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Le blog de Frédéric Delorca

Figures de l'engagement

4 Octobre 2008 , Rédigé par Frédéric Delorca Publié dans #Billets divers de Delorca

Il existe deux sortes d'engagement, deux figures idéaltypiques : celle de l'intellectuel, et celle du bon soldat.

L'intellectuel a toujours tendance à souhaiter garder une hauteur de vue, à ne pas vouloir qu'on l'embrigade à bon compte. C'est une qualité. Mais cette qualité se retourne facilement en défaut : il (ou elle) aime se regarder penser, écrire, parler ; il ou aime sa subtilité, sa profondeur, son sérieux, son indépendance, les contemple avec narcissisme, les met en scène dans des débats ici et là. Dans Dix ans sur la planète résistante (qui, si tout va bien paraîtra ce mois ci), j'ai décrit les méfaits que ce côté "poseur" des intellectuels au fil des grands combats de notre époque. J'en ai décelé la trace chez certains cerveaux trotskistes, mais aussi chez Chomsky, et d'autre. Plus d'une fois cela les a empêchés de comprendre, et de ressentir, ce qui se jouait vraiment dans les conflits, et cela les a même poussés à commettre des erreurs de fait (voire à glisser sur la pente d'une doxa dominante complètement décalée par rapport à ce qui se passait vraiment).

A l'opposé de cette tendance, il y a le bon soldat, c'est-à-dire l'homme qui a trouvé un mensonge ou une injustice à combattre, et qui le fait sans se regarder agir, sans narcissisme. Il y a souvent dans cette attitude plus de franchise, et de courage que chez l'intellectuel, une plus grande générosité à l'égard du réel, un plus grand enracinement aussi, une solidité. Le défaut auquel conduit ces qualités peut-être le dogmatisme, et un englument aveugle dans l'erreur. Il me semble que lorsque Jared Israel attaque Chomsky en septembre 1999 comme je le raconte dans mon livre, il est dans ce rôle-là.

Tout au long de mon propre engagement j'ai essayé de garder une juste distance à l'égard de ces deux pôles antagonistes. Je ne prétends pas avoir toujours trouvé le bon équilibre. C'est un exercice subtil.

Hier soir, je lisais dans un journal contestataire une déclaration péremptoire sur le fait que la guerre d'Ossétie du Sud n'aurait fait que "quelques centaines de morts". Ceci est contradictoire avec les chiffres avancés par des ONG, et avec les témoignages que fournissaient des Ossètes (répercutés notamment sur un site français que j'ai longuement cité sur ce blog en août). J'ai contacté l'auteur de cet article pour lui faire part de mon désaccord. Je connais cette personne. C'est une universitaire. Je sais qu'au mois d'août elle n'a pas investi un intérêt dense dans l'affaire ossète comme je l'ai fait (elle n'écrivait pas d'articles à chaud comme in en trouve dans les archives du présent blog). Elle s'est documentée sur le tard, et, à mon avis, d'une façon assez abstraite, en s'intéressant plus aux enjeux géopolitiques de cette guerre qu'à sa réalité humaine. Comme je lui faisais part de mon désaccord, sa réponse a tenu en 2 points :
- Elle m'a envoyé ses sources : Reuters (quand on sait combien Reuters s'est planté par le passé, notamment sur les morts des guerres de Yougoslavie), et Chomsky (je vous renvoie à nouveau au débat avec Jared Israel cité plus haut)
- Elle s'est vantée de n'être "dans la poche d'aucun service de propagande. Ni les américains...  ni les russes" : à nouveau ce merveilleux fétichisme de l'indépendance intellectuelle qui débouche toujours sur des "ni-ni" ("ni-ni petitsbourgeois" disait Barthes) et des capitulations devant le point de vue des agences de presse occidentale.

Or 500 morts ou 2 000 en une nuit sur une population de 90 000 habitants (dont un tiers avaient fui), c'est la différence entre des victimes collatérales d'une guerre "normale" et un début de génocide (on se souvient du débat en 1999 sur le nombre d'Albanais morts : 100 000, 15 000, ou 2 000 - sur 18 mois, pas en une nuit). Au vu des témoignages des Ossètes, et des faiblesses des arguments de ceux qui avancent 500, je crois plus aux 2 000 et en l'hypothèse d'une offensive réellement sanguinaire. Mais je comprends qu'un certain habitus universitaire incline à croire plutôt aux 500 pour ensuite d'attacher aux grands "enjeux géopolitiques" sur lesquels on pourra disserter en valorisant mieux son égo (car rien de tel que de grandes discussions générales pour se donner l'impression d'être un général, general ideas are generals' ideas disait Virginia Woolf). Cet habitus là ne sera pas au fondement de mes propres analyses. La sauvagerie de l'agression géorgienne n'est pas à mes yeux un simple "détail" et, si l'on veut me prouver qu'elle était plus tendre qu'il n'y parait, il faudra étayer cette thèse avec des témoignages, et des arguments plus sérieux que ceux de l'agence Reuters.

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O
oui, je confonds, désolé.
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O
J'ajoute à vos deux figures, donc, celle de l'amoureux (comme Genet, captif, qui n'en finit pas de resonner en moi).(et pardon pour ces trop nombreux commentaires)
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O
Une figure exacte du militantisme à mes yeux :Rachida Boudjedra est condamnée à mort, en l'apprennant elle éclate de rire, son avocat décide de l'épouser.Il m'arrive de penser que l'engagement a cette simplicité, cette immédiateté scandaleuse.
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F
<br /> C'était pas Jamila Bouhired ?<br /> <br /> <br />
O
Je n'osais pas vous le dire... mais allons-y. J'ai toujours été dégoûté de ces positions qui, en fin de compte et dans le réel, étaient favorables à mes choix mais qui le faisaient "proprement", avec force désapprobations publiques sur tel ou tel aspect trop saillant d'une politique.Les israéliens, certains d'entre eux, méprisent cettre "propreté" occidentale, et je vois dans ce mépris la meilleure chance de paix avec les autres combattants.-Le militant met effectivement du réel dans le spectacle.
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O
Dans des combats probablement opposés aux vôtres, ou plutôt à certains des vôtres, il m'est arrivé moi aussi de rencontrer cette figure de l'indépendance qui n'a pas de leçon à recevoir, et qui tient les parties à bonne distance respective.J'ai toujours été frappé par le mélange d'ignorance et de narcissisme que cette position d'indépendance autorise. Je me demande si ce n'est pas très français, très "bourgeoisie française" d'être ni ceci, ni cela, et de croire que ce double refus peut constituer autre chose qu'une posture. Très française, je veux dire : toujours sur le chagrin de la petite puissance qui voudrait se refaire par une position diplomatique, par une analyse, par un "change" donné au monde.
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F
<br /> Oui, c'est très français (cf Barthes la critique "ni-ni" dans Les Mythologies), et aussi, de plus en plus, américain, dans certains milieux universitaires. Le ni-ni est devenu pour moi le signe de<br /> la mauvaise foi (au sens presque sartrien du terme). Dès qu'on le met en avant, cela signifie qu'on préfère son ego au réel.<br /> <br /> <br />
P
Je vois... Réfugions-nous... dans le présent. le "monde des idées" peut attendre. Dommage... pour Platon. Mais il est vrai que ce grand philosophe sut soutenir qui il fallait.
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P
Que de références prestigieuses! Qui donc se complait dans "l'habitus intellectuel"? Par ailleurs, quid de cet habitus? Enfin, la mode d'aujurd'hui peut-être la "ringardise" de demain. Or, cette dernière peut se révéler d'une incroyable lucidité. Qu'en pensez-vous? 
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F
<br /> Que de questions... Y répondre aujourd'hui serait ptécisément se complaire dans l'habitus intellectuel, dont un des travers est souvent l'excès de réflexivité, lequel tourne à la<br /> fascination narcissique, le côté "je me regarde faire, je m'écoute dire". Un billet réflexif tous les 15 jours est largement suffisant. Le mien était le "Figures de l'engagement" écrit hier. Il y a<br /> aujourd'hui bien plus de choses utiles à faire  que d'en prolonger encore le geste.<br /> <br /> <br />
P
bojour,Il arrive parfois que les appréhensions les plus abstraites de la réalité permettent de la saisir bien mieux que l'on y parviendrait si l'on était à proximité, voire sur le terrain. A partir du moment où l'on ne cède pas sur la pertinence ( et l'impertinence) du point de vue, que ce dernier soit "universitaire" ou celui du "bon soldat", il n'y a aucune raison d'opposer lesdits points de vue l'un à l'autre. Mais il est vrai que, par les temps qui courent, la mode exige que l'on s'en tienne au "juste milieu", à défaut d'atteindre le "milieu juste"... 
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F
<br /> Merci pour le commentaire. Le goût des petits débats entre têtes pensantes fières de penser éloigne nécessairement du réel (surtout vu l'état de délabrement actuel des institutions dans lesquelles<br /> sont enfermées lesdites têtes). Je maintiens ma position sur la distance entre les deux pôles que j'ai décrits. Au risque de passer pour un homme "à la mode" (on ne me l'avait jamais<br /> faite celle-là). D'ailleurs je n'ai pas parlé de "juste milieu" (notion aristotélicienne), mais de juste distance, une distance qui varie nécessairement suivant les moments (le kairos). De grands<br /> esprits ont fait de l'abstrait sans intellectualisme. Platon par exemple (celui que décrit Plutarque dans la Vie de Dion). Souvent avec bonheur, quoique pas toujours. Mais pour faire de la bonne<br /> abstraction, de l'abstraction en prise avec la vie, il ne faut pas se complaire dans l'habitus intellectuel.<br /> <br /> FD<br /> <br /> <br />