Hiérarchies dans les petits salons du livre
14 Novembre 2009 , Rédigé par Frédéric Delorca Publié dans #Ecrire pour qui pour quoi
Nous étions 4 à attendre le minibus à la gare RER (sur les 50 auteurs invités). Nous ne nous connaissions pas. Une femme et trois hommes. Dans le minibus, la femme - qui publie chez un petit éditeur, mais diffusé par le Seuil... - me dit "comment ça, vous ne restez pas pour diner ? mais si vous avez le prix ça la fichera mal". Elle a déjà songé au fait qu'on ne peut partir après le prix, ce qui ne m'a pas effleuré - et pour cause : je n'ai jamais pensé avoir el prix.
Nous arrivons au théatre où se passe le salon. Nous nous attendons à ce que les 4 soyons logés à la même enseigne et fassions la visite des lieux ensemble. Mais là, surprise : la femme qui était avec nous est prise à part. On ne la reverra plus. Première entorce à l'égalité : certains sont plus attendus que d'autres.
Deuxième source d'inégalité : dès que nous entrons dans le théatre, quelqu'un interpelle une des personnes parmi les trois qui restions. Il la connaît et lui parle de son livre. Les deux autres (moi et un vieux du minibus dont je n'ai jamais su le nom) seront livrés à eux-mêmes et priés de déjeuner par leurs propres moyens : outsiders d'emblée.
Après le déjeuner j'apprends que certains écrivains seront conviés à des tables rondes pour évoquer leur parcours, ce qui ne sera pas mon cas. On m'indique que les tables rondes ont été constituées par les personnels administratifs de la ville (une ville de droite, je le mentionne à toutes fins utiles quand on sait combien la fonction publique territoriale est politisée).
Au stand où je suis il y a trois écrivains. Une femme qui a publié chez un gros éditeur et qui a déjà fait six ou sept salons (dont celui de Paris). Une autre qui publie chez un petit en province et qui a fait un salon à Lyon (elle a connu cet éditeur en grenouillant dans le milieu littéraire et artistique de sa province).
La femme qui bosse chez le gros éditeurs en est presque une salariée. Elle vend pas mal, mais toujours avec des contraintes de délais et doit accepter que l'éditeur sabre ses textes (ce qui n'est pas mon cas). Je ne sais même pas si elle a le droit de choisir ses sujets. Celui de son roman est une biographie romancée d'une femme d'artiste (sujet en or, proche de l'essai, et cependant délassant pour le lecteur, qui attire beaucoup de monde). Elle signera beaucoup de livres.
Deux membres du jury successivement passent à notre stand - deux personnes âgées. L'une n'a pas lu mon livre, l'autre dit "c'est politique" en ayant du mal à cacher le mépris que le mot "politique" lui inspire. Il est clair que ce jury - quatre fois dix personnes, dont vingt dit ont ont lu tous les livres - sont des bourgeois retraités.
Le public qui vient au salon présente le même profil. Du coup la petite dame de Nice à ma droite a un avantage comparatif sur moi parce que son sujet - sur la mémoire des exilés italiens - ne choque pas et même attendrit les vieilles dames qui viennent assez nombreuses (peut être cinq ou six dans l'après-midi) demander des dédicaces. Il va sans dire que personne ne m'en demandera. De toute façon je ne suis pas venu pour ça. L'étude des mécanismes du salon m'intéresse davantage et dès 16 h j'ai quitté mon stand pour aller prendre un verre avec un pote à la buvette.
Le prix sera finalement remis par Dominique de Villepin (un ami du maire) à la jeune femme qui était dans le minibus le matin (et qui avait sans doute été briefée à ce sujet dès son arrivée). La machine littéraire bourgeoise aura tourné sur elle-même à plein rendement.
J'en ressors avec la conviction qu'il ne faut pas publier de livre (même si j'essaierai encore de caser un ou deux manuscrits qui restent dans mes tiroirs), en tout cas pas de la fiction. Un roman n'est publiquement défendable que s'il s'inscrit dans une thématique acceptable par des publics conservateurs. Les fictions qui sortent de ce créneau sont partout marginalisées. Il faut avoir le sentiment d'une profonde nécessité de ce qui est écrit pour ensuite le soumettre au public (ce qui était mon cas pour le premier roman mais ne le serait sans doute pas pour un second). Aussi bien les jurys que les visiteurs des salons (même des plus petits) sont extrêmement formatés dans leurs goûts. Seule une légitimation forte par un grand éditeur et un fort travail relationnel (par exemple des attachés de presse) avant le salon pourrait aider à infléchir un peu ce formatage, mais il est peu probable qu'aucun grand éditeur fournisse le moindre effort dans ce sens pour des ouvrages qui sortent du goût dominant. Autant dire par conséquent que le système est parfaitement verrouillé. Et qu'il vaut mieux donc soit écrire des essais solides, soit tenir des blogs sur Internet : ces deux voies sont les seuls moyens "d'écrire utile".
Partager cet article
Newsletter
Abonnez-vous pour être averti des nouveaux articles publiés.
Pages
Catégories
- 538 Le monde autour de nous
- 443 Colonialisme-impérialisme
- 314 Débats chez les "résistants"
- 303 Grundlegung zur Metaphysik
- 280 Peuples d'Europe et UE
- 172 La gauche
- 169 Billets divers de Delorca
- 152 Les Stazinis
- 141 Philosophie et philosophes
- 139 coronavirus-vaccination-big pharma
- 124 Proche-Orient
- 117 Le quotidien
- 109 Christianisme
- 94 Revue de presse
- 89 Divers histoire
- 83 Ecrire pour qui pour quoi
- 74 Les rapports hommes-femmes
- 71 Lectures
- 69 Actualité de mes publications
- 64 Cinéma
- 63 George Soros
- 61 Bill Gates
- 52 Les régimes populistes
- 50 1910 à 1935 - Auteurs et personnalités
- 50 Abkhazie
- 49 Béarn
- 49 Souvenirs d'enfance et de jeunesse
- 46 La droite
- 43 Donald Trump
- 43 Transnistrie
- 34 Espagne
- 33 Aide aux femmes yezidies
- 31 Barack Obama
- 27 Antiquité - Auteurs et personnalités
- 20 XIXe siècle - Auteurs et personnalités
- 18 La Révolution des Montagnes
- 16 1950-75 : Auteurs et personnalités
- 16 Vatican
- 15 Avortement
- 13 Programme pour une gauche décomplexée
- 13 XVIIIe siècle - Auteurs et personnalités
- 12 Atlas alternatif
- 9 Asie
- 7 1950-75 : Auteurs et personnalités
- 7 Au coeur des mouvements anti-guerre
- 7 Conférences vidéos de résistants
- 7 Renaissance - Auteurs et personnalités
- 7 Un livre épuisé sur D. Albert
- 6 ICD
Commenter cet article