Déclin d'un écrivain
J'ai trouvé assez drôle cet article sur Annie Ernaux dans Paris-Match (que je lis toujours attentivement chez mon coiffeur). Cela rejoint un peu mes impressions sur son livre "Les Années" que j'avais commenté en 2010 sur Parutions.com (et encore j'avais tenté de rester gentil car Mme Ernaux m'avait soutenu - dans des courriers privés - il y a douze ans sur la Yougoslavie). C'est daté du 20 avril dernier.
" Hyper Rasoir
Annie Ernaux se transforme en sociologue de grande surface dans un essai... au rabais.
Annie Ernaux se transforme en sociologue de grande surface dans un essai... au rabais. Annie Ernaux est entrée pour la première fois dans un hypermarché en 1968. C’était à Annecy, chez Carrefour, où elle a rempli un chariot entier par crainte de la pénurie. Très petit bourgeois, comme attitude. Daniel Cohn-Bendit en aurait fait des gorges chaudes. Mais faites confiance à la romancière : même si elle s’en rendait compte, elle l’écrirait. Dans ses textes, Annie Ernaux manifeste une allergie violente à l’égard de toute forme d’humour, mais cultive avec autant d’intransigeance son souci de la vérité. Son truc, c’est l’autofiction sociale. Lire son dernier livre, par exemple, c’est comme feuilleter de la documentation. Sujet : les hypermarchés. En particulier, celui de Cergy, géré par Auchan. Elle ne nous épargne aucune description. Balzac était déjà long dans la pension Vauquer du « Père Goriot » mais, au moins, on ne connaissait pas les lieux.
Là, c’est carrément bizarre. On entre dans le détail pour montrer ce que tout le monde a vu cent fois : « Le niveau 1, non alimentaire, a la forme d’un rectangle profond. Un Escalator le relie au niveau 2, d’une surface double, divisé en deux espaces communicants, mais décrochés à angle droit l’un par rapport à l’autre, ce qui, en réduisant l’horizon infini des marchandises, atténue l’impression de grandeur »... C’est beau comme du « nouveau roman », mais soyons indulgents pour le style : c’est de l’écriture « grande surface ». Cela ne va pas chercher loin, mais ça n’y prétend pas. Même si ce sont les trois heures les plus longues de la semaine, la lecture de ce petit essai ne prend pas plus. Dans le genre plongée en France, Florence Aubenas est mieux inspirée : elle rencontre des gens, raconte des histoires, soigne son écriture. Annie Ernaux, elle, nous apprend ce qu’on sait déjà tous.
Va-t-elle écrire « femme noire » ? Ou « africaine » ? Ou « femme », tout court ?
Page 12, elle écrit : « Les femmes et les hommes politiques, les journalistes, les “experts”, tous ceux qui n’ont jamais mis les pieds dans un hypermarché ne connaissent pas la réalité sociale de la France. » Croit-elle vraiment qu’il y en a ? On dirait plutôt que c’est elle qui découvre les lieux : chez Auchan, en grande banlieue, elle cherche la Quinzaine littéraire qu’on ne trouve même pas à Saint-Germain-des-Prés ! Finalement, si on n’apprend rien sur ces hypermarchés qui assassinent les petits artisans et étranglent les agriculteurs en serrant les prix comme l’étrangleur ottoman, on voit, en revanche, à merveille comment (dys)fonctionne une intellectuelle parisienne. Page 21, devant elle, une acheteuse noire lui pose un problème de conscience. Va-t-elle écrire « femme noire » ? Ou « africaine » ? Ou « femme », tout court ? Après une page d’hésitation, elle choisit l’audace : ce sera « une femme noire » !
Un peu plus tard, en revanche, elle n’ose pas photographier un joli petit garçon dans une allée par crainte de céder à un besoin de « pittoresque colonial » ! Tombée sur un immense rayonnage illuminé de poupées Barbie, elle frémit de rage et songe, émue, au beau saccage que pourraient s’autoriser les Femen. Plus loin, ce sont les Mulliez, propriétaires d’Auchan, qui lui inspirent des sentiments réservés. Dès que quelque chose la heurte, elle l’attribue à l’action d’une volonté malfaisante. Autant que des explications, elle cherche des adversaires. Quand, face aux ordres crachés par la voix synthétique des caisses automatiques, elle observe qu’à présent les machines ont l’air intelligentes et les hommes désorientés, c’est à elle qu’on pense.
Gilles Martin-Chauffier
« Regarde les lumières mon amour », d’Annie Ernaux, éd. Seuil, 72 pages, 5,90 euros" http://www.parismatch.com/Chroniques/LIVRESQUE/Hyper-rasoir-560588
Le grand "oui"
Tout ce qui m'est arrivé depuis six mois, et peut-être même depuis un an, est parfait. Il n'est pas un seul événement, même minime (même un micro-événement), qui me paraisse illégitime. Tout s'est passé comme cela devait se passer, tout me semble très cohérent, justifié. Il n'est pas une seule chose dans tout ce qui a été dirigé vers moi, jusqu'au moindre petit bout de mail que j'ai reçu en ce mois d'avril (en intégrant aussi les non-dits qu'il y a, entre les lignes de ces petits bouts de mails, lesquels parfois signifient le contraire de ce que les mots explicites expriment) dont je ne puisse dire : "oui, cela est juste, cela me convient".
Bien sûr, quand je dis cela, je ne parle pas des milliers de morts du Soudan du Sud sur lesquels j'ai écrit un billet hier pour le blog de l'Atlas alternatif, ni des assiégés de Slaviansk en Ukraine, des licenciements à deux pas de chez nous, des maladies, des souffrances des gens. Je parle uniquement de ce qui a été dirigé vers moi, et je dis : oui, cela a sa logique, cela m'a fait évoluer dans le bon sens, cela me convient parfaitement. Je n'éprouve pas l'ombre d'un ressentiment.
Paul Morand et Alberto Moravia
Dans "Hécate et ses chiens" (1954), de Paul Morand, je retrouve un thème favori des romans de Moravia : cet étrange grain de sable, qui se glisse dans le parfait amour des couples mariés ou adultérins, et qui transforme aussi insensiblement que mystérieusement leur paradis en enfer. Moravia découpe ses phrases au scalpel, avec un esprit tout analytique, dépouillé, positiviste ; Morand, en vieux réac vichyssois précieux, avec un luxe de mots rares et de métaphores inattendues.
Lequel des deux rend l'énigme plus angoissante ? On ne saurait le dire. Les deux en tout cas s'épargnent une facilité : celle d'aller tout de suite chercher une explication transcendante, dans les esprits ou dans le karma. "Contrainte professionnelle" de l'écrivain qui, à la différence du prêtre, doit produire des mots à tout prix, et donc rester dans les effets verbaux ? Je ne sais. En tout cas chez l'un comme chez l'autre le mystère reste nu de toute élucidation possible. Plus sombre donc qu'une nuit sans lune.
"J'ignorais que les draps d'un lit sont une cage de fer où l'un des insectes combattants doit dévorer l'autre, une guérilla sans pardon ni quartier, où chaque heure change les faces du combat, bref que rien n'est moins naturel que l'acte fondamental de la nature, car la réalité y débouche sur le rêve et le sexe dans le cerveau, son maître. Je ne connaissais encore que la face de l'amour ; j'allais en voir la croix". Ca a un petit côté "L"Empire des sens", je trouve.
Le livre se termine un peu comme le film "Gueule d'Amour", je trouve.
"La Pharsale", la "retirada" des pompéiens
Les Républicains espagnols ont eu leur "retirada" en 1939, le digne et pauvre repli de leurs troupes militairement défaites et moralement victorieuses à travers les Pyrénées, mais sans grand écrivain pour la narrer. Les Républicains romains, les pompéiens, quelques décennies après leurs hauts faits, ont eu La Pharsale de Lucain.
Je vous conseille de la lire par petits bouts en français sur Internet à défaut de l'acheter dans le commerce (car elle est fort chère, on ne vend qu'Amélie Nothomb à des prix abordables).
J'aime bien le portrait attendrissant que Lucain fait au livre VIII de la femme de Pompée, la noble Cornélie descendante des Scipions, après la défaite : A Lesbos "quoique le malheur de Pompée eût affligé tous les cœurs, c'était moins ce héros qu'on plaignait que celle avec qui ce peuple était accoutumé à vivre comme avec une de ses citoyennes, et qu'il voyait avec douleur s'éloigner. Quand même elle irait joindre un époux triomphant, les femmes de Lesbos en lui disant adieu auraient peine à retenir leurs larmes, tant sa pudeur, sa dignité, la modestie répandue sur son chaste visage lui ont attiré leur amour. Ce qui les a le plus touchées, c'est que loin de se rendre incommode à ses hôtes, et loin d'humilier même les plus petits, elle a vécu à Mytilène dans le temps des prospérités et de la gloire de Pompée comme s'il eût été vaincu."
Pompée s'intéresse aux astres à la manière d'Auguste : sur le bâteau il interroge le matelot. "Souvent l'âme accablée de ces pénibles soins, et rebutée de l'affligeante image que lui présente l'avenir, il écarte pour respirer, ces idées tumultueuses, et l'abattement de ses esprits, qu'un trouble si violent épuise, lui laisse un moment de relâche. Il questionne alors le pilote sur tous les astres, comment on reconnaît les rivages, quel moyen le ciel lui donne de mesurer l'espace parcouru de la mer, quel astre lui montre la Syrie, quels feux du Chariot le font se diriger vers la Libye."
Rappelons que le pythagoricien Apollonios de Tyane disait être la réincarnation d'un matelot égyptien... je viens de comprendre pourquoi en lisant Lucain...
Lucain a des accents à la Chateaubriand évoquant Napoléon quand il décrit la déchéance grandiose de Pompée : "Son fils fut le premier qui, du rivage de Lesbos, suivit ses traces sur les mers. Après lui vinrent une foule fidèle de patriciens, car même depuis sa ruine et la défaite de son armée, la Fortune ne put l'empêcher d'avoir des esclaves couronnés, et dans sa déroute, il traînait après lui tous les rois de la terre, tous les sceptres de l'Orient. "
Comme Chateaubriand il réfléchit aux alternatives stratégiques quand il fait dire à Pompée, chargeant Déjoratos de recruter de nouvelles troupes : "j'ai perdu tout ce qui sur la terre était au pouvoir des Romains, mais il me reste à éprouver le zèle des peuples du Tigre et de l'Euphrate, où ne s'étend point encore la domination de César. Allez en mon nom soulever l'Orient et le Nord, pénétrez jusque dans le fond des États du Mède et du Scythe, allez dans un monde qu'un autre soleil éclaire, rendez au superbe Arsacide ces paroles que je lui adresse : Si l'ancienne alliance que nous avons jurée, moi par Jupiter Latin, vous par le culte de vos mages, subsiste encore entre Rome et vous, Parthes, remplissez vos carquois, tendez vos arcs, souvenez-vous qu'en chassant devant moi les peuples du Caucase, je vous laissai la liberté d'errer en paix dans vos campagnes, sans vous réduire à chercher dans les murs de Babylone un asile contre moi. J'avais déjà franchi les bornes du vaste empire de Cyrus, et vers le fond de la Chaldée, je touchais aux bords où l'Hydaspe et le Gange vont se jeter au sein des mers. Cependant lorsque la victoire me soumettait tout l'Orient, je voulus bien excepter le Parthe du nombre des peuples que je rangeais sous les lois de Rome, et leur roi fut le seul que je traitai d'égal. Ce n'est pas une fois seulement que les Arsacides m'ont dû la conservation de leur empire, et, après la sanglante défaite de Crassus en Assyrie, quel autre que moi eût apaisé le ressentiment des Romains ? Engagés par tant de bienfaits, ô Parthes ! Voici le moment de passer l'Euphrate qui devait à jamais vous servir de barrière. Courez sur cette rive que vous interdit le fondateur de Zeugma. Venez vaincre en faveur de Pompée ; et Rome elle-même consent à être vaincue à ce prix". S'ensuivent des réflexions intéressantes sur les possibilités de s'en remettre aux Maures ou aux Parthes, les inconvénients de l'une ou l'autre option, et le risque que Cornélie finisse dans un harem du roi des rois arsacide où "Un même lit reçoit des épouses sans nombres ; les lois, les nœuds de l'hyménée y sont souillés par ce mélange impur ; ses mystères les plus secrets y sont célébrés sans pudeur, en présence de mille femmes."
Puis c'est Caton d'Utique traversant le désert des Syrtes en Libye, refusant de consulter l'oracle d'Ammon en disant à Labienus : "Pourquoi chercher si loin des dieux ? Jupiter est tout ce que tu vois, tout ce que tu sens en toi-même. Que ceux qui, dans un avenir douteux, portent une âme irrésolue, aillent interroger le sort ; pour moi, ce n'est point la certitude des oracles qui me rassure, mais la certitude de la mort. Timide ou courageux, il faut que l'homme meure. Voilà ce que Jupiter a dit, et c'est assez." Les soldats de Caton tués par des serpents, les Psylles qui finissent par sauver le campement par des chants magiques pour qu'ils aillent à Leptis, tandis que César bâcle sa visite à Troie (et foule maladroitement au pied les mânes d'Hector)
Je ne suis pas un grand connaisseur, mais je trouve que cela vaut bien l'Enéide...
Hommage au Québec
En hommage au Canada francophone, ce texte de Pierre-François-Xavier de Charlevoix extrait de " Histoire Et Description Generale de La Nouvelle France: Avec Le Journal Historique D'Un Voyage Fait Par Ordre Du Roi Dans L'Amerique Septentrionnale" (1721)
Le regard sur les Indiens relève peut-être souvent du cliché, mais tout n'y est certainement pas faux.
Charlevoix - pourle regard et l'action duquel Chateaubriand avait de l'estime - n'est pas un écrivain, sa plume est sèche et sans imagination, mais c'est un explorateur, un homme de terrain, qui a du bon sens : par exemple quand il estime qu'employer des esclaves noirs sur les plantations (lorsqu'il voyage plus au sud que le Canada - il pousse même à plusieurs reprises jusqu'à la Havane) est une erreur, car les esclaves, à la différence des "engagés" ne voient pas dans la terre qu'ils cultivent une patrie, et, dominés par la seule peur, un jour se révolteront. Le moins que l'on puisse dire, c'est que les événements de Saint Domingue à la Révolution lui donnèrent raison après coup...
Ce qu'il dit du monde amérindien nord-américain, déjà sur le déclin quand il l'observe, est une grand source de réflexion pour nous sur ce que pouvait être cette culture, une culture qui imprègne le Québec, le Canada anglophone, et le nord des Etats-Unis (puisque Charlevoix ne parle ici que des Illinois et des Iroquois) peut-être plus qu'on ne le pense, ne serait-ce que dialectiquement, ou sur le mode de l'absence, ou sur celui de la présence obscure...
Badiou, l'Ukraine, mes activités diverses et variées
Je ne connais pas mes lecteurs. J'ignore s'ils s'attendent à ce que je parle de littérature,de politique internationale, ou que je traite ce blog comme un journal intime (car il y a aussi un public pour les journaux intimes). N'ayant plus aucun commentaire dans les colonnes du blog depuis un mois je ne sais vraiment pas du tout pour qui j'écris ni ce que je dois écrire.
Vais-je vous parler par exemple du film "Les Carabiniers" de Godard que je regardais à nouveau hier et dont Vecchiali a fait la critique ?
Ou de ce débat fort ennuyeux que je visionnais ce matin entre Badiou et Aurélien je-sais-plus-qui ?
Badiou me déçoit. Lui qui théorisait "l'événementialité pure" quand il écrivait sur Saint Paul ne sait plus que nous réciter Marx et nous parler du sens de l'Histoire. Jeanne d'Arc allait elle dans le sens de l'Histoire ? Ou, pour prendre un exemple plus laïque, Gengis Khan ? En vieillissant, je finis par rejoindre Malraux : je crois plus en l'action des volontés individuelles qu'aux lois qu'imposent les forces de production.
L'ami avec qui je prenais un verre vendredi et qui revenait de Syrie, voulait me faire plaisir, et flatter mes convictions stoïciennes, en me parlant de morale individuelle qui résiste à la bêtise grégaire. Je pense que je suis même cette année au delà du stoïcisme. Mais oui Monsieur Badiou, les individus vous surprendront peut-être un jour. En bien ou en mal d'ailleurs, et subséquemment les masses aussi. Ce n'est sans doute pas seulement à cause de Moravia, mais c'est vrai que je valorise désormais l'opacité du réel, et de cette opacité, comme de la prochaine nuit, qui sera une nuit de pleine lune, on ne sait pas du tout ce qui pourra bien sortir. L'avenir est enceint de tant de choses étranges !
Prenez l'Ukraine. Comme elle préoccupe, et comme elle inquiète. Les oligarques et les apprentis sorciers (on devrait les appeler les "apprentis Erdogan" même, vu le penchant du personnage pour les coups fourrés, il en devient emblématique de son temps, comme Bandar Ben Sultan et quelques autres) qui ont voulu leur nouvelle révolution orange en décembre avaient-ils prévu qu'il déchaineraient tant de colère à l'Est en lâchant leurs chiens néo-nazis dans les rues de Kiev ? Qui arme aujourd'hui les milices dans le Donbass ? M. Poutine ? Des agents provocateurs pro-occidentaux ? La CIA ? Ou les gens sont-ils assez grands pour s'armer tout seul ? Envoyez des journalistes indépendants sur place ! dites nous ! On sait si peu de choses.
Je collabore désormais à une revue en ligne qui sera lancée en mai, je vous en reparlerai lors de sa sortie, consacrée au Maghreb et au Proche-Orient et qui fonctionne avec des correspondants sur place. Il leur manque des gens en Arabie Saoudite, en Egypte et en Turquie. Si vous en connaissez, faites moi signe. J'espère que cette revue nous aidera à percer l'opacité du monde. Je me rapproche aussi des gens de Mondafrique. On reparlera de tout cela à l'occasion.
Pour le reste il va falloir que je retravaille la suite de mon bouquin sur l'ingérence de l'OTAN (lequel est d'ailleurs dans les rayonnages de la bibliothèque publique de Beaubourg, je l'ai découvert récemment). Cette suite était la seconde partie du livre "12 ans chez les Résistants", mais je vais la remanier à la lumière de la "sagesse" de mes quarante et quelques piges et je l'enrichirai de considérations sur l'Ukraine et sur la Syrie.
Je devrais être aussi sollicité prochainement juste pour une petite causette par une équipe municipale de ce qu'il reste de l'ancienne ceinture rouge parisienne. Je tenterai de les faire profiter de mon expérience acquise à Brosseville il y a cinq ans (déjà !). Au fait, Brosseville est passée à droite... Sans surprise... Mais ne comptez pas sur moi pour vous parler davantage des élections ni de M. Valls à deux temps (ces petits pantins aux dents longues comme il y en a tant au PS et au centre droit ne m'inspirent rien du tout).
Déterminations sociales et métaphysiques
Un ami me disait hier : "La déstabilisation de la société par le libéralisme fait sentir ses effets à tous les échelons, et dans tous les domaines de la vie, même les plus intimes. Le langage est désarticulé, le sens des mots et des choses ne correspond plus. Les rapports sociaux relèvent maintenant du chamanisme. On envoie un mail ou une lettre, on ne sait plus si on vous répondra, ou on vous répondra à côté. Hier un jeune m'a demandé son chemin dans la rue. Je n'ai même pas compris sa question. L'alignement sujet verbe complément ça n'existe plus. Du coup, on en est réduit à agir conformément à ses principes sans plus se soucier des conséquences, et pour le reste je fais du yoga pour rester zen".
J'ai repensé aux journalistes qui l'an dernier m'accueillaient à bras à ouverts, devaient publier un de mes articles, et aujourd'hui, sans raison, ne répondent plus à mes mails. A l'ancienne mairesse de Bobigny qui avait lancé une offre de recrutement. J'avais répondu en tant que haut fonctionnaire. Même pas une réponse polie. Même chose avec des sergents recruteurs de la DATAR... L'impolitesse à tous les niveaux, l'aléa partout, le chamanisme. Plus de prévisibilité nulle part.
Marrant que cet ami comme moi en vienne à réhabiliter le principe du "renoncement dans l'action", même s'il ne le formule pas dans les mêmes termes que moi. Ne plus se soucier de l'impact social de ce que l'on fait. Obéir juste à ses principes, dans tous les domaines.
Heureusement, au milieu du désarroi, l'ordre social crée aussi parfois sa propre télépathie. Ainsi cet ami et moi nous comprenons nous sans même parler. A propos de télépathie, une histoire amusante que j'ai apprise par mes lectures hier. Vous savez que Godard dans "Le Mépris" cite spontanément dans ses références cinématographiques "Voyage en Italie" de Rossellini, qui n'est pas mentionné dans le roman initial de Moravia. Cependant, ce que Godard ne savait pas en tournant son film, c'est que, lorsque le roman "Le Mépris" est sorti (l'année qui a suivi la sortie de "Voyage en Italie" sur les écrans italiens), le scénariste de "Voyage en Italie" est allé voir Moravia et lui a dit : "Sans le savoir vous avez écrit mon histoire. Moi aussi je vivais un bel amour réciproque avec ma femme, et elle m'a plaqué quand nous avons acheté une maison ensemble, une maison que j'avais payée grâce à mes scénarios, je m'étais mis à en écrire exprès pour cela". Si ce n'est pas de la télépathie en chaîne ça. Bon, bien sûr, un bon sociologue vous dira qu'il y a des conditions sociales qui font que, au même moment, beaucoup de créateurs s'interrogent sur l'instabilité de leurs compagnes, se font plaquer par elles, etc (et ce n'est pas non plus un hasard complet si à travers le face-à-face homme-femme dans "Le Mépris" de Moravia, se joue par anticipation l'affrontement Jason-Médée de Pasolini, grand ami de Moravia, et bien des problématiques de l'Ecole de Francfort). Appelez cela détermination sociale ou détermination métaphysique. En tout cas la télépathie est là.
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"Hue donc mes chevaux s'écriait le petit Claus" - dans Les Carabiniers (en 63), Andersen, et Prévert (en 64)