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Le blog de Frédéric Delorca

Articles avec #xixe siecle - auteurs et personnalites tag

Syrie / George Sand "Histoire de ma vie"

15 Août 2012 , Rédigé par Frédéric Delorca Publié dans #XIXe siècle - Auteurs et personnalités

Vous savez ce que j'ai fait ce soir ? J'ai parcouru les pages en anglais qu'on trouve quand on clique sur "report" sous ce lien. Le dernier rapport de l'ONU qui parle notamment des massacres de Houla en Syrie. En juin j'avais un peu expliqué sur le blog de l'Atlas alternatif en quoi cette affaire avait l'air assez embrouillée. Il fallait donc que je lise quand même dans le texte (ce que les militants "alternatifs" ne font jamais), en anglais, les pages des derniers éléments d'enquête de l'ONU. Elles ne sont pas bonnes pour le gouvernement syrien : elles hachent menu la version des rares témoins pro-gouvernementaux avec des éléments d'une précision confondante. Bien sûr il est toujours possible qu'il y ait du bidonage onusien, mais le moins qu'on puisse dire est que quand même l'acte d'accusation ne repose pas que sur du sable. Je me devais d'attirer l'attention des anti-ingérence sur ce rapport, parce qu'à force d'entendre dire n'importe quoi dans nos grands médias, on finit par penser que, dans ce genre de guerre, toute la propagande repose sur de falsifications aussi grossières que les flacons de Colin Powell à l'ONU fin 2002. C'est loin d'être le cas. Je ne dis pas que l'ONU a raison, mais je signale juste que l'acte d'accusation cette fois est très circonstancié.

 

Voilà pour la Syrie. Dois-je aussi signaler la grande mobilisation de certains "alternatifs" pour une très jolie journaliste syrienne enlevée dans je ne sais quelles collines par des fanatiques islamistes et dont on nous livrera peut-être bientôt la photo du cadavre ? (j'espère bien sûr qu'il n'en sera rien et que cette personne sera retrouvée saine et sauve). Il paraît que des gens en France se mobilisent pour elle et écrivent à l'Elysée. Mais non, je n'appellerai pas à agir pour sa libération, parce qu'alors on m'objecterai à juste titre qu'il est injuste de le faire sans alarmer symétriquement l'opinion publique sur les enlèvements commis par l'armée loyaliste syrienne. Et puis je me souviens aussi de toute la confusion qui a régné fin 2011 autour de la journaliste de télévision libyenne qui, si je me souviens bien, portait le nom de la ville de Misrata, et avait brandi un pistolet devant la caméra lors de la prise de Tripoli. On l'a dite morte (certains "alternatifs" l'ont dite morte), puis ça a été démenti, puis on ne sait plus du tout aujourd'hui si elle est encore de ce monde, si elle est toujours prisonnière des milices ou si elle a été libérée tant les communiqués contradictoires se sont succédés. Tout cela me conduit à prôner, encore et toujours, la plus grande prudence quand on parle de ce genre de guerre civile. Tout ce que je puis dire ici, c'est que l'appel M. Bernard Henri-Lévy à l'ingérence aérienne est selon moi complètement idiot, mais cela, mes lecteurs le savent déjà.

 

Alors mes amis, si nous laissions un peu de côté cette guerre que nous serons impuissants à arrêter, cette guerre, et avec elle, le bikini de Mme Trierweiler, et l'alternance de nouvelles tragiques et futiles dont les journaux nous abreuvent, pour regarder en arrière et ... parler un peu de George Sand ?

 

sand.jpgHé, pourquoi pas, oui, allons, pourquoi pas ? un peu de douceur dans ce monde de brutes. Rassurez vous, je serai bref. Ne serait-ce que parce que je n'ai pas lu en entier son "Histoire de ma vie". J'ai juste picoré des passages ici et là. Les aventures des petites filles rêveuses mal à l'aise dans leur milieu familial m'intéressent, mais jusqu'à un certain point seulement. Pas de longue dissertation sur le sujet, juste quelques brèves remarques.

 

Mme Sand écrivait délicieusement bien, même si parfois ses petites leçons existentielles sont un peu assomantes. Et c'était une femme très honnête, non seulement courageuse (ça chacun le savait, on ne se fait pas un nom dans le milieu littéraire à cette époque quand on était femme sans cette vertu), mais pétrie de principes et capable de les respecter au delà de ce que j'imaginais avant d'ouvrir le livre. C'est ce qui rend le personnage à la fois admirable et attachant. C'est une femme qui voulait le Bien, et le voulait passionnément. Elle tâcha toute sa vie de ne pas laisser cet idéal dans la sphère des abstractions mais de le répandre tout autour d'elle d'une façon très pratique (ce que beaucoup d'idéalistes, surtout dans la gent masculine, oublient souvent de faire).

 

J'aurais pu scanner sur ce blog la page où elle raconte comment elle est devenue "communiste" comme elle le dit., à 14 ou 15 ans Je pense que le PCF devrait la citer (mais le PCF sait-il qu'Aurore Dupin alias George Sand fut classée communiste au moins jusqu'à Napoléon III ?). Je n'ai pas bien compris si l'écrivain est restée communiste de coeur après 1850 (son '"Histoire de ma vie" date de 1848). Je sais qu'elle s'est accomodée de l'Empire, mais Proudhon aussi, et qu'elle n'a pas soutenu la Commune, mais ça ne suffit pas à mes yeux à en faire une renégate.

 

Ce qui est certain c'est qu'on devrait envoyer ses livres à Hugo Chavez, car elle fut communiste et chrétienne, chrétienne parce que communiste et réciproquement, elle y insiste beaucoup. Je comprends que Flaubert ait été fatigué par toute la religiosité du socialisme français du XIXe siècle...

 

Il y a des passages de son livre que j'aime beaucoup. Le bel hommage qu'elle rend à ses parents (quoiqu'il soit un peu long). Le charme se glisse dans les détails : par exemple cette page où elle explique qu'elle ne sait pas pleurer, que, lorsque les émotions gagnent sa gorge, elle parvient pas à jeter des larmes et se contente de gémir. Une femme qui compta beaucoup dans ma vie jadis était comme ça aussi. Or c'était une époque où il était important de savoir pleurer car on sanglotait souvent, plus ouvertement qu'aujourd'hui, et l'on accordait beaucoup d'importance aux larmes (n'avais je pas au fait fait la même remarque à propos du XVIIIe siècle et d'une lecture publique de Casanova qui s'était terminée à grands sanglots ? il faudrait rechercher dans mes billets du mois dernier). Un des symptômes de la déshumanisation actuelle est bien sûr que les pleurs n'ont plus du tout bonne presse !

 

Evidemment vous n'aurez jamais ce genre de détail dans un téléfilm contemporain sur la vie de George Sand ou de n'importe quel auteur des années 1830, parce qu'on ne nous mettra en scène que des acteurs porteurs des styles d'expression émotionnels les plus répandus, et plus précisément les plus répandus à notre époque (car il n'y a aucun effort pour rejoindre les manières d'être du passé). Comment Mme Sand gémissait-elle dans les périodes les plus dures de sa vie ? Nous ne le saurons jamais. Elle dit que peut-être un jour elle mourra de recevoir un grand choc affectif qu'elle ne saura "gérer émotionnellement" (pour utiliser une tournure actuelle) par les larmes. Elle était hantée par l'idée (plusieurs fois exprimée dans son livre) que nous portons en nous mêmes le principe qui causera notre mort.

 

J'aime certaines de ses émotions, quand par exemple elle conte son désarroi de mère à amener son fils Maurice très déprimé faire sa rentrée au collège Henri IV. Par contre, je ne supporte pas les portraits qu'elle dresse des contemporains illustres qu'elle rencontre, et qui tous sont débordants de compliments généreux mais ne permettent jamais de retenir quelque image intéressante que ce soit du personnage dont elle parle.

 

Un épisode a retenu mon attention songeuse : quand elle décrit sa tristesse de jeune adolescente de 11 ans devant le spectacle de la démobilisation de l'armée de la Loire (les dernières restes de la Grande Armée napoléonienne) qui défile non loin de chez elle. J'avais gardé le souvenir de l'introduction de la Confession d'un Enfant du siècle de Musset qui soulignait les causes politiques du spleen de la génération romantique qui avait vu revenir la médiocre restauration après la glorieuse épopée napoléonienne. Je n'avais pas mesuré à quel point tous ces auteurs avaient eu, dans leur propre famille, des anciens officiers de l'Empereur - dans le cas d'Hugo, et de George Sand elle-même, ce furent leurs propres pères. Et surtout je n'avais pas mesuré toute la bassesse morale de cette aristocratie revenue dans les fourgons des armées étrangères, qui se permet de faire exécuter des maréchaux d'Empire héroïques comme Ney, alors qu'eux-mêmes n'avaient été bons qu'à se planquer outre-Rhin ou outre-Manche pendant les heures les plus grandioses et les plus tragiques de l'histoire de notre pays.

 

On comprend à quel point pour ces adolescents-là l'air devait être irrespirable. Cela fait penser à Vichy, au franquisme en Espagne, à toutes ces périodes terribles dans l'histoire des peuples quand les lâches et les menteurs tiennent le haut du pavé, et font qu'ainsi toutes les valeurs de la société sont falsifiées.

 

"Histoire de ma vie" présente une Sand jeune, un peu comme "La première moitié de ma vie" écrite par le dernier empeur de Chine quand il eût 40 ans. Que fut Sand à 70 ans ? Que représentait-elle pour des gens qui n'étaient pas nés sous l'Empire comme elle ? Une espèce d'antiquité respectable mais un peu lassante et encombrante comme  l'étaient par exemple dans les années 1980 les vieux barons du gaullisme ? J'ai entendu il y a peu un extrait de l'éloge funèbre que prononça pour elle Victor Hugo (qui était pourtant plus âgé). J'ai trouvé qu'elle manquait singulièrement de vibration et d'inspiration. On avait l'impression qu'Hugo n'avait fait que le "minimum syndical". Pourquoi ? Reprochait-il à Sand de ne s'être point exilé comme lui sous Napoléon III ? La profondeur politique de Sand s'était-elle émoussée avec l'âge ? J'aimerais bien le savoir...

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"L'art pour l'art" de Flaubert

9 Août 2012 , Rédigé par Frédéric Delorca Publié dans #XIXe siècle - Auteurs et personnalités

flaubert.jpgFlaubert en 1870, dans sa religion de l'art pour l'art (si hostile aux autre cultes : socialisme, catholicisme) angoissé à l'idée que le support de cette religion - la France, Paris - puisse être balayé par l'invasion prussienne (la hantise que la France devienne un pays bigot affaibli comme l'Espagne, ou "un pays plat et industriel comme la Belgique"). Cette crainte lui arrache même une petite sympathie nostalgique pour la République (dans une lettre Sand, notez qu'il dialogue mieux quand mêm avec la gauche - Sand - qu'avec la droite), quoiqu'il raille la mode du retour à 1792 dont il est témoin (comme de Gaulle dans ses mémoires raillera la "mode révolutionnaire" de 1945-46, une mode qui a bien failli s'emparer à nouveau des médias à un moment de la campagne de Mélenchon cette année).

 

Je me suis décidé à acheter sa correspondance que jusque là je m'étais contenté de parcourir dans les bibiothèques. En fait je cherchais les souvenirs de G. Sand qu'Amazon tarde à me livrer, mais ils sont introuvable dans la plus grande librairie d'une ville moyenne française.

 

Une pensée pour les tentatives d'utiisation de Flaubert par Sartre et Bourdieu, celle de Bourdieu notamment trop prise dans une grille de lecture assez "inutile et incertaine" comme aurait dit l'autre...

 

C'était quoi alors cet "art pour l'art" (auquel Nietzsche aussi adhéra à sa manière) ? Un sorte d'hypersensibilité à toutes les formes d'injustice (Flaubert a toujours le mot "Justice" à la bouche), de facilité, de lâcheté, un refus de la démagogie (notamment d'évolution du monde à l'"américaine", déjà il s'en préoccupait, peut-être sous l'influence de Tocqueville), le choix de Voltaire contre Rousseau, de l'élitisme, dans un esprit de complet désintéressement (Flaubert ne vivait pas de sa plume, et sa vision de l'art est incompatible avec l'utilisation cuistre et superficielle qu'en font les bourgeois. Le tout dans une recherche intransigeante d'une totale exactitude formelle.

 

Flaubert pensait que la victoire prussienne annonçait le triomphe du positivisme, et donc un déclin inévitable de la civilisation française (quelque part Flaubert qualifie sous Napoléon III la France de première nation du monde, ce à quoi sans doute beaucoup de Français souscrivaient à l'époque). A-t-il eu raison ? Les année 1860 furent-elles le sommet de ce sommet de ce que pouvait réaliser l'art littéraire français ?

 

Je n'ai sans doute pas la sensibiité assez affutée pour en juger. Un lecteur anonyme a bien voulu en passant par ce blog m'y traiter courageusement de "bourrin" et il y a sans doute du vrai là-dedans.

 

Dans un précédent billet j'ai dit que le positivisme n'avait été que le poil à gratter de la période suivante. Il n'a pas vaincu, tout comme les Prussiens n'ont pas fait de Paris un "nouveau Varsovie". Il y a encore eu le symbolisme, Mallarmé etc. Mais la mécanique de la modernité industrielle était là, avec son travail incessant,  sa manière bien particulière de rythmer le temps et d'asservir par ce biais les sensibilités, c'est indéniable.

 

Aujourd'hui il n'y a plus "d'art pour l'art" bien sûr. Il n'y a plus chez les critiques que la recherche des "motivations socio-psychologiques", la volonté de se rincer l'oeil ou de compatir dans une débauche de bons sentiments, la recherche de messages politiques, et chez les auteurs l'abdication de tout élitisme, la passivité devant la bêtise et l'injustice, la volonté de plaire à tout prix, de se faire un nom, de ne pas "investir pour rien" etc. Bref rien qui relève d'aucune justesse de regard ni de ton, encore moins de l'élégance stylistique.

 

En tout cas cet "art pour l'art" avait quelque chose d'éthiquement irréprochable (c'était d'ailleurs son ambition, presque platonicienne) et constitue toujours une sorte de point abstrait de référence pour accéder à une lucidité supérieure, une sorte de point d'Archimède sur lequel on gagne à asseoir son jugement. Par exemple si l'on veut se faire une opinion sur la Commune de Paris. Quand Flaubert y voit un grand retour au Moyen-Age (et dans la bouche d'un Spinoziste post-révolutionnaire comme lui, ce n'était pas un compliment), la remarque interpelle, et donne à réfléchir...

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Un mot de Flaubert

9 Août 2012 , Rédigé par Frédéric Delorca Publié dans #XIXe siècle - Auteurs et personnalités

A propos des succès de Thiers :

 

"Les prostituées, comme la France, ont toujours un faible pour les vieux farceurs"

 

(Lettre à George Sand, 18 décembre 1867)

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George Sand vue par Debû-Bridel

8 Août 2012 , Rédigé par Frédéric Delorca Publié dans #XIXe siècle - Auteurs et personnalités

Sand.PNGJ'écoutais tantôt à la radio la conférence de 1954 "George Sand, homme politique", par le sénateur "gaulliste de gauche" (mais ex maurrassien) et "grand résistant" Jacques Debû-Bridel. Dans cette conférence Debû-Bridel célèbre la radicalité populiste de George Sand en 1848 mais blâme son choix de soutenir Jules Favre (avec qui elle avait travaillé 22 ans plus tôt au cabinet de Ledru Rollin) contre Gambetta en 1870. Il est vrai qu'il y a quelque chose de pétainiste dans ce négociateur de la paix avec Bismarck. Lorsqu'il remarque que les ouvriers que Sand avait appelé à descendre dans la rue le 16 avril 1848 furent accueillis par la Garde nationale au cri de "A bas les communistes" le sénateur ajoute qu'à l'époque on parlait déjà des communistes mais que les choses étaient plus simples car alors ils n'étaient pas liés à une "puissance étrangère" (sic). J'ai trouvé cela amusant, et somme toute assez vrai. Pour lui ce 16 avril eût pu être un succès pour les Républicains et les socialistes mais il remarque à juste titre que les journées qui réussissent sont célébrées par la postérité comme des "révolutions" et les journées qui échouent condamnées comme des "émeutes".

 

Je veux bien revisiter un peu le XIXe siècle avec Mme Sand et viens de commander "Histoire de ma vie". Je m'étais enthousiasmé pour la Confession d'un enfant du siècle  de Musset et Choses Vues d'Hugo à 16 ans, puis j'ai un peu négligé cet univers là, en grande partie sous l'influence de mon époque. Il convient de revenir à ce siècle un peu bizarre à nos yeux de révoltes ouvrières, d'utopies saint-simoniennes, et de résistance au cléricalisme omniprésent. Pourquoi ne pas le faire avec Mme Sand ? Ne lui prête-t-on pas toutes les qualités : bonne amante sensuelle (mais fidèle avec ça, même dans sa relation chaste - par la force des choses - avec Chopin), bonne mère, bonne aristocrate par son père (descendante du maréchal de Saxe), et par sa mère bonne fille du peuple qui aime à faire des confitures ? Je trouve un peu sot son amour candide et rousseauiste des paysans, mais c'est une écrivain de génie, alors il doit quand même être bien agréable de passer quelques heures en sa compagnie. Je vous dirai.

 

A part ça, ce soir Michel Onfray jugeait que la maître de Camus, Jean Grenier était un personnage "pas très sympathique" parce qu'il n'aimait pas sortir le soir (si si, réécoutez sa conférence à l'Université populaire de Caen, c'est exactement ce qu'il dit). De même qu'il n'aimait pas Kant parce que celui-ci n'avait pas eu de vie sexuelle. L'ennui c'est que ce genre de caractéristique concerne les trois quarts de la haute intelligentsia, qui, par définition, pour aimer la lecture et l'écriture, doit avoir des penchants monastiques... J'en conclus qu'Onfray est plus proche des noceurs paillards, mais le niveau de sa pensée est en conséquence...

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L'hommage de Bertrand Russell à Robert Owen

4 Septembre 2011 , Rédigé par Frédéric Delorca Publié dans #XIXe siècle - Auteurs et personnalités


Bertrand Russell - Histoire des idées au 19e siècle, Gallimard 1951 (p. 140) - à propos de Robert Owen, qu’il considère comme « le fondateur du socialisme » (p. 134) qui « ne fut pas tout à fait un sage, mais (…) fut un saint » :

robert-owen.jpg« Il n’est guère aisé de porter un jugement exact sur l’œuvre et l’influence d’Owen. Jusqu’en 1815, il se révèle comme un homme essentiellement pratique, réussissant dans tout ce qu’il entreprend, et ne se laissant pas égarer par ses impulsions de réformateur dans des entreprises impossibles. A partir de ce moment, sa vision s’élargit, mais il perd sa sagacité de la pratique quotidienne. Dans ses essais pour transformer le monde, il échoua par impatience, parce qu’il n’accorda pas assez d’attention au point de vue financier, et parce qu’il croyait qu’on pouvait aisément et rapidement convaincre tout le monde de ce qui, pour lui, était une vérité évidente. Son succès à New Lanark (*) l’égara, comme au début il en égara d’autres. Il avait la compréhension des machines et savait se faire aimer ; ces qualités suffisaient à New Lanark, mais as dans ses tentatives ultérieures. Il n’avait pas les qualités qui assurent la réussite d’un chef ou d’un organisateur.

Mais pour ses idées, il mérite d’être placé très haut. Il souligne l’importance de problèmes concernant la production industrielle, problèmes qui furent reconnus importants par la suite, quoique dans la période qui suivit immédiatement celle de son activité, leur importance ait été masquée temporairement par le développement du chemin de fer. Il comprit que la production accrue due aux machines conduirait à une surproduction ou au chômage, à moins qu’on ne pût étendre le marché grâce à une forte augmentation des salaires. Il se rendit compte aussi qu’une augmentation de salaires ne serait pas déterminée par les forces économiques sous un régime de libre concurrence. Il en déduisit qu’il fallait une méthode de production et de distribution plus socialisée si on voulait que l’industrialisme engendrât la prospérité générale. Le XIXe siècle, en trouvant continuellement de nouveaux marchés et de nouveaux pays à exploiter, réussit à échapper à une logique de la surproduction ; mais de nos jours, la vérité de l’analyse d’Owen commence à être évidente.

De son temps, les objections les plus sérieuses à son projet furent le principe de peuplement et la nécessité de la concurrence comme stimulant de l’industrie (…).
russell.jpg
La réponse à l’argument du peuplement  a été donnée par la baisse de la natalité. Un destin ironique a voulu que la classe ouvrière apprît finalement le contrôle des naissances, qui est essentiel au succès du socialisme, alors que les socialistes y ont été pour la plupart hostiles ou indifférents. L’autre argument est devenu moins sérieux à cause de la capacité de production accrue du travail. Lorsque la journée normale de travail était de douze ou quinze heures, sans aucun doute la crainte du renvoi était un stimulant nécessaire. Mais avec les méthodes modernes, et une organisation convenable, très peu d’heures suffiraient, et on pourrait les obtenir par une discipline qu’il ne serait pas difficile d’imposer.»

(*) une usine de 2 000 ouvrier dont il fut le patron.

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