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Le blog de Frédéric Delorca

Articles avec #xixe siecle - auteurs et personnalites tag

Chateaubriand à Prague

13 Mars 2024 , Rédigé par Frédéric Delorca Publié dans #Divers histoire, #Lectures, #XIXe siècle - Auteurs et personnalités

Mémoires d'Outre-tombe L. IV. «Entré à Prague, le 24 mai (1833), à sept heures du soir, je descendis à l’hôtel des Bains, dans la vieille ville bâtie sur la rive gauche de la Moldau. J’écrivis un billet à M. le duc de Blacas pour l’avertir de mon arrivée; je reçus la réponse suivante :

" Si vous n’êtes pas trop fatigué, monsieur le vicomte, le roi sera charmé de vous recevoir dès ce soir, à neuf heures trois quarts ; mais si vous désirez vous reposer, ce serait avec grand plaisir que Sa Majesté vous verrait demain matin, à onze heures et demie.  Agréez, je vous prie, mes compliments les plus empressés.  Ce vendredi 24 mai, à sept heures.  Blacas D’AULPS. "

Je ne crus pas pouvoir profiter de l’alternative qu'on me laissait; à neuf heures et demie d usoir, je me mis en marche; un homme de l’auberge, sachant quelques mots de français, me conduisit. Je gravis des rues silencieuses, sombres, sans réverbères, jusqu’au pied de la haute colline que couronne l’immense château des rois de Bohême. L’édifice dessinait sa masse noire sur le ciel ; aucune lumière ne sortait de ses fenêtres; il y avait là quelque chose de la solitude, du site et de la grandeur du Vatican, ou du temple de Jérusalem, vu de la vallée de Josaphat. On n’entendait que le retentissement de mes pas et de ceux de mon guide ; j’étais obligé de m’arrêter par intervalles sur les plates-formes des pavés échelonnés, tant la ponte était rapide.

A mesure que je montais, je découvrais la ville au-dessous

Parvenu au plateau sur lequel est bâti Hradschin, nous traversâmes un poste d’infanterie dont le corps de garde avoisinait le guichet extérieur... Comme je montais le second étage, je rencontrai M. de Blacas qui descendait. J’entrai avec lui dans les appartements de Charles X; là étaient encore deux grenadiers en faction. Cette garde étrangère, ces habits blancs à la porte du roi de France, me faisaient une impression pénible : l’idée d’une prison plutôt que d’un palais me vint.

Nous passâmes trois salles anuitées et presque sans meubles : je croyais errer encore dans le terrible monastère de l’Escurial. M. de Blacas me laissa dans la troisième salle pour aller avertir le roi, avec la même étiquette qu’aux Tuileries. Il revint me chercher, m’introduisit dans le cabinet de Sa Majesté, et se retira.

Charles X s’approcha de moi, me tendit la main avec cordialité en me disant : "Bonjour, bonjour, M. de Chateaubriand, je suis charmé de vous voir. Je vous attendais. Vous n’auriez pas dû venir ce soir, car vous devez être bien fatigué. Ne restez pas debout ; asseyons-nous. Comment se porte votre femme?" Rien ne brise le cœur comme la simplicité des paroles dans les hautes positions de la société et les grandes catastrophes de la vie. Je me mis à pleurer comme un enfant ; j’avais peine à étouffer avec mon mouchoir le bruit de mes larmes. Toutes les choses hardies que je m’étais promis de dire, toute la vaine et impitoyable philosophie dont je comptais armer mes discours, me manqua. Moi, devenir le pédagogue du malheur ! Moi, oser en remontrer à mon roi, à mon roi en cheveux blancs, à mon roi proscrit, exilé, prêt à déposer sa dépouille mortelle dans la terre étrangère! Mon vieux prince me prit de nouveau par la main en voyant le trouble de cet impitoyable ennemi, de ce dur opposant des ordonnances de Juillet. Ses yeux étaient humides; il me fit asseoir a côté d’une petite table de bois sur laquelle il y avait deux bougies; il s’assit auprès de la même table, penchant vers moi sa bonne oreille pour mieux m’entendre, m’avertissant ainsi de ses années qui venaient mêler leurs infirmités communes aux calamités extraordinaires de sa vie.

Il m’était impossible de retrouver la voix, en regardant dans la demeure des empereurs d’Autriche le soixante-huitième roi de France courbé sous le poids de ces règnes et de ses soixante-seize années; de ces années, vingt-quatre s’étaient écoulées dans l’exil, cinq sur un trône chancelant; le monarque achevait ses derniers jours dans un dernier exil, avec le petit-fils dont le père avait été assassiné et de qui la mère était captive. Charles X, pour rompre ce silence, m’adressa quelques questions. Alors j’expliquai brièvement l’objet de mon voyage : je me dis porteur d’une lettre de Mme la duchesse de Berry, adressée à Mme la Dauphine, dans laquelle la prisonnière de Blaye confiait le soin de ses enfants à la prisonnière du Temple, comme ayant la pratique du malheur. J’ajoutai que j’avais aussi une lettre pour les enfants. Le roi me répondit : « Ne la leur remettez pas; ils ignorent en partie ce qui est arrivé à leur mère; vous me donnerez cette lettre. Au surplus, nous parlerons de tout cela demain, à deux heures ; allez vous coucher. Vous verrez mon fils et les enfants à onze heures et vous dînerez avec nous. » Le roi se leva, me souhaita une bonne nuit et se retira. Je sortis; je rejoignis M. de Blacas dans le salon d’entrée ; le guide m’attendait sur l’escalier. Je retournai à mon auberge, descendant les rues sur les pavés glissants, avec autant de rapidité que j’avais mis de lenteur à les monter. (...)

Le mardi 28 mai, la leçon d’histoire à laquelle je devais assister à onze heures n’ayant pas lieu, je me trouvai libre de parcourir ou plutôt de revoir la ville, que j’avais déjà vue et revue en allant et venant.

Je ne sais pourquoi je m’étais figuré que Prague était niché dans un trou de montagnes qui portaient leur ombre noire sur un tapon de maisons chaudronnées : Prague est une cité riante où pyramident vingt-cinq à trente tours et clochers élégants ; son architecture rappelle une ville de la renaissance. La longue domination des empereurs sur les pays cisalpins a rempli l’Allemagne d’artistes de ces pays ; les villages autrichiens sont des villages de la Lombardie, de la Toscane, ou de la terre ferme de Venise : on se croirait chez un paysan italien, si, dans les fermes à grandes chambres nues, un poêle ne remplaçait le soleil.

La vue dont on jouit des fenêtres du château est agréable : d’un côté, on aperçoit les vergers d’un frais vallon, à pente verte, enclos des murs dentelés de la ville, qui descendent jusqu’à la Moldau, à peu près comme les murs de Rome descendent du Vatican au Tibre ; de l’autre côté, on découvre la ville traversée par la rivière, laquelle rivière s’embellit d’une île plantée en amont, et embrasse une île en aval, en quittant le faubourg du Nord. La Moldau se jette dans l’Elbe. Un bateau qui m’aurait pris au pont de Prague m’aurait pu débarquer au Pont-Royal à Paris. Je ne suis pas l’ouvrage des siècles et des rois ; je n’ai ni le poids ni la durée de l’obélisque que le Nil envoie maintenant à la Seine ; pour remorquer ma galère, la ceinture de la Vestale du Tibre suffirait.

Le pont de la Moldau, bâti en bois en 795 par Mnata, fut, à diverses époques, refait en pierre. Tandis que je mesurais ce pont, Charles X cheminait sur le trottoir ; il portait sous le bras un parapluie ; son fils l’accompagnait comme un cicérone de louage. J’avais dit, dans le Conservateur, qu’on se mettrait à la fenêtre pour voir passer la monarchie : je la voyais passer sur le pont de Prague.

Dans les constructions qui composent Hradschin, on voit des salles historiques, des musées que tapissent les portraits restaurés et les armes fourbies des ducs et des rois de Bohême. Non loin des masses informes, se détache sur le ciel un joli bâtiment vêtu d’un des élégants portiques du cinquecinto : cette architecture a l’inconvénient d’être en désaccord avec le climat. Si l’on pouvait du moins, pendant les hivers de Bohême, mettre ces palais italiens en serre chaude avec les palmiers ? J’étais toujours préoccupé de l’idée du froid qu’ils devaient avoir la nuit.

Prague, souvent assiégé, pris et repris, nous est militairement connu par la bataille de son nom et par la retraite où se trouvait Vauvenargues. Les boulevards de la ville sont démolis. Les fossés du château, du côté de la haute plaine, forment une étroite et profonde entaille maintenant plantée de peupliers. À l’époque de la guerre de Trente Ans, ces fossés étaient remplis d’eau. Les protestants, ayant pénétré dans le château le 23 mai 1618, jetèrent par la fenêtre deux seigneurs catholiques avec le secrétaire d’État : les trois plongeurs se sauvèrent. Le secrétaire, en homme bien appris, demanda mille pardons à l’un des deux seigneurs d’être tombé malhonnêtement sur lui. Dans ce mois de mai 1833, on n’a plus la même politesse : je ne sais trop ce que je dirais en pareil cas, moi qui ai cependant été secrétaire d’État.

Tycho-Brahé mourut à Prague : voudriez-vous, pour toute sa science, avoir comme lui un faux-nez de cire ou d’argent ? Tycho se consolait en Bohême, ainsi que Charles X, en contemplant le ciel ; l’astronome admirait l’ouvrage, le roi adore l’ouvrier. L’étoile apparue en 1572 (éteinte en 1574), qui passa successivement du blanc éclatant au jaune rouge de Mars et au blanc plombé de Saturne, offrit aux observations de Tycho le spectacle de l’incendie d’un monde. Qu’est-ce que la révolution dont le souffle a poussé le frère de Louis XVI à la tombe du Newton danois, auprès de la destruction d’un globe, accomplie en moins de deux années ? Le général Moreau vint à Prague concerter avec l’empereur de Russie une restauration que lui, Moreau, ne devait pas voir.

Si Prague était au bord de la mer, rien ne serait plus charmant ; aussi Shakespeare frappe la Bohême de sa baguette et en fait un pays maritime :

« Es-tu certain, dit Antigonus à un matelot, dans le Conte d’hiver, que notre vaisseau a touché les déserts de Bohême ? »

Antigonus descend à terre, chargé d’exposer une petite fille à laquelle il adresse ces mots :

« Fleur ! prospère ici… La tempête commence… Tu as bien l’air de devoir être rudement bercée ! »

Shakespeare ne semble-t-il pas avoir raconté d’avance l’histoire de la princesse Louise, de cette jeune fleur, de cette nouvelle Perdita[27], transportée dans les déserts de la Bohême ?

 
Prague, 28 et 29 mai 1833.
 

Confusion, sang, catastrophe, c’est l’histoire de la Bohême ; ses ducs et ses rois, au milieu des guerres civiles et des guerres étrangères, luttent avec leurs sujets, ou se collettent avec les ducs et les rois de Silésie, de Saxe, de Pologne, de Moravie, de Hongrie, d’Autriche et de Bavière.

Pendant le règne de Venceslas VI, qui mettait à la broche son cuisinier quand il n’avait pas bien rôti un lièvre, s’éleva Jean Huss, lequel, ayant étudié à Oxford, en apporta la doctrine de Wiclef. Les protestants, qui cherchaient partout des ancêtres sans en pouvoir trouver, rapportent que, du haut de son bûcher, Jean chanta, prophétisa la venue de Luther.

« Le monde rempli d’aigreur, dit Bossuet, enfanta Luther et Calvin, qui cantonnent la chrétienté. »

Des luttes chrétiennes et païennes, des hérésies précoces de la Bohême, des importations d’intérêts étrangers et de mœurs étrangères, résulta une confusion favorable au mensonge. La Bohême passa pour le pays des sorciers.

D’anciennes poésies, découvertes en 1817 par M. Hanka, bibliothécaire du musée de Prague, dans les archives de l’église de Kœniginhof, sont célèbres. Un jeune homme que je me plais à citer, fils d’un savant illustre, M. Ampère[28], a fait connaître l’esprit de ces chants. Célakowsky a répandu des chansons populaires dans l’idiome slave.

Les Polonais trouvent le dialecte bohême efféminé ; c’est la querelle du dorien et de l’ionique. Le Bas-Breton de Vannes traite de barbare le Bas-Breton de Tréguier. Le slave ainsi que le magyar se prêtent à toutes les traductions : ma pauvre Atala a été accoutrée d’une robe de point de Hongrie ; elle porte aussi un doliman arménien et un voile arabe.

Une autre littérature a fleuri en Bohême, la littérature moderne latine. Le prince de cette littérature, Bohuslas Hassenstein, baron de Lobkowitz, né en 1462, s’embarqua en 1490 à Venise, visita la Grèce, la Syrie, l’Arabie et l’Égypte. Lobkowitz m’a devancé de trois cent vingt-six ans[29] à ces lieux célèbres, et, comme lord Byron, il a chanté son pèlerinage. Avec quelle différence d’esprit, de cœur, de pensées, de mœurs, nous avons, à plus de trois siècles d’intervalle, médité sur les mêmes ruines et sous le même soleil, Lobkowitz, Bohême ; lord Byron, Anglais ; et moi, enfant de France !

À l’époque du voyage de Lobkowitz, d’admirables monuments, depuis renversés, étaient debout. Ce devait être un spectacle étonnant que celui de la barbarie dans toute son énergie, tenant sous ses pieds la civilisation terrassée, les janissaires de Mahomet II ivres d’opium, de victoires et de femmes, le cimeterre à la main, le front festonné du turban sanglant, échelonnés pour l’assaut sur les décombres de l’Égypte et de la Grèce : et moi, j’ai vu la même barbarie, parmi les mêmes ruines, se débattre sous les pieds de la civilisation.

En arpentant la ville et les faubourgs de Prague, les choses que je viens de dire venaient s’appliquer sur ma mémoire, comme les tableaux d’une optique sur une toile. Mais, dans quelque coin que je me trouvasse, j’apercevais Hradschin, et le roi de France appuyé sur les fenêtres de ce château, comme un fantôme dominant toutes ces ombres.

 
Prague, 29 mai 1833.
 

Ma revue de Prague étant faite, j’allai, le 29 mai, dîner au château à six heures. Charles X était fort gai.(...)

 «Je représentai au Roi qu’il était trop loin de la France, qu’on aurait le temps de faire deux ou trois révolutions a Paris avant qu’il en fut informé à Prague. Le Roi répliqua que l’Empereur l’avait laissé libre de choisir le lieu de sa résidence dans tous les étals au tri chiens, le royaume de Lombardie excepté. "Mais, ajouta Sa Majesté, les villes habitables en Autriche, sont toutes a peu près à la même distance de France. A Prague, je suis logé pour rien, et ma position m’oblige à ce calcul. " Noble calcul, que celui-là pour un prince qui avait joui pendant cinq ans d’une liste civile de vingt millions, sans compter les résidences royales; pour un prince qui avait laissé à la France la colonie d’Alger et l’ancien patrimoine des Bourbons, évalué de 25 à 30 millions de revenu ! Je dis : " Sire, vos fidèles sujets ont souvent pensé que votre royale indigence pouvait avoir des besoins; ils sont prêts à se cotiser, chacun selon sa fortune, afin de vous affranchir de la dépendance de l’étranger. " — Je crois, mon cher Chateaubriand, dit le roi en riant, que vous n’êtes guère plus riche que moi. Comment avez-vous payé votre voyage ? — Sire, il m’eut été impossible d’arriver jusqu’à vous, si Mme la duchesse de Berry n’avait donné l’ordre à son banquier, M. Jauge, de nie compter 6,000 fr. — C’est bien peu ! s’écria le roi; avez vous besoin d’un supplément? — Non, sire; je devrais même, en m’y prenant bien, rendre quelque chose à la pauvre prisonnière ; mais je ne sais guère regratter.. — Vous étiez un magnifique seigneur à Rome ? — J’ai toujours mangé consciencieusement ce que le roi m’a donné ; il ne m’en est pas resté deux sous. — Oh ! ça ne finira pas comme ça. Combien, Chateaubriand, vous faudrait- il pour être riche ? — Sire, vous y perdriez votre temps; vous me donneriez quatre millions "ce matin, que je n’aurais pas un palard ce soir. Le roi me secoua l’épaule avec la main : A la bonne heure ! Mais à quoi diable mangez-vous votre argent? — Ma foi, sire, je n’en sais rien, car je n’ai aucun goût et ne fais aucune dépense; c’est incompréhensible ! Je suis si bête qu’en entrant aux affaires étrangères je ne voulus pas prendre les 25,000 francs de frais d’établissement, et qu’en sortant je dédaignai d’escamoter les fonds secrets! Vous me parlez de ma fortune pour éviter de me parler de la vôtre. — C’est vrai, dit le roi;-voici à mon tour ma confession : En mangeant mes capitaux par portions égales d’année en année, j’ai calculé qu’à l’âge où je suis, je pourrais vivre jusqu’à mon dernier jour sans avoir besoin de personne. Si je me trouvais dans la détresse, j’aimerais mieux avoir recours, comme vous me le proposez, à des Français qu’à des étrangers. On m’a offert d’ouvrir des emprunts, entre autres un de 30 millions qui aurait été rempli en Hollande, mais j’ai su que cet emprunt, coté aux principales bourses en Europe, ferait baisser les fonds français; cela m’a empêché d’adopter le projet; rien de ce qui affecterait la fortune publique en France ne pouvait me convenir. — Sentiment digne d’un roi ! Dans cette conversation on remarquera la générosité de caractère, la douceur des mœurs et le bon sens de Charles X. Pour un philosophe, c’eût été un spectacle curieux que celui du sujet et du roi s’interrogeant sur leur fortune et se faisant confidence mutuelle de leur misère au fond d’un château emprunté aux souverains de Bohême ! »

Sur certaines inexactitudes du récit voir ici.

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Kotor (Montenegro) au temps de Pierre Loti

23 Novembre 2023 , Rédigé par Frédéric Delorca Publié dans #Lectures, #XIXe siècle - Auteurs et personnalités, #Peuples d'Europe et UE, #Les rapports hommes-femmes

A 30 ans, en 1880, Pierre Loti, alors lieutenant e vaisseau, arrive à Kotor/Cattaro (Montenegro) :

"Par le dédale des petites rues de Cattaro, nous nous dirigeons vers L'albergo del Cacciatore (l'hôtel du Chasseur). — Dans quelque quartier de cette ville que l’on soit, on est toujours sûr, en regardant en l’air, d’apercevoir sur sa tête, par-dessus les maisons, à des hauteurs extraordinaires, un mélange de nuages et de rochers qui grimpent dans le ciel et semblent prêts à s’effondrer sur le public ; — cela donne à ces vieilles rues étroites un caractère étrange. Dans une maison ancienne, qui a dû être aussi autrefois une habitation de riche Vénitien, se tient une table d’hôte où se parlent plusieurs langues : c’est L'albergo del Cacciatore. — Nous y entendons le slave, l’italien, — et l’allemand lourd de quelques officiers autrichiens causant avec de grosses personnes blondes qui ont des têtes de Gretchens trop mûres et des toilettes cocasses. Le déjeuner, mangé de très bon appétit, se termine par un dessert local : cela s’appelle un jardinetto (petit jardin). — Jardin où poussent toute sorte de choses ; grand plat où sont plantés pêle-mêle des fromages, des gâteaux et des fruits. Après le jardinetto, nous voyons entrer de grands diables de Monténégrins, sales et dépenaillés, ayant des boucles d’oreilles et des mines de bandits, avec un arsenal de poignards et de pistolets à leur ceinture. — Ce sont nos guides que M. Ramadanovilch nous envoie. — Otant très humblement leur bonnet rouge, ils nous préviennent en italien que nos chevaux nous attendent à la porte de Cattaro et qu'il faut nous hâter de partir.

Nous trouvons, en effet, à la porte de Cattaro quatre chevaux qui nous attendent, et, quand nos guides ont amarré en croupe notre mince bagage avec le leur, nous nous mettons en route. Eux se proposent de nous suivre à pied. On ne s’imagine pas en France ce qu’un Monténégrin est capable de faire de ses jambes; hommes et femmes, dans ce pays, peuvent trotter du matin jusqu’au soir, avec la même allure allongée de chat maigre, sans éprouver la moindre fatigue. C’est la seule qualité que nous reconnaissions à ce peuple."

On est dans les Balkans d'avant Zora la Rousse, un univers à la Tintin. Étrange mélange d'Italie, d'Autriche et de monde slave. Loti n'est pas tendre avec ses hôtes. Pourtant il aura une petite passion avec une jouvencelle du coin, Pasquala Ivanovitch. Une plaque à Baosici en célèbre le souvenir depuis 1934 paraît-il.

"La vue de Loti, écrira Risto Lainovic de l'université de Nis, était diamétralement opposée aux panégyriques exagérés que les écrivains du XIXe siècle consacraient à ce peuple épris de liberté, pour lequel la lutte contre les Turcs était devenue, avec les siècles, presque une manière de vivre". Il ajoutera que Loti cependant reconnaissait aux Monténégrins une belle authenticité et leur prédisait un avenir glorieux, et qu'il avait aussi un jugement dur contre les Serbes pendant la guerre contre les Turcs, mais allait ensuite s'en repentir et aider Belgrade autant qu'il pouvait.  C'était dans la "Revue Pierre Loti" du 1er avril 1981. Car à l'époque il y avait une Revue Pierre Loti (il n'y aura jamais de Revue Frédéric Delorca).

Risto Lainovic avait soutenu en 1977 une thèse de doctorat à la Sorbonne Nouvelle (Paris III) sur "Les thèmes romantiques dans l'oeuvre de Pierre Loti". En 1980, dans la presse de Titograd (aujourd'hui Podgorica), il avait rappelé le centenaire du passage de Loti à Kotor.

L'histoire des revirements de Loti sur la question balkanique est belle. Le patron du Figaro Calmette estimait que la turcophilie initale de Loti (qui allait faire des foules d'émules) était due à sa passion de 1877 pour une odalisque circassienne Hatice/Hakidjé/Aziyadé, qui appartenait au harem d'un dignitaire turc qui mourut de chagrin après son départ, comme il l'apprit dix ans plus tard... L'ancien cœur d'artichaut que j'ai été ne peut pas ne pas être sensible à cette belle histoire.

Le huguenot suisse Guy de Pourtalès (1881-1941) raconta d'ailleurs une étrange histoire de fantôme qui se produisait dans la maison de Loti à Rochefort (Charente maritime) et que l'écrivain lui a rapportée directement :

« Voici, dit-il, la stèle d’Aziyadé ; cette pierre dressée où brûle une petite lampe de verre. Il y a bien des années qu’elle est morte, Aziyadé ; mais est-on sûr de mourir ? Pour moi, je pense qu’il v a des êtres qui, même vivants, sont pourtant morts, et certains morts qui vivent toujours. Sachez donc qu’il se passe ici, toutes les nuits, une chose étrange. Vers dix heures, chacun de nous se retire dans sa chambre. La mienne est là, attenante à cette salle et je suis seul, seul sur cet étage. Je ferme les portes moi-même ; je verrouille celle de ma chambre, cadenasse l’entrée de la mosquée qui n’a pas d’autre accès. J’entre chez moi pour travailler au « journal » que j’écris depuis tant d’années, ce journal de ma vie d’où, l’un après l’autre, sont tirés tous mes livres. Puis je m’endors. Au matin, c’est moi le premier qui pénètre ici et m’assure que la porte est toujours verrouillée. Eh bien ! tous les matins, il y a sur le marbre, devant ce bassin, l’empreinte humide d’un petit pied de femme. Dans cette vasque, quelqu’un se baigne et je n’entends rien, pas un rire, pas un soupir, même pas les éclaboussures de l’eau où le fantôme de la jeune fille vient tremper ses pieds d’enfant... Vous croyez que j’invente, peut-être ? Ou bien vous vous dites que je suis le jouet d’hallucinations extravagantes... Patience. Demain, je vous ferai voir les pas d’eau sur les dalles » Il semble que Loti n'ait point tenu parole le lendemain, mais je suis convaincu que l'amour nostalgique peut engendrer ce genre de "matérialisation".

Le béarnais Louis Barthou avait le roman tiré de cette histoire d'amour dans sa bibliothèque. Il préfaça un livre sur Loti en 1924 un an après sa mort. Il compare beaucoup Loti à Chateaubriand (un lieu commun de l'époque semble-t-il), tout en ajoutant que le doute métaphysique de ce fils de protestant hanté par la fuite du temps était plus pénible que la désespérance de l'auteur du Génie du Christianisme.

Mais revenons au Montenegro. En 1984 Risto Lainovic était entré dans une fière polémique contre Danilo Lekic sur la monténigrophobie de Loti. Ce Danilo Lekic (1910-1992), homonyme d'un diplomate yougoslave connu, n'était pas doté du même capital universitaire que Lainovic. Né dans le petit village de Seoca, diplomé de la fac de philosophie à Belgrade en 1935, puis, enseignant au lycée de la ville portuaire de Bar, il avait alterné son métier avec des formations en France, à Grenoble et Dijon. Puis devenu après guerre cadre du ministère de la culture et directeur du Théâtre national de la République du Monténégro, il se posa en spécialiste du regard des Français sur son pays. Lekic était allé jusqu'à penser que Pasquala Ivanovitch n'a jamais existé.

Grave erreur. Le récit de Loti à son sujet est des plus réalistes :

13 octobre 1880 : " Pasquala Ivanovitch reste d'abord longtemps étendue sur la mousse, la tête sur mes genoux, faisant semblant de dormir. Et je sens son cœur battre très fort contre ma main, et je vois bien quelle ne dort pas. Je lui parle tout doucement en italien, et elle me répond en slave, par mots entrecoupés, comme quelqu'un de mal éveillé.

Pasquala Ivanovitch, en comptant sur ses doigts, dit qu'elle a dix-neuf ans; c'est bien l'âge que je pensais, car elle est déjà formée; pourtant, quand elle parle, on. dirait une voix de petite fille.

Elle sent le foin fauché, l'étable, le, serpolet de la montagne, et un peu aussi les moutons qu'elle garde. Au grand jour, son voile blanc et son corsage paraîtraient éraillés, fanés, salis par la terre des chemins; la nuit, tout cela est joli, tout cela sent bon les herbes et la campagne.

Quand elle remue la tête, on entend un petit bruit de paillettes de cuivre, à cause des bijoux grossiers, des épingles à pendeloques qui tiennent son voiler au drap de son béret rouge.

Elle a dû avoir plus d'une aventure avec les bergers de Baozich, et certes elle a livré déjà son corps qui brûle.

Elle a des naïvetés et des effronteries de petit enfant. Elle est bien belle, et sa taille est pure comme celle d'une statue.

On est bien dans ce bois d'oliviers. Par terre, il y a de la mousse sèche, du lichen, des feuilles mortes. Il y fait nuit noire; pourtant on sent qu'on est dans un lieu très élevé, qu'on domine de haut la mer,"

"Vendredi 15 octobre. Pasquala a un grand frère que je n'avais pas encore vu. Il arrive à l'improviste et me jette un mauvais regard de méfiance. Sur une explication que j'aurais déliré comprendre, donnée en slave par Pasquala, il sourit et me tend la main.

Il est habillé en paysan dalmate. Il s'appelle Giovanni, batelier à Rizano. Il a la même figure que sa sœur, les mêmes grands yeux gris, le teint bronzé et les cheveux blonds comme elle, sa moustache se détachant en clair sur le fauve de ses joues. Giovanni Ivanovitch m'accompagne jusqu'au bord de la mer. Il a l'air très étonné de cette chose qui nous est familière, l'embarquement d'un officier dans son canot les honneurs du sifflet, les matelots se précipitant pour offrir la main, pour étendre le tapis traditionnel, etc. II parait en conclure que je suis un très grand seigneur."

Puis un rêve dit à Loti, toute la vanité des escapades qu'il fait avec cette chevrière herzégovienne : "Un rêve de cette nuit : J'étais mort. J'étais dans un cimetière, assis sur la pierre de ma tombe, au crépuscule d'un soir d'été. Il y avait dans l'air dés rondes de phalènes et de moucherons, et des fleurs partout, parmi les tombeaux et l'herbe haute des cimetières.

Je reconnaissais ce lieu; c'était bien celui où dormaient mes grands-parents morts; il avait cette horreur particulière qui me glaçait, quand on m'y conduisait le soir, dans mon enfance, pour y porter des couronnes; un genre de tristesse, un genre d'horreur qui ne peut pas s'exprimer avec des mots humains.(...) Fantôme, je sentais que j'allais disparaître. "

Les bourgeois lettrés des années 1960 se précipitaient à Istanbul  en quête de la tombe de l'odalisque circassienne que Loti aima tant. Ils n'allèrent pas au Montenegro chercher celle de Pasquala. La pastourelle les faisait moins rêver sans doute. Elle se trouve peut-être sous la chapelle de Baosici où la bergère lui montra un ossuaire.

Je conseille à mes lecteurs de jeter un oeil à ce petit roman, écrit avec le style simple qui a fait la renommée de ce brillant académicien. Il nous rappelle combien le coeur d'une femme, même une petite bergère, peut faire aimer à un homme un pays. C'est par Pasquala que Loti apprit à apprécier ce carrefour de Français, d'Italiens, d'Allemands, de Russes, d'Autrichiens et de Slaves du Sud qu'était la côté monténégrine des années 1880. Elle lui en fait entrevoir l'histoire immémoriale, humer les parfums de fleurs, percevoir différemment l'eau de pluie.

Moi aussi j'ai connu un temps où la pluie sur mon visage n'était pas celle des jours ordinaires. C'était sur le Pont des Chaînes de Budapest, avec une autre fille des Balkans, en 1999...

Mais pour Loti les histoires d'amour se téléscopent. Et quand un Albanais lui fait ses adieux en turc, cela lui rappelle Stamboul "comme une note lugubre, comme un appel lointain du passé, comme un reproche"... Toujours son Aziyadé...

Il est dommage qu'aujourd'hui on puisse penser au Montenegro sans l'associer à Loti et sa Pasquala Ivanovitch. Il y a dans cette histoire quelque chose du rapport éternel du voyageur à la bergère, quelque chose qui remonte à Henri IV, à Virgile, et bien plus loin encore. Ce n'est pas de la prostitution, n'en déplaise aux féministes d'aujourd'hui (Pasquala Ivanovitch refuse avec colère qu'on lui donne de l'argent). C'est d'un autre ordre. C'est indicible. C'est peut-être néo-païen. Ca a peut-être à voir avec les forces invisibles de la nature. Il n'est pas à recommandé de le vivre, mais ce n'est pas pire que les immenses paquebots touristiques qui polluent maintenant la côte monténégrine ou la conquête de ce pays par les armées de l'OTAN. Je préfère encore associer cette région aux points d'interrogations dont notre écrivain entourait les robes usées de la pastourelle, qu'aux images actuelles.

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Retour à Montmartre

11 Mai 2023 , Rédigé par Frédéric Delorca Publié dans #XIXe siècle - Auteurs et personnalités, #Christianisme, #Divers histoire

Je trouve ceci sous la plume de Richard Khaitzine (dont j'ai déjà parlé ici) dans le bulletin 62 de la Société d'histoire et d'archéologie Le Vieux Montmartre (1997) :

"Pourquoi élever une église nommée Sacré-Coeur ? Pour comprendre, il nous faut revenir à l'année 1672. A cette époque, une religieuse visitandine de Paray-le-Monial, Marguerite-Marie Alacoque répandit la dévotion au Sacré-Coeur du Christ, à la suite d'une apparition dont elle aurait bénéficié. Ce culte devint public sous l'impulsion de Marie Leclzinska, en 1765. La France fut consacrée au Sacré-Coeur par Louis XVI, en 1792. Le symbole, un coeur surmonté d'une croix, en fut porté, cousu sur leur veste, par les Chouans.

L'érection du Sacré-Coeur sur la Butte Montmartre se fit à l'instigation d'une organisation connue sous le nom de Hiéron du Val d'Or de Paray-le-Monial. Le fondateur de cette organisation fut un jésuite, le Père Drevon, lequel prêchait le retour du Christ et son règne social. A ce premier fondateur vint se joindre un Basque espagnol, le baron de Sarachaga (1840-1918). Alexis de Sarachaga fonda le Musée-Bibliothèque de Paray-leMonial avec l'aide du Baron Félix d'Alcantara, du Docteur Henri Favre et de sa fille Mme Bessonet-Favre. Ces deux dernières personnalités étaient membres des cercles ésotériques parisiens.

Sous la direction du Baron de Sarachaga, le Hiéron adopta une ligne philosophique empreinte de la pensée gnostique et cette orientation explique l'étrange symbolisme de la basilique montmartroise. Il faut croire que les autorités ecclésiastiques n'en furent pas dupes car le baron, persécuté, fut contraint de se retirer à Marseille.

La dévotion au Sacré-Coeur n'était pas neuve, et déjà, dans l'antiquité, un culte lui était rendu, ainsi qu'en témoigne une amulette égyptienne conservée au musée de Rennes. L'image du cœur rayonnant est également omniprésente chez les Templiers, elle est visible dans les commanderies d'Angleterre et sur les murs du donjon de Chinon. Il s'agit d'un culte très ancien, celui du Coeur du ciel, autrement dit le Soleil. Par conséquent, du moins à l'origine, le mouvement de Paray-le-Monial n'était nullement inféodé au Vatican. Il se rattachait à la Gnose, à une connaissance de nature métaphysique et ésotérique, un courant souterrain qui traversa toutes les époques, et dont nous verrons qu'il eut de singuliers prolongements, à la fin du XIXème siècle, à Montmartre."

Khaitzine attribue dans un numéro de l'année suivante tout simplement la construction de Montmartre à Fulcanelli, ce qu'il démontre à partir d'une symbolique du sein allaitant qu'il juge alchimique, mais laissons cela pour l'instant.

Je suis tombé sur ce passage parce qu'il parle du Hiéron du Val d'Or. Or un de mes correspondants a attiré il y a peu mon attention sur un livre, en forme de roman (mais dans les milieux ésotériques les romans font souvent "passer" des vérités) d'un certain Morris Leblanc (pseudonyme) dont les préfaciers font état d'un "groupe d'hermétistes sulpiciens rattaché au Hiéron du Val d'Or, ou disons à une société clandestine chrétienne entretenant - par voie de réminiscences polaires - un lien profond avec l'Ordre ésotérique fondé par le Baron de Sarachaga (1840-1918)". Un certain Jean Parvulesco (1928-2010), panthéiste roumain, aurait eu accès à certains savoirs secrets de ce groupe dont des éléments sur "la nature atlantéenne de l'Arche d'Alliance" (sic).

J'ai connu un médium très branché sur les aspects ésotériques de Montmartre... On y revient donc par des voies sinueuses... A noter que le médium Reynald Roussel explique dans une vidéo de 2021 que c'est la stigmatisée Edith Royer (1841-1924) qui a choisi l'emplacement du Sacré Coeur en voyant une grand croix bleue au dessus de sa calèche le soir où elle cherchait le lieu adéquat en communication avec Jésus (il dit le tenir de lectures et de prêtres).

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Le premier député musulman de l'histoire de France

1 Janvier 2023 , Rédigé par Frédéric Delorca Publié dans #XIXe siècle - Auteurs et personnalités

Mon illustre compatriote béarnais Louis Barthou dans "Le Politique" raconte (p. 19) son souvenir de l'élection surprise à la députation dans le Doubs du temps du gouvernement Méline d'un médecin, le Dr Philippe Grenier (1865-1944), qui s'était converti à l'Islam à la faveur d'un voyage en Algérie. Radical (gauche de la gauche à l'époque), élu confortablement au second tour dans une circonscription de droite où il n'avait pu se maintenir que  parce qu'aucun de ses deux adversaires ne se désistait, il avait donné des sueurs froides au jeune ministre de l'intérieur qu'était Barthou, car personne ne l'avait vu venir alors qu'il était 3ème au premier tour  Le journal chrétien La Croix du 23 décembre 1896 le décrit venant en burnous blanc à la chambre des députés et se prosternant avant un conseil municipal... Il avait voulu se faire mufti en Algérie, mais sa claudication l'en avait empêché, explique le journal (il avait en effet passé une enfance de martyr chez son père, la jambe coincée dans un plâtre après avoir reçu à bout portant un coup de fusil tiré à blanc. Une rumeur voulait qu'il ait étudié chez les Pères à Besançon, ais il la démentit :il avait étudié au collège de Baume-les-Dames, puis à partir de 15 ans étudia seul et fut bercé par la libre-pensée (et rendit hommage dans une interview à la franc-maçonnerie - on peut se demander aussi si son hommage à la Verrerie ouvrière d'Albi ne renvoie pas à l'alchimie). Puis il rejoignit l'Algérie, puis de faire ses sept ans de médecine à Paris où il côtoya des musulmans algériens qui l'intéressèrent à leur religion. Il se rendit en Algérie (où il se rendra encore d'autres fois) où son frère Ernest servait dans les chasseurs d'Afrique (il allait être ensuite inspecteur des finances du sultan d'Istanbul, puis inspecteur général de la dette publique ottomane). "Quand il revint à Pontarlier, dira la presse, dans la maison blanche de ses pères, il portait, comme un bracelet aux triples tours à son poing, un long chapelet de santal qu'il égrenait sans cesse en psalmodiant les sacrés versets ; i! jeûna longuement et commença de publiques mortifications C’est ainsi qu’un jour, s’étant fendu le front contre une pierre, il baisait la place ensanglantée et y meurtrissait sa blessure."

Un média protestant de l'Algérie française qui l'a interviewé lui prête beaucoup de coeur et de générosité.,Il est vrai que dans ses interviews il ne parle que de fraternité.

Ce journal, qui relève sa sympathie pour la Réforme, a tenté cependant d'objecter à ses arguments pour la religion mahométane. Mais "quand nous lui parlons des grandes tares de l’Islam : de cette brutalité et de cette cruauté dont les récents massacres d’Arménie nous ont donné un échantillon ; des sauvages razzias des arabes esclavagistes dans le centre de l’Afrique ; de l’infériorité voulue dans laquelle est honteusement tenue la femme, il ne nous fait qu’une réponse que nous transcrivons dans sa naïveté : « Oui, je me suis bien fait ces objections là ! .. » L.e D r Grenier reconnaît la grandeur morale du Christ, l’influence bienfaisante de son enseignement et de sa morale, mais il n’en est pas ébranlé cependant dans sa conviction que Mahomet est le prophète supérieur. Voyez-vous, nous a-t-il dit. je crois à la transmigration des âmes. A mon avis, c’est l'âme de Jésus qui est venue revivre en Mahomet !!!" (sa foi en la métempsychose se traduisait aussi par le fait qu'il pensait que l'âme du petit cheval arabe sur lequel il montait pour visiter ses malades à Pontarlier avait été jadis celle d'un être humain).

La Revue de l'Islam en 1897 le présentait ainsi : "Le docteur Grenier appartient à une très ancienne et très honorable famille franc-comtoise. Il est le cousin du général François Grenier, du chimiste Ebelman, du poète et du peintre Edouard et Jules Grenier: le parent par sa mère du député Demesmay, le neveu du représentant du peuple, en 48, Charles Touchant. Son père était capitaine-commandant au 4e chasseurs d'Afrique. Détail curieux et significatif, qui n'a peut être pas été sans influence sur sa vie, le docteur a sucé le lait d'une nourrice musulmane."

Favorable à une spiritualisation de l'Islam, il l'était aussi à l'assimilation en donnant la nationalité française aux 16 millions de Musulmans d'Algérie et voulait être au service de tous ses coreligionnaires, ce qui lui valut d'avoir beaucoup de mendiants musulmans à sa porte. Il défendait aussi les prescription islamiques par un souci hygiéniste, notamment les ablutions et le port du burnous qu'il avait inauguré en 1894. Il se voulait prophète de Dieu en vertu de la phrase du Coran selon laquelle "un jour nous susciterons un témoin dans chaque peuple". Au service de la lutte contre le fanatisme il allait essayer de créer une école musulmane à Paris.

 La Dépêche du Doubs précise qu'à Pontarlier il avait converti huit personnes dont une femme qui voulait l'épouser et qu'il allait faire ses ablutions nu dans le Doubs (il défendait d'ailleurs la polygamie comme moyen de repeupler la France).

"Nous nous souvenons de l'avoir vu à la Chambre, allait se rappeler un journaliste en 1935, où il avait eu la singulière idée de siéger vêtu en Arabe, sous prétexte qu'il avait embrassé la religion musulmane. Les étrangers s'amusaient à venir le voir, quand régulièrement sous le coup de quatre heures de l'après midi, il sortait du Palais-Bourbon et, d'un pas tranquille, se rendait sous le pont de la Concorde, faisait ses ablutions, puis étendait son large manteau blanc sur la rive et, à genoux, tourné vers l'Orient, il s'inclinait en récitant quelques prières en l'honneur du dieu de l'Islam. C'était une marotte comme une autre. Cela, d'ailleurs, ne faisait de mal à personne et amusait les badauds toujours si nombreux à Paris.

A part cela, le plus brave homme du monde ; fort intelligent, républicain décidé et raisonnant fort bien sur tout le reste. D'une générosité proverbiale, il n'avait jamais le sou,- distribuant aux pauvres tout l'argent qu'il possédait.

Quelques-uns de ses collègues se moquaient de lui. L'un d'eux Thivrier, député de l'Allier, ancien mineur, siégeait, lui, en blouse bleue. Interpellant Grenier dans les couloirs, il lui demandait un jour :

— « Voyons, Grenier, pourquoi te déguises-tu en Arabe ? Tu as l'air d'un marchand de cacaouètes I »

— « Et toi, lui répondit , Grenier, pourquoi le déguises-tu en porteur aux Halles ? Avec la longue blouse, bleue, il ne te manque que le large chapeau de feutre blanc !»"

Le port du burnous ne lui avait pas valu que des rires amusés, il recevait dans sa  province parfois des crachats avait même été roué de coups est laissé pour mort par des paysans à Levier.

Lors de son investiture la presse n'hésitait pas à donner son lieu de résidence : Hôtel des Etats-Unis, 135 boulevard Motparnasse, au 2ème étage, dans une petite chambre très modeste, mal éclairée par deux fenêtres donnant sur la cour (L'Intransigeant du 12 janvier 1897). La gauche refusa qu'il siège avec eux dans l'hémicycle, on ignore pourquoi...

Il ne siégea que deux ans avant de redevenir simple médecin dans son village, et, finalement, son mandat ne dépassa pas le stade des anecdotes. Sa ville lui a cependant rendu hommage en donnant son nom à une rue, une mosquée et un collège.

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Promenade littéraire

29 Mai 2022 , Rédigé par Frédéric Delorca Publié dans #XIXe siècle - Auteurs et personnalités, #Lectures

Dans ses Profil perdus Soupault rappelle que Baudelaire était obsédé par Théophile Gautier dont il ne s'affranchit  que tardivement. Et Théophie Gautier était obsédé par Victor Hugo... Ainsi va la vie des artistes

Je parcours les souvenirs de Bergerat sur ses conversations avec Gautier.

"J'ai usé ma vie à poursuivre, pour le dépeindre, le Beau sous toutes ses formes de Protée et je ne l'ai trouvé que dans le nature et dans les arts. L'homme est laid, partout et toujours, et il me gâte la création" lui dit le grand homme ( p. 128)

Une tirade que n'eut pas reniée Flaubert que Gautier appelle "ce vaisseau du désert avec ses yeux bleus bordés de longs cils blonds" et dont il admire l'érudition.

Gautier parcourt des thèmes de son époque. La presse, qu'il déteste autant que Balzac : "Je n'ai jamais connu à personne une pareille épouvante de la presse, écrit sur lui Bergerat... cette police secrète de la littérature qui ne respecte aucune intimité, aucun abandon, aucune douleur même, qui viole les portes et les serrures". (C'était avant que la presse ne fût plus qu'une machine à recopier les communiqués des ministères et des firmes multinationales).

Il cite l'exemple de Mirecourt, journaliste qui avait d'ailleurs aussi bien abimé le socialiste Leroux et quelques autres.

Gautier parle des cafés qui "flattent le goût de l'avilissement", qui éloignent les gens de leur vie de famille et fomentent les révolutions; Il regrette les estaminets "comme lieu de rendez vous pour la paresse, la littérature et l'envie" ""Je plains celui qui a goûté par curiosité au verre d'absinthe de son ami, et l'imprudent qui a touché à la carte grasse ou  à la queue de billard que dans un café lui a tendus son frère. Celui là a déjà perdu sa liberté , l'amour du travail et la fierté".

Quelques remarques délicieuses sur les femmes dont le commerce "par sa douceur même, excite à l'improduction" (p. 179). Gautier estime que le roman a poussé la femme qui, autrefois n'aimait pas, à trop aimer, d'où la fuite des hommes dans les cafés. Propos inintelligibles pour le XXIe sièce qui a inventé cet OVNI la femme en baskets, inculte, non-genrée, admiratrice d'Alice Coffin, mais moi qui, il y a vingt cinq ans, ait connu des filles vraiment féminines qui ne juraient que par la littérature, je soupçonne Gautier de viser juste sur cette invention de la femme amoureuse par le roman. Je ne sais pas ce que l'humanité a gagné de la voir apparaître au XIXe siècle, et disparaître au XXIe.

J'apprends avec plaisir qu'après avoir enthousiasmé ses lecteurs avec un livre "Spirite", Gautier sur ses derniers jours avait abjuré cette pratique qu'il qualifiait de religion parmi d'autres.

Incontinent j'ouvre un autre livre : "Quatre ans de captivité" de Bloy, Tome 2

On y découvre là encore une époque plus intelligente que la nôtre. Cela se voit dans le fait que le pape ordonne la tenue de messes de minuit pour accueillir le XXe siècle... le 31 décembre 1900 et pas 1899, car en ce temps  là, on savait qu'un siècle commençait en son année 1 et pas en son année zéro, à la différence des crétins qui nous firent célébrer l'entrée dans le nouveau siècle et le nouveau millénaire fin 1999, au lieu de fin 2000...

Je ne suis pas l'auteur dans ses crises de mélancolie et de peur qu'on pourrait juger démoniaques, mais je le rejoins quand il écrit à un certain Randon en février 1900 que le nom de Marie-Madeleine le fait "frissonner", ou quand il observe quelques jours plus tôt : " Certaines guérisons de Lourdes ressemblent à des manœuvres diaboliques. Les pèlerins sont des chrétiens (!) préoccupés surtout de leur viande, qui ne sont guéris que pour être mis en état de se damner mieux. A l'incendie du Bazar de Charité, il a dû y avoir des miraculées. En réalité, ce qui brûlait là c'était le triple extrait, la quintessence de la superfine canaille du Monde." J'ai eu souvent cette impression aussi. Récemment un plumitif a expliqué que Lourdes était devenu un grand sanctuaire hindouiste, notamment grâce aux Tamouls de la région parisienne. L'approche de la fin des temps oblige peut-être ce lieu à révéler son vrai visage...

Enfin Bloy m'amuse quand il s'exclame à la mort de la reine d'Angleterre et impératrice de Indes : "Crevaison de l'antique salope Victoria". Pas très catholique comme franc-parler mais certains saints étaient faits de ce bois-là... Je sais, on me dira que le plaisant Pierrecourt dit de lui que c'est un possédé. Mais il y a des saints possédés comme Marie de Vallées...

 

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