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Les enthéogènes
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On parle beaucoup depuis quelque temps de l'ayahuasca qui est un entheogène, c'est à dire une substance (illégale en France, mais d'usage courant en Amazonie) qui provoque des états modifiés de conscience de nature à mettre en contact avec des entités de l'au-delà, dont les effets ont été étudiés de façon expérimentale dans les années 1990 par le psychiatre Rick Strassman et qui a même sa propre église, fortement soutenue par une des membres du clan Bronfman qui, en Amérique du Nord, s'est par ailleurs distingué par son rôle au service de la secte sexuel NXIVM.
Le dossier des entheogènes est très fourni. Pour l'heure je n'en traiterai qu'un aspect qui est un livre d'anthropologie écrit en anglais que j'avais lu en version espagnole du temps où je vivais à Madrid, en 1994 : "Persephone's Quest: Entheogens and the Origins of Religion", de Robert Gordon Wasson, Carl A.P. Ruck, Stella A. Kramrisch.
R. Gordon Wasson journaliste du Herald Tribune s'est consacré à partir de 1927 avec son épouse russe le docteur Valentina Pavlovna à l'étude du rôle des champignons dans la culture. Il étudia à partir des années 1950 les enthéogènes de la région d'Oaxaca au Mexique, puis en 1963 avec Roger Heim, directeur du Muséum d'Histoire naturelle de Paris ceux du peuple kuma en Nouvelle Guinée, et en 1968 le putka en Inde (le soma des indo-européens).
Il a identifié avec l'indianiste Stella Kramrisch, le soma indo-européen bu par les brahmanes comme provenant de l'amanite tue-mouche (amanita muscaria). Puis il a estimé que l'utilisation du claviceps purpurea (ergo du seigle) avec du paspalum distichum (paspale distique) a pu jouer un rôle dans les mystère d'Eleusis en Grèce. En août 1953 il put vérifier l’acuité des prévisions que donnaient les enthéogènes auprès d'un chamane mexicain.
En France des dictons relient les truffes aux tonnerre qui aide à les faire pousser, de même Pline l'Ancien à propos des tuber (truffes et terfezia), Plutarque dit la même chose de l'hydnon, équivalent du tuber, aini qu'Athénée (dans ses Deipnosophistes) de son équivalent thrace, l'oiton. Dans l'est de la France on dit même que les bolets prolifèrent où tombe la foudre. Dans le piémont aujourd'hui, le lactaire sanguin est appelé champignon-tonnerre.
Le sang de Prométhée et la plante magique de Médée

Divertissons nous un peu des tristes nouvelles du moment. J'ai appris ceci en travaillant sur les mémoires d'un ancien combattant abkhaze pendant le confinement : non seulement le Caucase était connu pour être la patrie du titan Prométhée, mais il existe en Abkhazie une grotte de Prométhée dans laquelle se passent des phénomènes "spirituels" étranges. Or je regardais tantôt ce film de 1963 qui fit les délices de mes 11 ou de mes 12 ans, "Jason et les Argonautes" - film au demeurant très chrétien car, quoiqu'il mettre en scène très délicatement les jeux des Olympiens, il annonce aussi leur fin prochaine...
J'ai été étonné de voir que ce film à un certain moment évoque subtilement le lien de la Colchide (dont une partie est l'Abkhazie actuelle, ce dont, comme je l'avais évoqué dans mon livre il y a dix ans, même les observateurs russes présents avec moi il y a 10 ans avaient conscience) avec le Titan supplicié. C'est lorsque la sorcière-prêtresse Médée donne au héros Jason un baume magique issu du sang de Prométhée.
Quand on regarde d'où vient cette histoire de baume, on trouve Apollonios de Rhodes, le poète alexandrin exilé par Ptolémée II, qui, à 18 ans (encore un surdoué précoce, un peu comme Lucain sous Néron), composa les Argonautiques. Apollonios y décrit en détail ce remède et explique même comment la magicienne le recueillit "par ses enchantements" du suc d'une fleur née des gouttes du sang de Prométhée dans une coquille, "au bord de la Mer Caspienne". Il précise que pour ce faire elle s'est lavée sept fois dans des eaux "qui ne tarissent jamais" (comme l'âne d'Apulée s'immerge sept fois à la mode pythagoricienne dans la mer pour être sauvé par Isis) et a appelé sept fois sa nourrice d'enfance.
En 1961, Christian Lacombrade, helléniste de l'université de Toulouse, soulignait que toute cette affaire révélait "l'engouement du public (d'Apollonios de Rhodes) pour la magie", bien plus intense selon lui à l'époque hellénistique qu'à l'époque classique. Il remarquait aussi que, non seulement Apollonios s'inspirait, dans la description de la plante, de l'herbe magique que Circé donne à Ulysse dans l'Odyssée, mais aussi que le détail du rituel suivi par Médée pour la cueillir ressemble à ceux que Théophraste exposait à propos des fabricants de philtres, et que l'Alexandrin recopiait peut-être dans son poème un grimoire occultiste de son époque (voilà qui intéresserait sans doute les divers naturopathes et aromatothérapeutes qui se mobilisent contre le fascisme sanitaire en ce moment).
Dans ses "Coupeuses de racines" (ouvrage dont ne subsistent que quelques fragments) Sophocle décrivait Médée recueillant le suc des plantes (selon Macrobe). Apollonios a donc repris une longue tradition concernant la magicienne. Le tragédien rattachait-il déjà une plante de Médée au sang de Prométhée ? On ne le saura jamais avec certitude, mais dans une autre tragédie, "Les Colchidiennes", il mentionne Prométhée quand Médée conseille Jason devant une épreuve.
Moi qui vous ai souvent parlé des stoïciens avant ma conversion, y compris dans un billet d'août 2010, huit mois après mon voyage en Abkhazie, où j'abordais leur cas juste après celui des Argonautes (voir ici), je ne puis rester insensible au fait que le stoïcien Cléanthe (330-232 av JC) se serait lui aussi intéressé à la "plante prométhéenne" et aurait écrit selon un fragment analysé par l'exégèse allemande qu' "il pousse sur le Caucase, une plante que l'on appelle prométhéenne. Médée la recueillit et la réduisit en poudre pour s'en servir contre les antipathies de son père". Lacombrade imagine même la possibilité d'une rencontre entre l'athénien Cléanthe et Apollonios à Alexandrie. En tout cas les deux naviguaient dans le sens des théories des grandes correspondances cosmiques qui allaient exalter le néo-platonisme au IIIe siècle de notre ère et qui connaissent un très grand succès de nos jours.
Pourquoi Sophocle et Cléanthe s'intéressèrent-ils tant à Médée et aux Argonautes ? On l'ignore.
Quoi qu'il en soit, pour ma part, je suis moins surpris de retrouver la sorcellerie des plantes et des astres (Médée est aussi la prêtresse qui fait tomber la Lune du ciel) autour des montagnes abkhazes qui en sont saturées (même le récit de mon ancien combattant en parlait) que de dénicher dans un peplum des années 60 une si grande fidélité érudite à un poème alexandrin des années 270 av JC... En tout cas jetez y un coup d'oeil si vous aimez les mythes et les origines de notre culture. Je le poste en lien ci-dessous.
Un livre sur Hipparchia de Maronée
Un commentateur de ce vieux billet sur Hipparchia (Hipparchie) de Maronée m'a signalé la publication d'un livre collectif qu'il a dirigé sur ce sujet. Mon compte rendu de son ouvrage a été mis en ligne par Parutions.com aujourd'hui ici.
Le regard sur l'histoire romaine de St Augustin
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Qu'on prenne le catholicisme dans son sens le plus rigoureux, ou dans un sens plus inclusif (en y incorporant la Gnose, et diverses hérésies "bénignes"), je crois qu'on peut lui reconnaître le mérite d'avoir été à l'origine de la philosophie de l'Histoire, parce qu'il inventa un sens universel à l'ensemble de l'Histoire humaine, de l'alpha à l'omega, là où les autres systèmes (païens pré-chrétiens) ne fournissaient que des réflexions ponctuelles sur des séquences historiques.
Chez les Chrétiens, même une réflexion ponctuelle sur une séquence donnée (l'Antiquité, la Révolution française, le nazisme) permet d'éclairer l'ensemble d'une téléologie globale.
Dans cette perspective j'apprécie beaucoup "La Cité de Dieu" de St Augustin. On peut regretter son côté trop rhétorique, lié à son côté polémique contre les païens de son temps et leurs dieux (comme Le Génie du Christianisme de Chateaubriand est une polémique contre les encyclopédistes du Siècle des Lumières), mais il faut savoir oublier l'emphase combattive, pour aller au fond du propos.
Le propos est une belle réflexion sur qu'est Rome, sur ses échecs, sur ce que Dieu fit pour la sauver d'elle-même en quelque sorte. J'aime regard très noir d'Augustin sur la république finissante, sur Caton d'Utique (quand il dit que s'il avait été fidèle à ses principes il aurait conduit sa progéniture au suicide plutôt que de la laisser sous le joug de César ce qui revient à dire qu'il s'est suicidé par simple orgueil - rappelez vous mes remarques sur l'orgueil de Caton près du sanctuaire d'Amon-Rê.
St Augustin ne me parle pas quand il raille le nombre de dieux qu'il peut y avoir en charge de la seule croissance des épis de blé (avec leur incroyable spécialisation respective). Il me fait rire quand il écrit à propos de l'autel du Capitole : qu'au retour de Marius "cette dernière table dressée par Sylla égorge plus de sénateurs qu'aujourd'hui les Goths n'en peuvent dépouiller" (t. 1 p. 156).
A propos des Goths justement St Augustin m'apprend qu'un de leurs rois païen en 405, Rhadagaise, menaçait Rome. Je ne sais s'il faut croire le saint quand il dit que ce roi perdit "cent mille des siens" "en une seule journée" sans qu'il ne coûte "aux Romains ni une mort, ni une blessure". Je le crois en revanche quand il écrit : "Si cet impie fût entré dans Rome avec ce déluge de barbares, qui eût-il épargné ? Quelles tombes de martyrs eût-il honorées ? En quel homme eût-il respecté Dieu même ? A qui eût-il laissé la vie ou la pudeur ?" (p. 245)
"On nous disait à Carthage que les païens croyaient et publiaient victorieusement qu'avec la faveur et la protection des dieux, à qui, disait-on, il sacrifiait chaque jour, il ne saurait être vaincu par ces Romains dégénérés qui n'offraient plus et ne promettaient plus d'offrir de tels sacrifices aux dieux de Rome".
En lisant Augustin on comprend que la défaite de Rhadagaise (ou Radagaise) fut un miracle divin, et l'invasion de Rome par un Goth chrétien, Alaric, en 410, un signe de la clémence de Dieu, car Alaric a laissé la vie sauve à ceux qui se réfugiaient dans les églises, et respecté les sanctuaires chrétiens.
Les événements historiques se comprennent toujours mieux à la lumière de ce qui aurait pu advenir de pire... On ne doute pas que si Radagaise avait fait raser Rome, outre le drame pour les habitants de la ville, cela eût pu signer la fin du christianisme dans l'Empire. Comme le souligne Jonathan Black, toutes les guerres du Bas Empire furent des guerres d'une religion contre une autre, de divinités contre d'autres. Avec les Huns, c'est la chamanisme qui est vaincu en Europe, avec Radagaise, c'est le paganisme, au moins provisoirement, même si, en apparence, la Rome christianisée vit ses pires instants.
L'évêque d'Hippone, fin lecteur de ses prédécesseurs historiens romains (quelque part il n'hésite pas par exemple à citer mon chouchou Lucain), est ainsi une source indispensable pour penser les premiers siècles de notre ère. J'ai lu dans la "Maison Dieu" de Dominique Iogna Prat que Charlemagne aimait qu'on lui lise des extraits de "La Cité de Dieu". Preuve que c'était un grand empereur.
Sainte Geneviève
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Ceux qui suivent ce blog le savent, et je l'ai confirmé il y a peu à Bricmont (qui est bien embêté par la nouvelle version de poche du livre sur Chomsky auquel j'avais collaboré) : je ne suis plus rationaliste et matérialiste au sens orthodoxe du terme. Le 18 février 2014 j'ai rencontré un homme qui sans me connaître ni d'Eve ni d'Adam m'a présenté quelques traits saillants de mon enfance que personne ne pouvait deviner, et m'a dit que mon grand père était mort quand j'avais 14-15 ans (ce qui est vrai, il est mort à la veille de mon 15ème anniversaire), il m'a exposé tout cela au nom "des esprits" qui avaient coutume de lui parler, selon lui. Cette rencontre, et les événements qui lui ont succédé, que je raconterai dans un livre qui paraîtra prochainement, m'ont fait renoncer au rationalisme.
Ce qui ne signifie pas que je ne continue pas de soutenir le rationalisme dans le cadre bien déterminé de la recherche scientifique moderne, ainsi que dans le cadre politique, en ce sens qu'un fait objectif est un fait objectif, et qu'un raisonnement cohérent autour des faits est différent d'un raisonnement boiteux, en cela je raisonne comme Pascal. Côté sciences il faudrait quand même libérer un peu plus de crédits des budgets scientifiques au domaine appelé à tort "paranormal" et l'intégrer un peu à nos conceptions de la matière (je pense par exemple à la théorie des champs morphogénétique de Sheldrake, qui m'a fait revenir de l'allergie que j'avais développée à l'encontre de la notion de champ après Bourdieu), mais je reconnais que c'est compliqué.
J'ai hésité à parler de mon évolution religieuse pour des raisons tactiques. Mais il faut cesser de se laisser impressionner par les esprits vides qui aux Inrockuptibles, à Libé, au Figaro, chez l'Obs, dans Le Monde, tiennent à jour leurs listes de proscription. Mon lectorat est si faible que je ne puis tomber plus bas. Malgré mon doctorat en sociologie je n'ai aucune tribune universitaire, donc je n'ai rien à perdre. Et puis il faut cesser de laisser la religion aux extrémistes, comme il ne faut pas leur laisser le monopole de l'histoire de la France. J'ai déjà vanté ici nombre de nos figures historiques, y compris de droite, comme Chateaubriand, sans renier ce qu'il y eut de grand aussi dans les mouvements révolutionnaires et socialistes.
Je pourrais aussi bien ici parler de Sainte Geneviève. Patronne de Paris et de la Gaule. "De qui la Gaule tiendrait-elle ses troubadours, son esprit naïf et son penchant aux grâces, si ce n'est du chant pastoral, de l'innocence et de la beauté de sa patronne ?" (Chateaubriand, GDC p. 241). Je trouve regrettable des manifestations qui lui sont consacrées comme celle-ci qui sentent la peur et le repli identitaire.
Ces manifestations sont stériles parce qu'elles manquent l'essence du personnage qu'elles invoquent. Son essence ésotérique, surnaturelle. L'Eglise aussi la manque, ainsi que tout le nationalisme de l'entre-deux-guerres (cette formidable "trahison des clercs" dont parlait Benda, mais sans saisir la portée de ses propres mots). Quand je lis son hagiographie, qui, bien sûr, est émaillée de légendes comme toutes les vies de saints, je trouve aussi des éléments que connaissent bien les médiums contemporains comme par exemple le "voyage astral" (qui dans son cas dura trois jours), la clairvoyance, le don de guérison. Et je ne puis douter que cette sainte fût un grand personnage. Je pense que nous avons eu la chance d'en avoir un certain nombre ainsi entre la Loire et la Somme au moment de la chute de l'Empire romain : ils ont sauvé ce qui devait l'être de la culture antique et de l'amour chrétien (qui, je suis désolé, ne mérite nullement l'opprobre qu'on lui inflige en ce moment, surtout celle que tous les étés le pauvre Onfray balance aux frais du contribuable sur une radio publique*). Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si tant de saints ont eu ces dons à ce moment-là, comme ce n'est pas un hasard que tant de grands hommes aient vécu autour de 50 av JC (comme le notait Montaigne) et bien moins cent ans plus tôt ou plus tard. Comme c'est une chance et ce n'est pas un hasard, si des forces surnaturelles ont choisi les chefs francs pour sauver les Gaules à l'époque des invasions, puis pour amorcer une première renaissance sous Charlemagne etc. La France en tant que collectivité humaine a une mission historique sur 2 000 ans à jouer au regard des forces surnaturelles, comme l'Angleterre, l'Espagne, l'Allemagne, la Russie, la Chine, l'Iran etc, et cela ne peut pas être oublié.
Je reste profondément un homme de gauche, héritier des républicains espagnols, anti-monarchiste etc. Mais cela ne peut m'interdire de reconnaître la dette de la France d'aujourd'hui à l'égard de Saint Geneviève, et de bien d'autres héros chrétiens. Les Soufis musulmans sont fiers à juste titre de la figure de Roumi qui, à Konya, affrontait les flèches des Mongols. Nous devons l'être de Geneviève la patricienne gallo-romaine qui fit reculer la barbarie chamanique d'Attila (car le chamanisme n'est peut-être pas si bon que les spécialistes du "développement personnel" le croient, même s'il eut son utilité, chez Pythagore par exemple) et dont la vertu était telle que Siméon le Stylite près d'Antioche prenait de ses nouvelles (il ne la connaissait pas de réputation comme l'a cru Kundera mais par clairvoyance, comme l'homme de 2014 mon enfance).
Il y a tout à faire pour réconcilier la gauche avec l'au-delà, comme le tentèrent Péguy, Gandhi ou Chavez, et avec ses racines nationales... sans complexe aucun !
~~ * Onfray tout à l'heure disait à la radio que c'était "chrétien" de dire qu'on trompait sa femme seulement quand on couchait et pas quand on regardait. Belle ignorance de ce pseudo-philosophe qui ne connait même pas ses ennemis et ignore que justement Jésus disait que l'adultère était dans le regard (voir Mathieu 5.27-30), une affaire de chakra inférieur qui le dépasse évidemment.
Amon
Peut-être Caton d'Utique, en refusant de sacrifier au sanctuaire d'Amon-Ré dans le désert après être arrivé en Afrique, au motif qu' "il faut avoir Jupiter en soi" (si l'on en croit Lucain), a-t-il commis là un péché d'orgueil... La défaite finale de la République romaine face à César peut être le fruit de ce péché là.
Et tout l'échec de la philosophie païenne aussi (cette philosophie platonico-stoïco-pythagoricienne qui rêva souvent de restaurer la République, notamment sous Néron...). D'où son effacement par le christianisme (quoique le christianisme lui aussi allait souvent reproduire le péché d'orgueil - mais au moins ce péché n'était point dans les actes de ses figures fondatrices).
Oh those Russians !
Sur Academia.edu, une cinquantaine d'articles universitaires en anglais, en espagnol, en français, tous plus nuls les uns que les autres sur la poêtesse grecque Sappho. Tous dans l'idéologie ambiante : Sappho la féministe, Sappho qui fait triompher la sexualité, Sappho mal lue par les Romains. Au milieu de toute cette sous-littérature miteuse, un seul bon article, si j'en juge par son abstract en anglais : un article qui démontre de quelle Artémis lydienne Sappho était la prêtresse, et pourquoi cela compte pour comprendre ses poêmes. Vu l'époque à laquelle Sappho a écrit, bien avant Platon, on se doute bien que c'est ce gars qui a raison, c'est lui qui tient le bon bout de la compréhension face à tous les anachronismes des pseudo-historiens qui encombrent les réseaux académiques. Je lui écris pour lui demander l'intégralité de son article, il me l'envoie. Pas de bol, il est entièrement écrit... en latin ! Mes compétences linguistiques touchent leur limite.
Je regarde un peu le background de cet auteur : il est professeur à Novosibirsk. Aux portes de la Sibérie chamanique...
Plutarque, prêtre d'Apollon
Plutarque impute l'incendie de Persépolis par Alexandre le Grand à deux causes, l'une clairement explicitée, l'autre plus implicite mais transparente à travers la symbolique qu'il mobilise. La cause explicite est l'incitation des courtisanes (hétaïres), et notamment de la courtisane du général Ptolémée, Thaïs, qui est athénienne. Thaïs pendant cette nuit de débauche incite Alexandre ivre, à venger sa ville d'origine qui avait été incendiée par les Perses. On notera que Plutarque juge très patriotique et digne d'Athènes cette soif de vengeance, mais trouve le propos de Thaïs un peu "au dessus de sa condition", sans toutefois préciser en quoi : est-ce le fait d'avoir pris l'initiative de proposer une mesure de représaille qui lui paraît inconvenant venant d'une hétaïre ou bien est-ce le contenu-même de la mesure proposée, à savori sir caractère excessif (l'incendie d'un joyau de la civilisation perse) ?
Il faut s'attarder sur cette première cause, car elle montre le pouvoir des femmes, à travers la figure des hétaïres, dans la Grèce antique. Pour ma part je prends très au sérieux le rôle des hétaïres dans l'histoire et le trouve largement sousestimée par les historiens. Par exemple, je suis intuitivement enclin à croire que l'hétaïre Phryné traduite devant l'aréopage d'Athènes était véritablement une prétresse d'Aphrodite qui pratiquait des pouvoirs magiques (ce pourquoi elle était traduite en justice, comme d'ailleurs Apulée allait l'être quatre siècles plus tard), et je crois qu'elle était très profondément inspirée dans tous ses actes, notamment lorsqu'elle proposa de reconstruire avec sa fortune personnelle les murs de Thèbes. Thèbes était une ville sacrée notamment parce qu'elle avait dû sa dernière hégémonie aux pythagoriciens, et principalement au pythagoricien Epaminondas, et l'on sait quel lien comme Phryné, les pythagoriciens entretenaient avec les déesses-prostituées/déesses-mères.
La cause moins visible est la "mania" (folie sacrée) de Dionysos, qui transparaît dans le fait qu'Alexandre est ivre quand il prend sa décision, mais aussi dans le fait qu'il porte une couronne et une torche (ce qui le rattache aux rituels de Dionysos). On sait que Dionysos a beaucoup marqué l'imaginaire alexandrin (à travers par exemple les surnoms des Ptolémée, et jusqu'au surnom de Marc-Antoine, marié à la "Nouvelle Isis"). Donc Persépolis doit, en dernière analyse, sa destruction à Dionysos (et je crois qu'il faudrait avoir cela à l'esprit quand on lit la montée du pythagoricien Apollonios de Tyane au mont Nyssa, qui est à la frontière du monde iranien, dans le Caucase, telle que la raconte Philostrate).
Plutarque est fascinant, parce que des générations d'écrivains européens de Montaigne à Stendhal ont lu ses "Vies" et se sont inspirées d'elles en faisant complètement l'impasse sur le fait qu'il était prêtre à Delphes (au point même qu'un des pères allemands du racisme systématique nazi, Christoph Meiners, met en doute le fait que cet auteur ait pu aussi composer un traité ésotérique comme celui sur le Démon de Socrate). Pour la modernité européenne, un prêtre ne peut pas être aussi précis dans ses récits et compilations historiques s'il écrit en tant que prêtre. Pour elle, Plutarque n'est qu'accessoirement prêtre, comme, si l'on veut, beaucoup d'abbés catholiques ont été principalement historiens et très accessoirement prêtres ou pas du tout prêtres dans leur façon d'écrire. Or, concernant Plutarque, quand on lit ses narrations (comme celles de Lucain, mais ça crève encore plus les yeux chez Lucain), il est évident que la cause "métaphysique" est toujours solidaire de la cause "positive". Et c'est en cela justement qu'il est profond. Parce qu'il croit en la cause métaphysique (dans le sens d'un "deus sive natura") au sens des énergies du vin ou de l'amour, qui sont tout à la fois naturelles et invisibles, il fait vraiment "le tour" de toutes les causes possibles, ce qui en fait un historien "complet" (pour autant qu'on pouvait être historien à ce moment là, puisqu'être historien obligeait de toute façon à compiler des récits qui en partie relevaient de la légende, sans aucun moyen de parvenir à une rationalité complète). Et c'est parce qu'il a cette ambition totalisatrice qu'il peut être aussi exhaustif sur les faits qu'il relate.
Plutarque écrit en tant que prêtre et en tant que mystique d'Isis dont il est l'initié, dont il connaît bien la prêtresse supérieure à Delphes, et à qui il a consacré un traité (Isis et Osiris). Et tout cela n'a pas à être pris au sens métaphorique ou ironique (comme le fait trop souvent l'historiographie contemporaine laïque - voir par exemple cet article imbécile sur la parenté du héros de l'Ane d'Or d'Apulée et de Plutarque).
Autant je déplore les contresens modernes des rationalistes sur Plutarque, autant je ne comprends pas non plus les reproches de Kingsley à l'égard du néo-platonisme en général et de Plutarque en particulier qu'il accuse d'avoir défiguré Pythagore (comme d'ailleurs il en accuse Platon). La tradition athénienne post-platonicienne a peut-être des défauts, mais je ne crois pas qu'il faille blâmer Plutarque pour les "rationalisations" du pythagorisme. Je crois au contraire que Plutarque a le mérite d'avoir réintroduit de la nature naturante et du mysticisme dans la pensée grecque à travers la figure d'Isis (qu'il faut toujours percevoir selon moi à travers le dernier livre de l'Ane d'Or), en tenant cela "ensemble" avec beaucoup de rationalité dans l'art de l'exposé (il est vrai qu'on est très loin du chamanisme des vers d'Empédocle, mais le pari de Plutarque comme de Platon tient justement à cette idée que le divin est aussi bien dans le Logos que dans les transes de Dionysos et d'Isis, ce qui est un pari qu'on ne peut pas tout à fait abandonner...).
Les prophéties chez Lucain
Quand César franchit le Rubicon, Lucain dans le livre I de la Pharsale décrit la terreur qui s'empare de nombreux Romains ("Oh ! Qu'aisément les dieux nous élèvent au comble du bonheur ! Que malaisément ils nous y soutiennent !").
On consulte les devins étrusques, selon la tradition, dit Lucain, à commencer par Arruns de Luca, qui lit dans le mouvement des oiseaux et émet un oracle au vu des entrailles d'un taureau : "O dieux ! Dois-je révéler au monde tout ce que vous me laissez voir ? Non, Jupiter, ce n'est pas à toi que je viens de sacrifier, j'ai trouvé l'enfer dans les flancs de ce taureau. Nous craignons d'horribles malheurs, mais nos malheurs passeront nos craintes. Fasse le ciel que ces signes nous soient favorables, que l'art de lire au sein des victimes soit trompeur, et que Tagès qui l'inventa nous en ait imposé lui-même."
C'est Figulus qui est chargée de l'expliciter :
"Figulus, qu'une longue étude avait admis aux secrets des dieux, à qui les sages de Memphis l'auraient cédé dans la connaissance des étoiles et dans celle des nombres qui règlent les mouvements célestes, Figulus éleva sa voix : "Ou la voûte céleste, dit-il, se meut au hasard, et les astres vagabonds errent au ciel sans règle et sans guide ou, si le Destin préside à leur cours, l'univers est menacé d'un fléau terrible. La terre va-t-elle ouvrir ses abîmes ? Les cités seront-elles englouties ? Verrons-nous les campagnes stériles ? les airs infectés ? les eaux empoisonnées ? Quelle plaie, grands dieux ! quelle désolation prépare votre colère ? De combien de victimes un seul jour verra la perte ! Si l'étoile funeste de Saturne dominait au ciel, le Verseau inonderait la terre d'un déluge semblable à celui de Deucalion, et l'univers entier disparaîtrait sous les eaux débordées. Si le soleil frappait le Lion de sa lumière, c'est d'un incendie universel que la terre serait menacée ; l'air lui-même s'enflammerait sous le char du dieu du jour. Ni l'un ni l'autre n'est à craindre. Mais toi qui embrases le Scorpion à la queue menaçante, terrible Mars, que nous réserves-tu ? L'étoile clémente de Jupiter est à son couchant, l'astre favorable de Vénus naît à peine, le rapide fils de Maïa languit ; Mars, c'est toi seul qui occupes le ciel. Pourquoi les astres ont-ils abandonné leur carrière, pour errer sans lumière dans le ciel ? Pourquoi Orion qui porte un glaive, brille-t-il d'un si vif éclat ? La rage des combats va s'allumer ; le glaive confond tous les droits ; des crimes qui devraient être inconnus à la terre obtiennent le nom de vertus. Cette fureur sera de longue durée. Pourquoi demander aux dieux qu'elle cesse ? La paix nous amène un tyran ! Prolonge tes malheurs, ô Rome ! traîne-toi d'âge en âge à travers des ruines. Il n'y a plus de liberté pour toi qu'au sein de la guerre civile."
Et une matrone qui, habitée par Phébus, va compléter :
"Telle des sommets du Pinde descend la bacchante pleine des fureurs du dieu d'Ogygie, telle à travers la ville consternée s'élance une matrone révélant par ces mots le Dieu qui l'oppresse. "Où vais-je, ô Péan ! Sur quelle terre au-delà des cieux suis-je entraînée ? Je vois le Pangée et ses cimes blanches de neiges, et les vastes plaines de Philippes au pied de l'Hémus. Phébus, dis-moi, quelle est cette vision insensée ? Quels sont ces traits, quelles cohortes romaines en viennent aux mains ? Quoi ! une guerre et nul ennemi ? Où suis-je ailleurs emportée ? Me voici aux portes de l'Orient où la mer change de couleur dans le Nil des Lagides. Ce cadavre mutilé qui gît sur la rive du fleuve, je le reconnais. Je suis transportée aux Syrtes trompeuses, dans la brûlante Libye, où la cruelle Erinys a jeté les débris de Pharsale. Maintenant je suis emportée par-dessus les cimes nuageuses des Alpes, plus haut que les Pyrénées dont le sommet se perd dans les airs. Maintenant je reviens dans ma patrie. La guerre impie s'achève au sein du Sénat. Les partis se relèvent ; je parcours de nouveau l'univers. Montre-moi de nouvelles terres, de nouvelles mers, Phébus, j'ai déjà vu Philippes (50)." Elle dit, et tombe épuisée sous le dernier effort de sa fureur."
A la suite de Cicéron, les historiens attribuent au sénateur Nigidius Figulus (98-45 av JC), médium et voyant, la renaissance du pythagorisme à Rome.
Cicéron dit de lui:
« Cet homme fut à la fois paré de toutes les connaissances dignes d'un homme libre et un chercheur (investigator) vif et attentif pour tout ce que la nature dissimule (quae a natura involutae videntur). Bref, à mon avis, après les illustres pythagoriciens dont l'enseignement s'est de quelque façon éteint après avoir fleuri pendant plusieurs siècles en Italie et en Sicile, il est l'homme qui s'est levé afin de le renouveler. » (Timaeus, I, 1, 2)
Plusieurs choses me surprennent dans ce passage. D'abord le fait que Rome au bord du chaos remette la lecture de son avenir à ses vaincus : les Etrusques - seul peuple non indo-européen d'Italie, qui, après avoir dominé Rome, ont vu leur région soumise et ravagée par elle - et une femme, une matrone.
Je suis surpris de voir qu'un vieil augure est interrogé avant Figulus. Dans les traditions africaines les vieux parlent en dernier, mais peut-être est-ce l'inverse au Sénat romain (j'ai oublié), et comme la religion fonctionnait sur le modèle du Sénat (comme la congrégation d'Isis sur le modèle des municipes si l'on ne croit Apulée) ce serait un point à vérifier.
Dans le propos de Figulus divers points m'échappent. " Si l'étoile funeste de Saturne dominait au ciel, le Verseau inonderait la terre d'un déluge semblable à celui de Deucalion, et l'univers entier disparaîtrait sous les eaux débordées. Si le soleil frappait le Lion de sa lumière, c'est d'un incendie universel que la terre serait menacée ; l'air lui-même s'enflammerait sous le char du dieu du jour", "toi qui embrases le Scorpion à la queue menaçante, terrible Mars", "Orion qui porte un glaive"... Je note que l'astrologie est très présente dans la Pharsale puisqu'elle revient lorsque Pompée navigue vers sa mort au large de l'Egypte.
La femme qui sort dans la rue est possédée par Apollon Phébus (plus Phébus d'ailleurs qu'Apollon dont le titre grec n'est introduit que par Auguste, mais Lucain peut commettre un anachronisme en pensant aussi ici à l'Apollon grec), comme la Pythie de Delphes. On sait que la mère d'Auguste a été fécondée par le serpent d'Apollon pour enfanter Auguste selon Suétone (et l'on se souvient de l'importance de l'oracle d'Apollon et de la sibylle de la ville italo-grecque de Cumes dans Virgile. Or Suétone raconte que Figulus émet une prophétie lors de la naissance d'Auguste, ce qui lie d'une certaine manière Figulus à Apollon comme cet enchaînement étrange chez Lucain entre Figulus et la matrone inspirée par Apollon.
C'est finalement la matrone voix d'Apollon qui livre l'oracle le plus précis, qui est un véritable résumé de toute l'oeuvre "la Pharsale". La matrone effectue une "décorporation" diraient nos médiums contemporains et se trouve authentiquement transportée aux divers lieux de la guerre civile. Alors que la prophétie astrale de Figulus est très axée sur le temps (elle prédit la durée de la guerre), celle de la matrone est très spatiale (elle en visualise les lieux).
Je ne suis pas en train de dire que Lucain rapporte des traditions réelles sur la première année de la guerre civile en Italie (nous n'avons aucun moyen de le savoir). Je dis juste que son propos a un sens qui mérite d'être exploré "de l'intérieur". Lucain est l'auteur d'une descente aux enfers. Nous savons que les descentes aux enfers sont des résultats de techniques d'incubation qui mettent en contact avec le sacré. Par conséquent "La Pharsale" se donne comme un poême inspiré, et les "visions" dont il témoigne doivent être analysées de très près.
Eros et Psyché selon Apulée
Je m'intéresse au culte d'Isis ces derniers temps. Quand j'ai appris qu'Apulée a été instruit dans les mystères de cette déesse, je me suis dit que je devais le lire.
J'ai aimé le début de son conte "L'Ane d'Or", qui est très vivant, très beau, et témoigne d'un intérêt sincère pour le surnaturel, pas du tout kitsch, je trouve (Apulée lui même était un peu médium, et de son vivant fut traduit en justice pour sorcellerie). Et puis c'est très doux. La relation du héros Lucius avec l'esclave Photis par exemple : je ne connais pas d'équivalent à cela dans la littérature antique, pas même dans les équivalents de nos actuels "romans à l'eau de rose" comme Clitophon et Leucippé.
Je suis d'autant plus surpris de découvrir, au milieu du récit, l'histoire d'Eros et de Psyché, car le tableau de Bouguereau sur ce thème me poursuit depuis quelques mois (et pas toujours dans des conditions très heureuses). Je comprends que cette fiction donne du fil à retordre aux exégètes. C'est une vieille femme qui la raconte à une aristocrate grecque captive, tandis que Lucius a déjà été transformé en âne. C'est une histoire dans l'histoire comme il y en a plusieurs. La vieille la commence en disant en gros que c'est une histoire de bonne femme, ce qui est peut-être une façon pour Apulée (Apulée le Berbère...) de la tenir un peu à distance.
J'aime beaucoup la thématique initiale : celle de la fillette dotée d'une beauté divine qui "vide de l'intérieur" pourrait-on dire, la raison d'être même de Vénus (dont les sanctuaires sont désertés à cause d'elle). D'ailleurs Apulée vide plusieurs fois Vénus de son charisme dans ce conte, c'est très étrange. Son fils, lui, Eros, est porté au pinacle comme le plus redoutable des dieux, finalement plus puissant encore que Jupiter qui a des airs très vieillots. J'aime aussi, dans la relation entre Psyché et Eros, cette ambiguïté qui fait que la rivale involontaire de Vénus ne peut savoir si son amant est un dieu magnifique ou un monstre meurtrier. Elle manque de foi, et paiera lourdement son manque de foi. C'est le côté très juste de la fable.
L'autre côté, la longue errance de Psyché, me semble un peu lassant. Une correspondante m'écrit ce soir : "L'histoire d'Eros et de Psyché est, à mon avis, une parfaite illustration de la locution latine que vous m'avez répétée à plusieurs reprises et que vous avez écrite sur votre blog : Ad augusta per angusta." Certes, certes. Mais ça a un côté un peu "convenu" je trouve, dans la littérature antique. Songez à l'Anabase de Xénophon par exemple. "Eros et Psyché" à la longue me fatigue un peu, j'aurais presque hâte de revenir à l'histoire du brave âne Lucius qui, lui, ne se fâche pas avec les dieux, et paie seulement les bêtises ensorcelantes de son adorable Photis.
Deux billets de 100 Francs dans "La Pharsale" de Lucain
Mon petit camarade a laissé un message sur mon répondeur. Il dort avec l'armée de la République populaire de Donetsk dans un bled près de Lougansk... Demain ils prendront un train pour rejoindre la ville assiégée.
Seul en ma demeure, ce soir, je lisais au hasard dans le tome 2 de la Pharsale le passage où Lucain médite sur la tombe dérisoire de Pompée en Egypte. Puis je lis son apothéose de Pompée. Je ne sais pas pourquoi, mais je suis heureux que Lucain (comme je suis heureux de savoir que cet auteur est né à Cordoue, qu'il est le neveu de Sénèque, qu'il a écrit une tragédie sur Médée, et une Descente aux Enfers, mais il serait trop long de vous expliquer pourquoi), ait écrit ce passage. Il le fallait. Le commentateur précise que l'apothéose est nécessaire chez les stoïciens, mais elle est aussi pythagoricienne. Donc, disais-je, après ma lecture de cette très belle apothéose, je déchire quelques pages à la main. Mais ce n'est pas du joli travail. Je saisis un couteau, entaille deux autres pages... et tombe sur deux billets de 100 Francs qui y étaient intercalés...
Deux beaux billets même pas pliés. De quelle année sont-ils ? Peut-être les années 1980 ? Pourquoi le lecteur de la Pharsale (que je lis en livre d'occasion) a-t-il placé là ces billets entre les pages non découpées ? Voulait-il les offrir à quelqu'un ? Un mystère plane sur cet argent qui ressemble à un don fait à travers les décennies. Un don qui m'échoit. Evidemment je ne peux rien en faire (ces billets ont-ils une valeur quelconque sur le marché des collectionneurs ?).
Je regarde la page où ils se trouvaient, p. 146, celle qui relate le discours de Cléopâtre pour convaincre César de l'aider à reconquérir son trône d'Alexandrie juste avant la première nuit où ils firent l'amour. Je suppose que l'homme ou la femme qui ont glissé ces deux billets n'ont pas vraiment choisi la page, puisqu'elle n'était pas détachée de la suivante...
C'est bien la première fois que je trouve de l'argent dans un livre d'occasion, mais, à la réflexion, cela va bien avec l'esprit de l'oeuvre de Lucain qui, sous la dictature de Néron (même si l'empereur l'apprécia et le protégea pendant un temps), avait toutes les caractéristiques d'une bouteille jetée à la mer, d'un don gratuit et désespéré pour des inconnus, car on ne voit pas bien à qui la Pharsale pouvait être utile (aux nostalgiques de la République ? s'ils avaient été dans le public de la Pharsale nul doute que Néron n'en eût jamais récompensé l'auteur...). Je l'ai déjà dit ici : le stoïcisme c'est le renoncement dans l'action, comme la Bhagavadgita. Et donc on donne à la postérité une apothéose de Pompée, comme on glisse deux billets dans un livre. Une générosité inutile.
Dans la Pharsale, Lucain émet le voeu que les Egyptiens, quelques générations plus tard, deviennent un jour fiers du tombeau de Pompée comme les Crétois le furent du tombeau de Jupiter (que Lucain appelle "le Tonnant"). Je me souviens que Nietzsche quand il parle de la mort de Dieu, évoque ce tombeau crétois au dieu mort. Il y a quelque chose de très beau et de très profond dans cette image de la sépulture de l'Eternel, un paradoxe qui va bien aussi avec le stoïcisme.
Lucain s'adressait à un peuple égyptien irréel, puisque ceux-ci n'ont jamais été fiers de la stèle de Pompée (de "Magnus" comme dit l'auteur). Tous ceux qui défendent des causes perdues s'adressent à une humanité absente. Il faut avoir une sensibilité à la Châteaubriand pour aimer ce genre de soliloque.
Au fait, en parlant de l'auteur des Mémoires d'Outre-tombe, je songeais ce soir qu'il avait eu la même "baraka" qu'Alexandra David-Néel dans ses tribulations américaines. Mais développer ce point me conduirait trop loin, et il est déjà tard...
"La Pharsale", la "retirada" des pompéiens
Les Républicains espagnols ont eu leur "retirada" en 1939, le digne et pauvre repli de leurs troupes militairement défaites et moralement victorieuses à travers les Pyrénées, mais sans grand écrivain pour la narrer. Les Républicains romains, les pompéiens, quelques décennies après leurs hauts faits, ont eu La Pharsale de Lucain.
Je vous conseille de la lire par petits bouts en français sur Internet à défaut de l'acheter dans le commerce (car elle est fort chère, on ne vend qu'Amélie Nothomb à des prix abordables).
J'aime bien le portrait attendrissant que Lucain fait au livre VIII de la femme de Pompée, la noble Cornélie descendante des Scipions, après la défaite : A Lesbos "quoique le malheur de Pompée eût affligé tous les cœurs, c'était moins ce héros qu'on plaignait que celle avec qui ce peuple était accoutumé à vivre comme avec une de ses citoyennes, et qu'il voyait avec douleur s'éloigner. Quand même elle irait joindre un époux triomphant, les femmes de Lesbos en lui disant adieu auraient peine à retenir leurs larmes, tant sa pudeur, sa dignité, la modestie répandue sur son chaste visage lui ont attiré leur amour. Ce qui les a le plus touchées, c'est que loin de se rendre incommode à ses hôtes, et loin d'humilier même les plus petits, elle a vécu à Mytilène dans le temps des prospérités et de la gloire de Pompée comme s'il eût été vaincu."
Pompée s'intéresse aux astres à la manière d'Auguste : sur le bâteau il interroge le matelot. "Souvent l'âme accablée de ces pénibles soins, et rebutée de l'affligeante image que lui présente l'avenir, il écarte pour respirer, ces idées tumultueuses, et l'abattement de ses esprits, qu'un trouble si violent épuise, lui laisse un moment de relâche. Il questionne alors le pilote sur tous les astres, comment on reconnaît les rivages, quel moyen le ciel lui donne de mesurer l'espace parcouru de la mer, quel astre lui montre la Syrie, quels feux du Chariot le font se diriger vers la Libye."
Rappelons que le pythagoricien Apollonios de Tyane disait être la réincarnation d'un matelot égyptien... je viens de comprendre pourquoi en lisant Lucain...
Lucain a des accents à la Chateaubriand évoquant Napoléon quand il décrit la déchéance grandiose de Pompée : "Son fils fut le premier qui, du rivage de Lesbos, suivit ses traces sur les mers. Après lui vinrent une foule fidèle de patriciens, car même depuis sa ruine et la défaite de son armée, la Fortune ne put l'empêcher d'avoir des esclaves couronnés, et dans sa déroute, il traînait après lui tous les rois de la terre, tous les sceptres de l'Orient. "
Comme Chateaubriand il réfléchit aux alternatives stratégiques quand il fait dire à Pompée, chargeant Déjoratos de recruter de nouvelles troupes : "j'ai perdu tout ce qui sur la terre était au pouvoir des Romains, mais il me reste à éprouver le zèle des peuples du Tigre et de l'Euphrate, où ne s'étend point encore la domination de César. Allez en mon nom soulever l'Orient et le Nord, pénétrez jusque dans le fond des États du Mède et du Scythe, allez dans un monde qu'un autre soleil éclaire, rendez au superbe Arsacide ces paroles que je lui adresse : Si l'ancienne alliance que nous avons jurée, moi par Jupiter Latin, vous par le culte de vos mages, subsiste encore entre Rome et vous, Parthes, remplissez vos carquois, tendez vos arcs, souvenez-vous qu'en chassant devant moi les peuples du Caucase, je vous laissai la liberté d'errer en paix dans vos campagnes, sans vous réduire à chercher dans les murs de Babylone un asile contre moi. J'avais déjà franchi les bornes du vaste empire de Cyrus, et vers le fond de la Chaldée, je touchais aux bords où l'Hydaspe et le Gange vont se jeter au sein des mers. Cependant lorsque la victoire me soumettait tout l'Orient, je voulus bien excepter le Parthe du nombre des peuples que je rangeais sous les lois de Rome, et leur roi fut le seul que je traitai d'égal. Ce n'est pas une fois seulement que les Arsacides m'ont dû la conservation de leur empire, et, après la sanglante défaite de Crassus en Assyrie, quel autre que moi eût apaisé le ressentiment des Romains ? Engagés par tant de bienfaits, ô Parthes ! Voici le moment de passer l'Euphrate qui devait à jamais vous servir de barrière. Courez sur cette rive que vous interdit le fondateur de Zeugma. Venez vaincre en faveur de Pompée ; et Rome elle-même consent à être vaincue à ce prix". S'ensuivent des réflexions intéressantes sur les possibilités de s'en remettre aux Maures ou aux Parthes, les inconvénients de l'une ou l'autre option, et le risque que Cornélie finisse dans un harem du roi des rois arsacide où "Un même lit reçoit des épouses sans nombres ; les lois, les nœuds de l'hyménée y sont souillés par ce mélange impur ; ses mystères les plus secrets y sont célébrés sans pudeur, en présence de mille femmes."
Puis c'est Caton d'Utique traversant le désert des Syrtes en Libye, refusant de consulter l'oracle d'Ammon en disant à Labienus : "Pourquoi chercher si loin des dieux ? Jupiter est tout ce que tu vois, tout ce que tu sens en toi-même. Que ceux qui, dans un avenir douteux, portent une âme irrésolue, aillent interroger le sort ; pour moi, ce n'est point la certitude des oracles qui me rassure, mais la certitude de la mort. Timide ou courageux, il faut que l'homme meure. Voilà ce que Jupiter a dit, et c'est assez." Les soldats de Caton tués par des serpents, les Psylles qui finissent par sauver le campement par des chants magiques pour qu'ils aillent à Leptis, tandis que César bâcle sa visite à Troie (et foule maladroitement au pied les mânes d'Hector)
Je ne suis pas un grand connaisseur, mais je trouve que cela vaut bien l'Enéide...
43 ans et demi à l'ombre de César-Auguste
En cette semaine où j'apprends qu'est sorti un film hollywoodien sur un épisode que justement j'explorais il y a peu en rapport avec la vie d'Apollonios de Tyane, et où les stations de métro parisiennes se couvrent de l'image de César-Auguste, au milieu de mes migraines, une petite lecture "augustéenne" pour mes 43 ans et demi. Toujours Ad Augusta per Angusta.
On disait qu'Atia, la mère d'Auguste, avait conçu son fils avec Apollon lors d'une nuit passée dans son temple et qu'elle se réveilla avec une tache indélébile en forme du serpent Python. " Coins of the eastern Roman provinces showed Apollo in several guises. On the far right is a bronze of Diadumenian from Nikopolis ad Istrum showing a nude Apollo holding a bow and a phiale, demonstrating both physical prowess and religious sensibility. This tells us something about how he was perceived."
Parti de l'avenir
Stricto sensu Caton d'Utique n'était ni du parti des élites ni de celui de la populace. il était du parti des philosophes, du parti de l'avenir parce qu'il ancrait ses principes éthiques dans la nature humaine comme le fait Dawkins dans son "Pour en finir avec Dieu".
Dans cette mesure, même un pape 18 siècles plus tard, pouvait le rejoindre. Voyez Pie VII qui n'étant encore qu'évêque d'Imola avait dit en 1797 :"(...) Siate buoni cristiani, e sarete ottimi democratici (...) Dieu favorisa les travaux de Caton d'Utique et des illustres Républicains de Rome" (Chateaubriand, MOT II p. 418). Et l'on peut soutenir que l'Empire romain survécut à Auguste uniquement parce que les peuples soumis, avec pietas, continuèrent d'appliquer les principes de Caton. Voyez Rome en Afrique à propos de la vie civique des cités d'Afrique du Nord dominées par Rome.
Alors bien sûr peut-être le second stoïcisme se trompe-t-il sur cette nature humaine, peut être la rend il trop "institutionnelle". Ca c'est un autre débat.
De Finibus (1)
En Béarn, je m'asseois sur un lit, et ouvre au hasard "Des termes extrêmes des biens et des maux, tome 2" (De Finibus bonorum et malorum) de Ciceron (titre qui plagie le Peri Telos de Chrysippe paraît-il). Je tombe sur le morceau où il dit que de passage à Metaponte avec Pison (livre V,II,4), il "n'avait pas voulu descendre chez son hôte sans avoir vu l'endroit où Pythagore avait rendu le dernier soupir et vu le siège où il s'asseyait".
Bel exemple de pietas intellectuelle (comme celle de Stefan Zweig, sauf que Zweig dans ses écrits s'excuse presque de ce genre de fétichisme), et une preuve de plus de l'importance de Pythagore dans l'histoire dela pensée occidentale. Ce livre un ami me l'avait offert en 1994 quand je bossais à Madrid, mais je ne l'ai jamais ouvert. Un certain snobbisme philosophique nous faisait snobber Cicéron comme simple plagiaire des Grecs à l'époque (mais aujourd'hui nous sommes si en deça des Grecs et des Latins qu'on ne peut que rougir devant la grandeur de cet auteur qui à l'époque nous semblait risible. Ce livre, "Des termes extrêmes" est un peu étrange, inspiré de Platon dans la forme (comme tant de travaux philosophiques). Je trouve amusante l'idée de mettre en scène ses amis. Là c'est Marcus Pison, Quintus Tullius (frère de l'auteur), l'épicurien Titus Pomponius Atticus, l'auteur lui-même et Lucius Cicéron son cousin qui sont campés dans les jardins de l'Académie à Athènes.
Ce livre eut un succès énorme jusqu'à Montesquieu qui renonça à écrire un traité de morale estimant qu'il ne pouvait pas rivaliser avec cet ouvrage de Cicéron. Celui-ci l'a écrit l'année de la mort de Caton d'Utique en pleine défaite des pompéiens. Il est moins tardif donc que le De Officiis qui m'avait beaucoup impressionné (pas seulement pour son bel hommage à Marseille). J'espère en parler un peu plus sur ce blog ultérieurement...