Articles avec #interviews-reportages videos realises par fd tag
Interview de Denise Albert
Voici l'extrait d'une interview que j'ai réalisée avec deux camarades en Seine-Saint-Denis en décembre dernier de Denise Albert, ancienne résistante FTP. J'essaie de faire un petit bouquin à partir de cette interview.
Vassia, la Grèce, les guerres des Balkans
J'ai souvent parlé du site Résistance, une site très fourni que nous tenions en 2000, mais qui, en raison de l'instabilité psychique de sa websmestre (qui n'a gardé aucune copie de sauvegarde), a sombré corps et âme en 2001. Heureusement il m'en reste quelques archives sur mon ordinateur personnel. En voici une, une interview du 14 juillet 2000 - il y a tout juste 10 ans.
C'est l'occasion pour moi de rendre hommage à l'engagement politique et intellectuel de Vassia Karabelia, qui vient de terminer sa carrière d'historienne de l'art à l'Insititut néo-hellénique de Paris IV. Comme beaucoup de gens qui peinent aujourd'hui à trouver une voie d'action dans les structures politiques classiques, elle continue à entretenir une morale altruiste chez ses contemporains en déployant une action humanitaire pour des villages incendiés dans le Péloponnèse. Ce genre de petite action est peut-être un facteur de préparation ou d'entretien de l'éthique anticapitaliste à la Arnsperger. D'ailleurs aider la Grèce est peut-être plus qu'opportun à l'heure où ce pays, attaqué par les spéculateurs et étranglé par l'Union européenne, entame une nouvelle grève générale. Si vous souhaitez vous associer aux initiatives de Vassia faites moi signe !
Par ailleurs je joins à cela trois autres interviews réalisées en 2000. Je ne suis pas forcément d'accord avec les gens que j'interviewe (cela ressort d'ailleurs dans la tournure de mes questions ou dans leurs réponses), mais ce sont désormais des documents à valeur historique).
----------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Flash-back sur la résistance anti-OTAN de 1999
Interview de Vassia Karkayani-Karabelias
Vassia Karkayani-Karabelia est maître de conférence en histoire de l’art grec moderne et contemporain à l’Institut néo-hellénique de l’université Paris-IV-Sorbonne. Née en Grèce à Volos, en Thessalie, elle est arrivée en France à l’âge de 20 ans, en 1967, comme étudiante en art et archéologie. L’an dernier elle a milité contre les bombardements, et nous l’avons rencontrée pour la première fois lors de la conférence de Collon-Halimi du 7 juin 2000 (il s’agit de la « dame brune » que nous citons dans notre page). Comme beaucoup de gens qui ont des choses intéressantes à dire, Vassia n’a pas l’habitude des interviews. Pourtant son témoignage et son point de vue apportent un éclairage essentiel sur des aspects fondamentaux de la résistance à l’agression de l’OTAN dans les Balkans. Propos recueillis dans un café près de Montparnasse, le vendredi 14 juillet 2000.
Frédéric Delorca : – Vassia, vous avez participé à un grand nombre de manifestations contre les bombardements l’an dernier. A lire les journaux, à l’époque, le grand public pouvait avoir l’impression que seuls des « extrémistes serbes » protestaient contre les bombardements en France. Mais, en définitive, il n’y avait pas qu’eux.
Vassia Karkayani : – Pour être franc, le mouvement de résistance a été beaucoup plus faible en France que partout ailleurs en Europe pour des raisons qui méritent d’être étudiées. Mais il serait faux de penser qu’il ne s’est rien passé, et il est encore plus faux de dire que seuls des « extrémistes serbes» manifestaient.
FD – Lors de la conférence de Collon et Halimi vous avez parlé d’une conférence à l’école nationale supérieure.
VK – Oui, c’était une manifestation assez tardive qui a eu lieu en mai je crois. Christophe Chiclet, qui collabore au Monde Diplomatique, et qui a fait une thèse sur l’histoire du Parti communiste grec, a organisé une réunion à l’ENS à laquelle participait également Vidal-Naquet. La salle était archi-pleine. Lors de cette réunion, on a rencontré des Serbes que nous n’avions jamais rencontrés ailleurs et qui ont exprimé leur critique contre tout ce qui se passait autour de l’église orthodoxe serbe. C’est là que nous avons pris conscience du fait que toutes les forces hostiles aux bombardements en France étaient complètement éparpillées. Les non-Serbes anti-bombardements n’étaient pas dutout organisés. Et les Serbes étaient aussi divisés entre ceux – issus des milieux de droite – qui gravitaient autour de l’église orthodoxe et les autres. Moi-même étant athée je me sentais proche des seconds, les Serbes non-religieux, mais je collaborais avec tout le monde sans problème.
Comme je l’ai dit lors de la conférence dans les locaux du journal Le Monde, et contrairement à ce qu’ont écrit des gens comme Huntington, Kristeva ou Lacarrière, ce n’est pas l’attachement à l’orthodoxie qui fonde la solidarité entre les Grecs et les Serbes d’aujourd’hui. Ce sont surtout d’autres valeurs. C’est le souvenir de la Seconde Guerre mondiale où Serbes et Grecs ont retenu pendant plusieurs mois les troupes allemandes et italiennes tandis que Bulgares, Albanais, Croates, Roumains, Tchèques et Turcs s’étaient ralliés à l’Axe.
Et ce souvenir est très vivace, même quand vous parlez avec des Yougoslaves qui ne sont pas communistes ou qui sont issus de familles monarchistes. Bon, en ce qui me concerne je ne suis d’aucun de ces deux côtés. Je reste idéaliste et à gauche, mais je n’ai jamais approuvé ce qui se passait dans les régimes dits « communistes ».
FD – Vous n’appartenez à aucun parti politique ?
VK – Non. J’ai adhéré au parti socialiste français en 1988 en réaction aux actes odieux des gendarmes, commis dans la grotte d’Ouvéa en Nouvelle-Calédonie. J’ai milité à la base pendant sept ans, y compris au sein d’un comité d’arrondissement, mais sans vraiment me sentir à l’aise dans ce parti, et je l’ai quitté en 1995, au moment du génocide du Rwanda, écoeurée par l’attitude des dirigeants socialistes dans cette affaire.En fait, ce fut la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. J’avais conscience depuis longtemps du fait que l’attachement du parti socialiste au status quo allait dans le sens d’une logique conservatrice et néo-libérale. Depuis lors je ne suis dans aucun parti, mais je reste militante de gauche, je reste « agitateur culturel et politique » de gauche.
Quand j’étais plus jeune, j’étais proche du Parti communiste « de l’intérieur » grec (c’est à dire le PC anti-stalinien). Je suis arrivée en France en 1967 pour fuir la dictature. Ma vie politique s’est formée dans la résistance à la dictature grecque et aussi dans l’enthousiasme de cette « étincelle poétique » dont parle Philippe Sollers que fut mai 68 en France. (En quelques semaines toutes les hiérarchies avaient basculé et tout devenait possible. Depuis lors les opportunistes, très présents aujourd’hui dans les médias, ont repris le dessus, mais nous sommes encore nombreux à rester réalistes et à demander l’impossible).
J’insiste sur le fait que je ne me suis jamais fait aucune illusion sur les régimes communistes, comme je ne m’en fais aujourd’hui aucune sur le gouvernement de M. Milosevic. En 1974, j’ai fait un voyage en Roumanie qui m’a montré toute la dimension dictatoriale du régime de M. Ceaucescu. Quand je suis rentrée en Grèce et que j’ai raconté tout ça, cela a fait beaucoup de peine à mon père, ex-résistant sous l’occupation nazie et qui a toujours été un communiste « orthodoxe » - et par là il faut entendre un communisme idéaliste et humaniste.
Il est mort l’an dernier au moment des bombardements. En 1990, quand la Croatie avait fait sécession de la République fédérale yougoslave, il m’a livré l’analyse suivante : « L’Allemagne a perdu la première et la deuxième mondiale. Elle est en train de gagner la troisième guerre mondiale sans combattre ». Il n’avait pas tout-à-fait tort, sauf qu’il n’y a pas que l’Allemagne qui est en cause…
FD – Justement quelle a été votre attitude pendant la guerre de Croatie et de Bosnie ?
VK – J’étais bien évidemment contre la politique de l’Occident dès ce moment-là. Ca se voyait que l’objectif était le démantèlement de la fédération yougoslave. Et l’hypocrisie européenne était déjà incroyable et manifeste : d’un côté on se battait pour une Europe unie, une confédération européenne, et, d’un autre côté, on démantelait la confédération yougoslave sous des prétextes qu’on n’accepterait pas pour notre pays. Les Français ne veulent pas entendre parler de l’autodétermination de la Corse, de la Bretagne, de l’Alsace, ou du Pays-Basque et ils soutiennent celle de la Croatie, alors que c’est le même problème.
Cela ne signifie pas pour autant que j’approuvais la politique de Milosevic. Bien au contraire. Depuis 1989, la revue à laquelle je collabore en Grèce, « Anti », n’a cessé de dénoncer les erreurs de Milosevic, tout en tirant la sonette d’alarme pour dire que la politique de M. Milosevic risquait de conduire à une intervention occidentale. Mais, au fond, c’est ce que l’Occident voulait, n’est-ce pas ? On peut penser que, depuis 1989, les Occidentaux faisaient tout pour qu’on en arrive là. Milosevic, peut-on dire, est en quelque sorte la création des Américains. Jusqu’à une certaine date il a été leur enfant chéri, ainsi que des Européens qui l’ont beaucoup ménagé à Dayton.
Mais on ne peut pas retracer l’historique des choses quand on parle avec les gens. On nous taxe de « bruns-rouges » de « fascistes » etc. pour nous empêcher de reconstituer l’histoire et de montrer qui est vraiment responsable des drames qui sont survenus.
Pour nous qui restons animés par certains idéaux comme l’indépendance des pays, la liberté des peuples, contre l’imposition de destins politiques par des puissances étrangères, contre le capitalisme, contre la mondialisation, nous paraissons bizarres aux yeux de la société qui nous entoure, on évolue dans un désert.
Pendant les bombardements, on était littéralement malades, et on croyait vraiment tomber dans la paranoïa, puisque même nos meilleurs amis « de gauche » en France soutenaient les bombardements. Quelques jours après le début des bombardements déjà je croyais devenir folle. Les voisins dans l’immeuble, les gens à l’université, tout le monde désapprouvait mon point de vue et répondait à mes arguments par un silence hostile. Je me rappelle une dame qui était pourtant très bien intentionnée avec moi, une médecin. J’attendais l’ascenseur. Elle me dit « Qu’est-ce que vous avez ? » Je dis : « Ca ne va pas bien » Et la dame me répond : « Je vous comprends… La position de la Grèce est absolument inexcusable ! » (rire). Parce que la Grèce était très violemment anti-bombardements (des centaines de milliers de gens manifestaient à Athènes, à Thessalonique, et ailleurs).
J’ai téléphoné, au début des bombardements, à mon directeur de thèse et ami, O., un grand ami de la Grèce, professeur de philosophie, une des personnalités qui nous ont le plus aidés pendant la dictature avec Vidal-Naquet et Vernant. J’attendais de lui du réconfort. Il m’a critiquée très violemment en disant qu’il n’était pas possible que moi je puisse défendre cette position-là, qu’il n’était pas possible de laisser exterminer tous les Albanais (c’était la période où on nous faisait croire que les Serbes avaient commis un génocide, l’époque où il était impossible d’expliquer que les massacres d’Albanais étaient le RESULTAT des bombardements et non le motif légitime pour une intervention).
Bien sûr j’étais sensible à l’exode des Albanais. Nous, les Grecs, on a connu bien des exodes. La famille de ma mère est réfugiée de Thrace orientale. Mais l’on savait bien que cet exode albanais était le résultat d’une stratégie militaire désespérée PROVOQUEE par l’OTAN, et non le fruit d’une intention génocidaire du gouvernement yougoslave. Les massacres existaient des deux côtés, mais il était ridicule de parle de « génocide ».
Mais il était impossible de faire entendre cela. Même mon mari qui est d’origine lointaine gréco-albanaise approuvait au début les bombardements, impressionné par les commentaires grandiloquents des images diffusées par les journaux et la télévision.
FD - Votre mari est Albanais ?
VK – Non – de lointaine origine seulement : de ceux qui ont immigré en Grèce à partir du XIV ème siècle. Vous savez que la moitié des partisans qui libérèrent la Grèce au XIX ème siècle étaient d’origine albanaise, quoique de religion grecque orthodoxe. Il n’y avait pas de frontière entre les pays balkaniques sous l’occupation turque. Les frontières sont récentes. Elles ont été créées par les puissances occidentales au XIX ème siècle, puis au XX ème, ce qui a provoqué toutes les crises balkaniques que l’on sait.
Donc oui, mon mari a été sensible à la propagande médiatique. Cela fait froid dans le dos quand on repense aux absurdités qu’on nous faisait croire. Par exemple cette histoire selon laquelle tous les hommes albanais avaient été tués par les Serbes et que les femmes s’enfuyaient seules avec les enfants et les vieillards. Alors qu’il suffisait de regarder les images pour voir qu’il y avait des hommes dans les colonnes de réfugiés et au volant de leurs voitures. Ca me rappelait ce qu’écrivait Barthes sur la légende des photos et des affiches publicitaires : ce qu’il y a à voir n’est pas ce que vous voyez mais ce qu’on vous dit de voir !
Et tous ces mensonges à propos du « génocide ». Cela me fait penser à un livre de Heinz Richter[1] et dont je vous soumets un extrait que j’ai fait traduire par mes étudiants à Nanterre. Cet extrait concerne la propagande du Foreign Office britannique à la fin de la Seconde guerre mondiale, quand les Anglais voulaient discréditer l’ELAS, mouvement de résistance à prédominance communiste auquel avaient collaboré tous les courants démocratiques anti-fascistes. Londres voulait à l’époque démanteler ce mouvement pour remettre au pouvoir le roi, compromis dans la dictature de Metaxas en 1940, et dont de nombreux officiers avaient collaboré avec les Allemands contre les résistants :
« On a vu tout-à-l’heure, les propos cyniques de Mc Millan concernant les otages de l’ELAS (Armée populaire de Libération nationale – communiste) et les possibilités d’exploitation à des fins de propagande qu’ils offraient aux Britanniques. Aussitôt après le cessez-le-feu, les Britanniques, parallèlement aux pourparlers pour la paix, ont commencé à alimenter l’appareil de propagande avec des rapports sur les atrocités commises par l’ELAS. Liper s’est empressé d’apporter des « rapports objectifs » et des « documents » qui ont été publiés en janvier dans un livre Blanc à Londres. Le 18 janvier, Churchill a utilisé ces éléments, lors d’une discussion à la Chambre des Communes et a parallèlement accusé l’ELAS de n’avoir pratiquement rien fait contre les Allemands pendant l’occupation. Par la suite, il a lu une série de rapports concernant la prise d’otages ainsi que leur exécution par l’ELAS à Peristeri. Ces descriptions ont été complétées par un rapport de la délégation des associations des Travailleurs britanniques conduite par Sir Walter Citrine qui avait visité Athènes le 22 janvier. D’après ce rapport, l’ELAS, peu avant son retrait, avait installé à Peristeri des tribunaux improvisés qui avaient condamné à mort environ 1500 « traitres et ennemis ». leurs corps avaient été jetés dans des fosses communes et avaient été recouverts à la hâte de terre. Citrine lui-même avait vu 250 cadavres. Ce rapport « objectif » a beaucoup contribué à faire basculer l’opinion publique en Grande-Bretagne aux dépens de l’ELAS .
Concernant ce rapport des syndicats,il existe certains doutes. Un militaire britannique des forces d’intervention, Colin Wright, a écrit le 10.2.45 dans une lettre relative à la mission Citrine : « Citrine est apparu et a disparu presque immédiatement. Quel fut le résultat de sa visite ici ? Le temps de son séjour, il a demandé certains renseignements provenant essentiellement de gens de droite, à l’hôtel « Grande Bretagne ». Dès le début de sa visite il a fait comprendre ce qu’il voulait voir et entendre.»(..) Et le 13 mars il ajoute : « L’EAM mène des enquêtes concernant les atrocités, mais je crois que la plupart d’entre elles se révèlent inexistantes. Il circule ici des rumeurs selon lesquelles la droite a utilisé beaucoup de machinations contre la gauche. Des gens qui sont morts de mort naturelle ont été déterrés. On leur a coupé nez et oreilles, on leur a arraché les parties génitales. Après ils les ont présentés comme des cadavres de victimes de l’ELAS » (…) Le but de cet ouvrage n’est sûrement pas de retirer les charges contre l’ELAS. Il est naturel que des atrocités aient eu lieu, comme c’est d’ailleurs le cas dans toutes les guerres civiles. Mais il faut prendre en compte le climat général qui régnait à Athènes à cette époque-là. A l’hystérie d’une guerre civile a été ajoutée une certaine expérience des atrocités commises lors de l’occupation. La vie humaine à Athènes n’avait aucune valeur. Des vengeances personnelles et des crimes de la pègre ont eu lieu. Il est néanmoins improbable que l’ELAS ait procédé à des crimes à des crimes organisés et surtout dans un quartier d’Athènes juste avant son retrait. Il existe aussi un autre point de vue qu’on doit prendre en considération : pourquoi l’ELAS laisserait derrière elle, juste après sa reddition, et en pleine Athènes, une telle accusation contre elle-même ?
En récapitulant, on se rend compte que l’accusation contre l’ELAS relative aux meurtres massifs ne tient pas debout. (…) Certaines publications et des communiqués semi-officiels grecs ont décrit les atrocités de la gauche. Mais rien n’a été dit à propos des déportations de milliers de citoyens par les Britanniques et le gouvernement grec. Pas un mot n’a été prononcé concernant les extrémistes de droite, pour les milliers de morts tués par l’artillerie britannique, par les bombes et les roquettes lancées des avions britanniques sur les quartiers populaires d’Athènes. »
Vous voyez : le parallèle avec l’affaire du Kosovo est saisissant. Ce sont toujours les mêmes schémas de désinformation, fabriqués par des états-majors… à Timisoara c’était pareil..
FD – Revenons d’un mot à la résistance aux bombardements dans le Quartier Latin. Il n’y a pas eu que la conférence de Vidal-Naquet à l’ENS…
VK – Non. Il y a eu de très nombreuses manifestations qui, même si elles n’ont pas rassemblé des foules (loin de là…) ont eu le mérite d’exister. Des articles ont également paru dans les journaux contre la guerre, essentiellement après le premier mois des bombardements. Pendant les premiers temps, vous le savez, la désinformation, la censure peut-on dire, étaient de règle. Ce n’est qu’à travers Internet que nous avons eu les premiers textes de N. Chomsky, de Peter Handke, de Harold Pinter, de V. Volkoff, Max Gallo, Régis Debray et d’autres. Les grands journaux d’opinion, Le Monde en tête, n’ont pas brillé par leur objectivité… Lorsque certains articles ont commencé à être publiés – ceux de Debray, de Badiou, de Jean Clair – , ils étaient noyés dans l’hystérie enragée des partisans de la « première guerre socialiste » - slogan lancé par Tony Blair, repris par nos dirigeants politiques et par tous les cabotins médiatiques Finkielkraut, Kouchner, Glucksmann, et surtout BH Lévy, ce dernier ex-chantre des talibans afghans, et complice des extrémistes en Algérie, en Croatie et en Bosnie, continuant brillamment sa carrière comme défenseurs des criminels de guerre de l’OTAN au Kosovo … Je regrette que Cornelius Castoriadis ne soit plus de ce monde pour dévoiler comme il le fit souvent ce genre d’escroquerie médiatique.
La première manifestation eut lieu dès le 26 mars, place de l’Opéra, à l’appel du PCF. C’était lamentable : on était mois de deux cents. Mais ces militants du PC on les a retrouvés par la suite dans toutes les réunions ou manifestations, même après la défection de leur parti. La cellule du PCF du V ème arrondissement est restée mobilisée pendant toute la période de la guerre.
Il y eut aussi la seule grande manifestattion entre République et Bastille qui réunit environ 5 000 personnes – au même moment à Berlin et à Rome ils étaient des centaines de milliers...
Par ailleurs je me souviens aussi d’une manifestation du 1er avril organisée par le Comité étudiant de réconciliation franco-serbe, d’une conférence à la mairie du IX ème arrondissement avec le Dr Maritza Mattei, Suzanne Vernet etc. Et encore d’une mobilisation le 4 mai à l’appel du Parti des travailleurs, avec la participation d’autres groupes comme la Conférence mondiale de la Jeunesse pour la révolution, qui se sont réunis à la Mutualité. Il faut citer aussi un petit rassemblement de militants du PCF au Café du Croissant (lieu symbolique du socialisme français). Le 12 mai, la Communauté hellénique de Paris a organisé une soirée de solidarité avec le peuple yougoslave. Tous les samedis le Comité d’action contre la guerre organisait un rassemblement pacifiste. Diverses autres réunions ou manifs eurent lieu : la manif du Collectif Non à la Guerre (proche de l’extrême-droite) le 1er juin, la réunion organisée par un collectif d’ étudiants de la Sorbonne, amphi Bachelard, où l’on a retrouvé MM. de la Gorce, Bourget, Motchane etc dans le cadre d’un débat sur les enjeux stratégiques dans les Balkans.
Et puis n’oublions pas une conférence anti-bombardements organisée par M. Mélenchon et la gauche socialiste à la Sorbonne dès le premier mois. L’amphithéâtre Louis Liard était archi-plein. L’information y était correcte. Mélenchon a déclaré qu’il se battrait à l’intérieur du PS contre les bombardements, mais qu’il ne démissionnerait pas.
Au sein de l’establishment parisien, Marianne a joué un grand rôle contre les bombardements. Ils ont organisé le deuxième grand rassemblement après celui de la gauche socialiste. C’était à la maison de l’Europe. JF Kahn et Régis Debray y participaient.
Et puis j’oubliais : le rassemblement à l’Assemblée nationale où Finkielkraut s’est fait copieusement huer. Il faudra un jour dresser l’inventaire pour savoir combien de gens dans ce pays sont restés lucides face à l’abrutissement médiatique.
Les Grecs, qui étaient mieux structurés que la communauté serbe, ont organisé plusieurs réunions au siège de la communauté hellénique.
Il y a eu deux ou trois manifestations au Trocadéro, où il y avait plein de drapeaux royalistes, ce qui m’a gênée, mais il n’y avait pas le choix. C’est ce que les Français comprenaient mal. Ils nous taxaient de « sympathisants de Milosevic » et nous leur disions : « Mais, voyez, c’est ridicule : il y a avec nous des gens qui ont émigré pour échapper au régime de Milosevic !» (des royalistes, des socialistes, des démocrates – tous étaient contre l’OTAN).
On a eu le même problème lors de la « grande » manifestation organisée par le PC entre République et Bastille. Quelques nationalistes serbes – minoritaires – et quelques partisans de Le Pen étaient dans le défilé, ce qui fournit toujours un prétexte à la presse pour nous discréditer. Mais on ne pouvait pas éviter que cela se produise, même si la majorité écrasante des gens dans la manifestation n’étaient ni nationalistes ni d’extrême-droite.
Et puis il y a toujours les provocateurs. Place Saint-Michel, une fois, lors de nos manifestations hebdomadaires du samedi, je parlais avec un groupe de femmes. Un homme est arrivé, grand, mince, très agressif. Il nous a traitées de « salopes » et nous a demandé, haineux, si nous n’avions pas honte de « soutenir les crimes de Milosevic ». Les femmes étaient hors d’elles. Elles lui ont dit que ça n’avait rien à voir avec Milosevic, et que leurs mères, pères, leurs enfants, leur famille étaient sous les bombes … Il a commencé à empoigner une des femmes qui parlaient avec moi, à l’attraper par le col, puis à lui tirer les cheveux. Des jeunes gens du service d’ordre, des Serbes, se sont alors précipités. Ils ont commencé à bousculer le type pour l’empêcher de frapper. Nous nous lui disions de partir, mais il restait, comme, s’il faisait exprès de s’exposer à la colère du service d’ordre. Finalement ils en sont venus aux poings. A un moment l’ homme est tombé, il saignait au front. Nous avons eu très peur. La police est arrivée. Elle a interpelé trois jeunes Serbes du service d’ordre. Le lendemain, avec mon amie Catherine Teuler, nous sommes allés au commissariat pour faire notre déposition et expliquer que c’est le type qui avait provoqué les violences. Compte tenu du climat anti-serbe qui régnait nous étions inquiètes, mais, nous avons eu de la chance. La commissaire de police semblait avoir une certaine sympathie pour nous et les trois Serbes ont été relâchés. J’ai appris par la suite que le provocateur aurait été albanais. Il ne lui était heureusement rien arrivé de grave.
FD – Au niveau du corps enseignant y avait-il un soutien contre les bombardements ?
VK – Très peu. Nanterre était un peu plus sensible à notre cause que la Sorbonne, mais globalement peu de choses. C’est plus autour de Badiou à Jussieu que les gens se sont sentis concernés. Pour la plupart, nous étions de petits groupes, on agissait comme on le pouvait. Avec Catherine, nous avons envoyé des centaines de fax et fait des centaines de photocopies d’articles (de Debray, Handke, ou de Jean Clair, le directeur du musée Picasso -« De Guernika à Belgrade »-, qui d’ailleurs après ça s’est fait étriller par la « communauté culturelle » parisienne).
FD – Et en ce qui concerne les artistes ? les critiques d’art ?
VK – Rien du tout. J’ai écrit à l’Association internationale des critiques d’art dont je fais partie. Aucune réaction.
FD – L’appel de Bourdieu-Vidal-Naquet « Pour une paix durable dans les Balkans » a-t-il eu un effet mobilisateur dans le quartier latin ?
VK – Non. On attendait beaucoup de Bourdieu qui est une personnalité importante. Mais il nous a déçus, son texte était très ambigu. J’ai refusé de le signer.
Tout le monde est tombé dans le piège de la désinformation. Regardez jusqu’à quel point d’hypocrisie et de mensonge est arrivé le journal Le Monde ! Ca me rendait malade ! Et Libération était encore pire ! Seul Le Monde Diplomatique (comme Marianne) faisait un effort d’objectivité.
Quand je suis revenue l’an dernier en Grèce pendant les vacances de Pâques, c’est la première fois que j’ai commencé à avoir de l’estime pour la télévision grecque ! parce que j’y entendais enfin des débats « pour et contre » les bombardements, alors qu’en France le débat était impossible. Il est vrai aussi que l’anti-américanisme, très fort en Grèce depuis que les USA ont engendré et soutenu la dictature en 1967-74, nous aide à être plus lucides…
FD – Ismail Kadaré accuse les Grecs d’être anti-Albanais, qu’en pensez-vous ?
VK – Ismail Kadaré est un bon écrivain mais qui a proféré d’énormes conneries depuis deux ans et se livre à des malversations historiques indignes de sa renommée. Le prétendu sentiment anti-albanais des grecs est largement une invention, ou, s’il existe, il est très relatif, et il faut replacer tout cela dans un contexte très précis. En ce moment, la Grèce a, sur son territoire, officiellement environ 700 000 travailleurs albanais. Après la chute d’Enver Hoxha, l’Albanie qui était déjà pauvre a sombré dans la misère. Beaucoup d’Albanais ont émigré. L’Italie leur a fermé ses frontières – elle les a même jetés à la mer, vous vous rappelez !, la Grèce les a accueillis. La Grèce a probablement un peu de mal à s’adapter à son nouveau statut de pays d’immigration – il y a aussi de nombreux Philippins, des Pakistanais, des Ethiopiens, des immigrés d’Europe de l’Est etc.
Il faut par conséquent éviter les généralisations. Il y a en Grèce des travailleurs albanais, et de qualité. Grâce aux maçons albanais, les constructions traditionnelles en pierre de taille sont en train de renaître dans les campagnes grecques. Je connais aussi des Albanais sincèrement épris d’un souci d’intégration dans la société grecque ou qui sont déjà bien intégrés. Dans la région de ma famille, il n’y a jamais eu d’incidents.
Mais à Athènes et dans quelques autres régions, il y a eu beaucoup de vols et de crimes crapuleux qui ont ému l’opinion publique. Leurs auteurs étaient albanais. Evidemment, les Albanais qui se livrèrent à ce type d’exaction, il faut parfois comprendre leur situation. Ils viennent d’un pays extrêmement pauvre où le niveau culturel est très bas. Ils sont comme les Grecs d’Epire au lendemain de la guerre. Ces Grecs émigraient vers l’Allemagne où ils se livraient aussi à des vols, à des agressions diverses. Certains Albanais agissent de la même façon chez nous. Et puis il y a la mafia, le trafic de l’héroïne. C’est cela qui a pu aussi provoquer certains réflexes anti-albanais en Grèce. Et c’est vrai que les autres communautés d’immigrés ne posent pas ce genre de problèmes. Mais, là encore, il ne faut surtout pas généraliser. La petite-fille de l’employée de maison albanaise de mon cousin en Grèce est la meilleure élève de sa classe. L’envie de réussite sociale et d’intégration existe donc aussi.
Cela dit la guerre n’a pas arrangé les choses dans les rapports gréco-albanais, c’est certain. Certains aspects sont peu connus en Occident. Par exemple ceci : pendant la guerre l’UCK (les alliés de l’OTAN) a très largement mobilisé parmi les ouvriers Albanais en Grèce. Dans ma région, on leur donnait 3 millions de drachmes (55 000 F) pour qu'ils aillent combattre dans les rangs de l’UCK, alors qu’ils ne gagnent normalement que 250 000 drachmes par mois environ. Donc les ouvriers albanais attirés par l’appât du gain et très imprégnés de nationalisme, ont très largement quitté la Grèce pour aller combattre les Serbes. Ca a créé des tensions avec les Grecs qui restaient fermement histiles à l’action de l’OTAN, surtout quand les Albanais sont revenus, à la fin de la guerre : les Grecs, tout en les employant à nouveau, n’avaient plus les mêmes sentiments à leur égard. Je pense que ça va se dissiper mais c’est un fait que je peux, malheureusement, comprendre.
FD – N’y a-t-il pas un certain nationalisme grec ?
VK – Evidemment il y en a un, et il est attisé par l’Eglise orthodoxe. Mais je ne suis pas sûre qu’il soit plus fort que dans les autres pays européens. La presse occidentale le surestime à dessein. Les Grecs se souviennent d’un article publié dans le Figaro vers la fin des bombardements sur le thème de la « xénophobie » des Grecs à cause de notre engagement anti-OTAN : l’auteur de l’article était un journaliste qui avait bénéficié pendant trente ans de l’hospitalité des Grecs sans jamais rendre un café à ses hôtes… pour ma part je le déclarerais bien personna non grata en Grèce !
Et puis, le renouveau du nationalisme n’est pas le propre des seuls Grecs aujourd’hui. Malheureusement nationalismes et fanatismes religieux ressurgissent partout en Europe. C’est peut-être une réaction face au nivellement que crée la globalisation néo-libérale.
FD – Quelles conclusions tirez-vous de votre action militante depuis dix-huit mois ?
VK – Que c’est très difficile. La société française est très inerte face à l’OTAN et aux crimes de guerre que l’Occident a commis, ainsi que face au sort de la population serbe. Je crois qu’il faut qu’on s’organise mieux. Je crois beaucoup au pouvoir de la culture. Il faut qu’on montre aux Français que les Serbes ne sont pas des « fascistes » des « rouges-bruns », des nationalistes bornés et sanguinaires etc. Il y a des philosophes, des scientifiques, des hommes de lettres, des écrivains, des artistes de première qualité en Serbie. Il existe notamment un excellent cinéma yougoslave. Il y a une histoire serbe, qui recoupe l’histoire des Balkans, l’histoire d’Europe centrale, l’histoire européenne en général et cela, les Français l’ignorent très largement. Organisons des manifestations culturelles, des expositions, et essayons de comprendre la complexité des événements historiques et leur retombées sur le présent aussi bien là-bas que chez nous, ici. Ce ne sera pas seulement en faveur de la Serbie, ou de l’ex-Yougoslavie : ce sera en faveur de tous les peuples du sud-est européen, de nous tous finalement. Il nous faut informer les gens et nous informer nous-mêmes aussi objectivement que possible, lutter contre la perte de mémoire historique, contre l’amnésie généralisée, chez les autres et chez nous-mêmes, nous battre contre la social-barbarie des classes dirigeantes européennes actuelles, contre leurs mensonges à tous les niveaux, leur escroquerie. Il n’y a pas d’autre voie : pour survivre il faut résister.
Un des derniers souvenirs que je garde de mon père, quelques jours avant sa mort et tandis qu’il était allé manifester, la veille, à Volos, contre les bombardements est le suivant. On était à table et on regardait les informations. Et on a vu les bombardements de la télévision yougoslave par les Américains et leurs complices. J’essayais de contenir mes sanglots – derrière un bouquet de fleurs je cachai mon visage. Mon père qui avait un peu perdu la vue se rendit compte que je pleurais. Le plus calmement du monde, quoiqu’il était lui-même bouleversé, il m’a dit tendrement : « Eh, qu’est-ce que tu fais ? tu pleures ? Il ne faut pas pleurer. Nous on est des combattants ! il faut qu’on se batte ! ». Il avait 90 ans. C’était un grand homme.
Propos recueillis par Frédéric Delorca, le 14 juillet 2000
-----------------
Interview de Vesna
- Vesna vous vous êtes faite connaître l’an dernier par une lettre ouverte que vous avez publiée dans l’Humanité (datée du 16 mai 1999), vous vous présentiez alors comme une Serbe de France, à la fois résolument opposante à Slobodan Milosevic, et, en même temps, soucieuse de dénoncer les bombardements et les calomnies anti-serbes diffusées dans la grande presse occidentale. Aujourd’hui Arte et France Culture vous commandent des émissions, est-ce que ceci augure d’un retournement des médias français?
- Il est trop tôt pour le dire. La lettre que j’avais adressée à cinq ou six grands journaux l’an dernier n’a été publiée que par l’Humanité qui était parmi les rares organes à essayer d’entendre le point de vue des Serbes. Puis j’ai réalisé un film en Serbie, la cassette a intéressé Arte et France Culture. Tout cela touchera peut-être un public restreint mais c’est un début. J’ai aussi pris contact avec Christine Ockrent et d’autres journalistes. Il faut bien essayer. Jusqu’ici les Serbes de la diaspora n’ont pas su défendre leur image. Ce n’est pas en criant « Serbie ! Serbie ! » ni en s’alliant avec l’extrême-droite comme le font certains qu’on améliorera l’image des Serbes dans l’opinion publique française. La réunion commémorative du premier anniversaire des bombardements à la mairie du IX ème arrondissement était à cet égard consternante. C’est le meilleur moyen de cautionner la diabolisation des Serbes. L’ennui c’est que les Serbes qui ne sont pas de ce bord-là (nationaliste) et qui sont plutôt des intellectuels de gauche n’osent pas s’exprimer et évitent de s’engager sur la question de la Yougoslavie. Or il existe une façon raisonnable et juste de montrer aux Français que les Serbes ont été des victimes dans l’éclatement de la Yougoslavie, pas des agresseurs, et qu’ils avaient des raisons légitimes de se défendre. C’est le moment ou jamais d’inventer un moyen plus intelligent de demander justice pour les Serbes. J’ai donc décidé de témoigner, de faire des interviews, sans cautionner aucunement ni le nationalisme, ni Milosevic, ni les mensonges de l’OTAN. Il faut faire comprendre aux Occidentaux que la situation balkanique n’était pas si simple, que tout n’était pas de la faute de Milosevic, que l’OTAN a fait preuve d’un cynisme encore supérieur à celui de Milosevic en favorisant le nettoyage ethnique anti-serbe en Krajina et au Kosovo, sans être pour autant complaisant à l’égard du gouvernement serbe.
- Vous avez vous-même connu d’assez près la situation yougoslave dans les années 1990…
- Je suis franco-serbe, donc un peu étrangère en Serbie. Mes parents sont venus en France en 1972 pour travailler comme ouvriers dans une usine d’équipement automobile dans les Vosges. Etant arrivée en France en 1975, à l’âge de cinq ans, je parle le Serbe avec un accent, mais nous n’avons jamais perdu le contact avec la Serbie. Les émigrés yougoslaves venaient en France avec l’idée de faire de l’argent et de repartir chez eux dès que possible. Seule la guerre les a empêchés d’y retourner. Donc tous les étés nous revenions au village natal. En outre, à l’âge de 19 ans, en 1989, j’ai décidé de mieux connaître mon pays d’origine et j’ai passé une année comme étudiante à Belgrade. C’était l’époque des grandes manifestations de Slobodan Milosevic et de son discours de Kosovo-Polje. A ce moment-là, Slobodan Milosevic était une bouffée d’oxygène pour les Serbes, parce qu’il osait enfin dire qu’ils étaient persécutés au Kosovo et qu’il mettait fin soi disant à l'ex regime communiste. Les gens descendaient spontanément dans les rues pour le soutenir.
- Les slogans sur l’autonomie du Kosovo occupaient une place centrale dans ces manifestations?
- Oui, c’était très important.
- N’était-ce pas un peu xénophobe ?
- Non, ce n’était pas xénophobe au sens où peuvent l’être des manifestations du Front National ici. Les Serbes en avaient assez d’être discriminés au sein de la Yougoslavie où ils étaient pourtant les plus nombreux. Il y avait un exode des Serbes du Kosovo dès la mort de Tito et bien avant l'arrivée de Milosevic au pouvoir. Cela dit, on se rend compte aujourd’hui, sur le problème des nationalités, que les diverses communautés ne fournissaient pas assez d’efforts pour comprendre les autres. Nous avions tous cohabité sous Tito, et vécu dans l’illusion d’une fraternité entre les différentes ethnies, mais nous ne nous connaissions pas. Tout le monde vivait dans des structures patriarcales et claniques. Les Albanais plus que les Serbes, c’est certain, mais les Serbes aussi, dans un sens. Pour ma part je garde encore l’espoir qu’on pourra former à nouveau une fédération balkanique car toutes ces ethnies, tous ces nouveaux Etats issus de l’ex-Yougoslavie, sont en réalité très interdépendants. Mais j’ai conscience que la réconciliation n’est pas pour demain.
- Vous-mêmes n’êtes pas ethniquement serbe mais valaque.
- Oui je suis née dans la même ville que Slobodan Milosevic (à 90 km de Belgrade, en Serbie centrale) mais ma famille est du village voisin de Poredin qui est une bourgade valaque comme il y en a beaucoup dans la région. Les Valaques sont une ethnie de langue assimilable au Roumain que je comprends mais ne parle pas. Ils sont nombreux en Serbie (1) et revendiquent une reconnaissance culturelle. Mais en réalité nous sommes tous des sangs-mêlés. Une partie de la famille de ma mère est serbe. Et nous avons même un ancêtre turc.
- Le mélange serbe-valaque a toujours mieux fonctionné que le mélange serbe-albanais …
- C’est en partie à cause de la religion. Il est difficile de changer de religion pour se marier. Et puis, il y a chez les Slaves chrétiens une peur du Turc, de l’Oriental – c’était la même chose en Bosnie alors pourtant que cet Orient nous le portons tous en nous, chrétiens comme musulmans.
- Quelle est la responsabilité réelle de Slobodan Milosevic dans les crises yougoslaves successives ?
- Il a toujours privilégié l’usage de la force et il a décidé d’ignorer et de brimer pendant dix ans les 1,5 millions d’Albanais qui étaient majoritaires au Kosovo. Il a même été brutal à l’égard de son propre peuple : en 1991, il a envoyé les tanks contre les manifestants de Belgrade.Aujourd’hui dans une ville relativement petite comme Belgrade où tout se sait, nul n’ignore que son régime est corrompu, tout comme d’ailleurs les partis d’opposition qui se sont construits des villas luxueuses avec les appuis financiers occidentaux. On retiendra aussi que Milosevic a abandonné la Krajina et les Serbes de Bosnie. Aujourd’hui il ne veut même pas qu’on recense les réfugiés de ces zones, ce qui est nécessaire à l’évaluation des souffrances endurées par notre peuple. Mais il convient sans doute de ne pas trop critiquer Milosevic ici, en Occident, car le bourrage de crâne contre lui dans la presse est tel qu’il vaut mieux mettre l’Occident en face de ses propres responsabilités et l’empêcher de se dédouaner avec l’épouvantail du « dictateur serbe ».
Et puis, il faut dire aussi que Milosevic n’a pas eu une tâche facile. Le gouvernement yougoslave a vu apparaître sur son territoire trois armées (croate, bosno-musulmane et UCK) en quelques mois, cela a créé immédiatement une logique de guerre et de brutalité. Il faut voir quelle était l’ambiance en Croatie au début des années 1990.
Aujourd’hui je ne supporte pas la télévision d’Etat serbe qui nous montre ses valeureux soldats résistant au Nouvel Ordre Mondial quand la population est économiquement ruinée. Mais on avait la même démagogie dans les médias croates au début des années 1990 qui dénonçaient l’apparition de milices serbes en Krajina et Slavonie, alors qu’à cette époque les Serbes étaient très calmes. C’était une campagne de haine terrible.
En réalité les haines nationalistes avaient commencé avant 1990. En Bosnie, quand on écrivait une lettre à une administration en serbo-croate, on vous retournait un courrier dédaigneux truffé d'expressions turques pour souligner la différence ethnique. Toutefois le nationalisme restait tout de même l’apanage de franges restreintes de la population – des gens comme un de mes oncles de Sarajevo qui achetait tous les disques de musique bosno-musulmane et les cassait pour empêcher leur diffusion. Hélas ces phénomènes minoritaires ont été montés en épingle, notamment par les Occidentaux. On n’imagine pas l’effet désastreux des simplifications occidentales sur l’état d’esprit des gens en Yougoslavie. Que croyez-vous qu’ont pu penser des Serbes qui étaient modérés mais qui ont eu une partie de leur famille décimée par des Musulmans en Bosnie et qui se voient qualifiés par la presse occidentale d’agresseurs, d’extrémistes ? cela a sans doute attisé l’esprit de revanche.
C’est la même chose avec le Tribunal pénal international, qui dans l’esprit démagogique de justifier la politique occidentale dans les Balkans, pratique la règle deux poids de mesures au détriment des Serbes. Ceci ne peut qu’entretenir un terrible sentiment d’injustice.
- Pensez-vous que l’éclatement de la Yougoslavie ait été voulu par les Occidentaux ?
- Je ne sais pas. On dit que Mitterrand et les Américains ne le voulaient pas. Mais soudainement ils ont complètement changé de politique. C’est très étrange. En tout cas, ce qui est certain, c’est que les acteurs yougoslaves eux-mêmes n’avaient pas d’intérêt réel à cet éclatement. Quelque chose a peut-être été planifié de l’extérieur, mais on ne l’apprendra que dans cinquante ans ou plus
- Si vous pouviez voter aujourd’hui qui choisiriez-vous ?
- Kostunica. C’est un homme honnête et intègre à la différence des partis d’opposition. Il a eu le courage de dire qu’il refusera d’extrader Milosevic. Il est très différent d’un Vuk Draskovic. Quand je pense à Draskovic, je songe à ses discours de 1991. Il avait ressorti les costumes traditionnels serbes et le discours royaliste. C’était une catastrophe pour les Serbes modernes. Et dire que le journal Libération a osé le présenter il y a un an comme un grand démocrate serbe !
- Le village d’où vous êtes originaire votera-t-il Kostunica?
- J’y étais l’été dernier pour le mariage de mon frère. C’est difficile à dire parce que les trois quarts des trois mille habitants ont émigré et ne reviennent que pour les vacances. Mais je crois que même les personnes âgées ou les plus pauvres qui sont restés voteront pour l’opposition. Les trois quarts des Serbes veulent la victoire de l’opposition. Ils ne supportent plus Milosevic qui leur a fait perdre toutes les guerres.
- Un Franco-serbe que j’interviewais il y a trois semaines, dont la famille est originaire du sud-est de la Serbie me disait que les gens y voteraient encore massivement pour Milosevic.
- Le sud de la Serbie est plus attaché à Milosevic que ma région. Le sud est une zone où les gens vivent mieux, où l’émigration fut moins forte, et qui sont moins ouverts à l’Occident.
- Croyez-vous que, si l’opposition gagne, la population serbe résistera au ralliement de la Fédération yougoslave à la politique des Occidentaux ?
- Il est probable que, si la Serbie intégrait l’OTAN et si des soldats américains stationnaient en Serbie, il y aurait une très grande amertume dans la population, et même peut-être des réactions violentes. Mais je ne pense pas que les Serbes veuillent continuer de résister et de rester exclus de l’Europe. La population serbe est dans un état d’inquiétude et de désespoir immense. Elle en est à s’interroger sur ses chances de survie. On ne s’en rend pas compte en Occident. Les gens ont tout juste de quoi s’acheter du lait et du pain. Les services de santé ne fonctionnent plus. Beaucoup de gens ont le cancer en Serbie à cause des bombardements de l’OTAN (le bombardement des complexes chimiques, et le déversement d’armes à uranium apauvri). Le taux de fécondité est le plus bas d’Europe. On se demande combien de Serbes il y aura dans vingt ans. Aujourd’hui ils sont 7,5 millions. Dans 20 ans peut-être seulement 4 millions. Personne ne peut savoir. C’est une situation vraiment atroce. Plus que des grands discours maintenant il faut agir pour qu’enfin soit reconnu en Occident le martyr que les Serbes ont enduré depuis dix ans.
Propos recueillis par Frédéric Delorca, le 24 septembre 2000
(1) Nde : 17 000 selon http://www.ciral.ulaval.ca/alx/amlxmonde/europe/Yougserb.htm
-------------------
Interview de R.S.*, jeune Franco-serbe de Paris
9 septembre 2000
- RS, vous avez 29 ans, vous militez à l’Alliance Franco-Serbe de Paris. Pouvez-vous nous parler de cette Alliance, de ses activités, comment vous est-venue l’idée de créer ce mouvement ?
- Cet Alliance est née en novembre 1999 à partir d’un constat d’échec : l’incapacité de la diaspora serbe en France et de ses amis français à défendre l’image des Serbes qui étaient très négative dans les médias et de l’impossibilité d’y répondre individuellement. Concrètement c’est suite aux bombardement de l’OTAN, que, en novembre 1999, avec des amis, comme Radenko Jenovacki, nous avons décidé de créer cette association. A ce jour nous avons surtout contribuer à organiser des conférences pour informer les gens sur les enjeux de la guerre de Yougoslavie. Nous avons aussi récolté de l’argent pour les Serbes de Mitrovica et aidé des associations pour l’aide humanitaire.
- C’était votre premier engagement pour défendre l’image des Yougoslaves en Occident ?
- Pas exactement. Mon engagement a débuté en 1992 – j’avais 21 ans – en pleine guerre de Bosnie, quand la campagne antiserbe battait son plein. J’ai rejoint une association qui, si je me souviens bien, s’appelait le Rassemblement pour la Paix. Cette association regroupait près de 200 sympathisants et une vingtaine de membres actifs, des jeunes comme moi, pour la plupart, issus de l’immigration serbe. Nous étions très motivés, et scandalisés par les mensonges qu’on faisait courir sur notre compte. Nous nous réunissions tous les vendredi au Centre culturel yougoslave. On tenait à jour une revue de presse, et l’on préparait des communiqués pour les médias. Mais, au fond, cela tournait un peu en rond, et c’est Bernard-Henri Lévy qui nous a portés le coup de grâce. La suite est ici
Propos recueillis par Frédéric Delorca, le 9 septembre 2000
-----------------------------------
Interview de Georges Berghezan, journaliste
- Vous étiez Kosovo en août dernier, et vous en avez rapporté un certain nombre d’informations dont certaines ont déjà été publiées dans le Journal du Samedi en Belgique. Quelles impressions générales retirez-vous de ce voyage?
- En fait, mon but principal était de faire le tour des enclaves où vivent les minorités subsistant au Kosovo. J'ai donc visité successivement Mitrovica (où le nord de la ville compt
Par ailleurs je joins à cela trois autres interviews réalisées en 2000. Je ne suis pas forcément d'accord avec les gens que j'interviewe (cela ressort d'ailleurs dans la tournure de mes questions ou dans leurs réponses), mais ce sont désormais des documents à valeur historique).
----------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Flash-back sur la résistance anti-OTAN de 1999
Interview de Vassia Karkayani-Karabelias
Vassia Karkayani-Karabelia est maître de conférence en histoire de l’art grec moderne et contemporain à l’Institut néo-hellénique de l’université Paris-IV-Sorbonne. Née en Grèce à Volos, en Thessalie, elle est arrivée en France à l’âge de 20 ans, en 1967, comme étudiante en art et archéologie. L’an dernier elle a milité contre les bombardements, et nous l’avons rencontrée pour la première fois lors de la conférence de Collon-Halimi du 7 juin 2000 (il s’agit de la « dame brune » que nous citons dans notre page). Comme beaucoup de gens qui ont des choses intéressantes à dire, Vassia n’a pas l’habitude des interviews. Pourtant son témoignage et son point de vue apportent un éclairage essentiel sur des aspects fondamentaux de la résistance à l’agression de l’OTAN dans les Balkans. Propos recueillis dans un café près de Montparnasse, le vendredi 14 juillet 2000.
Frédéric Delorca : – Vassia, vous avez participé à un grand nombre de manifestations contre les bombardements l’an dernier. A lire les journaux, à l’époque, le grand public pouvait avoir l’impression que seuls des « extrémistes serbes » protestaient contre les bombardements en France. Mais, en définitive, il n’y avait pas qu’eux.
Vassia Karkayani : – Pour être franc, le mouvement de résistance a été beaucoup plus faible en France que partout ailleurs en Europe pour des raisons qui méritent d’être étudiées. Mais il serait faux de penser qu’il ne s’est rien passé, et il est encore plus faux de dire que seuls des « extrémistes serbes» manifestaient.
FD – Lors de la conférence de Collon et Halimi vous avez parlé d’une conférence à l’école nationale supérieure.
VK – Oui, c’était une manifestation assez tardive qui a eu lieu en mai je crois. Christophe Chiclet, qui collabore au Monde Diplomatique, et qui a fait une thèse sur l’histoire du Parti communiste grec, a organisé une réunion à l’ENS à laquelle participait également Vidal-Naquet. La salle était archi-pleine. Lors de cette réunion, on a rencontré des Serbes que nous n’avions jamais rencontrés ailleurs et qui ont exprimé leur critique contre tout ce qui se passait autour de l’église orthodoxe serbe. C’est là que nous avons pris conscience du fait que toutes les forces hostiles aux bombardements en France étaient complètement éparpillées. Les non-Serbes anti-bombardements n’étaient pas dutout organisés. Et les Serbes étaient aussi divisés entre ceux – issus des milieux de droite – qui gravitaient autour de l’église orthodoxe et les autres. Moi-même étant athée je me sentais proche des seconds, les Serbes non-religieux, mais je collaborais avec tout le monde sans problème.
Comme je l’ai dit lors de la conférence dans les locaux du journal Le Monde, et contrairement à ce qu’ont écrit des gens comme Huntington, Kristeva ou Lacarrière, ce n’est pas l’attachement à l’orthodoxie qui fonde la solidarité entre les Grecs et les Serbes d’aujourd’hui. Ce sont surtout d’autres valeurs. C’est le souvenir de la Seconde Guerre mondiale où Serbes et Grecs ont retenu pendant plusieurs mois les troupes allemandes et italiennes tandis que Bulgares, Albanais, Croates, Roumains, Tchèques et Turcs s’étaient ralliés à l’Axe.
Et ce souvenir est très vivace, même quand vous parlez avec des Yougoslaves qui ne sont pas communistes ou qui sont issus de familles monarchistes. Bon, en ce qui me concerne je ne suis d’aucun de ces deux côtés. Je reste idéaliste et à gauche, mais je n’ai jamais approuvé ce qui se passait dans les régimes dits « communistes ».
FD – Vous n’appartenez à aucun parti politique ?
VK – Non. J’ai adhéré au parti socialiste français en 1988 en réaction aux actes odieux des gendarmes, commis dans la grotte d’Ouvéa en Nouvelle-Calédonie. J’ai milité à la base pendant sept ans, y compris au sein d’un comité d’arrondissement, mais sans vraiment me sentir à l’aise dans ce parti, et je l’ai quitté en 1995, au moment du génocide du Rwanda, écoeurée par l’attitude des dirigeants socialistes dans cette affaire.En fait, ce fut la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. J’avais conscience depuis longtemps du fait que l’attachement du parti socialiste au status quo allait dans le sens d’une logique conservatrice et néo-libérale. Depuis lors je ne suis dans aucun parti, mais je reste militante de gauche, je reste « agitateur culturel et politique » de gauche.
Quand j’étais plus jeune, j’étais proche du Parti communiste « de l’intérieur » grec (c’est à dire le PC anti-stalinien). Je suis arrivée en France en 1967 pour fuir la dictature. Ma vie politique s’est formée dans la résistance à la dictature grecque et aussi dans l’enthousiasme de cette « étincelle poétique » dont parle Philippe Sollers que fut mai 68 en France. (En quelques semaines toutes les hiérarchies avaient basculé et tout devenait possible. Depuis lors les opportunistes, très présents aujourd’hui dans les médias, ont repris le dessus, mais nous sommes encore nombreux à rester réalistes et à demander l’impossible).
J’insiste sur le fait que je ne me suis jamais fait aucune illusion sur les régimes communistes, comme je ne m’en fais aujourd’hui aucune sur le gouvernement de M. Milosevic. En 1974, j’ai fait un voyage en Roumanie qui m’a montré toute la dimension dictatoriale du régime de M. Ceaucescu. Quand je suis rentrée en Grèce et que j’ai raconté tout ça, cela a fait beaucoup de peine à mon père, ex-résistant sous l’occupation nazie et qui a toujours été un communiste « orthodoxe » - et par là il faut entendre un communisme idéaliste et humaniste.
Il est mort l’an dernier au moment des bombardements. En 1990, quand la Croatie avait fait sécession de la République fédérale yougoslave, il m’a livré l’analyse suivante : « L’Allemagne a perdu la première et la deuxième mondiale. Elle est en train de gagner la troisième guerre mondiale sans combattre ». Il n’avait pas tout-à-fait tort, sauf qu’il n’y a pas que l’Allemagne qui est en cause…
FD – Justement quelle a été votre attitude pendant la guerre de Croatie et de Bosnie ?
VK – J’étais bien évidemment contre la politique de l’Occident dès ce moment-là. Ca se voyait que l’objectif était le démantèlement de la fédération yougoslave. Et l’hypocrisie européenne était déjà incroyable et manifeste : d’un côté on se battait pour une Europe unie, une confédération européenne, et, d’un autre côté, on démantelait la confédération yougoslave sous des prétextes qu’on n’accepterait pas pour notre pays. Les Français ne veulent pas entendre parler de l’autodétermination de la Corse, de la Bretagne, de l’Alsace, ou du Pays-Basque et ils soutiennent celle de la Croatie, alors que c’est le même problème.
Cela ne signifie pas pour autant que j’approuvais la politique de Milosevic. Bien au contraire. Depuis 1989, la revue à laquelle je collabore en Grèce, « Anti », n’a cessé de dénoncer les erreurs de Milosevic, tout en tirant la sonette d’alarme pour dire que la politique de M. Milosevic risquait de conduire à une intervention occidentale. Mais, au fond, c’est ce que l’Occident voulait, n’est-ce pas ? On peut penser que, depuis 1989, les Occidentaux faisaient tout pour qu’on en arrive là. Milosevic, peut-on dire, est en quelque sorte la création des Américains. Jusqu’à une certaine date il a été leur enfant chéri, ainsi que des Européens qui l’ont beaucoup ménagé à Dayton.
Mais on ne peut pas retracer l’historique des choses quand on parle avec les gens. On nous taxe de « bruns-rouges » de « fascistes » etc. pour nous empêcher de reconstituer l’histoire et de montrer qui est vraiment responsable des drames qui sont survenus.
Pour nous qui restons animés par certains idéaux comme l’indépendance des pays, la liberté des peuples, contre l’imposition de destins politiques par des puissances étrangères, contre le capitalisme, contre la mondialisation, nous paraissons bizarres aux yeux de la société qui nous entoure, on évolue dans un désert.
Pendant les bombardements, on était littéralement malades, et on croyait vraiment tomber dans la paranoïa, puisque même nos meilleurs amis « de gauche » en France soutenaient les bombardements. Quelques jours après le début des bombardements déjà je croyais devenir folle. Les voisins dans l’immeuble, les gens à l’université, tout le monde désapprouvait mon point de vue et répondait à mes arguments par un silence hostile. Je me rappelle une dame qui était pourtant très bien intentionnée avec moi, une médecin. J’attendais l’ascenseur. Elle me dit « Qu’est-ce que vous avez ? » Je dis : « Ca ne va pas bien » Et la dame me répond : « Je vous comprends… La position de la Grèce est absolument inexcusable ! » (rire). Parce que la Grèce était très violemment anti-bombardements (des centaines de milliers de gens manifestaient à Athènes, à Thessalonique, et ailleurs).
J’ai téléphoné, au début des bombardements, à mon directeur de thèse et ami, O., un grand ami de la Grèce, professeur de philosophie, une des personnalités qui nous ont le plus aidés pendant la dictature avec Vidal-Naquet et Vernant. J’attendais de lui du réconfort. Il m’a critiquée très violemment en disant qu’il n’était pas possible que moi je puisse défendre cette position-là, qu’il n’était pas possible de laisser exterminer tous les Albanais (c’était la période où on nous faisait croire que les Serbes avaient commis un génocide, l’époque où il était impossible d’expliquer que les massacres d’Albanais étaient le RESULTAT des bombardements et non le motif légitime pour une intervention).
Bien sûr j’étais sensible à l’exode des Albanais. Nous, les Grecs, on a connu bien des exodes. La famille de ma mère est réfugiée de Thrace orientale. Mais l’on savait bien que cet exode albanais était le résultat d’une stratégie militaire désespérée PROVOQUEE par l’OTAN, et non le fruit d’une intention génocidaire du gouvernement yougoslave. Les massacres existaient des deux côtés, mais il était ridicule de parle de « génocide ».
Mais il était impossible de faire entendre cela. Même mon mari qui est d’origine lointaine gréco-albanaise approuvait au début les bombardements, impressionné par les commentaires grandiloquents des images diffusées par les journaux et la télévision.
FD - Votre mari est Albanais ?
VK – Non – de lointaine origine seulement : de ceux qui ont immigré en Grèce à partir du XIV ème siècle. Vous savez que la moitié des partisans qui libérèrent la Grèce au XIX ème siècle étaient d’origine albanaise, quoique de religion grecque orthodoxe. Il n’y avait pas de frontière entre les pays balkaniques sous l’occupation turque. Les frontières sont récentes. Elles ont été créées par les puissances occidentales au XIX ème siècle, puis au XX ème, ce qui a provoqué toutes les crises balkaniques que l’on sait.
Donc oui, mon mari a été sensible à la propagande médiatique. Cela fait froid dans le dos quand on repense aux absurdités qu’on nous faisait croire. Par exemple cette histoire selon laquelle tous les hommes albanais avaient été tués par les Serbes et que les femmes s’enfuyaient seules avec les enfants et les vieillards. Alors qu’il suffisait de regarder les images pour voir qu’il y avait des hommes dans les colonnes de réfugiés et au volant de leurs voitures. Ca me rappelait ce qu’écrivait Barthes sur la légende des photos et des affiches publicitaires : ce qu’il y a à voir n’est pas ce que vous voyez mais ce qu’on vous dit de voir !
Et tous ces mensonges à propos du « génocide ». Cela me fait penser à un livre de Heinz Richter[1] et dont je vous soumets un extrait que j’ai fait traduire par mes étudiants à Nanterre. Cet extrait concerne la propagande du Foreign Office britannique à la fin de la Seconde guerre mondiale, quand les Anglais voulaient discréditer l’ELAS, mouvement de résistance à prédominance communiste auquel avaient collaboré tous les courants démocratiques anti-fascistes. Londres voulait à l’époque démanteler ce mouvement pour remettre au pouvoir le roi, compromis dans la dictature de Metaxas en 1940, et dont de nombreux officiers avaient collaboré avec les Allemands contre les résistants :
« On a vu tout-à-l’heure, les propos cyniques de Mc Millan concernant les otages de l’ELAS (Armée populaire de Libération nationale – communiste) et les possibilités d’exploitation à des fins de propagande qu’ils offraient aux Britanniques. Aussitôt après le cessez-le-feu, les Britanniques, parallèlement aux pourparlers pour la paix, ont commencé à alimenter l’appareil de propagande avec des rapports sur les atrocités commises par l’ELAS. Liper s’est empressé d’apporter des « rapports objectifs » et des « documents » qui ont été publiés en janvier dans un livre Blanc à Londres. Le 18 janvier, Churchill a utilisé ces éléments, lors d’une discussion à la Chambre des Communes et a parallèlement accusé l’ELAS de n’avoir pratiquement rien fait contre les Allemands pendant l’occupation. Par la suite, il a lu une série de rapports concernant la prise d’otages ainsi que leur exécution par l’ELAS à Peristeri. Ces descriptions ont été complétées par un rapport de la délégation des associations des Travailleurs britanniques conduite par Sir Walter Citrine qui avait visité Athènes le 22 janvier. D’après ce rapport, l’ELAS, peu avant son retrait, avait installé à Peristeri des tribunaux improvisés qui avaient condamné à mort environ 1500 « traitres et ennemis ». leurs corps avaient été jetés dans des fosses communes et avaient été recouverts à la hâte de terre. Citrine lui-même avait vu 250 cadavres. Ce rapport « objectif » a beaucoup contribué à faire basculer l’opinion publique en Grande-Bretagne aux dépens de l’ELAS .
Concernant ce rapport des syndicats,il existe certains doutes. Un militaire britannique des forces d’intervention, Colin Wright, a écrit le 10.2.45 dans une lettre relative à la mission Citrine : « Citrine est apparu et a disparu presque immédiatement. Quel fut le résultat de sa visite ici ? Le temps de son séjour, il a demandé certains renseignements provenant essentiellement de gens de droite, à l’hôtel « Grande Bretagne ». Dès le début de sa visite il a fait comprendre ce qu’il voulait voir et entendre.»(..) Et le 13 mars il ajoute : « L’EAM mène des enquêtes concernant les atrocités, mais je crois que la plupart d’entre elles se révèlent inexistantes. Il circule ici des rumeurs selon lesquelles la droite a utilisé beaucoup de machinations contre la gauche. Des gens qui sont morts de mort naturelle ont été déterrés. On leur a coupé nez et oreilles, on leur a arraché les parties génitales. Après ils les ont présentés comme des cadavres de victimes de l’ELAS » (…) Le but de cet ouvrage n’est sûrement pas de retirer les charges contre l’ELAS. Il est naturel que des atrocités aient eu lieu, comme c’est d’ailleurs le cas dans toutes les guerres civiles. Mais il faut prendre en compte le climat général qui régnait à Athènes à cette époque-là. A l’hystérie d’une guerre civile a été ajoutée une certaine expérience des atrocités commises lors de l’occupation. La vie humaine à Athènes n’avait aucune valeur. Des vengeances personnelles et des crimes de la pègre ont eu lieu. Il est néanmoins improbable que l’ELAS ait procédé à des crimes à des crimes organisés et surtout dans un quartier d’Athènes juste avant son retrait. Il existe aussi un autre point de vue qu’on doit prendre en considération : pourquoi l’ELAS laisserait derrière elle, juste après sa reddition, et en pleine Athènes, une telle accusation contre elle-même ?
En récapitulant, on se rend compte que l’accusation contre l’ELAS relative aux meurtres massifs ne tient pas debout. (…) Certaines publications et des communiqués semi-officiels grecs ont décrit les atrocités de la gauche. Mais rien n’a été dit à propos des déportations de milliers de citoyens par les Britanniques et le gouvernement grec. Pas un mot n’a été prononcé concernant les extrémistes de droite, pour les milliers de morts tués par l’artillerie britannique, par les bombes et les roquettes lancées des avions britanniques sur les quartiers populaires d’Athènes. »
Vous voyez : le parallèle avec l’affaire du Kosovo est saisissant. Ce sont toujours les mêmes schémas de désinformation, fabriqués par des états-majors… à Timisoara c’était pareil..
FD – Revenons d’un mot à la résistance aux bombardements dans le Quartier Latin. Il n’y a pas eu que la conférence de Vidal-Naquet à l’ENS…
VK – Non. Il y a eu de très nombreuses manifestations qui, même si elles n’ont pas rassemblé des foules (loin de là…) ont eu le mérite d’exister. Des articles ont également paru dans les journaux contre la guerre, essentiellement après le premier mois des bombardements. Pendant les premiers temps, vous le savez, la désinformation, la censure peut-on dire, étaient de règle. Ce n’est qu’à travers Internet que nous avons eu les premiers textes de N. Chomsky, de Peter Handke, de Harold Pinter, de V. Volkoff, Max Gallo, Régis Debray et d’autres. Les grands journaux d’opinion, Le Monde en tête, n’ont pas brillé par leur objectivité… Lorsque certains articles ont commencé à être publiés – ceux de Debray, de Badiou, de Jean Clair – , ils étaient noyés dans l’hystérie enragée des partisans de la « première guerre socialiste » - slogan lancé par Tony Blair, repris par nos dirigeants politiques et par tous les cabotins médiatiques Finkielkraut, Kouchner, Glucksmann, et surtout BH Lévy, ce dernier ex-chantre des talibans afghans, et complice des extrémistes en Algérie, en Croatie et en Bosnie, continuant brillamment sa carrière comme défenseurs des criminels de guerre de l’OTAN au Kosovo … Je regrette que Cornelius Castoriadis ne soit plus de ce monde pour dévoiler comme il le fit souvent ce genre d’escroquerie médiatique.
La première manifestation eut lieu dès le 26 mars, place de l’Opéra, à l’appel du PCF. C’était lamentable : on était mois de deux cents. Mais ces militants du PC on les a retrouvés par la suite dans toutes les réunions ou manifestations, même après la défection de leur parti. La cellule du PCF du V ème arrondissement est restée mobilisée pendant toute la période de la guerre.
Il y eut aussi la seule grande manifestattion entre République et Bastille qui réunit environ 5 000 personnes – au même moment à Berlin et à Rome ils étaient des centaines de milliers...
Par ailleurs je me souviens aussi d’une manifestation du 1er avril organisée par le Comité étudiant de réconciliation franco-serbe, d’une conférence à la mairie du IX ème arrondissement avec le Dr Maritza Mattei, Suzanne Vernet etc. Et encore d’une mobilisation le 4 mai à l’appel du Parti des travailleurs, avec la participation d’autres groupes comme la Conférence mondiale de la Jeunesse pour la révolution, qui se sont réunis à la Mutualité. Il faut citer aussi un petit rassemblement de militants du PCF au Café du Croissant (lieu symbolique du socialisme français). Le 12 mai, la Communauté hellénique de Paris a organisé une soirée de solidarité avec le peuple yougoslave. Tous les samedis le Comité d’action contre la guerre organisait un rassemblement pacifiste. Diverses autres réunions ou manifs eurent lieu : la manif du Collectif Non à la Guerre (proche de l’extrême-droite) le 1er juin, la réunion organisée par un collectif d’ étudiants de la Sorbonne, amphi Bachelard, où l’on a retrouvé MM. de la Gorce, Bourget, Motchane etc dans le cadre d’un débat sur les enjeux stratégiques dans les Balkans.
Et puis n’oublions pas une conférence anti-bombardements organisée par M. Mélenchon et la gauche socialiste à la Sorbonne dès le premier mois. L’amphithéâtre Louis Liard était archi-plein. L’information y était correcte. Mélenchon a déclaré qu’il se battrait à l’intérieur du PS contre les bombardements, mais qu’il ne démissionnerait pas.
Au sein de l’establishment parisien, Marianne a joué un grand rôle contre les bombardements. Ils ont organisé le deuxième grand rassemblement après celui de la gauche socialiste. C’était à la maison de l’Europe. JF Kahn et Régis Debray y participaient.
Et puis j’oubliais : le rassemblement à l’Assemblée nationale où Finkielkraut s’est fait copieusement huer. Il faudra un jour dresser l’inventaire pour savoir combien de gens dans ce pays sont restés lucides face à l’abrutissement médiatique.
Les Grecs, qui étaient mieux structurés que la communauté serbe, ont organisé plusieurs réunions au siège de la communauté hellénique.
Il y a eu deux ou trois manifestations au Trocadéro, où il y avait plein de drapeaux royalistes, ce qui m’a gênée, mais il n’y avait pas le choix. C’est ce que les Français comprenaient mal. Ils nous taxaient de « sympathisants de Milosevic » et nous leur disions : « Mais, voyez, c’est ridicule : il y a avec nous des gens qui ont émigré pour échapper au régime de Milosevic !» (des royalistes, des socialistes, des démocrates – tous étaient contre l’OTAN).
On a eu le même problème lors de la « grande » manifestation organisée par le PC entre République et Bastille. Quelques nationalistes serbes – minoritaires – et quelques partisans de Le Pen étaient dans le défilé, ce qui fournit toujours un prétexte à la presse pour nous discréditer. Mais on ne pouvait pas éviter que cela se produise, même si la majorité écrasante des gens dans la manifestation n’étaient ni nationalistes ni d’extrême-droite.
Et puis il y a toujours les provocateurs. Place Saint-Michel, une fois, lors de nos manifestations hebdomadaires du samedi, je parlais avec un groupe de femmes. Un homme est arrivé, grand, mince, très agressif. Il nous a traitées de « salopes » et nous a demandé, haineux, si nous n’avions pas honte de « soutenir les crimes de Milosevic ». Les femmes étaient hors d’elles. Elles lui ont dit que ça n’avait rien à voir avec Milosevic, et que leurs mères, pères, leurs enfants, leur famille étaient sous les bombes … Il a commencé à empoigner une des femmes qui parlaient avec moi, à l’attraper par le col, puis à lui tirer les cheveux. Des jeunes gens du service d’ordre, des Serbes, se sont alors précipités. Ils ont commencé à bousculer le type pour l’empêcher de frapper. Nous nous lui disions de partir, mais il restait, comme, s’il faisait exprès de s’exposer à la colère du service d’ordre. Finalement ils en sont venus aux poings. A un moment l’ homme est tombé, il saignait au front. Nous avons eu très peur. La police est arrivée. Elle a interpelé trois jeunes Serbes du service d’ordre. Le lendemain, avec mon amie Catherine Teuler, nous sommes allés au commissariat pour faire notre déposition et expliquer que c’est le type qui avait provoqué les violences. Compte tenu du climat anti-serbe qui régnait nous étions inquiètes, mais, nous avons eu de la chance. La commissaire de police semblait avoir une certaine sympathie pour nous et les trois Serbes ont été relâchés. J’ai appris par la suite que le provocateur aurait été albanais. Il ne lui était heureusement rien arrivé de grave.
FD – Au niveau du corps enseignant y avait-il un soutien contre les bombardements ?
VK – Très peu. Nanterre était un peu plus sensible à notre cause que la Sorbonne, mais globalement peu de choses. C’est plus autour de Badiou à Jussieu que les gens se sont sentis concernés. Pour la plupart, nous étions de petits groupes, on agissait comme on le pouvait. Avec Catherine, nous avons envoyé des centaines de fax et fait des centaines de photocopies d’articles (de Debray, Handke, ou de Jean Clair, le directeur du musée Picasso -« De Guernika à Belgrade »-, qui d’ailleurs après ça s’est fait étriller par la « communauté culturelle » parisienne).
FD – Et en ce qui concerne les artistes ? les critiques d’art ?
VK – Rien du tout. J’ai écrit à l’Association internationale des critiques d’art dont je fais partie. Aucune réaction.
FD – L’appel de Bourdieu-Vidal-Naquet « Pour une paix durable dans les Balkans » a-t-il eu un effet mobilisateur dans le quartier latin ?
VK – Non. On attendait beaucoup de Bourdieu qui est une personnalité importante. Mais il nous a déçus, son texte était très ambigu. J’ai refusé de le signer.
Tout le monde est tombé dans le piège de la désinformation. Regardez jusqu’à quel point d’hypocrisie et de mensonge est arrivé le journal Le Monde ! Ca me rendait malade ! Et Libération était encore pire ! Seul Le Monde Diplomatique (comme Marianne) faisait un effort d’objectivité.
Quand je suis revenue l’an dernier en Grèce pendant les vacances de Pâques, c’est la première fois que j’ai commencé à avoir de l’estime pour la télévision grecque ! parce que j’y entendais enfin des débats « pour et contre » les bombardements, alors qu’en France le débat était impossible. Il est vrai aussi que l’anti-américanisme, très fort en Grèce depuis que les USA ont engendré et soutenu la dictature en 1967-74, nous aide à être plus lucides…
FD – Ismail Kadaré accuse les Grecs d’être anti-Albanais, qu’en pensez-vous ?
VK – Ismail Kadaré est un bon écrivain mais qui a proféré d’énormes conneries depuis deux ans et se livre à des malversations historiques indignes de sa renommée. Le prétendu sentiment anti-albanais des grecs est largement une invention, ou, s’il existe, il est très relatif, et il faut replacer tout cela dans un contexte très précis. En ce moment, la Grèce a, sur son territoire, officiellement environ 700 000 travailleurs albanais. Après la chute d’Enver Hoxha, l’Albanie qui était déjà pauvre a sombré dans la misère. Beaucoup d’Albanais ont émigré. L’Italie leur a fermé ses frontières – elle les a même jetés à la mer, vous vous rappelez !, la Grèce les a accueillis. La Grèce a probablement un peu de mal à s’adapter à son nouveau statut de pays d’immigration – il y a aussi de nombreux Philippins, des Pakistanais, des Ethiopiens, des immigrés d’Europe de l’Est etc.
Il faut par conséquent éviter les généralisations. Il y a en Grèce des travailleurs albanais, et de qualité. Grâce aux maçons albanais, les constructions traditionnelles en pierre de taille sont en train de renaître dans les campagnes grecques. Je connais aussi des Albanais sincèrement épris d’un souci d’intégration dans la société grecque ou qui sont déjà bien intégrés. Dans la région de ma famille, il n’y a jamais eu d’incidents.
Mais à Athènes et dans quelques autres régions, il y a eu beaucoup de vols et de crimes crapuleux qui ont ému l’opinion publique. Leurs auteurs étaient albanais. Evidemment, les Albanais qui se livrèrent à ce type d’exaction, il faut parfois comprendre leur situation. Ils viennent d’un pays extrêmement pauvre où le niveau culturel est très bas. Ils sont comme les Grecs d’Epire au lendemain de la guerre. Ces Grecs émigraient vers l’Allemagne où ils se livraient aussi à des vols, à des agressions diverses. Certains Albanais agissent de la même façon chez nous. Et puis il y a la mafia, le trafic de l’héroïne. C’est cela qui a pu aussi provoquer certains réflexes anti-albanais en Grèce. Et c’est vrai que les autres communautés d’immigrés ne posent pas ce genre de problèmes. Mais, là encore, il ne faut surtout pas généraliser. La petite-fille de l’employée de maison albanaise de mon cousin en Grèce est la meilleure élève de sa classe. L’envie de réussite sociale et d’intégration existe donc aussi.
Cela dit la guerre n’a pas arrangé les choses dans les rapports gréco-albanais, c’est certain. Certains aspects sont peu connus en Occident. Par exemple ceci : pendant la guerre l’UCK (les alliés de l’OTAN) a très largement mobilisé parmi les ouvriers Albanais en Grèce. Dans ma région, on leur donnait 3 millions de drachmes (55 000 F) pour qu'ils aillent combattre dans les rangs de l’UCK, alors qu’ils ne gagnent normalement que 250 000 drachmes par mois environ. Donc les ouvriers albanais attirés par l’appât du gain et très imprégnés de nationalisme, ont très largement quitté la Grèce pour aller combattre les Serbes. Ca a créé des tensions avec les Grecs qui restaient fermement histiles à l’action de l’OTAN, surtout quand les Albanais sont revenus, à la fin de la guerre : les Grecs, tout en les employant à nouveau, n’avaient plus les mêmes sentiments à leur égard. Je pense que ça va se dissiper mais c’est un fait que je peux, malheureusement, comprendre.
FD – N’y a-t-il pas un certain nationalisme grec ?
VK – Evidemment il y en a un, et il est attisé par l’Eglise orthodoxe. Mais je ne suis pas sûre qu’il soit plus fort que dans les autres pays européens. La presse occidentale le surestime à dessein. Les Grecs se souviennent d’un article publié dans le Figaro vers la fin des bombardements sur le thème de la « xénophobie » des Grecs à cause de notre engagement anti-OTAN : l’auteur de l’article était un journaliste qui avait bénéficié pendant trente ans de l’hospitalité des Grecs sans jamais rendre un café à ses hôtes… pour ma part je le déclarerais bien personna non grata en Grèce !
Et puis, le renouveau du nationalisme n’est pas le propre des seuls Grecs aujourd’hui. Malheureusement nationalismes et fanatismes religieux ressurgissent partout en Europe. C’est peut-être une réaction face au nivellement que crée la globalisation néo-libérale.
FD – Quelles conclusions tirez-vous de votre action militante depuis dix-huit mois ?
VK – Que c’est très difficile. La société française est très inerte face à l’OTAN et aux crimes de guerre que l’Occident a commis, ainsi que face au sort de la population serbe. Je crois qu’il faut qu’on s’organise mieux. Je crois beaucoup au pouvoir de la culture. Il faut qu’on montre aux Français que les Serbes ne sont pas des « fascistes » des « rouges-bruns », des nationalistes bornés et sanguinaires etc. Il y a des philosophes, des scientifiques, des hommes de lettres, des écrivains, des artistes de première qualité en Serbie. Il existe notamment un excellent cinéma yougoslave. Il y a une histoire serbe, qui recoupe l’histoire des Balkans, l’histoire d’Europe centrale, l’histoire européenne en général et cela, les Français l’ignorent très largement. Organisons des manifestations culturelles, des expositions, et essayons de comprendre la complexité des événements historiques et leur retombées sur le présent aussi bien là-bas que chez nous, ici. Ce ne sera pas seulement en faveur de la Serbie, ou de l’ex-Yougoslavie : ce sera en faveur de tous les peuples du sud-est européen, de nous tous finalement. Il nous faut informer les gens et nous informer nous-mêmes aussi objectivement que possible, lutter contre la perte de mémoire historique, contre l’amnésie généralisée, chez les autres et chez nous-mêmes, nous battre contre la social-barbarie des classes dirigeantes européennes actuelles, contre leurs mensonges à tous les niveaux, leur escroquerie. Il n’y a pas d’autre voie : pour survivre il faut résister.
Un des derniers souvenirs que je garde de mon père, quelques jours avant sa mort et tandis qu’il était allé manifester, la veille, à Volos, contre les bombardements est le suivant. On était à table et on regardait les informations. Et on a vu les bombardements de la télévision yougoslave par les Américains et leurs complices. J’essayais de contenir mes sanglots – derrière un bouquet de fleurs je cachai mon visage. Mon père qui avait un peu perdu la vue se rendit compte que je pleurais. Le plus calmement du monde, quoiqu’il était lui-même bouleversé, il m’a dit tendrement : « Eh, qu’est-ce que tu fais ? tu pleures ? Il ne faut pas pleurer. Nous on est des combattants ! il faut qu’on se batte ! ». Il avait 90 ans. C’était un grand homme.
Propos recueillis par Frédéric Delorca, le 14 juillet 2000
-----------------
Interview de Vesna
- Vesna vous vous êtes faite connaître l’an dernier par une lettre ouverte que vous avez publiée dans l’Humanité (datée du 16 mai 1999), vous vous présentiez alors comme une Serbe de France, à la fois résolument opposante à Slobodan Milosevic, et, en même temps, soucieuse de dénoncer les bombardements et les calomnies anti-serbes diffusées dans la grande presse occidentale. Aujourd’hui Arte et France Culture vous commandent des émissions, est-ce que ceci augure d’un retournement des médias français?
- Il est trop tôt pour le dire. La lettre que j’avais adressée à cinq ou six grands journaux l’an dernier n’a été publiée que par l’Humanité qui était parmi les rares organes à essayer d’entendre le point de vue des Serbes. Puis j’ai réalisé un film en Serbie, la cassette a intéressé Arte et France Culture. Tout cela touchera peut-être un public restreint mais c’est un début. J’ai aussi pris contact avec Christine Ockrent et d’autres journalistes. Il faut bien essayer. Jusqu’ici les Serbes de la diaspora n’ont pas su défendre leur image. Ce n’est pas en criant « Serbie ! Serbie ! » ni en s’alliant avec l’extrême-droite comme le font certains qu’on améliorera l’image des Serbes dans l’opinion publique française. La réunion commémorative du premier anniversaire des bombardements à la mairie du IX ème arrondissement était à cet égard consternante. C’est le meilleur moyen de cautionner la diabolisation des Serbes. L’ennui c’est que les Serbes qui ne sont pas de ce bord-là (nationaliste) et qui sont plutôt des intellectuels de gauche n’osent pas s’exprimer et évitent de s’engager sur la question de la Yougoslavie. Or il existe une façon raisonnable et juste de montrer aux Français que les Serbes ont été des victimes dans l’éclatement de la Yougoslavie, pas des agresseurs, et qu’ils avaient des raisons légitimes de se défendre. C’est le moment ou jamais d’inventer un moyen plus intelligent de demander justice pour les Serbes. J’ai donc décidé de témoigner, de faire des interviews, sans cautionner aucunement ni le nationalisme, ni Milosevic, ni les mensonges de l’OTAN. Il faut faire comprendre aux Occidentaux que la situation balkanique n’était pas si simple, que tout n’était pas de la faute de Milosevic, que l’OTAN a fait preuve d’un cynisme encore supérieur à celui de Milosevic en favorisant le nettoyage ethnique anti-serbe en Krajina et au Kosovo, sans être pour autant complaisant à l’égard du gouvernement serbe.
- Vous avez vous-même connu d’assez près la situation yougoslave dans les années 1990…
- Je suis franco-serbe, donc un peu étrangère en Serbie. Mes parents sont venus en France en 1972 pour travailler comme ouvriers dans une usine d’équipement automobile dans les Vosges. Etant arrivée en France en 1975, à l’âge de cinq ans, je parle le Serbe avec un accent, mais nous n’avons jamais perdu le contact avec la Serbie. Les émigrés yougoslaves venaient en France avec l’idée de faire de l’argent et de repartir chez eux dès que possible. Seule la guerre les a empêchés d’y retourner. Donc tous les étés nous revenions au village natal. En outre, à l’âge de 19 ans, en 1989, j’ai décidé de mieux connaître mon pays d’origine et j’ai passé une année comme étudiante à Belgrade. C’était l’époque des grandes manifestations de Slobodan Milosevic et de son discours de Kosovo-Polje. A ce moment-là, Slobodan Milosevic était une bouffée d’oxygène pour les Serbes, parce qu’il osait enfin dire qu’ils étaient persécutés au Kosovo et qu’il mettait fin soi disant à l'ex regime communiste. Les gens descendaient spontanément dans les rues pour le soutenir.
- Les slogans sur l’autonomie du Kosovo occupaient une place centrale dans ces manifestations?
- Oui, c’était très important.
- N’était-ce pas un peu xénophobe ?
- Non, ce n’était pas xénophobe au sens où peuvent l’être des manifestations du Front National ici. Les Serbes en avaient assez d’être discriminés au sein de la Yougoslavie où ils étaient pourtant les plus nombreux. Il y avait un exode des Serbes du Kosovo dès la mort de Tito et bien avant l'arrivée de Milosevic au pouvoir. Cela dit, on se rend compte aujourd’hui, sur le problème des nationalités, que les diverses communautés ne fournissaient pas assez d’efforts pour comprendre les autres. Nous avions tous cohabité sous Tito, et vécu dans l’illusion d’une fraternité entre les différentes ethnies, mais nous ne nous connaissions pas. Tout le monde vivait dans des structures patriarcales et claniques. Les Albanais plus que les Serbes, c’est certain, mais les Serbes aussi, dans un sens. Pour ma part je garde encore l’espoir qu’on pourra former à nouveau une fédération balkanique car toutes ces ethnies, tous ces nouveaux Etats issus de l’ex-Yougoslavie, sont en réalité très interdépendants. Mais j’ai conscience que la réconciliation n’est pas pour demain.
- Vous-mêmes n’êtes pas ethniquement serbe mais valaque.
- Oui je suis née dans la même ville que Slobodan Milosevic (à 90 km de Belgrade, en Serbie centrale) mais ma famille est du village voisin de Poredin qui est une bourgade valaque comme il y en a beaucoup dans la région. Les Valaques sont une ethnie de langue assimilable au Roumain que je comprends mais ne parle pas. Ils sont nombreux en Serbie (1) et revendiquent une reconnaissance culturelle. Mais en réalité nous sommes tous des sangs-mêlés. Une partie de la famille de ma mère est serbe. Et nous avons même un ancêtre turc.
- Le mélange serbe-valaque a toujours mieux fonctionné que le mélange serbe-albanais …
- C’est en partie à cause de la religion. Il est difficile de changer de religion pour se marier. Et puis, il y a chez les Slaves chrétiens une peur du Turc, de l’Oriental – c’était la même chose en Bosnie alors pourtant que cet Orient nous le portons tous en nous, chrétiens comme musulmans.
- Quelle est la responsabilité réelle de Slobodan Milosevic dans les crises yougoslaves successives ?
- Il a toujours privilégié l’usage de la force et il a décidé d’ignorer et de brimer pendant dix ans les 1,5 millions d’Albanais qui étaient majoritaires au Kosovo. Il a même été brutal à l’égard de son propre peuple : en 1991, il a envoyé les tanks contre les manifestants de Belgrade.Aujourd’hui dans une ville relativement petite comme Belgrade où tout se sait, nul n’ignore que son régime est corrompu, tout comme d’ailleurs les partis d’opposition qui se sont construits des villas luxueuses avec les appuis financiers occidentaux. On retiendra aussi que Milosevic a abandonné la Krajina et les Serbes de Bosnie. Aujourd’hui il ne veut même pas qu’on recense les réfugiés de ces zones, ce qui est nécessaire à l’évaluation des souffrances endurées par notre peuple. Mais il convient sans doute de ne pas trop critiquer Milosevic ici, en Occident, car le bourrage de crâne contre lui dans la presse est tel qu’il vaut mieux mettre l’Occident en face de ses propres responsabilités et l’empêcher de se dédouaner avec l’épouvantail du « dictateur serbe ».
Et puis, il faut dire aussi que Milosevic n’a pas eu une tâche facile. Le gouvernement yougoslave a vu apparaître sur son territoire trois armées (croate, bosno-musulmane et UCK) en quelques mois, cela a créé immédiatement une logique de guerre et de brutalité. Il faut voir quelle était l’ambiance en Croatie au début des années 1990.
Aujourd’hui je ne supporte pas la télévision d’Etat serbe qui nous montre ses valeureux soldats résistant au Nouvel Ordre Mondial quand la population est économiquement ruinée. Mais on avait la même démagogie dans les médias croates au début des années 1990 qui dénonçaient l’apparition de milices serbes en Krajina et Slavonie, alors qu’à cette époque les Serbes étaient très calmes. C’était une campagne de haine terrible.
En réalité les haines nationalistes avaient commencé avant 1990. En Bosnie, quand on écrivait une lettre à une administration en serbo-croate, on vous retournait un courrier dédaigneux truffé d'expressions turques pour souligner la différence ethnique. Toutefois le nationalisme restait tout de même l’apanage de franges restreintes de la population – des gens comme un de mes oncles de Sarajevo qui achetait tous les disques de musique bosno-musulmane et les cassait pour empêcher leur diffusion. Hélas ces phénomènes minoritaires ont été montés en épingle, notamment par les Occidentaux. On n’imagine pas l’effet désastreux des simplifications occidentales sur l’état d’esprit des gens en Yougoslavie. Que croyez-vous qu’ont pu penser des Serbes qui étaient modérés mais qui ont eu une partie de leur famille décimée par des Musulmans en Bosnie et qui se voient qualifiés par la presse occidentale d’agresseurs, d’extrémistes ? cela a sans doute attisé l’esprit de revanche.
C’est la même chose avec le Tribunal pénal international, qui dans l’esprit démagogique de justifier la politique occidentale dans les Balkans, pratique la règle deux poids de mesures au détriment des Serbes. Ceci ne peut qu’entretenir un terrible sentiment d’injustice.
- Pensez-vous que l’éclatement de la Yougoslavie ait été voulu par les Occidentaux ?
- Je ne sais pas. On dit que Mitterrand et les Américains ne le voulaient pas. Mais soudainement ils ont complètement changé de politique. C’est très étrange. En tout cas, ce qui est certain, c’est que les acteurs yougoslaves eux-mêmes n’avaient pas d’intérêt réel à cet éclatement. Quelque chose a peut-être été planifié de l’extérieur, mais on ne l’apprendra que dans cinquante ans ou plus
- Si vous pouviez voter aujourd’hui qui choisiriez-vous ?
- Kostunica. C’est un homme honnête et intègre à la différence des partis d’opposition. Il a eu le courage de dire qu’il refusera d’extrader Milosevic. Il est très différent d’un Vuk Draskovic. Quand je pense à Draskovic, je songe à ses discours de 1991. Il avait ressorti les costumes traditionnels serbes et le discours royaliste. C’était une catastrophe pour les Serbes modernes. Et dire que le journal Libération a osé le présenter il y a un an comme un grand démocrate serbe !
- Le village d’où vous êtes originaire votera-t-il Kostunica?
- J’y étais l’été dernier pour le mariage de mon frère. C’est difficile à dire parce que les trois quarts des trois mille habitants ont émigré et ne reviennent que pour les vacances. Mais je crois que même les personnes âgées ou les plus pauvres qui sont restés voteront pour l’opposition. Les trois quarts des Serbes veulent la victoire de l’opposition. Ils ne supportent plus Milosevic qui leur a fait perdre toutes les guerres.
- Un Franco-serbe que j’interviewais il y a trois semaines, dont la famille est originaire du sud-est de la Serbie me disait que les gens y voteraient encore massivement pour Milosevic.
- Le sud de la Serbie est plus attaché à Milosevic que ma région. Le sud est une zone où les gens vivent mieux, où l’émigration fut moins forte, et qui sont moins ouverts à l’Occident.
- Croyez-vous que, si l’opposition gagne, la population serbe résistera au ralliement de la Fédération yougoslave à la politique des Occidentaux ?
- Il est probable que, si la Serbie intégrait l’OTAN et si des soldats américains stationnaient en Serbie, il y aurait une très grande amertume dans la population, et même peut-être des réactions violentes. Mais je ne pense pas que les Serbes veuillent continuer de résister et de rester exclus de l’Europe. La population serbe est dans un état d’inquiétude et de désespoir immense. Elle en est à s’interroger sur ses chances de survie. On ne s’en rend pas compte en Occident. Les gens ont tout juste de quoi s’acheter du lait et du pain. Les services de santé ne fonctionnent plus. Beaucoup de gens ont le cancer en Serbie à cause des bombardements de l’OTAN (le bombardement des complexes chimiques, et le déversement d’armes à uranium apauvri). Le taux de fécondité est le plus bas d’Europe. On se demande combien de Serbes il y aura dans vingt ans. Aujourd’hui ils sont 7,5 millions. Dans 20 ans peut-être seulement 4 millions. Personne ne peut savoir. C’est une situation vraiment atroce. Plus que des grands discours maintenant il faut agir pour qu’enfin soit reconnu en Occident le martyr que les Serbes ont enduré depuis dix ans.
Propos recueillis par Frédéric Delorca, le 24 septembre 2000
(1) Nde : 17 000 selon http://www.ciral.ulaval.ca/alx/amlxmonde/europe/Yougserb.htm
-------------------
Interview de R.S.*, jeune Franco-serbe de Paris
9 septembre 2000
- RS, vous avez 29 ans, vous militez à l’Alliance Franco-Serbe de Paris. Pouvez-vous nous parler de cette Alliance, de ses activités, comment vous est-venue l’idée de créer ce mouvement ?
- Cet Alliance est née en novembre 1999 à partir d’un constat d’échec : l’incapacité de la diaspora serbe en France et de ses amis français à défendre l’image des Serbes qui étaient très négative dans les médias et de l’impossibilité d’y répondre individuellement. Concrètement c’est suite aux bombardement de l’OTAN, que, en novembre 1999, avec des amis, comme Radenko Jenovacki, nous avons décidé de créer cette association. A ce jour nous avons surtout contribuer à organiser des conférences pour informer les gens sur les enjeux de la guerre de Yougoslavie. Nous avons aussi récolté de l’argent pour les Serbes de Mitrovica et aidé des associations pour l’aide humanitaire.
- C’était votre premier engagement pour défendre l’image des Yougoslaves en Occident ?
- Pas exactement. Mon engagement a débuté en 1992 – j’avais 21 ans – en pleine guerre de Bosnie, quand la campagne antiserbe battait son plein. J’ai rejoint une association qui, si je me souviens bien, s’appelait le Rassemblement pour la Paix. Cette association regroupait près de 200 sympathisants et une vingtaine de membres actifs, des jeunes comme moi, pour la plupart, issus de l’immigration serbe. Nous étions très motivés, et scandalisés par les mensonges qu’on faisait courir sur notre compte. Nous nous réunissions tous les vendredi au Centre culturel yougoslave. On tenait à jour une revue de presse, et l’on préparait des communiqués pour les médias. Mais, au fond, cela tournait un peu en rond, et c’est Bernard-Henri Lévy qui nous a portés le coup de grâce. La suite est ici
Interview de Maria José Cantalejo Troya et Grégory Maitrier
Interview de Carlos Ouédrago
Comme je l'annonçais depuis quelque temps, j'ai pu, le 19 mai dernier (lundi), interviewer le conteur-comédien-metteur en scène burkinabé Carlos Ouédrago, qui donne en ce moment un spectacle remarquable intitulé "Thomas Sankara : La lutte en marche" (encore deux représentations au Théatre du Nord-Ouest à Paris : les 4 et 8 juin à 19 h, précipitez-vous pour y assister !).
Mon opinion sur certains thèmes évoqués par Carlos n'est pas tout à fait la même que la sienne (sur Cheikh Anta Diop par exemple), mais je n'ai pas voulu faire une interview contradictoire. Je voulais surtout mettre en valeur le travail et le point de vue de Carlos, qui se nourrit d'une réflexion politique puissante et d'une culture considérable, sur le passé de l'Afrique notamment. Carlos ressaisit l'héritage anti-impérialiste de Sankara dans une pensée indépendante, courageuse, et généreuse.
Chacun retirera ce qui lui plaira de cette interview. Ce que je retiens pour ma part, c'est l'intérêt pour chaque continent de penser une rupture avec le capitalisme importé d'Occident, et la nécessité que cette rupture démocratique, solidaire, soit conçue à partir d'une réappropriation culturelle et politique par chaque peuple de son identité et de son histoire, sans alignement sur des modèles pré-définis. Dans cette perspective, le travail de Carlos est très utile pour les Africains. Il l'est aussi pour les Européens et pour les peuples des autres continents dont la vision de l'Afrique est biaisée par l'idéologie dominante, et qui, par leur refus de savoir, se rendent complices de l'ère du mensonge et de l'aliénation qui fait de nous tous des consommateurs égoïstes et imbéciles.
Je dois préciser que si l'interview s'est terminée sur l'histoire, et sur le rôle de Christiane Taubira en France en ce qui concerne la mémoire de l'esclavage, j'ai demandé ensuite hors caméra si Taubira, qui est une "insider" du système impérialiste, était vraiment un modèle, ou s'il ne fallait pas se situer en dehors du système pour le combattre, Carlos a répondu qu'il fallait attaquer le système à la fois de l'intérieur et de l'extérieur. J'ai repris la caméra pour enregistrer cette mise au point, mais un problème technique m'a empêché de sauvegarder ce passage. En conclusion ultime, Carlos insistait sur le fait que, selon lui, le capitalisme, qui mène à la catastrophe, disparaîtra prochainement. Voici son interview.
A propos d'une danse ouzbèke
On sait par exemple combien il a conduit à mépriser certains arts. Que l'on songe par exemple à la hiérarchie des arts telle qu'elle figure dans L'Esthétique de Hegel et quel sort dérisoire elle réserve aux arts corporels.
Je vous livre ici des images prises à l'occasion de Navruz (le Nouvel An persan) et qui nous montre des danses ouzbèkes.
La vidéo n'est pas de bonne qualité, ses couleurs sont plus ternes que la réalité, et surtout, il est impossible de restituer les effets d'une danse sur un écran. Je la glisse cependant dans ce blog.
Un savoir académique empêche d'apprécier à sa juste valeur la danse que montre ses images, et par là même, je pense, la culture qui la porte : la culture ouzbèke. Car il se peut bien que la danse soit ce que la culture ouzbèke recèle en elle de meilleur (encore que je ne sousestime pas bien sûr toutes les productions littéraires qu'elle engendre par ailleurs). On sent à travers les gestes, les expressions qui ponctuent ces danses de Samarcande, non seulement les influences culturelles multiples de la Perse, de l'Inde, de la Chine, de la Russie, mais encore une perception de la vie, une manière de la mettre en scène, qui se nourrit de millénaires de cultures, une sensibilité travaillée par tant d'influences contradictoires, complémentaires, et qui font l'immense richesse de ce pays.
Voici donc ces quelques images, très en deçà hélas, comme toujours, de ce qui se donne dans l'instant du déploiement en trois dimensions.
Fête de l'Humanité 2007
Comme d'habitude beaucoup de pays étrangers étaient représéntés. Une constante cependant ces derniers temps : l'absence totale de la Russie et de l'Europe de l'Est. Le Venezuela était, comme il se doit, à l'honneur. Les débats sur le sujet manquent souvent un peu de rigueur mais on y apprend toujours une ou deux choses. On aurait aimé plus de discussions sur l'Irak, la Palestine, le Liban, l'Iran (Bricmont a sorti un article très alarmiste sur la question récemment, qui mérite d'être débattu... et critiqué).
Le soir j'ai discuté avec d'anciens collaborateurs de la revue Correspondance internationale qui tentait de maintenir un réseau internationaliste à l'heure où certains PC s'en éloignaient. Je ne sais pas si on peut faire converger leur travail avec celui d'autres cercles anti-impérialistes, non-communistes.
Je livre ci-joint une vidéo tournée sur place.
PS : les gens qui veulent découvrir le blog de l'Atlas alternatif doivent cliquer sur http://atlasalternatif.over-blog.com/
Impressions sur la Transdniestrie/Pridnestrovie
Voici en quelques mots les impressions que je retire de la République moldave autoproclamée de Transdniestrie/Transnistrie/Pridnestrovie (République moldave de Pridnestrovie - RMP) après un séjour du 2 au 6 juillet dans le cadre d’une mission d’observation, sous réserve d’enquêtes et d’analyses complémentaires.
1) Economie
La Transdniestrie (RMP) est un pays riche par rapport à ses voisins. Elle affiche un PNB par habitant de 1 000 dollars, soit la moitié de celui de la Moldavie, mais ce chiffre, dont la base de calcul reste obscure, ne reflète pas la réalité visible dans le mode de vie des gens, ni le potentiel remarquable de ce pays qui fut une des régions les plus industrielles de l’Union soviétique (métallurgie, textile, machines, agroalimentaire), bénéficiant d’une main d’œuvre de haut niveau qualifiée, et de terres agricoles très rentables. La RMP est fortement pénalisée par l’absence de reconnaissance internationale qui dissuade les investissements et pèse sur le commerce en raison des règles de double enregistrement des entreprises à Tiraspol et Chisinau qui entraînent des doubles taxations.
Le pays a dû se lancer dans des privatisations, qui ont conduit à des pertes d’emplois. La RMP reconnaissait en 2004 un taux de chômage de 16 %. Les privatisations ont aussi entraîné l’émergence de l’oligopole Sheriff, holding qui contrôle la distribution d’essence, une partie des supermarchés, et une part croissante de l’industrie. Cet oligopole avoue fournir 15 % du budget de l’Etat sans qu’on puisse établir comment est calculé ce chiffre. Son influence sur les institutions est opaque. On sent chez les dirigeants une aspiration croissante à une reconnaissance occidentale qui permettrait de faire fructifier l’appareil productif.
Les terres agricoles n’ont pas été privatisées, restent propriété d'Etat et sont louées à bail pour 99 ans comme en Chine (y compris à des collectifs de travailleurs). Une partie des privatisations ont abouti à un contrôle des usines par les collectifs de travailleurs qui détiennent des part d’actions majoritaires.
2) Droits sociaux
De nombreux avantages sociaux de l’époque soviétique ont été conservés : éducation gratuite d’un bon niveau, santé gratuite au moins pour les soins minimaux, attribution des emplois, vacances en Crimée pour les enfants, diverses formes de soutien de la collectivité aux individus. La constitution du pays met en valeur autant les droits individuels que les droits sociaux. Elle insiste sur l'éducation, la santé, la récompense du travail, le respect de l'environnement.
3) Démocratie
Le système politique reste marqué par une culture de consensus soviétique, qui explique en grande partie la reconduction régulière du président Smirnov à la tête de l’Etat (le leader de l'opposition parlementaire ne s'est pas présenté aux dernières élections présidentielles pour ne pas "fragiliser" l'Etat non reconnu). Les députés ne sont pas élus par tendances politiques, et les partis (10 au total, y compris un parti social-démocrate qui demande le rattachement à la Moldavie, mais beaucoup de ces partis sont liés à leur équivalent moscovite) ne constituent pas des ensembles cohérents et ne paraissent pas présenter de réels programmes, à part les deux partis communistes (opposition), qui n’ont pas de représentant au parlement (Soviet suprême) et qui défendent la renationalisation de l'économie. Néanmoins on relève des efforts importants pour faire prévaloir l’Etat de droit. Une cour constitutionnelle a été créée qui fait respecter la séparation des pouvoirs et des principes relativement libéraux (dans un cadre présidentiel inspiré du modèle russe). Un ombudsman prend en charge les litiges avec les administrations. L'indépendance relative de la justice semble s'être vérifiée récemment avec l'échec de la belle-fille du président Smirnov à faire annuler par les juges l'élection de son rival dans la circonscription de Slobozya (sous réserve d'investigations complémentaires sur ce sujet).
Dans la rue les gens critiquent ouvertement le gouvernement et ne paraissent pas subir de répression dans l’expression de leurs opinions. Leurs positions sont assez apolitiques dans l’ensemble, notamment quant à l’avenir de l’entité transdniestrienne.
4) Relations interculturelles
Les autorités mettent beaucoup en avant la guerre de 1992, la supposée intolérance politique et linguistique du gouvernement de Chinisau, et leur propre attachement à une cohabitation harmonieuse entre les principales cultures moldave, ukrainienne et russe, et leur refus du communautarisme.
Si le trilinguisme se retrouve dans les inscriptions officielles, le moldave (dans sa version écrite en alphabet cyrillique) est peu présent en ville. Sociologiquement les Moldaves restent une population plus rurale et peut-être moins représentée dans les centres du pouvoir. Il s'emble qu'une sensibilité nationaliste moldave favorable au rattachement à la Moldavie, voire à la Grande Roumanie, susbisterait dans certains cercles intellectuels universitaires. A l’inverse des députés moldaves du Soviet Suprême soutiennent que les Moldaves de RMP, qui ont toujours écrit en alphabet cyrillique et ont toujours été tournés vers l’Ukraine et la Russie feraient l’objet de persécutions de la part des Moldaves de Chisinau, qui ont récupéré en 1989 l’alphabet latin introduit dans le Roumain du XIX ème siècle, traditionnellement liés à la Roumanie.
Des rumeurs non vérifiées existent sur des boycotts des élections dans les villages moldaves (ce que nient les autorités). En tout état de cause on ne perçoit pas de tensions intercommunautaires fortes. Les Russes et Ukrainiens, et même des Moldaves interrogés dans la rue sans présence des autorités affirment que les appartenances identitaires n’entrent pas en ligne de compte dans les rapports sociaux et disent ne pas avoir peur pour la conservation de leurs droits en cas de rattachement à la Moldavie. Certains vont d’ailleurs travailler ou étudier à Chisinau. Les diplômes prinestroviens sont reconnus en Russie et en Ukraine pour ceux qui veulent poursuivre leurs études. En Moldavie en revanche on les "confisquerait" pour remettre à leur place des diplômes moldaves, selon un de nos interlocuteurs (point à vérifier).
5) Relations internationales
La RMP est un petit pays de 550 000 habitants très provincial qui n’a qu’une vague idée de ce qu’est le monde au-delà de ses voisins immédiats. La Russie a les moyens de mettre fin à cette entité en cas d’accord entre Moscou et Chisinau. Depuis la « révolution orange », on a noté un raidissement de Kiev envers Tiraspol, entraînant en particulier l’obligation pour les marchandises pridniestroviennes de transiter d’abord vers l’Ouest, par la Moldavie, avant de pouvoir revenir à l’Est et entrer ou transiter par l’Ukraine, ce qui augmente les coûts d’acheminement. La mise en place d’une diplomatie de la RMP avec d’autres partenaires que les milieux russes, ou ex soviétiques (abkhazes, ossètes) qui lui restent fidèles, semble assez aléatoire. Toutes les rumeurs de liens entre la RMP et des puissances anti-américaines, proche-orientales par exemple, paraissent extrêmement saugrenues, tout comme les accusations de participation à des trafics illégaux, en particulier parce que les frontières de cette république enclavée sont totalement contrôlées par les douanes ukrainiennes ou moldaves. Cela étant, il est vrai que la Pridniestrovie n’a pas pu acheter ni dans l’UE ni dans la CEI, en raison de sa non-reconnaissance, les machines nécessaires au contrôle de ses frontières selon les normes de l’UE. Elle se les est finalement procurée en Afrique du sud. L’aéroport de Tiraspol (un ancien aéroport militaire) reste fermé, car Chisinau continue de contrôler l’espace aérien de la République «autoproclamée ». La RMP n’a pas véritablement développé de vision globale des rapports internationaux, même s’il semble que le gouvernement de Tiraspol commence à prendre conscience de la nécessité de sortir du tête-à-tête diplomatique obligé avec les puissances de la CEI et l’UE accrochée à la « souveraineté moldave ».
Frédéric Delorca
Cf : vidéos sur http://www.youtube.com/watch?v=_SNQSKfSyJ8 et http://www.youtube.com/watch?v=U9lA5yVn4oY.
Et article relatif à notre mission sur http://www.vspmr.org/News/?ID=1115