Débat intellectuel
Michel Serres, dans des entretiens avec Bruno Latour, déplorait le climat de guerre civile qui a toujours soustendu le débat intellectuel français.
J'y songeais en lisant le passage d'un texte récent de Grégory Rzepski et Henri Maler sur Alain Finkielkraut et Serge Halimi. Ce texte et la version sonore des propos de Finkielkraut peuvent être consultés sur http://www.alterinfo.net/-Touche-pas-a-BHL-,-par-Ruquier-et-Finkielkraut_a14154.html.
Je crois avoir suffisamment lu, et même parfois fréquenté personnellement ,certains intellectuels parisiens depuis dix ans, pour pouvoir confirmer - et ce passage de Rzepski et Maler l'illustre - qu'en effet des moeurs belliqueuses animent ces intellectuels. Les "dominés", comme Halimi, refusent souvent de se rendre dans des émissions où ils savent qu'ils se retrouveront à 10 contre un (l'animateur étant généralement de mêche avec ses adversaires). Etonnamment, et symétriquement, les "dominants" s'en plaignent et se sentent eux-mêmes victimes d'une "terreur" bolchévique face à l'intransigeance de leurs opposants (un peu comme les partisans du "oui" au référendum sur le traité constitutionnel européen voyaient dans leurs adversaires des sortes de chevaliers de l'Apocalypse qui amèneraient en Europe la guerre et le chaos).
Je ne crois pas qu'il y ait dans ces comportements de la tartuferie ou de la vaine rhétorique. Chacun des deux camps semble vivre sincèrement dans la crainte de l'autre. Et chacun, c'est exact, se replie sur diverses formes de sectarisme. Les proches du Diplo, de l'Acrimed, de PLPL ont raison de dire que l' "élite" proche des grands médias évolue en cercle fermé. Les "dominants", quant à eux, n'ont pas tort de voir dans le Diplo, ou dans l'émission de Mermet, des sortes de citadelles, où l'on ne peut pénétrer qu'en donnant des gages d'allégeance extrêmement lourds, et qui n'acceptent pas facilement la contradiction en leur sein (nombre de mes proches, y compris des gens très à gauche, en ont fait l'amère expérience).
Faut-il se féliciter de ce qu'une guerre intellectuelle existe en France et fonctionne comme un miroir (parfois déformant) de la lutte des classes réelle nationale et mondiale ? Ou faut-il souhaiter quelque chose de mieux pour le débat d'idée ? Je vais oser une expression qui va scandaliser certains marxistes : les idées ont besoin d'autonomie, il faut à leur service refuser toute forme d'embrigadement. Le travail de l'intelligence a besoin de vérité, et, si la vérité ne peut se trouver sur le terrain de la compromission, elle ne peut pas non plus triompher sans esprit d'ouverture et de dialogue. Plus on diabolise l'autre, plus on limite ses chances d'accéder au réel et de pouvoir le penser dans toutes ses dimensions. Dans l'ordre du travail de réflexion, la confrontation de points de vue opposés loyale, sans insultes nu procès d'intention, est nécessaire à l'affinement des connaissances, à la justesse des analyses.
Finkielkraut a raison de louer l'ouverture d'esprit de Castoriadis. La logique d'embrigadement qui ne cesse de prévaloir en France, du côté des dominants comme des dominés, est le meilleur moyen de ne jamais faire progresser l'intelligence de notre époque.
Comment dépasser ce blocage ?
J'ai fait l'apologie il y a peu du Dissident, parce que c'est un homme d'action, un homme qui joue. Il échappe de la sorte à la logique des mobilisations façon "Le Monde Diplomatique" qui ne servent qu'à valoriser de petites organisations sans prise réelle sur l'évoliution du monde. Mais l'action n'est pas la seule réponse. Il faut aussi repenser complètement la structure du champ intellectuel, peut-être la remettre en cause de fond en comble, ne plus vouloir être un intellectuel, pour retrouver un sens plus profond de la discussion et de l'intelligence.
Au fil des lectures
Résistance difficile
Il faut endurer chaque jour le venin de toute cette mauvaise foi, qui se diffuse à grande vitesse sur le ton de l'évidence dans des couches vastes de la société. Dans mon entourage professionnel, il ne se trouve pas une seule personne qui ne trouve la grève des trains "absurde" et qui n'attende (comme le leur annoncent les journaux) la reprise du trafic pour le lendemain. Pour eux, il faut absolument que la grève s'arrête, que la parenthèse se referme, pour que l'on passe à autre chose (c'est à dire à liquidation du statut de la fonction publique - alors qu'eux mêmes sont fonctionnaires - et à l'allongement de la durée de cotisation des retraites dans le secteur privé). Les forces de résistance vont-elles tenir le choc comme elles y parvinrent en 1995 ? Mélenchon sur son blog évoquait la nécessité de mettre en place des collectes au profit des grévistes. Il a cent fois raison. Ce serait l'occasion d'exprimer la solidarité des usagers.
Interview


La guerre d'Iran

Chavez à Paris
Il faut en tout cas saluer ici la très grande habileté de Chavez, qui débarque en France en libérateur potentiel d'Ingrid Betencourt, et vient ainsi couper l'herbe sous le pied des bobos delanoïstes et sarkozistes (et notamment de Reporter sans frontières) qui hurlent à la tyrannie vénézuélienne. Chavez libérateur d'otages en Colombie rencontre Sarkozy libérateur d'otages au Tchad, c'est en ces termes que se pose la visite du président vénézuélien, qui ajoute l'image à l'image pour mieux aveugler nos médias (qui adorent ça), ce qui lui permettra ensuite de négocier tranquillement en coulisse les contrats de Total.
Chavez l'a dit : il veut vendre du pétrole à tout le monde - y compris à la France - mais pas aux Etats-Unis qui le gaspillent (dans l'interview ci dessous il les qualifie de "Dracula"). Peut-il contribuer à décrocher un peu Sarko de Bush, notamment sur le dossier iranien ? L'avenir le dira.
Stockholm
Faut-il voir du syndrome de Stockholm dans le vote massif des Français pour Sarkolène en mai dernier ? dans l'ardeur de la CGT à casser le mouvement de grève en ce moment ? dans le fait qu'en Espagne seul le député Francisco Garrido parmi les élus aux Cortes ose attaquer frontalement la petite phrase du Roi contre Chavez au dernier sommet ibéro-américain ? (cf http://www.elmundo.es/elmundo/2007/11/15/espana/1195097477.html?a=ec9044ef44bb19edf923daddc3d9108b&t=1195116376)
Chavez et l'OPEP
Chavez c'est le courage, physique, intellectuel, politique et c'est un Verbe qui se déverse généreusement sur son peuple (dans l'émission "Allo présidente" notamment). Il y a peu à l'ambassade du Vénézuela à Paris quelqu'un a demandé si la réforme constitutionnelle de décembre limiterait les pouvoirs du président, et le sociologue qui tenait une conférence là a répondu quelque chose comme "on ne peut pas arrêter le verbe de Chavez". Le glissement de la notion de "pouvoir" à celle de "verbe" était significatif. On a le sentiment d'un pays qui coule sous un flot de paroles, des paroles de vérité comme il n'en avait jamais reçu auparavant, c'est ce qui est touchant dans le Vénézuela chaviste (d'où d'ailleurs le côté absurde du "por qué no te callas" espagnol dont on parlait hier). Or quand ce verbe, parle des rapports Nord-Sud, il va tout de suite à l'essentiel. Je lisais ce soir un article sur Aporrea à propos des projets de Chavez autour de l'OPEP. S'il gagnait son pari, la face du monde en serait changée.

Lisez plutôt :
"Le président Chavez a annoncé qu'il apportera plusieurs idées au sommet de l'OPEP, qui aura lieu les 17 et 18 novembre à Ryad, pour changer la méthode de mesure des prix du pétrole, bien qu'il n'ait pas donné de plus grands détails. Il a indiqué que la production de West Texas Intermediate (WTI), brut utilisée comme référence à la Bourse de New York, est très petite par rapport à la production mondiale de pétrole, "donc ce n'est pas l'indicateur le plus adéquat". Il a souligné l'importance d'accorder des prix préférentiels aux pays les plus pauvres : "Nous proposerons des mécanismes de protection pour que le prix à 100 dollars ne se transforme pas une bombe destructive pour les sociétés affaiblies du Tiers Monde". Il a publiquement
considéré que les prix doivent osciller entre 80 et 100 dollars le baril. "Je crois que nous devons retourner à l'OPEP originaire, avec une forte charge géopolitique. Nous travaillons sur quelques idées pour faire des sondages entre les chefs d'états de l'organisation. J'ai dit qu'il serait formidable de vendre le pétrole à 200 dollars et à cinq pour les pauvres, ce serait un mécanisme pour la croissance de l'économie. Si les prix arrivent à 100 dollars on pourrait destiner quelque 100 milliards de dollars pour combattre contre la misère en Afrique, les Etats-unis et tous les pays, à travers un fonds de développement social ", a continué le mandataire dans
son discours." (http://www.aporrea.org/tiburon/n104676.html)
Au fait, je conseille aux gens qui s'intéressent à Chavez de jeter un oeil à cette vidéo :
"Por qué no te callas ?"
Le "pourquoi tu ne te tais pas" du roi d'Espagne à l'intention du président Chavez a fait le tour du monde, et, semble-t-il, donne lieu à toutes sortes de créations musicales et/ou visuelles, pro-Chavez ou pro-Juan Carlos. Les montages anti-Chavez qu'on peut voir sur You Tube mêlent fantasme anti-communiste et racisme odieux (dans les évocations du "macaque" Chavez) - ce sont d'ailleurs souvent des productions de la grande bourgeoisie vénézuelienne ou des pays voisins.
La formule du roi d'Espagne n'était peut-être ni haineuse ni même méprisante. Il est connu que Juan Carlos tutoie facilement les gens. Son intervention ressemble à ces sorties de vieux patriarches agacés par l'indicipline des jeunes gens qui ne respectent pas la répartition protocolaire du temps de parole (beaucoup de vieux Espagnols qui ont grandi à l'époque franquiste restent à cheval sur les règles de politesse). Mais, dans le contexte, cette phrase est une faute politique. Tout d'abord parce qu'elle sort de la bouche d'un monarque dont la légitimité à faire taire un élu du peuple comme Chavez est douteuse. Qui plus est un monarque dont les pouvoirs sont moins bien délimités que ceux de la reine d'Angleterre (qui, elle, ne se rend pas dans les forums internationaux). De ce fait son "tais toi" est à double tranchant, et devient une arme contre sa propre légitimité de soi disant chef d'Etat (toute l'imposture du fascisme franquiste et la lâcheté de l'Occident à son égard ressurgissent au moment où ce roi fantoche met en demeure un président de ne plus parler du "fascisme" des complices des coups d'Etat...). C'est aussi, en second lieu, une faute politique, parce que ce mot, dans la bouche d'un blanc, qui porte l'héritage, comme l'a dit Chavez, des génocides commis par la monarchie espagnole, contre un indo-mulatre, Chavez, porte-parole des opprimés, devient obscène. Il se charge de toute l'asymétrie de ce monde, asymétrie dont ont brillamment témoigné les interventions d'Ortega et de Lage pour défendre Chavez - ces interventions, qui firent sortir le roi, sont des images encore plus fortes, je crois, que celle du "porqué no te callas" parce qu'elles signent la déroute du monarque, la fuite du Nord face au Sud.
J'ai bien aimé la réaction enthousiaste de Castro à cet échange (http://www.granma.cu/espanol/2007/noviembre/mar13/debate-de-la-cumbre.html). J'apprécie moins la hargne que l'on sent poindre contre le monarque espagnol dans une certaine presse chaviste (http://www.aporrea.org/tiburon/n104616.html) : lorsqu'on est dans son bon droit, il ne faut pas verser dans la complaisance haineuse. Et je suis triste pour les Espagnols, dont un très grand nombre osent se dire fiers du propos de leur roi, face au "communiste" "populiste" "fasciste" Chavez. Des décennies de franquisme, de socialdémocratie corrompue, et de règne de la civilisation des supermarchés ont manifestement décérébré ceux qui devant les caméras disent soutenir "sa Majesté". Ils ne voient plus les réalités de ce monde. Hommage en revanche doit être rendu à ceux qui, en Andalousie notamment, s'appliquent à faire renaître l'aspiration républicaine, qui était fondamentalement, dès les années 1930, une aspiration éthique, et dont l'Espagne d'aujourd'hui, gavée de subventions européennes, a le plus grand besoin pour retrouver une lucidité.
Un truc amusant sur les Balkans
Un échange de raps entre Serbes et Albanais sur le Kosovo :
Un rap pro-Serbe (http://youtube.com/watch?v=wtmsNb685D0) :
Un rap-pro-Albanais en réponse (http://youtube.com/watch?v=T1TmBYnL65g)
La réplique serbe (http://youtube.com/watch?v=bTxSBWq1DUw) :
Les Albanais reviennent à la charge (http://youtube.com/watch?v=Lo7xulxp-qo)
Réponse serbe (http://youtube.com/watch?v=fcW4I2hcMDE)
Un Albanais à nouveau... (http://youtube.com/watch?v=7oHIAQ3H0pw) :
La violence revancharde du journal "Le Monde"
FD
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| Le populisme fait un puissant retour dans les pays en développement dotés de matières premières. Pas uniquement dans ces pays, notez, il monte aussi au nord sous la forme de la démocratie d'opinion ; mais c'est un autre sujet. De Poutine à Chavez, les dirigeants de ces pays, enrichis à milliards par la manne de l'or noir, des métaux, des denrées agricoles, croient mener de bonnes politiques. L'Etat remet la main sur la production en assurant que le "peuple" doit en obtenir une juste part. Les gouvernements redeviennent autoritaires au nom d'un "social" redistributif. Dans le grand balancier des doctrines, après les décennies libérales, ils repartent dans l'autre sens vers des renationalisations, des contrôles publics et une fermeture relative des frontières. Ces politiques sont des illusions. Elles séduisent, sans doute. Mais elles font vite fi de la démocratie, d'abord. L'autoritarisme s'auto-renforce toujours, exemple la Russie. Ensuite, elles confondent les largesses avec le social durable. Point de départ : il est nécessaire de corriger les insuffisances, voire les échecs des années libérales, à commencer par le fait que les sacrifices ont été demandés exclusivement aux classes défavorisées dans ces pays. Mais faut-il les corriger en les amendant profondément ou en leur tournant le dos ? L'Amérique latine en offre un cas d'école : le Brésil a choisi la première voie post-libérale, celle de la social-démocratie ; l'Argentine a préféré la seconde, celle du néo-péronisme, celle du populisme. Qui gagne ? A première vue, l'Argentine. Cristina Fernandez tirant profit des bons résultats de son mari, Nestor Kirchner, a été élue facilement, dès le premier tour de l'élection présidentielle, le week-end dernier. Après l'humiliante crise monétaire de 2001, qui a forcé le pays à faire défaut sur sa dette, à diviser la valeur du peso par trois par rapport au dollar, ce qui a ruiné des milliers d'épargnants (pas les plus riches, qui avaient placé leur fortune à Miami ou à Genève), le président Kirchner, élu en 2003, est revenu sur beaucoup des préceptes libéraux. Il conserve une politique budgétaire orthodoxe, mais il s'en prend aux multinationales (comme Suez) et au Fonds monétaire international, avec lequel il rompt. Il renationalise la politique économique avec deux lignes de conduite : exporter grâce au peso faible et ne plus dépendre des capitaux étrangers. La remontée des prix mondiaux des matières premières est une aubaine : l'Argentine, puissance agricole, accumule les excédents commerciaux (6 % du PIB), et une taxe sur les exportations emplit les caisses de l'Etat. De 2003 à 2007, l'économie comble son affaissement précédent au rythme d'une croissance de 8,5 % l'an. Le chômage recule de 21,5 % à 8,5 %. L'argent distribué divise par deux la pauvreté, de 54 % à 23 %. En face, le Brésil peine. Lula da Silva a été réélu l'an passé, mais beaucoup plus difficilement. Le président syndicaliste développe depuis 2002 une politique orthodoxe pour reconquérir une "crédibilité" vis-à-vis des capitaux étrangers. Il doit visser ses dépenses budgétaires malgré les besoins de tous types. La croissance tarde à décoller, sursaute et puis retombe. Le Brésil souffre de maux profonds, comme le note Jérôme Sgard, du CEPII : des infrastructures vétustes qui font buter l'exportation sur le manque de routes et de ports, une pression fiscale très forte, un secteur public bureaucratique, alourdi encore par la structure fédérale. Pourtant, la politique de Lula, longtemps ingrate, semble enfin payer. "L'économie brésilienne est entrée dans le cercle vertueux. La politique, stable sur le long terme, apporte ses effets positifs sur les décisions d'investissement et de production", se félicite l'IPEA (rapport trimestriel, juin 2007, Instituto de Pesquisa Economica Aplicada). Sans doute l'environnement extérieur est-il favorable au Brésil comme à son voisin du Sud. Mais les " fondamentaux", comme disent les économistes, vont dans le bon sens : les taux d'intérêt qui punissent le Brésil pour son laxisme passé retombent à 12 %, l'investissement repart (+ 9 %), l'emploi aussi (+ 4 % sur un an), le chômage recule (8,5 %). Rien n'est réglé, loin de là, mais le terrain se dégage, l'orthodoxie semble payer. Cristina, la "reine d'Argentine", a au contraire une montagne levée devant elle. En clair, elle va devoir rompre avec la ligne de son mari. Pourquoi ? Parce que les prix flambent : 9 % officiellement, en vérité le double. Le gouvernement tente de le camoufler en truquant les statistiques, mais les syndicats ne sont pas dupes : ils réclament 20 % de hausse des salaires. Engrenage prix-salaires connu dont la fin est certaine : une nouvelle crise. L'Argentine a cru se passer des capitaux étrangers (et des technologies qu'ils apportent), elle manque d'investissements. Les coupures de courant électrique limitent l'industrie. Il va falloir benoîtement refrapper à la porte du FMI pour "recrédibiliser" la signature du pays. Ce ne sont pas les achats, pour 5 milliards de dollars, de bons du Trésor par Hugo Chavez venu avec empressement à l'aide qui suffiront. Bref, l'économie va devoir ralentir vers les 5 %, et l'Etat va devoir dire non aux syndicats et couper pas mal de ses largesses. Le match Brésil-Argentine ne peut être simplifié. Les deux ont une visée sociale ; pour les deux, l'Etat est un moyen nécessaire. Mais un Etat réformé, rigoureux, est différent d'un Etat qui achète l'électeur. Eric Le Boucher http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3232,36-974212,0.html Article paru dans l'édition du 04.11.07. |
A propos des pouvoirs du Tiers-Monde (suite)
Je suspends mon jugement à ce sujet.
Par ailleurs je viens de recevoir le texte d'un certain Daniel Ellsberg , ex fonctionnaire démocrate, intitulé "Un coup d'état a eu lieu!" .
Je ne suis pas complètement convaincu par ce genre d'incantations sur la "dictature américaine"
Des gens qui sont favorables à un exécutif fort, il y en a toujours eu dans tous les sytèmes républicains. En France sous la III ème République avec des gens comme Tardieu, puis sous la IV ème avec les gaullistes (qui ont finalement gagné).
Il est normal que des politiciens US qui sont enclins à fétichiser leur constitution - et l'interprétation qu'en fit la Cour suprême américaine dans les années 1960 - crient à la dictature. Mais ce qui est moins normal, c'est que nous autres français disions la même chose, alors que ce que nous appelons la "dictature de Bush" sévit en France déjà depuis les années 1950 : des camps de rétention "hors droit" style Guantanamo ont été validés par le Conseil d'Etat en Algérie en 1960, la toute puissance du chef d'Etat, le gouvernement par décret (ce que nous appelons des ordonnances), nous l'avons depuis 1958. L'utilisation des services secrets contre les citoyens, le caractère incontrôlable de l'Elysée (qui vient de tripler son budget cette semaine), nous l'avons aussi depuis très longtemps. Je ne vois pas l'intérêt d'appeler cela un "coup d'Etat" quand on parle des Etats-Unis, alors qu'on appelle ça seulement "dérive monarchique" quand on parle de la France. Il y a là encore une forme d'ethnocentrisme déplacée.
Il y a un renforcement des exécutifs dans tous les pays de l'empire euro-américain c'est un fait. C'est condamnable, il faut le combattre. Mais je ne suis pas sûr que ce soit rendre service à l'intelligence que de crier au coup d'Etat clandestin tous les 6 mois comme le font certains sites de gauche depuis le 11 septembre
Idem sur le thème de la "folie" des dirigeants américains. Je ne vois pas en quoi ce qu'ils font aujourd'hui est plus "fou" qu'il y a 30 ans. D. Johnstone raconte toujours qu'au Pentagone il y avait des exercices de simulation de guerre nucléaire contre la Chine dans les années 1970. Et Clinton avait un plan d'attaque de la Corée du Nord. Il est dans la nature d'un Etat de déployer la violence de sa puissance. Ce n'est pas une question de folies individuelles. Le gouvernement US utilise les dernières années (ou ce qu'il croit être ses dernières années) d'hégémonie militaire, pour réorganiser le monde (et surtout le Proche Orient) à leur convenance. Je ne suis pas sûr du tout que ce soit si irrationnel que cela du point de vue de leurs intérêts.
Surtout si le thème du "déclin de l'Occident" se confirme, les crispations bellicistes pour l'enrayer ne sont pas surprenantes. Je pense qu'il faut combattre cette tendance militariste en s'en prenant à la nature des Etats, et de l'impérialisme, et non à psychologie des hommes.
Compte-rendu d'un colloque à Sciences-Po
Voici un article que j'ai publié dans le numéro de novembre 2007 du mensuel La Lettre de Bastille-République-Nations. Le titre est du patron du journal, Pierre Lévy, ainsi que certains ajouts qui renforcent la tournure un peu humoristique de la version originale.
F. Delorca
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BRUXELLES ET CIE
Le Conseil d’Etat et Sciences-Po tenaient colloque, le 12 octobre, sur l’Europe
Un débat poignant
Le colloque organisé par Sciences-Po et le Conseil d’Etat, consacré à l’« adaptation » des Etats à l’Union européenne, a notamment donné lieu à des interventions d’auto-flagellation française. Des intervenants ont par ailleurs loué la « pondération » qui prévaut dans les instances bruxelloises, par opposition aux affrontements nationaux. En revanche, l’échec de l’élargissement a été souligné, tandis que Jacques Delors ne cachait pas son pessimisme sur l’avenir de l’Europe.
L’Institut d’Etudes politiques de Paris (« Sciences-Po ») co-organisait et accueillait, le 12 octobre, une initiative européenne en partenariat avec une vieille institution adoubée par Napoléon et par la République : le Conseil d’Etat. Le carton d’invitation était sans ambiguïté sur l’état d’esprit des hôtes de la réunion, qui entendaient mener à bien « cette journée d’études afin de poursuivre la réflexion sur les stratégies d’adaptation des Etats membres et de leur administration au modèle européen ». Ce colloque, intitulé « les administrations nationales et l’Union européenne » se proposait donc notamment de tracer le bilan et les perspectives de l’élaboration et de l’imposition des directives européennes aux Etats membres. Un rapport de la haute juridiction vient d’ailleurs d’être publié sur ce thème.
Afin que nul n’oublie l’impératif d’« adaptation » à l’Europe, l’invitation précisait que « la première table ronde sera consacrée à l’organisation et à l’adaptation des Etats membres aux enjeux européens. La réflexion portera sur la manière dont les administrations des différents Etats membres doivent faire évoluer leurs modes de fonctionnement internes, afin de tirer au mieux les conséquences des politiques européennes ».
Dans le cadre de ce premier débat – animé par une journaliste du Frankfurter Allgemeine Zeitung, véritable clone des présentatrices d’Arte – se sont d’abord succédé de hauts fonctionnaires espagnol, autrichien et suédois, plus euro-enthousiastes les uns que les autres. Leur propos principal visait à décrire les modalités techniques d’une intégration plus rapide des normes européennes dans les pratiques administratives et – serpent de mer européen depuis vingt ans – d’une meilleure implication des parlements nationaux, des collectivités locales, de la « société civile ». Ce, afin de mieux « faire comprendre » la « construction européenne », et de tenter de susciter une adhésion plus forte des peuples supposés incultes. A aucun moment ne fut posée la question de l’intérêt précis de ces derniers. A travers les exemples évoqués, la vulgate néo-libérale servait à l’évidence de boussole à la politique européenne : le secrétaire d’Etat espagnol, Alberto Navarro Gonzalez, cita comme principal acquis de l’adhésion de son pays la disparition du déficit public ; le représentant de Vienne, Gregor Woschnagg, se félicita quant à lui qu’un coup de fil de Pedro Solbes (commissaire européen aux affaires économiques de 1999 à 2004) au chancelier autrichien ait convaincu son gouvernement de remettre en cause l’âge légal de départ à la retraite.
Dans cette série d’exercices quelque peu convenus, l’intervention finale du sénateur Hubert Haenel, ex-membre du Conseil d’Etat et président de la délégation pour l’Union européenne du Sénat (un élu alsacien dont l’avis pèse dans les milieux européistes) détonnait. A la différence des autres intervenants qui s’étaient employés à exposer sous un jour plutôt favorable – quoique souvent nuancé – les mesures prises par leurs propres Etats pour se mettre en phase avec Bruxelles, le sénateur français consacra son temps de parole à un réquisitoire virulent contre son propre pays, accusé de penser l’Europe exclusivement comme une « France en plus grand », et de ne se rendre dans les instances de l’Union que pour lire des déclarations de l’exécutif français, sans aucun esprit d’ouverture à l’égard des autres délégations. Cette mâle repentance fut complétée par une apologie en bonne et due forme des « euro-régions » et du Sénat : la Chambre haute est aujourd’hui directement reliée à la Commission européenne sans intermédiaire gouvernemental.
Le public, nombreux, essentiellement composé de représentants d’administrations, de magistrats (dont les présidents de cours suprêmes étrangères), d’acteurs associatifs et d’élus locaux, était d’avance acquis à cet exercice d’auto-culpabilisation. Il applaudit chaleureusement, au moment des questions de la salle, une jeune Allemande qui, nommée directrice dans un ministère français, reprocha aux autorités de Paris leur refus de l’intégrer dans le corps des administrateurs civils.
Valeurs humaines et amitié
« En 2007, la France est de retour en Europe et nous nous en réjouissons », avait claironné l’animatrice du débat matinal, en hommage au rôle de Nicolas Sarkozy dans la mise au point du projet de traité européen. Pourtant, les débats de l’après-midi, consacrés aux « mécanismes européens de décision » (animé par un journaliste de Libération) et aux « relations entre le juge communautaire et les juges nationaux » (sous la houlette du vice-président du Conseil d’Etat), avaient de quoi tempérer cet optimisme affiché. La plupart des propos tenus en cette seconde moitié de journée s’articulèrent de fait autour de deux axes : un éloge des « valeurs humaines » qui guideraient la construction européenne ; et une reconnaissance des impasses institutionnelles dans lesquelles cette construction s’englue.
M. Navarro Gonzalez s’était, lors du débat matinal, appesanti sur le caractère « unique » des valeurs culturelles communes à notre continent en termes « de solidarité, de refus de la peine de mort », allant même jusqu’à s’exclamer : « aucun citoyen ailleurs dans le monde ne bénéficie d’aussi bons droits que les Européens ! ». L’après-midi, l’ambassadeur d’Irlande, Ann Anderson, mit l’accent sur les qualités affectives qui président au processus décisionnel européen dans les organismes du Conseil : « sens de l’amitié, de l’écoute, du compromis » – au point qu’on pût craindre un instant que, d’émotion, quelques larmes ne fussent versées au sein du public. Pour sa part, l’eurodéputé socialiste Bernard Poignant marqua particulièrement l’assistance en décrivant le parlement européen comme un univers pacifié où les effets oratoires et le charisme des individus s’effacent derrière le travail laborieux de la traduction, et la lecture sérieuse des textes.
Une ode vibrante à la modération, à la souplesse, à l’écoute d’autrui, qui visait manifestement, par contraste, à jeter l’opprobre sur les cultures nationales marquées du sceau de l’affrontement et de la discorde. Mais qui dissimulait cependant mal, à la longue, l’isolement de cette « euro-culture » dans l’océan des peuples auxquels on rêve de l’imposer. M. Poignant lui-même le reconnut tristement au fil de son exposé : l’Union européenne n’a pas, dans ses territoires, les relais administratifs et politiques dont dispose, par exemple, l’Etat français, avec ses préfets, ses élus locaux, et qui pourrait ainsi la mettre en prise avec la réalité quotidienne des citoyens. De sorte que le lien de l’UE avec le terrain ne peut provenir que de deux courroies de transmission : d’une part les Etats-membres (et notamment leurs parlements, mais aussi de plus en plus leurs juridictions, comme le montra la dernière table ronde) ; d’autre part les divers lobbies économiques et ONG basés à Bruxelles, dont l’eurodéputé bayrouiste Jean-Marie Cavada était chargé de défendre le rôle. Or les premiers sont souvent accusés de ne pas « jouer le jeu » correctement – une accusation qui rejaillit sur les médias, TF1 ayant été notamment accusée de « provincialisme franco-français » – et les seconds ont une légitimité fragile.
A ce tableau déjà peu enthousiasmant pour un public europhile, s’ajoutent les incohérences résultant de l’élargissement à l’Est : M. Cavada et l’ancien conseiller d’Helmut Kohl, Joachim Bitterlich, s’accordèrent pour reconnaître que ce Drang nach Osten était issu de négociations bâclées et avait débouché sur un échec. Le premier, particulièrement en verve contre la Pologne et la Slovaquie, dont il demanda la « suspension » de l’Union européenne pour cause de non respect de la Charte des droits fondamentaux (c’était avant les élections polonaises), accusa même les « grands pays de l’Union » d’avoir intentionnellement fait adhérer des pays d’Europe centrale non encore débarrassés de leur « nationalisme » pour pouvoir ensuite légitimer leur propre repli sur leurs intérêts nationaux. Il fallait y penser.
A cet émouvant concert de pleurs s’ajouta la très brève intervention – dix minutes – de Jacques Delors. L’ancien président de la commission européenne dénonça pêle-mêle le retour en force des logiques intergouvernementales, l’enfermement des institutions bruxelloises dans la paperasse bureaucratique, l’affaiblissement de la Commission transformée en « collection de hauts fonctionnaires au lieu d’être un collège » qui, du coup, « en fait trop » et s’enlise dans les contradictions. Pour lui, le projet de traité ne fait que confirmer cette tendance néfaste, la dernière chance de relancer l’Europe étant finalement la « différenciation », c’est-à-dire le lancement d’actions communes par un nombre limité d’Etats (comme la monnaie unique ou l’espace Schengen) auxquels d’autres membres de l’Union pourraient s’agréger par la suite. L’intervention fleuve du secrétaire d’Etat français, Jean-Pierre Jouyet, ayant empiété sur le temps consacré aux questions du public, celui-ci ne put interroger plus avant l’icône révérée de l’Union. Une partie de l’auditoire, dont l’enthousiasme avait été quelque peu douché, en fut vaguement désappointé.
Tout le monde n’avait cependant pas perdu son temps, loin de là. Non sans un humour certes involontaire mais édifiant, le carton d’invitation précisait : « cette journée d’étude peut être validée au titre de la formation permanente des avocats ».
FREDERIC DELORCA
Retour d'un mot sur CK
J'observe toujours que les anarchistes (D. Graeber par exemple) se réjouissent de ce qui s'est passé à ce moment-là. Pour eux le slogan "que se vayan todos" qui fut celui du mouvement social au début des années 2000 démontre une capacité nouvelle à refuser toute forme de domination politique. Telle n'est pas l'analyse que font les communistes latino-américains (José Reinaldo Carvalho au Brésil par exemple) pour lesquels le slogan signifiait une sorte de démission de la gauche, qui ne pouvait que remettre en scelle les classes dominantes via l'aile gauche du péronisme.
A mon avis, sur le dossier argentin, ce sont les seconds qui ont raison. L'expérience "anti-politique" argentine, comme celle du Chiapas, a peut-être nourri des expériences locales intéressantes, mais je ne vois pas de preuve qu'elle ait fait durablement reculer le pouvoir étatique, ni qu'elle ait donné concrètement aux milieux populaires des chances d'émancipation. Le retour en force du péronisme "progressiste" était sans doute inévitable devant un tel vide politique.
Je suis frappé en tout cas par la vacuité des commentaires dans les pays du Nord à propos de la victoire de Cristina K. Les "analyses" les plus visibles dans la presse furent celles des tenantes d'une féminisme "sociétal" de centre gauche, comme Hillary Clinton ou Ségolène Royal qui n'y voient qu'une victoire "des femmes" (désamorçant ainsi l'enjeu social de l'élection). D'autres n'y ont vu que la perpétuation du pouvoir de Nestor Kirchner via sa femme.
J'observe que le bilan du mandat de Nestor Kirchner est lui-même assez bâclé par nos médias, qui ne veulent surtout pas voir les succès du refus du néo-libéralisme. Du coup, on impute le redressement argentin des dernières années au matières premières. Le Monde du 30 octobre 2007 intitule un de ses articles "Argentine : le salut par le soja" (http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3222,36-972340,0.html?xtor=RSS-3210). Deux jours plus tôt sa correspondante à Buenos Aires notait "L'Argentine connaît depuis cinq ans une croissance à la chinoise de 8 % à 9 % par an grâce à un contexte international favorable, avec l'envolée des prix des matières premières. Une grande partie de la dette externe a été restructurée. Le chômage et la pauvreté ont reculé, même si les inégalités restent criantes." (http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3222,36-971900,0.html?xtor=RSS-3208).
Une certaine littérature de gauche argentine continue de parler d'un processus "sosuterrain" de recomposition de la classe ouvrière de ce pays (http://www.mas.org.ar/periodicos/per_111/071005_02by3_editorial.htm). Qu'en est-il réellement ?
A propos des pouvoirs du Tiers-Monde
L'économiste estimait que le Tiers-Monde avait beaucoup plus de chances qu'à l'époque de Bandoung de remettre en cause certains de ces cinq monopoles, notamment celui de la finance et celui de la technologie.
Sur la finance, disait-il, on peut espérer bientôt un krach boursier destructeur. Sur les technologies, le Tiers-monde (ou du moins certains de ses pays comme l'Inde ou le Brésil) a les moyens de s'autonomiser sans plus dépendre des pays du Nord.
J'avoue que je soupçonne ce propos, auquel personne n'a rien objecté au cours de la réunion (ce qui montre qu'il reflète un certain état d'esprit dominant dans la gauche anti-impérialiste), de pécher par excès d'optimisme.
Sur le plan financier, le fantasme du krach a du succès depuis trente ans, mais trouve assez peu de confirmation empirique. Déjà quand on relit un bouquin comme Fidel y la religion, on y trouve, au début des années 1980 ,une théorie selon laquelle l'effondrement financier en Occident est imminent dès lors que le dollar est survalorisé (c'est à l'époque de Baker) tandis que les USA accumulent les déficits. Depuis lors nous n'avons eu que des krachs locaux et circonscrits. Les mêmes déséquilibres qu'au début des années 1980 subsistent, à ce détail près que la Chine a remplacé le Japon comme Junior partner chargé du financement du Trésor américain.
Sur le volet technologique là encore on peut nourrir des doutes. Les meilleures cartes - celles qui concernent la prochaine révolution technologique : nanotechnologies, bio-technologies - se trouvent entre les mains de la Triade. Quand Monsanto nourrira l'ensemble de la planète avec ses OGM brevetés, il ne servira à rien en termes de souveraineté au Brésil de fabriquer ses propres ordinateurs. De même le fait que le Tiers-monde soit de plus en plus à même de se doter de l'arme nucléaire sera dépourvu de toute signification si les Etats-Unis (ou la "Triade") se dotent de boucliers anti-missiles comme le radar qu'ils installent e Europe centrale. Les Chinois l'ont bien compris en se lançant dans la conquête de l'espace (où une partie de l'enjeu de la neutralisation des armes nucléaire ou au contraire de leur optimisation pourra se jouer) avec leur programme lunaire. Peut-être eux ont-ils une chance de se faire une "place au soleil" dans une Triade élargie comme auparavant le Japon avait pu le faire - mais rien n'est certain dans ce domaine, car on voit mal un cinquième de l'humanité pouvoir intégrer d'un coup le club des puissances exploitantes, la planète n'ayant à ce jour pas les moyens de supporter un club si élargi...
Méfions nous donc des excès d'optimisme, tout autant que d'un trop grand pessimisme.