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Le blog de Frédéric Delorca

Un petit point de philosophie - statut ontologique du vivant et éthique politique

5 Mars 2008 , Rédigé par Frédéric Delorca Publié dans #Philosophie et philosophes

Il y a trente ans, on attribuait à Marx, Freud, et Nietzsche, la vertu d'avoir introduit le soupçon dans l'ordre du discours. Notre époque, avec notamment le développement des sciences de la nature, est revenue à une certaine foi dans les énoncés assertoriques, et dans la légitimité du sujet à y accéder - notamment à la légitimité du sujet humain comme produit de la nature à produire un discours sur elle.

Et en même temps l'on nourrit désormais un plus grand scepticisme sur chacun de ces trois auteurs. De Nietzsche on n'est prêt qu'à garder un sens de l'exaltation de la volonté, et une critique du ressentiment, de Freud l'idée d'une activité inconsciente du cerveau (mais je crois que de moins en moins de gens adhèrent aux théories psychanalytiques construites sur du sable, et je m'en réjouis). Qu'a-t-on gardé de Marx ?

Toute l'eschatalogie philosophique empruntée à Hegel me paraît périmée. L'idée de dialectique ne relève plus que d'un snobisme rhétorique. Beaucoup de marxistes que je connais ne se réclament de Marx que par pur fétichisme, et bien peu ont mené une réflexion philosophique indépendante (je veux dire une réflexion qui prenne en compte tout ce que l'on peut savoir de nos jours), aux termes de laquelle ils pourraient dire en toute connaissance de cause ce qui est encore pertinent chez Marx. A mon avis, ce qu'il faut garder de Marx, c'est cette idée que les discours dominants protègent des avantages de classe, que des rapports de classe existent, et qu'il faut les organiser en luttes (mais non pas que ces luttes puissent s'organiser effocacement d'elles-mêmes) si l'on veut que les classes inférieures accèdent à un plus grand niveau de partage des pouvoirs et d'égalité. Cela étant, même si j'ai pris mes distances par rapport aux théories de Bourdieu, je pense tout de même que Marx doit être "filtré" au travers d'analyses comme celle de ce sociologue qui réintroduisent une meilleure approche de l'autonomie de certaines sphères intellectuelles, et même aller plus loin que Bourdieu, en reconnaissant que certaines activités intellectuelles - comme les sciences ou le droit - ont une force de contrainte intérieure, cognitive, si forte qu'elles sont absolument, dans leurs mécanismes profonds, largement indépendantes des rapports de classe (et des rapports de domination au sein des "champs" de professionnels qui en vivent).

Mais laissons ce point de côté pour l'instant.

Le grand mérite de Marx en son temps fut de rompre avec les dernières vieilles lunes idéalistes, queues de comète du christianisme, dont Hegel avait été l'exemple le plus éclatant (et la synthèse la plus remarquable). Marx prolongeant le geste libertin et les théories du XVIII ème siècle français replaçait l'humain dans sa naturalité matérielle.galaxy-copie-1.jpg

Aujourd'hui, plusieurs décennies après la "mort de Dieu" - qui ne subsiste que sous forme d'une fixation fétichiste identitaire chez les pratiquants des diverses religions -, nous pouvons considérer avec une lucidité particulière et sans aucun romantisme la question de la naturalité de l'humain (dont les théories de l'évolution ont éclairé tant de dimensions obscures), naturalité que l'humain connaît si bien qu'il en est même venu à pouvoir la manipuler par la technique, et façonner presque pleinement, dans les gènes, toute la nature à l'image de la sienne propre.

La naturalité humaine, comme sous-ensemble de la naturalité animale, elle-même sous-ensemble de la naturalité biologique prise en général est un phénomène que la science nous révèle avec une telle précision que la plupart des idéalisations mystiques ou esthétiques sur son compte relèvent plutôt du conte pour enfant, de la fable consolatrice, que du discours digne de foi. L'humain n'est qu'un sous-ensemble d'un règne biologique, né sur le Terre il y a 4 milliards d'années, et qui évolue en vase clos, perdu dans une galaxie minérale qui n'a rien produit d'équivalent et aux yeux de laquelle le vivant n'est qu'une forme parasite de l'étant - le bios est un parasite de l'oxygène apparu par erreur sur la planète Terre.

Par conséquent, sub specie absolutis, le règne biologique n'est qu'une absurdité, qui évolue en cercle fermé - les êtres vivants naissant, mourant, se nourrissant d'autres vivants selon les règles de la chaîne alimentaire, L'humain en tant qu'espèce n'est intéressant que pour lui-même, et le règne vivant ne l'intéresse que pour autant qu'il lui permet de survivre (ou pour autant que sa présence l'aide à soulager une culpabilité diffuse, comme c'est le cas chez de nombreux écologistes). L'ensemble du règne vivant est donc un processus complètement vain, et l'humain en son sein participe de cette vanité, même si les chimères qui naissent de son instinct d'animal social le soustraient la plupart du temps à ce rude constat.

Il me semble qu'il faut se tenir à cette frontière de la non-humanité, et même de la non-appartenance au règne biologique (ce que nous permet de faire le travail intellectuel), pour considérer en toute lucidité ce que sont nos vies et leur sens. Pour autant ce constat nous conduit-il au nihilisme quand il s'agit de morale et de politique ?

Sans doute pas. Car l'humain ne franchit jamais la fontière du non-biologique. Il est toujours, quoi qu'il fasse, dans le domaine de la vie - même le suicide, en tant qu'élimination de sa vie propre, ne lui permet pas de voir le monde du point de vue de la non-vie. Même à cette frontière - qui est le seul lieu de lucidité possible - l'humain ne peut pas vouloir autre chose que le bien de sa propre espèce, et du règne vivant en général, car il doit, s'il est rationnel, vouloir persister à être dans un monde vivable pour lui et pour ses proches.

Or la définition de ce bien - et c'est une leçon des derniers siècles, même si peu de gens encore la comprennent - ne peut être entendue que comme un bien global pour son espèce, c'est à dire en terme d'équilibres universels, qui accordent à chacun la plus grande part de liberté et de dignité, ce qui passe par un renforcement autant que possible (et là dessus on revient à Marx) de l'égalité. Ce bien ne peut être obtenu par des règles spirituelles que prônent les religions monothéistes ou le bouddhisme dans lesquelles à raison les marxistes ont vu des impasses, si elles ne se doublent d'une action concrète (au besoin, dans certains cas, d'une action violente). C'est en ce sens que, en vertu d'un paradoxe qui n'est qu'apparent, le combat contre les inégalités, contre les injustices planétaires, contre les logiques impériales, est le corrélat nécessaire du constat de l'isolement du règne vivant dans une galaxie minérale et du non-sens de son développement.

FD

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