque j'aborde l'actualité, les grands sujets de société ou même l'histoire, j'essaie de le faire en des termes aussi peu religieux que possible.
C'est pourquoi notamment j'évite de parler trop souvent de la Palestine qui était un thème anticolonialiste dans les années 70, peut-être pas tout-à-fait "comme les autres" dans les années 1970 mais qui est aujourd'hui porté sur un mode très malsain par des pulsions philosémites ou antisémites directement liés aux héritages du monothéisme. Or il y a tant d'autres sujets d'injustice que la Palestine dans le monde ! J'en parle peu, sans que cela signifie que je m'en désintéresse puisque j'ai toujours milité pour le droit des Palestiniens à avoir un Etat viable (non encerclé par des colonies).
Penser sur un mode a-religieux n'implique pas que l'on méprise les religions ni les croyants, au contraire (car le mépris des religions procède souvent d'un réflexe de fuite lui-même lié à des héritages réligieux mal assumés). Il s'agit juste de penser leurs croyances dans la globalité de tout ce à quoi l'humanité a pu adhérer, y déceler des "schèmes" pour parler comme Kant qui participent de mécanismes de la psyché humaine depuis 200 000 ans. C'est dans cet esprit par exemple que je me suis penché sur la réforme protestante en Europe eu XVIe siècle, ou pourrais me pencher demain sur la réforme politico-religieuse du Bahrein au Xe siècle si quelqu'un me mettait entre les mains un livre intéressant là-dessus.
Mais on ne tient cette ligne a-religieuse qu'en assumant parfaitement ses propres héritages comme ceux du monde où l'on vit. C'est pourquoi par exemple j'ai souvent évoqué mon enfance catholique dans les années 1970.
On ne peut pas nier ce que le passé religieux imprime dans la tournure de pensée. Par exemple je pense que ma très forte sensibilité à l'écoulement du temps et à la mort des univers (intérieurs) que nous portons en nous aussi bien que de ceux (extérieurs) dans lesquels nous baignons s'est sans doute forgée en interaction avec (sinon sous l'influence de) la religion catholique de mon absence. Et je la revendique comme une partie intégrante de mon esthétique existentielle (en employant ces mots, je songe à une phrase d'un commentateur d'Anatole France selon laquelle l'écrivain reprochait aux Américains d'avoir un idéal moral mais pas d'idéal esthétique, j'y reviendrai peut-être un jour).
De ce point de vue-là, je vois bien que mon a-religiosité diffère de celle de beaucoup de gens de notre époque qui, eux, sont complètement absorbés par le "faire", la préoccupation, les agendas, et de ce fait considèrent la contemplation (au sens aristotélicien de la théoria) du temps, comme un élément accessoire de leur vie, qui ne les concerne qu'accidentellement lors de la mort d'amis ou de parents, lors des anniversaires, et dont il faut se débarrasser parce qu'il faut toujours être "résilient". Ceux-là pour qui il faut avant tout "fonctionner", et pour lesquelles les abstractions comme "l'instant" (toujours fugace), l' "absolu" (toujours vague) etc doivent être bannis de la vie, me semblent plus proche de la machine (je ne dis même pas de l'animal) et il est clair que la symbiose avec la machine est l'horizon de notre civilisation (voir Le Breton et Andrieu là dessus), ce qui n'est pas du tout ma tasse de thé.
Je me demande si, de fait, cette évolution de l'a-religiosité vers le purement mécanique ne va pas progressivement me reléguer vers le christianisme plus que je l'eusse voulu, dans la mesure où mes interrogations sur le temps, la paix, le devoir, etc ne seront peut-être bientôt plus intelligibles que par les gens qui auront eu une éducation chrétienne. Si tel était le cas, je le vivrais comme une perte car ma formation (à l'école laïque, elle) m'a enclin à considérer l'espace de l'écriture comme tourné vers l'universalité, y compris quand j'y exprimais les choses les plus intimes. La "République des Lettres" n'a pas de frontière mentale. Mais peut-être finirai-je, moi-même, comme tant d'autres, par être communautarisé, par la force même d'une évolution générale de la société autour de moi dont je ne pourrai plus tout adopter les valeurs. Frédéric Delorca finira-t-il par être publié par les éditions du Cerf comme Christian Arnsperger ?
Ce qu'il faudrait regarder dans notre actualité
Les actualités de ce monde ne sont pas très réjouissantes.
On attire notre attention sur des éléments qui devraient nous être indifférents (la moindre pulsion de M. Sarkozy, le moindre flocon de neige qui tombe sur le bassin parisien). On en passe sous silence de bien peu importants comme la tournée de Laurent Fabius au Qatar et en Israël au début de ce mois, ou sur les curieux appels de M. Juppé au cessez-le-feu au Mali (au moment où le gouvernement de ce pays peine à tuer dans l'oeuf une rebellion touarègue qui résulte directement de nos égarements en Libye). Personne ne se soucie de cette journaliste qui avait montré un pistolet quand les rebelles encerclaient le quartier de la TV à Tripoli, et dont on a annoncé à tort le décès hier. Il est vrai qu'il y a tellement de gens torturés en Libye en ce moment (Médecins sans Frontières en dénonçait 115 le mois dernier à Misrata, heureusement que nous avons renversé Kadhafi pour protéger les droits de l'homme !). Mais quand même. S'indigner autant pour Ingrid Betancourt néguère, et si peu pour Halla el-Misrati aujourd'hui. Bon d'accord elle avait ciré les chaussures d'un dictateur (mais quel journaliste de TV n'a jamais soutenu activement ou passivement par son silence un dictateur ?) et une grande g** (on lui reproche d'avoir interviewé d'une façon musclée une Syrienne anti-Kadhafi au printemps dernier), mais pas plus que... voyons des journalistes un peu trop sûrs d'eux il doit bien y en avoir.. Mais quand même s'intéresser à elel serait un moyen de donner un visage aux persécutions commises en ce moment par les milices en Libye. Vous allez me dire qu'on a fermé les yeux sur la répression en Irak, alors...
D'une manière générale notre époque choisit mal ses sujets. Le petit monde des militants des PCF (un des rares partis qui a une grosse base militante et une base qui veut défendre des causes généreuses) s'est enthousiasmé pour Mumia-Abou-Jamal, heureusement gracié il y a peu. Mais une part de l'énergie dévouée à soutenir cet homme aurait pu être consacrée à soutenir Bradley Manning, le petit gars qui a livré à Wilkileaks des secrets militaires sur la sale guerre américaine en Irak, non ? Ce garçon était dégoûté par ce qu'il voyait et a cru naïvement en l'avenir de la presse "alternative" avant d'être horriblement piégé par une lieutenant d'Assange qui l'a trahi. Résultat il croupit dans une prison militaire, objet d'humiliations quotidiennes, de tortures psychologiques même. S'intéresser à lui obligerait au moins à penser aux tortures qui se poursuivent en Irak, aux réfugiés irakiens en Syrie, toutes ces choses dont nos journalistes se foutent... Bradley Manning est l'image-même du type qui, comme Julian Assange, ont cru en la transparence de l'info, à la fin du privilège des institutions face aux crimes qu'elles commettent. Sont-ils les Thierry Quintin (les joyeux illuminés) de l'histoire, ou les Galilée (ceux qui ont raison avant les autres ?
Tenez, même les 200 éléphants tués par des guérilleros soudanais depuis un mois, ça aussi c'est un vrai sujet. 100 à 200 éléphants tués chaque jour dans le monde. A la kalachnikov. Ca enrichit des bandes de malfrats ou de guerilleros on ne sait pas trop quoi. Mi-guérilleros mi-malfrats. A ce rythme on se dirigerait vers une Afrique sans éléphants. La faute aux Chinois. Démonstrations imparables qu'on lit ici ou là : dans les années 60-70 un premier pic d'extermination colle avec le boom économique du Japon, puis on reconstitue le cheptel dans les années 70, et bing, maintenant c'est la demande chinoise qui fait grimper les cours. Sousentendu : nous on est assez évolués pour savoir qu'avoir de l'ivoire chez soi c'est de mauvais goût, mais pas ces arriérés de "nouveaux riches" jaunes ; et d'ailleurs ces maudits chinois sont assez bêtes pour croire que les défenses des éléphants tombent toutes seules comme ils sont capables de croire que tout ce qui a quatre pattes et tout ce qui vole se mange - je n'invente rien, c'est écrit ici. Moi j'ai plutôt tendance à penser que le vrai problème c'est que les Occidentaux ne veulent pas qu'il y ait de vrais Etats souverains qui nourrissent correctement leurs population (trop heureuses de festoyer avec les carcasses laissées par les kalachnikovs) et arrêtent les braconniers. Pourquoi dès qu'un gouvernement se heurte à une guérilla se trouve-t-il des Occidentaux pour se demander si ce n'est pas la guérilla qui a raison ? Pourquoi est-on toujours dans cette dynamique de "chaos créateur" comme disent les néo-conservateurs américains, du regime change, du soutien au désordre ? Retour à la question que je posais plus haut à propos du Mali...
Problème fondamental, anthropologique : notre rapport à l'animal. Mme GA Bradshaw, prof américaine, nous explique pourquoi les éléphants nous ressemblent sur le plan psychologique, raconte leur calvaire, les sociétés matriarcales désorganisées. Avant, les Masaï ne tuaient pas les éléphants, ils y voyaient des réincarnations d'ancêtres ou que-sais-je. Aujourd'hui ils les massacrent. Pour l'argent. L'argent qui obsède les chinois. Auri sacra fames.
Question : notre interaction avec l'animal. Pourra-t-on vivre dans un monde sans animal ? Nos enfants qui ne dessineront plus d'éléphants. L'enfance est-elle possible sans animaux ? Finis les animaux, et nous aurons des disques durs d'ordinateurs directement connectés à nos cerveaux. Recréerons nous des éléphants disparus à partir de leur ADN comme des dinosaures ? Des éléphants "déterritorialisés" sans passé, sans avenirs, sans sentiments faute d'avoir grandis dans les sociétés matriarcales comme ceux d'aujourd'hui. Des éléphants à moitié fous, comme nous mêmes, qu'on mettra sous sédatifs, avec aussi des cerveaux connectés à des ordinateurs. Allez savoir.
Le monde change de peau, rodoudous et berlingots. On ne s'aide pas à le comprendre quand on élude des questions comme celle-là.
D'ailleurs nous ne sommes pas non plus très doués pour comprendre le siècle passé non plus. Lors de la mort de Semprun j'ai rappelé sur ce blog qu'il avait été un "ouiste" cynique lors du référendum sur la "constitution" européenne. J'ignorais son attitude détestable à l'égard de Marguerite Duras et de ses amis en 1950 telle qu'elle ressort des documents figurant dans La France Rouge (un livre très bien fait du reste). Après avoir participé avec elle à des quolibets contre Louis Aragon et Laurent Casanova il est allé les dénoncer à la direction du parti. Gérard Streiff parle de "procès stalinien" et souvent on parle de stalinisme à propos de cet épisode. Mais c'est surtout la petitesse morale de l'intéressé qui frappe le plus dans cette affaire. Certains ont dit que Wikipedia avait cherché à occulter ce fait. Il est vrai que le débat sur ce passage dans la rubrique Discussion de cette "encyclopédie" est assez léger, mais faut-il s'en étonner ? On dit de plus en plus que des groupes se sont constitués pour verrouiller Wikipedia. L'épisode ne m'a guère surpris pourtant. Les gens de plumes quand ils ont une petite once de pouvoir dans une structure se comportent souvent comme ça. Possible que l'ambiance stalienienne, celle de la guerre idéologique, ait décuplé cette tendance.
Pau dans l'Heptaméron de Marguerite de Navarre
Chose promise, chose due, voici un extrait de l'Heptaméron, la 68ème nouvelle dans l'édition de Michel François, qui se passe à Pau, et l'on y voit que les questions d'amour n'y sont point seulement platoniques.
Heaven is a place on earth
Quoi qu'on en dise, je pense que l'humanité regrettera la civilisation américaine le jour où elle aura disparu, cette civilisation d'hérétiques protestants et de sangs mêlés qui voulait le paradis sur terre. De même que la post-humanité (notre espèce lorsqu'elle pourra greffer sur son cerveau des disques durs anonymes pour augmenter sa mémoire et son intelligence) regrettera notre petite humanité actuelle avec sa bêtise, ses vices et ses imperfections diverses.
Les libertins communistes "quintinistes" protégés par Marguerite de Navarre
Récemment je me demandais comment Marguerie de Navarre (née Marguerite d'Angoulême), identifiée par l'écrivain Brantôme comme une sorte de Simone de Beauvoir de la Renaissance (*), en tout cas, comme une souveraine grâce à laquelle la gent féminine française avait effectué un "grand bond en avant" dans le domaine de la séduction et du rapport à l'autre sexe avait pu, dans le même mouvement, être une des protectrices (et en ce sens accoucheuses) de l'austère calvinisme en France, car il y a là, me semble-t-il, une difficulté qui va bien au delà de l'histoire du christianisme et pose plus largement la question de la polysémie des révolutions et réformes morales et politiques.
La question peut trouver un éclairage particulier dans une autre bizarrerie : tandis qu'elle protégeait les premiers réformateurs français, la reine de Navarre pensionnait aussi en ses châteaux (au moins celui de Nérac et peut-être aussi à Pau) une secte libertine et communiste : les quintinistes, qui étaient en fait - comme c'est étrange ! - parfois assimilés au calvinisme naissant (ce qui justifia que Calvin pondît en 1545 un traité incendiaire à leur encontre).
Suivons ce qu'en dit le maître de conférences à Toulouse Didier Foucault dans une récente contribution à un colloque universitaire , en suivant à la fois le pamphlet de Calvin et des documents d'archives.
Aux alentours de 1537 arrive à Nérac à la cour de Marguerite de Navarre (où se trouvent déjà des humanistes connus comme le poête Clément Marot, qui y est valet de chambre, Gérard Roussel, membre du cénacle de Meaux et évêque d'Oloron en Béarn depuis 1536 et Lefèvre d'Etaples avec lesquels Calvin allait rompre en 1540 en les qualifiant de "nicodémites") trois adeptes du "Libertinage spirituel" : l'abbé Antoine Pocque en qualité d'aumônier, Bertrand des Moulins, valet de chambre, et Quintin, comme huissier. Qui sont ces gens ?
Si l'on en croit Calvin, vers 1530 un flamand, Coppin, natif de Lille a lancé un courant religieux panthéiste. Un certain Thierry Quintin lui a succédé, natif du pays d'Hainaut, "ou de ces quartiers-là" dit Calvin. Celui-ci a rencontré Quintin en France vers 1535 flanqué d'un certain Bertrand des Moulins (décédé avant 1545) auxquels se joindront ensuite Claude Perceval et le petit prêtre Antoine Pocque. Calvin allait les croiser à nouveau à Genève vers 1542, lorsque Pocque sollicita l'approbation morale de Calvin, comme il avait obtenu (mais semble-t-il en lui cachant une partie de sa doctrine) celle d'un autre réformateur célèbre, Martin Bucer à Strasbourg. Foucault (p. 276) note que Pocque avait "réussi à pénétrer la congrégation [de Calvin], c'est à dire la réunion hebdomadaire des pasteurs et des laïques où l'on discutait des questions religieuses importantes".
Pocque, Des Moulins, Quintin et Perceval se sont réfugiés à Nérac chez Marguerite de Navarre après avoir été démasqués et chassés comme Libertins à Strasbourg. Théodore de Bèze condamnera après coup cette hospitalité de la reine, Bucer lui le fit directement dès 1538, et Calvin par un traité de 1545 comme on l'a dit plus haut. Comme ce traité est mal accueilli à la cour de Marguerite, son auteur écrira une lettre plus déférente mais n'obtiendra pas que Pocque cesse d'être pensionné à Nérac. Perceval, lui, a été arrêté à Condé en 1545 et incarcéré à Mons. Quintin, qui s'était réfugié à Tournay y fut arrêté (selon une chronique de Pasquier de la Barre citée par D. Foucault) avec cinq de ses partisans (des petits commerçants) et fut condamné à être étranglé puis brûlé sur la place du marché tandis que les autres étaient décapités (deux quinitinistes avaient aussi été décapités à Valenciennes). Mais d'autres adeptes seront arrêtés plus tard dans le Brabant, en Hollande, en Allemagne et même à Rouen jusqu'en 1550.
Si l'on sait peu de choses de ces libertins, c'est parce que leurs origines sociales étaient modestes.Quintin, avec son lourd accent picard (dixit Calvin) a prêché dans le Hainaut, à Anvers, à Paris, dans le Limousin, en Navarre sans savoir ni lire ni écrire, ce qui est assez remarquable pour un chef de secte réformateur. La secte a des relents médiévaux millénaristes en ce sens qu'elle annonce l'âge du Saint Esprit faisant suite à celui du Père et du Fils, et symbolisé par le charriot de feu du prophète Elie. Elle est cependant très moderne en ce qu'elle abandonne la référence à la Bible. Affirmant que l'homme comme le reste de la création est animé par le souffle de Dieu, elle oppose sa bonté au "monde", dont l'existence se résume à la conscience du péché. Avec l'oubli des péchés, ce "monde" disparaît et l'homme retrouve sa pureté originelle. Il s'agit donc d'un panthéisme presque spinoziste, vaguement teinté de dualisme.
Selon un Calvin profondément révulsé par leurs thèses, leur amoralisme les conduisait à tout absoudre - le meurtre, l'ivrognerie, la lubricité, le goût du jeu (on a déjà évoqué l'interdiction des jeux par les calvinistes), tout est accepté au nom des penchants de la nature et de la volonté de Dieu. Ils reconnaissent le droit au vol, et condamnent les institutions politiques en tant qu'elles ne servent qu'à conserver la propriété, ce en quoi ils se révèlent radicalement communistes. Ils sont aussi (au moins pour les plus extrémistes d'entre eux) pacifistes et, selon Calvin, rejettent toutes les guerres "sans discerner si elles ont été menées pour juste cause, ou non". En tout cela, observe D. Foucault, ils s'éloignent tellement de la simple interprétation mystique dissidente de la Bible qu'ils pénètrent dans un domaine de théorisation nouveau qui sera l'apanage du siècle suivant.
Pour autant leur élimination complète sur injonction des calvinistes autour de 1550 va priver cette branche de postérité directe. Ironiquement leur souvenir dans le fonds culturel européen n'est demeuré que grâce au traité de Calvin écrit contre eux, traité qui fit entrer le mot "libertin" dans la langue française, sans pour autant que leur enseignement n'ait pu être transmis à personne.
Pour revenir au problème initial, qui est celui de l'articulation d'une sensibilité modérément pro-caliviniste chez Marguerite de Navarre avec son rapport aux progrès de la position féminine dans les relations amoureuses, il est possible que l'obstination de la reine à conserver Antoine Pocque à sa cour témoigne chez elle d'une volonté de concilier intellectuellement les apports du protestantisme et ceux d'expériences plus audacieuses en matière d'évolution des moeurs. Même s'il ne fait aucun doute à la lecture de ses écrits qu'elle même était trop imprégnée de spiritualité pour pouvoir de quelque manière que ce soit cautionner des comportements radicaux comme ceux du Décaméron de Boccace, il y a toujours chez elle une posture d'ouverture qui prend appui sur son goût pour le récit comme on le trouve dans ledit Décaméron, la narrativité permettant toujours de desserrer l'étau de l'opposition entre Bien et Mal.
Histoire des Terres du Sud-Ouest T1 de Patrice Fréchou
Parlons un peu de Bande-dessinée pour changer, juste pour dire un mot de la BD Histoire des terres du Sud-Ouest (tome 1) de Patrice Fréchou, un petit livre dans lequel on apprend beaucoup de choses et qui a le mérite de vulgariser beaucoup de découvertes archéologiques des 30 dernières années, et de rompre avec une certain "racisme anti-aquitain" de la République française centralisatrice pour faire droit à la diversité ethnique de cette région (notamment sa composante ibérique et protobasque) avant la conquête césarienne, région que l'on pourrait qualifier d' "Aquitaine des nations" comme on parle de "Galilée des nations dans la Bible".
On pourrait pinailler sur la qualité pas toujours très heureuse des dessins (des jambres un peu courtes, des problèmes ici et là qui font penser aux tableaux des peintres du dimanche), certaines surcharges, des textes pas toujours très lisibles. Mais le problème qui me préoccupe dans cette bande dessinée est tout autre. Il touche à un certain "racisme inversé", un racisme anti-français qui n'est sans doute pas le fait de l'auteur mais plutôt du climat intellectuel dans lequel baignent beaucoup de textes de la région ces dernières années.
Pendant longtemps on nous a appris à penser la Gaule sans les Aquitains, mais maintenant on tombe dans l'excès inverse : une Aquitaine sans les Gaulois. Fréchou explique doctement cartes à l'appui que la première vague d'invasion celte (du moins ce que nous croyons être les "celtes", pas tout à fait ce qu'en dit Jean-Louis Brunaux) s'est déplacée du Bassin parisien au Nord-Ouest de l'Espagne en évitant soigneusement les territoires gascons (p. 15). Il veut bien ensuite admettre que dans une seconde vague, des celtes ont fondé Bordeaux et Toulouse, mais selon lui ils ne se sont pas aventurés plus au Sud. Il insiste sur le fait que le druidisme (ferment de l'unité des Gaules) était absent de Gascogne et qu'aucun peuple "aquitain" n'était représenté à Alesia. Plus loin d'ailleurs (p. 29) il blâme presque Auguste d'avoir créé une "grande Aquitaine" (qui déborde au nord de la Garonne) et de n'avoir pas respecté ainsi l'identité "ethnique" de la région, en y incluant des Celtes.
On voit bien que ce refus de la présence celte en Aquitaine fonctionne comme un ferment idéologique de légitimation politique de son particularisme.
J'ai déjà indiqué sur ce blog que cette thèse était contestée, notamment par Goudineau professeur au collège de France. Il y avait au moins un grand peuple celte entre la Garonne et les Pyrénées, c'étaient les Tarbelles de Dax dont Rome fit une cité (mais on auait pu aussi évoquer leurs voisins les Tarusates). Lisons l'article de Jean-Pierre Bost "Dax et les Tarbelles", paru dans « L'Adour maritime de Dax à Bayonne » qu'Archéolandes a eu la bonne idée de mettre en ligne. "Le nom des Tarbelles désigne ces derniers comme un peuple celtique. Traditionnellement, on avance que ces "Taurillons" appartiennent à la couche de population du Second Âge du Fer, celle de la Tène ; ils étaient donc des Gaulois." Bost explique ensuite que certes cette thèse d'une migration celtique prête à caution, parce qu'il peut y avoir eu celtisation par simple "pénétration d'influences" et non par invasion (comme d'ailleurs le pense Brunaux, ce qui, non seulement invaliderait l'idée que les Tarbelles soient un peuple immigré, mais rendrait fausse toute la carte de Fréchou sur l' "invasion" qui évite la Gascogne). "Toutefois, j'ai le sentiment, ajoute l'historien, que, comme l'étaint aussi les Pimpedunni, établis non loin d'eux, vers la montagne, les Tarbelles, ceux en tout cas, même peu nombreux, qui ont imosé leur nom aux population indigènes, pas très nombreuses non plus, sans doute, étaient des immigrants", tout en reconnaissant que l'argument linguistique qui permet de trancher ce genre de problème est toujours fragile.
Bost reconnaît que Strabon à la fin du règne d'Auguste classe les Tarbelles parmi les Aquitains (ce qui explique sans doute le parti-pris de Fréchou sur la question) et ne reconnaît qu'aux Bituriges vivisque de Bordeaux le titre de "gaulois". "Aux yeux de ses contemporains, les Tarbelles étaient donc considérés comme des Aquitains. "Nous avons vu qu'ils ne l'étaient pas, mais avaient-ils pu le devenir ?" demande même Bost. Il répond à cette ultime interrogation en estimant que ce peuple incontestablement celte à l'origine avait fini par se fondre "dans l'ensemble ethno-culturel aquitain" puisqu'ils ont été les alliés loyaux de leurs voisins contre les Romains (argument un peu peu étrange : une alliance politique révèle-t-elle nécessairement une identité "ethno-culturelle" ?).
Retenons du propos de Bost trois éléments 1) l'argument linguistique et toponymique plaide pour le caractère celte des Tarbelles, 2) s'il y a eu invasion (ce qui n'est pas sûr dans les processus de celtisation), les Tarbelles faisaient bien partie de ces migrants (et donc il n'y a pas eu d' "évitement celtique" de la Gascogne, 3) ces éléments restent toujours assez complexes et ne devraient pas se prêter aux simplifications abusives.
Je crois que ces trois éléments montrent qu'une oeuvre de vulgarisation qui se voudrait objective n'aurait pas dû s'engager dans l'exposition à grands traits de cartes d'invasion (ou d'évitement) manifestement fausses qui ignorent l'identité celtique des Tarbelles (ou celle des Tarusates). Sur cette question je renvoie aussi aux discussions sur les forums spécialisés comme celui-ci.
Pour m'être intéressé pendant longtemps aux Balkans, je sais fort bien le mal politique que cause à notre époque la simplification, voire la réécriture de l'histoire. Je suis donc très inquiet devant la diffusion actuelle d'ouvrages de vulgarisation comme cette bande-dessinée et les schémas mentaux qu'elle crée. Evitons à tout prix une "kosovoïsation" de l'imaginaire aquitain.