Interview de Maria José Cantalejo Troya et Grégory Maitrier
De retour du Sud-Ouest
Belle stabilité sur un weekend : une cinquantaine de lecteurs par jour. C'est peu... et c'est beaucoup, vu que mes petites réflexions quotidiennes ne visent pas un très large public.
Edgar (que je n'ai toujours pas rencontré) a posté une mise au point sur l'organisation que je citais en passant la semaine dernière. Un club de hauts fonctionnaires gaullistes sociaux semble-t-il. Une force intéressante. Attractive pour bien des esprits de gauche, je le sais, car ils voient leur propre mouvance s'enliser dans des logiques d'appareil. Beaucoup de gens, y compris dans mon entourage, continuent de penser que le retour de Villepin est la seule chance d'arracher Paris au giron des Etats-Unis. La seule chance avec, évidemment, l'hypothèse d'un effondrement des USA sur eux-mêmes, sous le poids d'une quelconque crise. Personnellement je ne suis pas très enclin à miser sur les clashes économiques, ou économico-financiers, sauf le clash pétrolier dont je parlais plus bas, mais ce clash-là est assez prévisible avec des outils scientifiques. Le clash financier, lui, relève toujours du wishful thinking. On devrait faire une florilège des prophéties ratées sur ce thème depuis 20 ans. Par exemple, je lisais il y a peu les propos de Fidel Castro en 1984 sur la surévaluation du dollar. C'est à mourir de rire. Je les recopierai sur ce blog un jour. Ceci dit, évidemment, je garde bien sûr pour le leader cubain une grande estime personnelle. Je ne le cite que comme un exemple parmi d'autres, un exemple révélateur des erreurs d'une certain milieu qui réitère les mêmes tous les ans ou presque.
Du coup, j'ai fait un saut sur le blog d'Edgar "La lettre volée" tantôt. Il trouve toujours des sujets intriguants. Même une citation d'Orwell chez lui donne envie de lui écrire des commentaires.
Mais je bavarde, je bavarde, et oublie de mentionner la bonne nouvelle de la semaine dernière : J'ai réussi à filmer vendredi soir une petite interview de mes deux héros du moment : María Cantalejo et Grégory Maitrier. Je posterai cette interview sur ce blog cette semaine. Ce sont des jeunes gens magnifiques (je dis "jeunes" parce qu'ils ont cinq ans de moins que moi). Ils faisaient à Caracas un annuaire bolivarien au moment où je composais l'Atlas alternatif à Paris. Ce sont des combattants et des bosseurs, pas des verbeux inutiles. Je les adore. J'ai dégusté un rhum délicieux chez eux avec un garçon quadragénaire qui revenait du Nicaragua. La solidarité transocéanique fonctionne bien.
Post petroleum omne animale triste
Au cours des dernières années, j'avais médité sur cette phrase de l'écologiste Yves Cochet qui, tout anticommuniste qu'il fût, citait Cuba comme un modèle parce qu'elle était parvenue à réduire de 80 % sa consommation de pétrole (http://podcast.blog.lemonde.fr/2008/07/25/cuba-un-mythe-ecolo/). Cela ne justifiait-il pas la mise en place d'un système volontariste à la cubaine au niveau planétaire ? Mais il faut être réaliste. Très peu de peuples peuvent développer un sens de la discipline et de l'intérêt général comme les insulaires cubains l'ont fait, et personne ne peut le leur imposer d'en haut. Donc l'échec du modèle économique et social actuel est plus que probable - pas besoin de parier sur la venue des extra-terrestres ou sur les chiffres de la Bible pour prédire son apocalypse. Il ne servirait à rien alors de tenter de refonder quelque chose dans son cadre. A peine doit-on démasquer le racisme, le mensonge, la barbarie rempante qui imprégnent tout notre système d'information, toute notre vision du rapport entre les peuples et entre les classes. Mais, sur le fond, tout cela est de toute façon, peut-être déjà dépassé, et, plutôt que d'essayer de changer ce monde-ci, peut-être vaut-il mieux penser celui qui lui succèdera.
Voilà donc ce que je venais d'écrire il y a 5 minutes quand j'ai cherché, par curiosité, "post petroleum" sur Internet. Je suis alors tombé sur un article de Carolyn Baker, ancienne psychothérapeute et maître de conf en histoire intitulé "Post-Petroleum Woman" qui réfléchit sur la place de la femme quand notre monde se sera effondré sous le poids de la pénurie de pétrole. Je vous en conseille la lecture sur http://www.energybulletin.net/node/16580. J'ai quelques idées sur ce texte, mais préfère méditer un peu là dessus avant de vous en reparler. Cette dame, qui hélas n'a pas l'air très rationaliste (mais souvent seuls les esprits irrationnels osent poser ouvertement des questions sur le long terme au risque de se ridiculiser), possède son propre website http://carolynbaker.net/site/. Il existe aussi un website sur le monde sans pétrole : http://worldwithoutoil.org/.
Petit tour d'horizon personnel
Un blog est censé ressembler à un journal de bord, mais on a parfois la tentation de le rendre impersonnel, de n'en faire qu'une sorte de support d'articles ou de nouvelles venant de ci de là. Pourtant je ne pense pas que je doive donner cette couleur-là à mon propre blog. Je dois continuer à revendiquer un caractère un peu "personnel", et même un peu "décousu" pour ce site. Je trouve cela nécessaire à ma propre respiration et à celle du lecteur.
Il faut montrer, au milieu des horreurs de ce monde, que notre petit "je" peut encore exister, qu'il a sa place, légitime au milieu de tout cela. Evidemment, je pourrais plus aisément affirmer un "je" libre sur ce blog si tous mes bouquins étaient publiés. Je veux dire non seulement "Dix ans sur la planète résistante", dont la parution ne saurait plus tarder, mais encore mon roman "La révolution des montagnes". Il est épouvantablement compliqué de publier un roman par les temps qui courent. Car cela se vend très mal sauf si on a un nom connu. J'ai une petite tactique en tête, mais qui prendra du temps... Pourtant c'est nécessaire. Je ne puis clairement poser le point de vue d'où je parle si ces livres ne sont pas publiés, car eux seuls peuvent dire à ma place tout l'arrière-plan de ce que j'écris ici. Dans les milieux parisiens, y compris les milieux soi-disant résistants ou de gauche, personne ne fait de cadeaux. On ne vous accueille pas à bras ouverts (je ne suis pas le seul à en avoir fait l'expérience). Il faut donc se construire sa propre position, son propre style, et ça doit se faire avec des livres.
Le positionnement politique n'est pas réductible à un style personnel, puisqu'il s'articule à des vérités universelles auxquelles tout un chacun, quel que soit son style, doit pouvoir adhérer. Mais il est du devoir de chacun de chercher à l'enrichir de son propre style. Je vois trop de gens gâcher leur engagement par une absence totale de style, ou plutôt d'exigeance stylistique.
Donc restons personnels autant que faire se peut.
Quoi de neuf donc dans notre horizon politique "personnel" ces dernières semaines ?
Dans mon entourage on se presse pour travailler sur l'Eurasie, avec les Russes, les Chinois, nouer des liens. Certains défenseurs du Tiers-Monde estiment cependant que ce n'est pas de là que viendra une dynamique anti-impérialiste véritable. "Nous ne sommes plus à l'époque de l'Internationale communiste, disent-ils, les grandes puissances asiatiques sont un contre-poids utile à la force américaine, mais pas une force au service de la libération des peuples du Sud". Voire. On apprend cette semaine que Chavez va acheter des armes à la Chine. La semaine dernière c'était à la Russie. Mais le débat mérite d'être posé. Ce débat sur le choix des alliances en ce moment est probablement le plus important. Plus important que tous ces jeux politiciens que j'entrevois, à gauche, entre Cohn-Bendit et Bové, ou, pire, au sein du PS, comme en rend compte de temps à autre le blog de Mélenchon. Toute cette réduction de la politique à des effets d'image. Mélenchon lui-même n'y échappe pas. Son enfermement dans le rôle du laïcard intransigeant et socialiste traditionnel ronchon sans aucune perspective stratégique que de préserver la "gauche du PS" de toute compromission avec ceux qui veulent en faire un Parti démocrate à l'américaine, voilà qui relève aussi du cliché, des effets d'image.
Peut-être avez-vous vu traîner sur Internet l'article "Crise Osséto-Géorgienne : Qui a piégé qui ?" de Jacques Sapir notamment sur le site UPR http://u-p-r.org/ab/index.php?page=article&id=62. C'est le meilleur texte sur la Géorgie que j'aie pu lire depuis un mois. Je précise que je ne sais pas du tout ce qu'est ce parti UPR. Mais Sapir est une autorité morale inconstestée en matière d'économie anti-néo-libérale et en matière de Russie. A propos de la Géorgie une amie me faisait remarquer que la reconnaissance de l'Abkhazie et de l'Ossétie du Sud n'est pas une bonne opération "diplomatique" pour Moscou (d'ailleurs seul Ortega a emboîté le pas de Poutine à ce sujet) qui du coup se donne une image de violeur du droit international. La Chine est plus cohérente depuis 1999 à ce sujet en refusant tous les sécessionnismes, de Pristina à Tskhinvali. En outre ce ballet militaire "je retire mes troupes, je ne les retire pas" n'est pas des plus adroits (Moscou se forge une image de puissance menteuse). Ils auraient mieux fait d'aller au bout de leur démarche en août et renverser Saakachvili en disant aux Etats-Unis : "Vous appliquez votre doctrine du regime change, nous appliquons la nôtre". Mais le rapport de forces mondial ne leur sans doute est pas suffisamment favorable pour qu'ils se permettent ce genre de d'audance. Du coup les voilà à faire une cotte mal taillée, risquant de voir le nationalisme géorgien renaître de ses cendres l'année prochaine. Et dire que l'Europe a promis 500 millions d'euros à la Géorgie en complément des dons américains. Sans l'ombre d'un débat public à ce sujet évidemment...
J'ai collecté quelques infos sur notre pauvre planète pour le blog de l'Atlas alternatif. Bolivie, Népal. Les bruits de bottes reprennent dans l'Est du Congo, une guerre impérialiste qui n'intéresse personne en Occident, même à gauche. Pourtant cette région fournit un métal rare utilisé dans les téléphones portables paraît-il. Qui sait, peut -être devons-nous nos téléphones à la guerre qui se déroule là bas, et aux pillages commis par les multinationales que ce conflit permet ?
Cuba a perdu 500 000 logements dans les ouragans. Mais pratiquement pas de vies humaines à la différence de ses voisins. Ils en sont fiers. Les bienfaits de la planification socialiste. Quelqu'un organise-t-il une collecte de fonds pour aider Cuba ?
L'accord de partage du pouvoir au Zimbabwe me laisse sceptique. Comment envisager un gouvernement (celui de Mugabe) qui ne dispose pas de la police ni de la force armée (attribuées à un Conseil de sécurité nationale dirigé par son adversaire) ? En tout cas cet accord pour l'heure coupe l'herbe sous le pied de l'interventionnisme occidental. Une bonne chose.
Rien ne va plus au Pakistan. Bien que son nouveau président soit le candidat des Occidentaux (le veuf de Mme Butto) - il succède à un Musharaff plus trop présentable aux yeux de Washington -, l'armée menace de tirer sur les Etats-uniens s'ils poursuivent leurs incursions sur le territoire pakistanais depuis l'Afghanistan... Et dire qu'au milieu de ces turpitudes M. Sarkozy défend encore l'engagement de la France aux côtés de Washington dans cette zone...
Au cabinet des curiosités vous entendrez sur http://www.libertyvox.com/files/RocKIK_IreneElster_070419.mp3 la voix d'une dame sioniste qui crache sur le MRAP et les syndicats. L'ensemble du contenu du site est du même tonneau. C'est pourtant un site auquel nos gouvernants prêtent une oreille attentive et bienveillante, puisque le conseiller diplomatique du ministre de la justice Mme Dati se donne la peine de lui adresser des mises au point (http://www.libertyvox.com/article.php?id=262).
A l'autre bout de l'échiquier un article de Meyssan explique sur son site que le couple Kouchner-Ockrent visait en réalité l'épouse de Richard Labévière (ambassadrice à La Haye) à travers le journaliste (qui était à la librairie Résistances récemment) et donc les forces "résistantes" du Quai d'Orsay. Meyssan toujours fidèle à lui-même va chercher des explications compliquées aux faits, en montant en épingle tel ou tel détail, puis, pour faire passer cette complication, la justifie par des simplications outrancières. Ce mélange du complexe et du simplifié est sa marque de fabrique, mais au total ça donne une édifice toujours un peu bizarroïde. J'avais noté la même chose à propos de son article sur la Transnistrie en 2007 où il mêlait des hypothèses compliquées et hasardeuses sur un possible "encadrement américain" des troupes moldaves en 1992, à des simplifications exagérées sur la Transnistrie (qualifiée à tort de "République socialiste") au moment-même où celle-ci se rapprochait des Occidentaux (ce qui échappa à Meyssan).
Que dire encore des informations glanées au fil de mes lectures et de mes conversations ? Je ne suis pas allé à la Fête de l'Humanité, n'ayant pas été invité par mon ancien éditeur, et ayant beaucoup d'autres choses à faire. Un mien ami dit que ce pourraît être la dernière, ce que je ne crois guère car on dit cela depuis 1989. Cette fois la raison tiendrait aux difficultés financières du journal.
Mon ami M y était pour présenter l'ABIVEN (annuaire bolivarien), j'aimerais bien l'interviewer à ce sujet. A suivre...
Samoa
L'île de Samoa est aujourd'hui le 47 ème Etat à reconnaître l'indépendance du Kosovo. La Serbie, qui a mené de grande opérations diplomatiques à l'ONU (notamment auprès des pays musulmans, obtenant le soutien de l'Indonésie et de la Malaisie) considère que les Etats-Unis n'ayant pu convaincre les pays de plus grande taille doivent se contenter des miettes. Elle espère obtenir une condamnation de la sécession kosovare devant la Cour internationale de justice. Les nationalistes kosovars y voient plutôt un succès relatif. Un inventaire exhaustif des positions internationales sur l'indépendance du Kosovo se trouve sur http://en.wikipedia.org/wiki/International_reaction_to_the_2008_declaration_of_independence_by_Kosovo. On observe que le Kosovo est davantage reconnu que Taiwan, mais moins que le Sahara occidental.
Les bourdes du Monde sur l'ex-Yougoslavie
FD
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> Cher Ourdan
>.
> Je me permets de vous signaler (avec retard) que votre article du 22
> juillet consacré à Radovan Karadzic « fourrier du nationalisme serbe »
> contient de graves erreurs d'interprétation en raison d'une chronologie
> défaillante, tout particulièrement dans le passage concernant Dobrica
> Cosic. Ainsi vous écrivez :
>
> « Lorsque le président serbe, Slobodan Milosevic, lui ordonne d'accepter
> un plan de paix international, _en 1994_, Radovan Karadzic refuse, et
> humilie son maître. Encouragé par le président yougoslave, Dobrica
> Cosic, écrivain qui avait allumé la mèche du nationalisme serbe dans les
> années 1980 en inspirant un Mémorandum de l'Académie des sciences et des
> arts de Belgrade, Karadzic se voit en futur dirigeant de la "Grande
> Serbie". _Milosevic, trahi, organise la destitution de Cosic à Belgrade
> _et, s'il continue d'approvisionner l'armée de Mladic, rompt
> politiquement avec Karadzic. »
>
> La destitution de Cosic (par le parlement fédéral) date en effet de
> _juin 1993_ (et pas de 1994). Elle s'est faite à l'initiative des
> radicaux du SRS (et non des socialistes du SPS). Le parti de Seselj
> soupçonnait en effet Cosic de mener une négociation secrète avec Tudjman
> en vue de la restitution de la Krajina à la Croatie.
>
> D'autre part, Cosic n'a rien à voir avec la rédaction du Mémorandum SANU
> à laquelle il n'a pas participé, et il n'a pas non plus encouragé
> Karadzic à refuser le plan Vance-Owen (rejeté par le parlement
> bosno-serbe_ en mai 1993_). Soucieux d'obtenir une lévée des sanctions
> de l'ONU contre la RFY, Cosic (président fédéral) et Milosevic
> (président de Serbie) s'étaient d'ailleurs tous deux prononcés en faveur
> de ce plan et ont désapprouvé la position intransigeante de Pale (à
> l'époque, en Serbie, seul le SRS a approuvé cette décision du Parlement
> bosno-serbe).
>
> En espérant que vous ferez preuve de plus de rigueur dans vos futurs
> articles sur le sujet, je vous adresse mes salutations.
"Une femme à Berlin - Journal 20 avril-22 juin 1945"
Il est des livres qui vous posent une foule de questions, du fait même de leur existence, et du fait de leur contenu. Tel est le cas de « Une femme à Berlin », journal anonyme tenu entre avril et juin 1945, publié en poche en France en 2006.
Des questions du fait de l’existence même du livre : parce qu’on ne peut pas être à l’aise avec un livre écrit dans une cave, un livre qui n’est pas de la fiction, une femme qui a fait le choix de s’isoler des angoisses qui l’entouraient pour jeter son point de vue sur des pages. Le geste même pose des questions à son lecteur, placé en position de complice de ce « splendide isolement » (même s’il n’est que sporadique, l’auteur étant aussi investie dans des processus d’entraide à divers moments), de son égoïsme peut-être (mais est-ce de l’égoïsme, ou une suprême générosité à l’égard de l’humanité ?). De complice, et de voyeur. Pas seulement voyeur de la souffrance (ne versons pas dans le misérabilisme) mais voyeur de l’existence des autres, tout simplement, sans le « filtre » de la fiction. L’existence du livre pose des questions au regard de ses conditions d’écriture. Au regard de ses conditions de réception aussi. Il tombe à la mauvaise époque, peut-être la pire d’ailleurs. Celle, où, pour des raisons idéologiques, le sacrifice de l’Armée rouge soviétique est en permanence sous évalué en Europe, voire dénigré, tandis que les pays baltes dressent des statues aux divisions SS. Comment justifier alors la lecture d’un livre sur la chute de Berlin, écrit par une femme, qui évoquera donc nécessairement les exactions de cette même armée ?
Je pense que l’auteur anonyme du livre, même si elle n’avait pas l’intention de publier ses pages, était consciente des obstacles moraux et idéologiques qui pourraient pervertir son intention profonde, et délégitimer, à différentes époques et pour des raisons différentes, les raisons-mêmes de son existence (même si son cercle de lecteurs devait se limiter à trois ou quatre personnes). Elle savait nécessairement qu’elle devait relever ce défi, et qu’elle ne pourrait le faire que par un surplus d’intelligence (ce qui toujours sauvera l’humanité de l’abjection).
Ce qui fait la grandeur de ce livre, c’est qu’il gagne son pari, sur toute la ligne. Il affronte la situation la pire, avec la finesse la plus grande, avec une froideur de ton, une sobriété, une force, qui fait honneur à notre espèce, et, disons le, qui fait honneur à la féminité (bien que fort peu de femmes seraient capables d’écrire un tel livre). L’ouvrage est si juste, si implacable, si intense, qu’on ne peut manquer de s’interroger sur la source profonde de tant de pertinence. Une expérience singulière, une heureuse disposition d’un corps (puisque tout passe par là dans l’écriture), peut-être aussi la richesse d’une culture allemande qui, même enivrée de nazisme, et même au seuil de sa plus grande catastrophe, jette ses derniers cris, les plus sublimes, à travers le poignet de cette femme dans une cave.
J’ai songé à « Nord » de Céline, à cause du cataclysme qu’il décrit. Exactement le même. Et pourtant cela n’a rien à voir. C’est plus concret, peut-être parce que plus féminin, et donc plus juste. Il y est toujours question d’achat de pommes-de-terre, de salles bains qu’on nettoie. Ce ne sont pas les propos d’un écrivain qui défend une posture, qui met un style, déjà bien rôdé, à l’épreuve d’une réalité, comme le fait Céline. C’est une écriture qui n’a pas le temps de chercher sa posture. Une écriture sous l’empire des faits, une écriture qui leur reste attachée sans pour autant en être esclave. Car d’un bout à l’autre il s’agit d’une écriture contre la servitude, sous toutes ses formes, y compris la servitude à l’égard des émotions et des passions.
On s’étonne parfois de voir mobilisées au service de cette entreprise des considérations sur la nature humaine chargées d’analogies avec le règne animal. Des considérations qui auraient été diabolisées en France aux grandes heures du structuralisme (de ce point de vue là, il est heureux que l’auteur du livre, qui eut trop d’ennuis lors de sa première publication en 1957, ait exigé qu’on attende son décès, en 2001, pour sa réédition). Il s’agit là sans doute des bienfaits de la première vulgarisation des études darwiniennes et de l’éthologie animale (Lorenz est le contemporain de ces textes), vulgarisation pervertie par l’hitlérisme, mais qui déjà permettait au regard d’une femme lucide de ne pas polluer son témoignage avec des considérations spiritualistes ou chrétiennes qui, en diminuant sa pertinence, auraient nui à sa liberté.
Aujourd’hui on parle de froideur, de cynisme dans ce récit. C’est une erreur. Il ne s’agit que d’exactitude. Et l’exactitude se paie d’une mise à distance permanente, laquelle fait justement ressentir, par son mouvement-même, l’atroce proximité de tout ce qui est décrit, tout en le rendant supportable.
Ainsi donc c’est une histoire de caves sous les bombardements, comme à Belgrade en 1999, comme à Bilbao en 1937, au Vietnam en 1967, comme en tant de villes depuis un siècle, surtout pendant la seconde guerre mondiale. C’est une histoire bien connue de survie d’une humanité dans des situations extrêmes. Humanité réduite à sa plus simple expression, à son animalité égoïste. Et qui pourtant même là reste marquée par ses caractéristiques sociales, sa culture – la discipline germanique par exemple.
C’est une histoire de confrontation avec l’Autre, le « Grand Autre » pourrait-on dire dans un ricanement antilacanien, car l’Autre est grand, c’est un moujik russe, qui pue l’alcool et le cheval. Il mesure souvent une tête de plus que ces femmes allemandes qu’il viole, et il pèse un quintal. Un moujik pluriel et pourtant toujours un peu le même à l’heure de se frayer un passage dans les sous-vêtements déchirés. Néanmoins, l’Autre n’est pas celui avec lequel nul dialogue n’est possible, au contraire. En partie parce que l’auteur a des connaissances rudimentaires de russe qui vont bien vite faire d'elle l'interprète du quartier, la passeuse. On peut envisager des stratégies de séduction avec lui, pour l’égarer, ou pour le mettre à son service contre d’ « autres Autres », si l’on peut dire. Chez lui aussi au cœur de son animalité transparaissent les traces de son vécu social, avec diverses nuances : celui-ci est un paysan directeur d’une coopérative de lait, celui-là un instituteur subtil avec qui on peut parler de marxisme. A mesure d’ailleurs que se noue l’échange au fil des étreintes forcées, la narratrice parvient à esquisser une psychologie fine de cette armée populaire, ces paysans imprévisibles, plus divers qu’il n’y paraît, qui n’aiment pas monter les escaliers parce que leurs maisons en Russie sont de plain-pied (les femmes allemandes ne découvrent que trop tard que celles qui habitaient aux étages sont épargnées par les viols à répétition), qui s’extasient devant les bébés et les petits enfants (alors que les SS, en Russie, les massacraient).
A travers ce témoignage, le lecteur masculin ne peut manquer de retrouver quelque chose d’un éternel féminin qu’il n’aime jamais voir : un instinct de manipulation lorsque la survie est en jeu, ainsi même qu’un certain mépris pour le genre masculin (lorsque l’auteur avoue par exemple que déjà au collège les filles ne parlaient des garçons qu’avec condescendance), qui transcendent peut-être le contexte très particulier de la guerre.
Ce livre est aussi une contribution importante à l’histoire du viol comme on l’étudie dans les UFR de gender studies… Il aborde le sujet dans toutes ses dimensions les plus universelles : la peur, le sentiment de souillure, la négation de la subjectivité, la crainte de la grossesse et des maladies vénériennes ; mais aussi dans toutes ses particularités historiques : notamment le fait que, dans un contexte où aussi bien les allemands que les russes hiérarchisent les civilisations (entre les « vieilles », raffinées mais « décadentes » d’Europe, et les « jeunes » comme la Russie), les femmes allemandes, élégantes, parfumées, sont toujours « supérieures » à leurs nouveaux maîtres. Parmi ces caractéristiques, le fait que le viol soit devenu à cette époque un fait social majoritaire au milieu des autres crimes, et donc presque une norme. L’auteur aborde cet aspect avec beaucoup de nuances quand elle évoque le viol des vierges (p. 226-227): « Je regarde la fille de seize ans, la seule jusqu’ici dont je sais qu’elle a perdu sa virginité avec des Russes. Elle a toujours le même visage stupide et content de soi. J’essaie de me représenter ce que ce serait si j’avais vécu ça pour la première fois de cette manière-là. Je me freine dans mes pensées, car, pour moi, c’est impensable. Une chose est claire : si un tel viol avait été perpétré sur la fille en temps de paix, par un quelconque maraudeur, on aurait eu droit à tout le saint tremblement habituel, des annonces, les procès-verbaux, les auditions, et même les arrestations et les confrontations, les articles de journaux et tout le tralala chez les voisins… et la fille aurait réagi différemment, et aurait subi un tout autre choc. Mais ici, il s’agit d’une expérience collective, connue d’avance, tellement redoutée d’avance…. De quelque chose qui frappait les femmes à gauche, à droite et à côté, et qui, d’une certaine manière, faisait partie de tout un contexte. Cette forme collective de viol massif est aussi surmontée de manière collective. Chaque femme aide l’autre en en parlant, dit ce qu’elle a sur le cœur, donne à l’autre l’occasion de dire à son tour ce qu’elle a sur le cœur, de cracher le sale morceau. Ce qui n’empêche évidemment pas certaines natures, plus fines que cette vraie petite chipie berlinoise, puissent s’en trouver brisées à tout jamais ou garder des séquelles pour la vie. »
En réfléchissant à ce livre, j’ai pensé à la RDA. Il y a 6 mois, je parlais avec des gens de la génération antérieure (des intellectuels connus dans les milieux résistants : un communiste et une progressiste « chomskyenne »). Tous les deux disaient de l’Allemagne de l’Est : « C’était une construction politique authentique, exactement comme la Yougoslavie. C’était un projet politique ex nihilo. Une utopie. Cette nouveauté éliminait beaucoup de facteurs de conservatisme qu’on trouvait en Pologne ou en Hongrie. C’est pourquoi, outre des Allemands de l’Ouest communistes, des étrangers venaient en RDA par conviction, des blackpanthers américains par exemple. ». Il y a d’ailleurs chez de nombreux anti-impérialistes une nostalgie pour la RDA qu’ils décrivent comme le pays le mieux organisé du bloc soviétique de l’époque (à cause de la discipline prussienne).
Je veux bien accorder à ce pays toutes les vertus qu’ils lui prêtent et d’autres encore – notamment celle d’avoir tenté de laver les crimes du nazisme par la création d’une société réellement juste. Mais on peut se demander comment on peut construire un projet politique noble, égalitaire, résistant, avec des femmes violées, et des pères, des maris, des enfants, tous forcés au silence. Je crois que cette question mérite d’être posée, même si j’entends toutes les nuances sur les « circonstances particulières » de cette affaire, la misère et la mort, omniprésentes chez les Berlinois comme chez les soldats russes, le crime érigé en norme sociale etc, et le fait que ces viols « compensaient » dans l’esprit des Russes des abominations commises par le IIIème Reich à l’Est. La question de ce silence, de l’interdiction de la vérité, me paraît importante. On répondra en haussant les épaules : « hé, oui ça prouve bien qu’on ne pouvait pas construire le socialisme sous la botte des envahisseurs ». Et pourtant un certain socialisme a été construit en République démocratique allemande, un socialisme que les Allemands de l’Est ont ensuite regretté, du reste.
Les conservateurs verront dans cet exemple la preuve que les utopies se construisent toujours dans le déni des crimes. Les résistants réalistes, au contraire, diront qu’il fallait que le silence fût fait sur ses viols-là, pour que la RDA puisse, dans le monde, contribuer à lutter contre d’autres viols : le viol de la Palestine par le sionisme (la RDA aida les marxistes palestiniens), le viol de l’Afrique par les colonisateurs, le viol du Chili par la Junte militaire (Honecker après sa destitution a été hébergé par des communistes chiliens reconnaissants), le viol des consciences mondiales par la publicité, les supermarchés, l’abrutissement médiatique. C’est un sujet des plus complexes.
Un crime colonial en Asie peu connu
Voici une lettre de Victor Hugo, que publie aujourd'hui un blog consacré à l'Asie (un blog qui pourtant soutient l'ingérence impérialiste contemporaine, au soutien des nationalistes tibétains http://www.agathejolybois.net/article-22438184.html), et qui peut aider à comprendre le souvenir que nous avons laissé à la Chine... Evidemment comme on le notera, V. Hugo ici développe le point de vue occidentalocentré qui était celui de son époque. Mais, comme Octave Mirbeau 40 ans plus tard, il sait au moins appeler un pillage, un crime, un viol, par leur nom. Et ils n'étaient pas très nombreux à le faire dans l'intelligentsia française à ce moment-là ... Ce texte est lu en ce moment aux touristes par les guides chinois qui font visiter Pékin.
Le 6 octobre 1860, alors que l'empereur chinois Xianfeng est en fuite, en pleine guerre de l'Opium, les troupes franco-britanniques envahissent sa résidence d'été, d'une beauté exceptionnelle, la saccagent, la dévastent. La guerre de l'opium, guerre de la mondialisation coloniale de l'époque, avait pour finalité de permettre aux Occidentaux d'innonder la Chine de leurs produits, notamment de l'opium de la Compagnie des Indes anglaise qui fonctionnait comme un cartel de la drogue. Mike Davis dans Génocides tropicaux (Editions La Découverte) a détaillé les méfaits de ces guerres coloniales en termes de destruction des structures étatiques asiatiques et des réseaux d'approvisionnement en blé, causant la mort de dizaines de millions de personnes et la désorganisation durable de ces sociétés.
FD
Hauteville House, 25 novembre 1861
Vous me demandez mon avis, monsieur, sur l'expédition de Chine. Vous trouvez cette expédition honorable et belle, et vous êtes assez bon pour attacher quelque prix à mon sentiment ; selon vous, l'expédition de Chine, faite sous le double pavillon de la reine Victoria et de l'empereur Napoléon, est une gloire à partager entre la France et l'Angleterre, et vous désirez savoir quelle est la quantité d'approbation que je crois pouvoir donner à cette victoire anglaise et française.
Puisque vous voulez connaître mon avis, le voici :
ll y avait, dans un coin du monde, une merveille du monde ; cette merveille s'appelait le Palais d'été. L'art a deux principes, l'Idée qui produit l'art européen, et la Chimère qui produit l'art oriental.
Le Palais d'été était à l'art chimérique ce que le Parthénon est à l'art idéal.
Tout ce que peut enfanter l'imagination d'un peuple presque extra-humain était là.
Ce n'était pas, comme le Parthénon, une œuvre rare et unique ; c'était une sorte d'énorme modèle de la chimère, si la chimère peut avoir un modèle.
Imaginez on ne sait quelle construction inexprimable, quelque chose comme un édifice lunaire, et vous aurez le Palais d'été.
Bâtissez un songe avec du marbre, du jade, du bronze, de la porcelaine, charpentez-le en bois de cèdre, couvrez-le de pierreries, drapez-le de soie, faites-le ici sanctuaire, là harem, là citadelle, mettez-y des dieux, mettez-y des monstres, vernissez-le, émaillez-le, dorez-le, fardez-le, faites construire par des architectes qui soient des poètes les mille et un rêves des mille et une nuits, ajoutez des jardins, des bassins, des jaillissements d'eau et d'écume, des cygnes, des ibis, des paons, supposez en un mot une sorte d'éblouissante caverne de la fantaisie humaine ayant une figure de temple et de palais, c'était là ce monument.
Il avait fallu, pour le créer, le lent travail de deux générations. Cet édifice, qui avait l'énormité d'une ville, avait été bâti par les siècles, pour qui ? pour les peuples.
Car ce que fait le temps appartient à l'homme. Les artistes, les poètes, les philosophes, connaissaient le Palais d'été ; Voltaire en parle. On disait : le Parthénon en Grèce, les Pyramides en Egypte, le Colisée à Rome, Notre-Dame à Paris, le Palais d'été en Orient.
Si on ne le voyait pas, on le rêvait.
C'était une sorte d'effrayant chef-d'œuvre inconnu entrevu au loin dans on ne sait quel crépuscule, comme une silhouette de la civilisation d'Asie sur l'horizon de la civilisation d'Europe.
Cette merveille a disparu.
Un jour, deux bandits sont entrés dans le Palais d'été. L'un a pillé, l'autre a incendié.
La victoire peut être une voleuse, à ce qu'il paraît.
Une dévastation en grand du Palais d'été s'est faite de compte à demi entre les deux vainqueurs.
On voit mêlé à tout cela le nom d'Elgin, qui a la propriété fatale de rappeler le Parthénon.
Ce qu'on avait fait au Parthénon, on l'a fait au Palais d'été, plus complètement et mieux, de manière à ne rien laisser.
Tous les trésors de toutes nos cathédrales réunies n'égaleraient pas ce splendide et formidable musée de l'orient. Il n'y avait pas seulement là des chefs-d'œuvre d'art, il y avait un entassement d'orfèvreries.
Grand exploit, bonne aubaine. L'un des deux vainqueurs a empli ses poches, ce que voyant, l'autre a empli ses coffres ; et l'on est revenu en Europe, bras dessus, bras dessous, en riant.
Telle est l'histoire des deux bandits.
Nous, Européens, nous sommes les civilisés, et pour nous, les Chinois sont les barbares.
Voila ce que la civilisation a fait à la barbarie.
Devant l'histoire, l'un des deux bandits s'appellera la France, l'autre s'appellera l'Angleterre.
Mais je proteste, et je vous remercie de m'en donner l'occasion ; les crimes de ceux qui mènent ne sont pas la faute de ceux qui sont menés ; les gouvernements sont quelquefois des bandits, les peuples jamais.
L'empire français a empoché la moitié de cette victoire et il étale aujourd'hui avec une sorte de naïveté de propriétaire, le splendide bric-à-brac du Palais d'été.
J'espère qu'un jour viendra où la France, délivrée et nettoyée, renverra ce butin à la Chine spoliée.
En attendant, il y a un vol et deux voleurs, je le constate.
Telle est, monsieur, la quantité d'approbation que je donne à l'expédition de Chine
Victor Hugo