André Malraux sur le Front populaire
Julien Gracq écrit quelque part que notre époque se nourrit des miettes des grands écrivains telles que leurs journaux ou leur correspondance. C'est particulièrement vrai en ce qui me concerne, peut-être parce que je n'ai jamais été très friand de romans. Concernant Malraux par exemple, j'aime bien ses carnets, les notes qu'il a prises à la hâte. Ils sont toujours trop courts, on les lit en une heure, mais on y trouve toujours des détails croustillants sur une époque, une situation, et qui permettent de voir beaucoup plus loin que la fadeur de l'histoire officielle. C'était le cas de ses carnets sur un voyage en URSS publiés récemment qui étaient très éloquents sur la religiosité des membres du PC soviétique et sur la difficulté d'instruire un peuple encore si rural et arriéré en 1934.
Je lis aujourd'hui ses cahiers des deux années suivantes, sur le Front populaire. J'y trouve des pépites : une description du discours de Blum à la chambre (que je ne puis reproduire ici car elle est trop longue) pour faire adopter le résultat des accords Matignon par exemple. Cela vaut le récit par Romain Rolland des discours arrosés de vin de Jaurès 35 ans plus tôt. On y perçoit cette grand fragilité physique de Blum, physique et peut-être aussi morale.
Il y a ce milieu des radicaux (centre gauche) un peu délétère. Malraux cite Emmanuel Berl, journaliste de leur mouvance : "Suzanne Schreiber est inouïe ! Elle tient des discours qui inquiètent Potemkine (l'ambassadeur de Russie) parce qu'on est toujours dans l'impossibilité, quand Suzanne parle, de supposer qu'elle ne répète pas ce qu'elle a entendu, mais ce n'est pas une raison, parce qu'elle s'est fait baiser par tout le comité directeur du parti radical pour que ce qu'elle dit ait le moindre sérieux ! Et si elle s'est fait engueuler le matin par Herriot parce qu'elle est idiote, elle dira l'après-midi n'importe quoi pour l'embêter. Et plus question de la faire taire. Pensez que le 6 février, Daladier avait pris, pour qu'elle lui foute la paix, des mesures policières : il l'a retrouvée dans sa chambre, entre le lit et la table de nuit... Alors, il a déclaré forfait..." (p. 74).
Juste avant, Malraux rapportait que cette sénatrice radicale, Mme Schreiber (dont la descendance fut une dynastie journalistique célèbre en France) se répandait en avertissements (p. 74) auprès de l'ambassade de Russie, avertissements selon lesquels le France alllait bientôt rompre avec Moscou. Quelle folie quand on songe que Malraux notait que selon l'écrivain Ilya Ehrenbourg : "En cas d'attaque hitlérienne sur la France ou la Tchécoslovaquie, l'armée rouge est prête à mobiliser, et Staline à donner immédiatement à l'aviation soviétique l'ordre de bombarder les villes allemandes" (p. 79). On est en plein Annie Lacroix-Riz.
Et puis il y a ce peuple français, brouillon, désordonné, dont les grèves spontanées à la fois sauvent le Front populaire (car ainsi Blum apparaît comme un pis-aller aux yeux de la bourgeoisie apeurée), mais aussi menacent de l'anéantir dans leur incohérence. Léo Lagrange le ministre de la jeunesse et des sports du Front populaire.observe (p. 50) "J'ai vu hier Ramette (membre du bureau politiquedu PCF), très inquiet de certaines revendications des grévistes, nettement hitlériennes : Interdiction du travail des femmes mariées - Interdiction du travail des ouvriers étrangers". N'importe qui débarque dans les ministères pour n'importe quoi. Un socialiste débarque cinq fois chez Lagrange pour lui vendre 10 000 baignoires très cher (p. 65), tout étant bloqué, on est porté sur le sexe "râlage chez les conjoints des employés ou employées des magasins, l'ennui, paraît-il, poussant l'espèce humaine à la lubricité" (p. 65) Bécart, un collaborateur de Lagrange, déplore : "L'une des choses les plus graves contre nous, là où elle s'est produite, c'est la grève des employés des pompes funèbres. Qu'il faille faire appel aux pompiers pour enterrer les morts, ça, le prolétariat ne l'admet pas plus que les autres. Il y a là des citations atroces, et qui nous feront sans doute autant d'ennemis" (p. 69). Le point de vue d'Emmanuel Berl (p. 66) : "A brève échéance le péril anarchiste va commencer Il y aura des incidents, et la situation deviendra aussitôt très sérieuse. La fermeture des cafés et des restaurants exaspère les classes moyennes. On parle de la grève des concierges. Les gens n'ont pas envie de rester à la porte (...) Les partis sont débordés et le seront de plus en plus ; d'autre part Hitler prépare un coup contre la Tchécoslovaquie, l'Italie renforce ses frontières et la Yougoslavie est prête à conclure un accord avec l'Allemagne. / Je suis persuadé qu'il y a dans ces grèves de nombreux agents de l'Allemagne. / Je crois que Blum s'effondrera physiquement, avant ou après les premiers incidents, et qu'il y aura un ministère d'imagerie républicaine, de Reynaud à Cachin, ou de spécialistes, qui refera une union à la Poincaré". Léo Lagrange s'emporte : "Nous n'avons rien fait. Nous ne faisons rien. L'attaque de la banque de France dort, les mutations de l'armée attendent, parce que Blum est obligé, jour et nuit, de négocier des accords. Tas de salauds !" (Autrement dit : les grèves nous empêchent de virer les réactionnaires de la banque de France et de l'armée).
Une nuance importante aux clichés iréniques sur les grèves de 36, et quelque chose qui doit mettre en garde ceux qui idéalisent les masses (et qui d'ailleurs finissent par prôner la dictature).
Le 13 juillet 1936 on joue le Danton de Romain Rolland aux arènes de Lutèce en présence de Blum.
En fin de carnet (p. 105), cette lettre étrange de Malraux à la veuve de Léo Lagrange datée du 30 mai 1949 à propos de de Gaulle qu'il avait vu la semaine précédente: "Le Général a regardé par la fenêtre et a dit : "La dernière fois que je suis venu ici c'était pour voir un brave type qui s'appelait Lagrange (comment c'était son prénom déjà) ; c'était le seul à ce moment-là qui comprenait quelque chose et le seul qui aurait pu faire quelque chose d'utile pour la France. Naturellement c'est aussi le seul qui ait été tué" ". "Sans commentaires", conclut Malraux.
Quand Georges Clemenceau médisait sur Albert Thomas
Le 27 mai 1915, Clemenceau écrit à son petit frère du Sénat :
"C'est pour réparer tout le mal qu'on a pris M. Albert Thomas, "technicien" en matière de munitions, nous dit M. Millerand, parce qu'il est agrégé d'histoire et qu'il s'est occupé, on ne sait à quel titre, de la fabrication des obus de 75 qui ont donné les plus déplorables résultats. Il est vrai que 15 jours avant la guerre, il prêchait avec Jaurès la grève générale préventive en cas de guerre. Le plus beau, c'est que cela s'est fait sur la recommandation de Joffre dont notre révolutionnaire avait su capter la confiance par des flagorneries. Voilà ce qu'on appelle un gouvernement"
Le style ironique de Clemenceau démolit la statue d'Albert Thomas (un des plus patriotes de la SFIO de l'époque) érigée par un universitaire socialiste de 1919 que j'ai cité l'été dernier, mais aussi la naïveté de la stratégie socialiste d'avant-guerre (thème que je rumine beaucoup en ce moment).
A l'heure où l'UMP parle d'allégeance aux armes et où M. Nikonoff se rend sur BFM pour dire à M. Asselineau qu'il reste dans le "périmètre" de la gauche pour le moment, et que si sa stratégie auprès d'un Mélenchon autiste sur l'Europe échoue, il en examinera une autre, tout cela mérite d'être médité.
Républicains espagnols/Républicains français : vallée d'Aspe 1939
Comme vous le savez, je ne fais pas de localisme pour le localisme. Et s'il m'arrive de me pencher sur des détails de l'histoire de la vicomté de Béarn et des Basses-Pyrénées, comme je l'ai fait à propos du calvinisme et de la Révolution de 1789, c'est toujours dans l'espoir, à partir d'un vécu "micro-social" peu connu de l'historiographie officielle, de comprendre en profondeur quelles traces les grandes idées ou les grands événements laissent dans la vie des gens, à quel point ils les imprègnent ou non, dans quel sens ils les font réagir.
Dans cet esprit, l'ouvrage "Le Béarn à l'heure de la guerre d'Espagne" publié par l'association Mémoire collective en Béarn en 1995, offre des témoignages du rapport entre la France "profonde", ou, pourrait-on dire, la périphérie française pyrénéenne, et l'Espagne républicaine, qui me paraissent très utiles pour saisir quelque chose de ce qu'était le républicanisme français de l'entre-deux guerres.
Bien sûr il faut faire la part de ce qui est très particulier à la région considérée. Tout d'abord son début de déchristianisation - moins marqué qu'en Bigorre voisine, mais davantage qu'au Pays Basque. Notons aussi que c'est traditionnellement une terre de petits propriétaires, dont aurait sans doute rêvé Jean-Jacques Rousseau, une situation qui a son importance pour le rapport à soi-même, aux institutions, à la vie collective.
J'aime beaucoup à cet égard le témoignage d'un habitant de la Vallée d'Aspe, un certain Jean-François Bayé-Pouey (p. 17) :
"Les Espagnols ont été très bien accueilis par les Aspois. A la fois très bien vus, comme des frères, et un peu méprisés aussi : ils avaient tous de la terre en Espagne, mais, une fois arrivés en Aspe, c'étaient surtout des ouvriers, ils ne possédaient plus de terre.
Alors, pour l'Aspois qui a toujours possédé la terre depuis le haut Moyen-Age (il n'y avait ni fermage ni métayage en Aspe), qui a toujours été le paysan propriétaire, même s'il n'avait qu'un demi hectare ou un quart d'hectare, il y avait toujours ce petit mépris, cette commisération pour celui qui était "sans terre". Cela valait aussi pour le curé ou l'instituteur, qu'on respectait J'ai entendu mon père dire : "C'est le regent*, mais il n'a même pas deux mètres de terre pour s'y faire enterrer dedans !"
Mon propre grand père républicain espagnol, bien que comptable dans une usine, avait lui aussi quelques lopins de terre en Aragon. Le mot "mépriser" est ici un peu mal choisi. Le témoignage montre en tout cas que ce n'est pas du mépris xénophobe. On trouve aussi un témoignage d'un femme de Pau (Mme Benne p. 44) qui montre qu'on était très loin de la commisération apitoyée très à la mode dans l'ambiance médiatique actuelle et qui a notamment présidé à l'accueil des Kosovars en France en 1999 : " Dans ma famille - mon père était très à gauche - on accueillait [les Républicains espagnols] très chaleureusement parce qu'on savait qu'ils quittaient leur pays par force (...) A la rue de la Fontaine où j'habitais, il y avait un lavoir et ce lavoir était pris d'assaut par les femmes espagnoles. Et les femmes françaises disaient : "Oh ! ces Espagnoles, elles ne font que laver ; qu'est-ce qu'elles sont propres, etc". Et puis les Espagnols faisaient beaucoup d'efforts pour parler le français (...) A l'école, on commençait même à être un peu jaloux de l'intérêt que leur portait la maîtresse, ou de leur succès scolaire".
Ce bon accueil est en grande partie lié à l'imprégnation républicaine de la société française qui touche une bonne partie du monde rural (sauf les catégories restées complètement dans le giron de l'Eglise). Moi qui ai travaillé sur les milieux communistes en région parisienne lesquels, en 1936-39, soutinrent les Républicains par pur "internationalisme prolétarien", je découvre la nuance qu'apporte le républicanisme rural.
Revenons au témoignage de Jean-François Bayé-Pouey (qui se prolonge p. 46) :
"Je pense que nous étions tous, les Aspois, les adultes et même nous les enfants, du côté des républicains (espagnols), automatiquement. Et on ne sait pas très bien pourquoi puisqu'on n'était pas très au fait de ce qui se passait. J'étais enfant de choeur à l'époque - nous étions quatre enfants de choeur -. Il y en avait deux qui portaient la soutane rouge et deux autres la soutane bleu clair. On se précipitait à la sacristie pour avoir la rouge et pour ne pas porter la bleue, parce que le rouge c'était la couleur des républicains espagnols et le bleu c'était celle des franquistes.
La population de Borce** était très républicaine et très patriote. Vous savez, notre génération a été élevée à l'école par les anciens de 1914. Dans les villages, que ce soit le berger, le paysan comme mon père, le facteur, le curé, l'instituteur, le forgeron, tous ne parlaient que de 14.
J'ai vu mon père rencontrer l'oncle de ma femme qu'il n'avait pas vu depuis trente ans et, dix minutes après, ils étaient tous les deux à Verdun ! Ils ne badinaient pas avec le patriotisme, ces gens-là ! L'instituteur qui n'allait jamais à la messe, faisait déplacer l'harmonium jusqu'à l'église par deux anciens combattants, pour la messe du 11 novembre.
C'était le seul jour de l'année où il y allait parce que c'était la messe des anciens combattants, alors qu'il était plutôt anticlérical, comme il était de bon ton de l'être à l'époque***...
A côté de cela, est-ce qu'ils avaient envie d'aller aider les Espagnols ? Pas du tout ! Je n'en ai jamais entendu parler Par contre, pour les Espagnols qui arrivaient, c'étaient leurs frères d'avant, c'étaient les mêmes, c'était la même communauté de pauvres paysans, des deux côtés des Pyrénées. Mais quant à aller se battre pour les Espagnols en Espagne, non, ils n'y pensaient même pas."
J'aime beaucoup ce passage parce qu'il dit toute l'importance de la guerre de 14-18 pour l'ancrage du sentiment républicain dans la génération de Français nés vers 1895 et chez leurs enfants nés autour de 1920-30. C'est une de mes marottes que de répéter que 14-18 ne fut pas une "guerre civile européenne" où tous les torts étaient partagés comme on veut nous le faire croire aujourd'hui (et comme on en vient à le dire aussi de 1939-45), mais une guerre de résistance de la seule grande République européenne (ses ennemis étant une coalition d'empires et de monarchies) face à un danger parfaitement objectif en Europe à l'époque qui était l'idéologie pangermaniste.
Ce récit dit l'importance de 14-18 dans l'imaginaire et la pietas de la population d'un village de montagne (évidemment en écrivant ces lignes je pense à Bernanos) mais aussi ce qui allait stériliser définitivement la République française et l'enfoncer dans la lâcheté : parce qu'il y avait eu la saignée de 14-18, on n'avait plus envie de se battre pour la République espagnole, ni pour Dantzig un peu plus tard. Cela ne voulait pas dire qu'on était dans l'amoralisme le plus complet - comme le sont maintenant beaucoup de Français hypnotisés par la désinformation médiatique. On fait encore la différence entre Franco et la République en Espagne, et l'on sait se montrer solidaire et accueillant avec le camp qui porte la justice (un camp d'ailleurs très similaire à soi-même, comme le relève le témoin, parce que ce sont des petits paysans des deux côtés des montagnes, mais aussi, on le sait par ailleurs, parce que la République espagnole, plus présente chez les paysans aragonais que le communisme et même que l'anarchisme, avait le républicanisme français, et chantait la Marseillaise). Mais on n'est pas prêt à guerroyer pour le bien commun de l'Europe. Ce qui bien sûr ne pouvait que conduire au désastre. Beaucoup de ces gens-là (Républicains espagnols et français) allaient se ressaisir en se retrouvant dans la Résistance un peu plus tard. Non pas sur un mode idyllique d'ailleurs, et non pas sans malentendus (non seulement le gouvernement de De Gaulle n'allait rien faire pour aider à une opération de Reconquista via le Val d'Aran, mais encore aucun Français "ordinaire" n'allait s'engager dans ces bataillons, preuve que la communauté d'objectifs n'existait plus vraiment), mais tout de même suffisamment pour permettre une bonne "absorption" des enfants des Républicains dans les listes des bons Français.
FD
* maître d'école en béarnais
** village aspois où naquit le chanteur populaire Marcel Amont. On y visite un ours pyrénéen en captivité.
*** anticlérical et très à gauche, il était, nous dit son fils plus haut, abonné au Réveil du Combattant de l'ARAC, un journal qui existe toujours et dans lequel j'ai écrit l'an dernier, ce qui ne l'empêchait pas d'avoir un fils enfant de choeur.
La fin des espoirs en politique internationale
Je n'ai pas mis les pieds à la Fête de l'Humanité cette année. Le Temps des Cerises qui y a son stand et mes livres ne me l'a d'ailleurs pas proposé. Je n'y retournerai d'ailleurs sans doute pas avant un bon quart de siècle.
Cela m'aide à cultiver un regard détaché. Et du détachement il en faut. Par exemple quand on voit que des pays aussi directement menacés par l'ingérence occidentale que le Soudan, la Syrie, le Liban, l'Iran et le Sri Lanka votent aujourd'hui comme un seul homme pour la reconnaissance d'un régime libyen directement issu de ladite ingérence (alors que les champions de l'ingérence étrangère - les dirigeants actuels du Rwanda - votent contre cette reconnaissance !), on se dit qu'il n'y a plus grand chose à attendre.... (Au fait je me demande si les grands manitous de l'info "alternative" manichéenne qui sévissent sur le Net signaleront ces bizarreries dans leurs papiers)...
La diplomatie va bientôt redevenir aussi subtile qu'à l'époque de Delcassé... Et les peuples n'oseront plus guère s'investir dans les relations internationales car les petits jeux entre empires (l'empire occidental, celui des Russes, celui des Turcs ou des Chiois) n'intéresseront personne (sauf les victimes directes - en 1900 c'étaient les Balkans et nos colonies, aujourd'hui les Africains et le Proche-Orient).
Les gens ne pourront pas croire à l'alliance des mouvements citoyens de par le monde, ni à la grève générale anti-guerre (qui a magnifiquement échoué en 1914). Ils pourront juste créer des groupes sur Facebook du genre "J'aime la paix", "Sarkozy rentre chez toi". Régression d'école maternelle.
Samedi après-midi
Je traînais cet après-midi chez un bouquiniste. Je lui ai demandé s'il avait des oeuvres de Romain Rolland. Il lui restait cinq ou six ouvrages. "On ne le réédite plus, dis-je, pour un prix Nobel c'est injuste". Evidemment, vu son métier, il ne pouvait que m'approuver : "En dehors de phénomènes à la Amélie Nothomb le système de l'édition contemporain ne voit rien. Tenez, allez, je vous donne quand même un sac de la Fnac"...
Je ne suis pas très heureux d'être parmi les "réacs progressistes" comme dit un lecteur du blog d'Edgar, mais c'est vrai que notre époque est bien triste, si écervelée... Voyez comme les adversaires de François Asselineau sonnent creux et sans originalité sur BFM TV, un peu comme ces profs qui se dénudent pour dénoncer le manque de moyens de leur époque. Toujours les mêmes clichés, les mêmes procédés qui passent en boucle. On m'a dit qu'au stand du Parti de gauche à la Fête de l'Humanité en ce moment il y a un jeu du "Chamboule tout" avec des boîtes aux effigies de Trichet, Kadhafi, et Le Pen. Surtout ne pas faire réfléchir les gens...
Il y a chez Romain Rolland, à côté de beaucoup de lourdeurs, une problématique intéressante sur le rapport entre le mysticisme personnel (appelons cela plutôt la recherche philosophique), et l'engagement dans la société, la façon de concilier les deux. Particulièrement important de nos jours quand la présence au monde (l'insertion dans le totalitarisme "globalisé" ambiant) tend à vider les individus de leur contenu subjectif...
Je suis content aussi d'avoir relu la correspondance de Clemenceau. Même si son américanophilie n'est pas ma tasse de thé, même si, comme le souligne Julien Gracq dans " En lisant en écrivant" à propos d'Alain dont il fut l'élève (Alain remis au goût du jour par Chouard bizarrement), l'univers radical sent un peu trop la France rurale, la résistance des arrondissements au curé, au sous-préfet, au notaire, Clemenceau reste une personnalité attachante. Son mot contre Albert Thomas et Jean Jaurès qui croyaient encore à la grève générale européenne 15 jours avant l'entrée en guerre de tous contre tous est très juste. On aurait envie de dire la même chose à Mélenchon qui dans son dernier billet répond au MPEP sur l'euro par du catéchisme ("l'Europe c'est la paix").
A part ça je cherche toujours un moyen de me rendre utile à mon époque... Quelqu'un a-t-il une idée ?
Résistances
Deux styles de résistance aux tendances de fond de ce monde. Celui de M. Erdogan, et celui de M. Chavez.
Ivo Andric, les Balkans, la Turquie
A l'heure où Erdogan est accueilli au Caire comme un nouveau Nasser, il faut lire Le pont sur la Drina, chef d'oeuvre écrit en 1945 par un homme devenu prix nobel de littérature en 1961... et seulement traduit en 1994 (faut-il que la France méprise les Balkans pour avoir attendu si longtemps !).
Je ne sais si Kusturica sera à la hauteur au niveau de l'adaptation cinématographique, mais c'est vraiment de la grande littérature, très fine, en empathie avec les groupes et les individus qu'elle fait évoluer sur quarante ans (des années 1870 à la première guerre mondiale). Un livre qui non seulement vous fait ressentir profondément l'histoire et la mentalité des Balkans (ce mélange d'univers turc et slave) au delà de la vision abstraite des cartes géopolitiques, mais aussi, qui à travers les particularités de cette région parvient à une approche si attachante de l'humain qu'elle en devient universelle - l'on voudrait même que chaque partie du monde pût avoir son "Pont sur la Drina" qui eût permis au reste de l'humanité de se reconnaître en elle. Il faut dire que l'endroit s'y prêtait. Visegrad sous la botte autrichienne, à quelques kilomètres à la fois de la frontière turque et de la frontière serbe. Ce pont, magnifique et magique, "le rêve d'un Vizir" natif de la région.
On comprend tout : l'occidentalisation par les Habsbourg, les remous politiques qu'elle entraîne avec l'émergence des nationalismes (serbe, musulman, juif), et cela vous est raconté à travers les regards, les silences, la nouvelle façon qu'ont les jeunes gens de parler, de séduire, de se battre. Ce nouveau rapport au temps quand l'administration autrichienne vient tout mesurer et fait construire un train qui relie la région à Sarajevo. Et la réaction des paysans, ces oubliés de l'histoire, cette chair à canon, ces gens qui ont leur façon à eux d'entendre, de commenter, et de se taire, qu'ils croient en Allah ou en Dieu - quelque chose qui me fait penser, moi, aux paysans du Béarn que j'ai connus, ceux d'avant la télé et d'avant les automobiles. Et en même temps, on sent qu'il y a autre chose : le rapport à la terre, à la vie en plein air, certes, à ces bourgeois qui aiment se moquer de vous et vous tromper en vous faisant croire que le train est déjà parti alors qu'il ne s'en va que dans trois heures, mais aussi ce rapport aux valeurs orientales "le doux silence" indolent vertu cardinale de l'empire ottoman (je me souviens de mon passage à Belgrade quand mon ami à Kalemagdan me disait "allons marcher en devisant tranquillement, fichir bei comme disaient les intellectuels turcs). Pensez à la belle endormie qui était la forme de la Turquie sous la plume de nos dessinateurs d'avant-1914, pensez par contraste à L'Homme sans qualité de Musil dans cette Vienne trop rationnelle, trop inquiète (notre modernité, des écrits de Trotski réfugié en Autriche à ceux de Freud, qui la quitta vient de là).Tout cela est captivant. On aurait voulu un Pont sur la Drina "tome 2" : sur le Visegrad de la première Yougoslavie, celui de l'occupation nazie, celui de la Yougoslavie communiste, celui de la guerre civile de Bosnie (qui a sans doute éradiqué ce qu'il y restait d'oriental et de turc).
On voudrait visiter Visegrad, en pélerinage, comme une Mecque de la littérature, une ville qui a permis le miracle littéraire de ce roman d'Andric, qui a permis à l'humanité de chacun de grandir à travers le roman de Visegrad. On aurait voulu le voir avant que Kusturica n'y construise son parc d'attraction (le décor de son film qui est destiné à perdurer pour "attirer de devises" dans la région). Kusturica a-t-il conscience de la lourde responsabilité qu'il prend en tournant ce film et en laissant ce parc d'attraction ? Est-il conscient du risque de transformer cette ville en Dysneyland ? Veut-il par ce biais recréer le Visegrad multiethnique ? Un multiethnisme sous l'égide des dollars (ou des yuans) et de la consommation, ce n'est pas bon du tout. Peut-être la seconde mort du vizir qui construisit le pont, la deuxième mort de la culture ottomane en Serbie orientale. Une mienne correspondante turque dont les ancêtres étaient de Sarajevo me faisait part récemment de son scepticisme "instinctif" à l'égard du projet de Kusturica. A juste titre je pense. Il faut dire aussi qu'elle n'aime pas l'ambiance de foire de ses films (que moi pourtant j'apprécie bien). Il est certain que cette ambiance serait elle aussi, par elle-même, un crime contre le "doux silence". Kusturica est-il capable de faire un film silencieux ? C'est ce qu'il faudrait à Visegrad.
Je parle de tout cela d'autant plus tranquillement que je me suis désengagé de mon intérêt de Balkans progressivement depuis 2001. C'est pourquoi j'ai attendu 10 ans avant de lire Andric. Mon point de vue est donc désormais détaché et assez impartial, je crois. Je salue la générosité d'Andric, le Croate, lui aussi étranger à l'égard de la Bosnie orientale, qui a trouvé tant d'inspiration pour parler des gens de cette terre comme s'il étaient ses propres ancêtres. C'est la même générosité - une générosité lucide du point de vue des valeurs universelles -, je suppose, qui lui fit prendre le parti des serbes résistants, quand son propre pays était gavé d'exaltation nazie.
Aujourd'hui M. Erdogan devient "néo-ottoman" et va porter la bonne parole turque de la Somalie affamée à la Tunisie incertaine. Tant mieux pour les habitants de Gaza qu'il veut aider avec sa flotte de guerre, mais ce n'est pas sans danger. En même temps je comprends que la Turquie veuille reconstituer son empire, ou un crypto-empire, quand nous mêmes, de Clinton à Obama et de Jospin à Sarkozy, nous comportons de façon impériale. L'impérialisme suscite d'impérialisme. Rien de nouveau sous le soleil. Bella ciao, qui a eu la bonté de publier mon dernier billet sur le Nicaragua, édite aussi des passages des articles de Jaurès dans la Dépêche du Midi sur la conquête de la Tripolitaine. Jaurès faisait remarquer au début du XXe siècle que la conquête de Tripoli suscitait l'indignation de tout le monde musulman. Dans Le pont sur la Drina il y a un passage où les jeunes musulmans de Visegrad coiffés d'un fès interpellent un ouvrier italien à propos de l'invasion de Tripoli. Aujourd'hui tout le monde musulman n'est pas soulevé car nous avons habilement mêlé notre ingérence à la rhétorique de la solidarité avec les "printemps arabes". Mais chacun en Méditerranée orientale sait ce que nos multinationales feront de l'or noir libyen. Pour cette raison tous encourageront M. Erdogan a reprendre pied en Libye, comme il se sont plus ou moins ouvertement félicités de voir M. Ahmadinejad reconquérir de l'influence en Irak face aux GI's. La concurrence des empires est bien embarrassante pour les peuples, mais c'est un pis-aller par rapport à l'hégémonie d'un seul.
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Le RER (celui qui va à l'aéroport de Roissy) faisait des siennes ce matin. Bloqué à Châtelet, je ne sais pourquoi. Une Russe "mature" anglisciste, n'entendant rien au français, demandait vainement des explications à chaque gare. J'ai dû me dévouer. Les passagers français me regardaient amusés avec l'air de dire : "Tiens pourquoi cet idiot tente-t-il de parler anglais ?" (je ne crois pas que ce soit mon accent qui les ait amusé, car quoique celui-ci ne soit guère british, il n'est pas franchouillard non plus, et, dans l'ensemble, je m'en sors plutôt bien par rapport à la moyenne). Ils étaient tous là avec leur mélange bien connu de culpabilité et d'arrogance à l'égard de la langue de Shakespeare. Dès qu'un touriste les interroge, on les sent à la fois incapables de faire une phrase, et renfrognés comme s'ils se disaient interieurement : "Pourquoi me ferais-je ch**, à parler à cet(te) abruti(e) dans cette langue à la gomme ?".
Donc ils se replient sur eux-mêmes avec cet air à la fois minable et satisfait d'eux-mêmes qu'ils arborent lorsqu'ils (ou elles) vous piquent sous votre nez la dernière place assise dans la rame pour se plonger dans la lecture du catalogue d'Ikea.
Evidemment la touriste russe a cessé de me poser des questions quand elle a découvert que la passagère qui s'est assise en face d'elle à Gare du Nord était slave come elle. Elle s'est faite soudain bien plus souriante et volubile à l'égard de sa compatriote, et elle ont passé le reste du trajet à papoter allègrement dans leur langue. Encore une qui, en situation concrète, "préfère sa soeur à sa cousine, et sa cousine à sa voisine". Some things never change...