Alexandra Kollontaï dans la presse française
Mes amis, je ne le dirai jamais assez : il ne faut pas se fier aux historiens, à tous ces universitaires qui lisent les archives "pour nous", et nous les livrent à travers leurs préjugés et leurs biais personnels. Allons "aux choses mêmes" pour parler comme Husserl. Bravons la mauvaise humeur des bibliothécaires et les horaires d'ouvertures impossibles qu'ils nous imposent et allons chercher les documents d'origine ! Je vous ai parlé récemment de cette bibliothèque des années 70 mentionnée dans un livre sur Alexandra Kollontaï. Hé bien elle existe toujours bien qu'elle ait déménagé, et le dossier de presse d'il y a 40 ans sur cette communiste russe, théoricienne de la liberté sexuelle, première femme ambassadrice y est toujours, avec les coupures de la presse sur sa carrière diplomatique.
Alors amusons nous un peu. Examinons ces archives dans le détail (car bien sûr c'est là que se trouve le diable, et nous savons que les universitaires ont souvent une manière bien à eux de les glisser sous le tapis - ce qui est particulièrement vrai pour Mme Kollontaï puisque ne s'y intéressent que les féministes de gauche).
Lisons.
Tout d'abord quelques informations sur sa jeunesse. On les trouve dans un article de pleine page du 29 janvier 1938, lorsque Henri de Val et Roger Vaillant dans Paris-Soir Dimanche se demande si Kollontaï ne va pas être nommée en Chine.
Les auteurs effectuent une retour très romanesque sur la jeunesse de Kollontaï. Ils racontent que pour éviter qu'elle ne se fourvoie trop longtemps avec l'extrême gauche, son père, le général Tomantovitch l'avait mariée à un colonel (Kollontaï). Mais celui-ci ne put la dompter. "On parla beaucoup, ces années-là, à Pétersbourg, écrivent-ils, d'une jeune femme très belle et très élégante qui surgissait à l'improviste dans les réunions clandestine. Sa parole passionnée enflammait les ouvriers (...) Quand la police surgissait, elle disparaissait toujours à temps pour ne pas être prise. On fouillait en vain tous les garnis de la capitale pour trouver son repaire. La police ne pensait évidemment pas à aller perquisitionner chez le colonel Kollontaï, cet officier d'un loyalisme à toute épreuve. Aussitôt arrivée chez elle, l'oeil encore enfiévré par les discours qu'elle venait de prononcer, encore haletante des dangers qu'elle venait de courir, Alexandra se plongeait dans un bain parfumé puis elle dévorait un roman français ou anglais (elle parlait couramment les deux langues et quelques autres) ou accompagnait son mari au Palais Impérial ou au Théâtre Michel"". Ca a un côté "Bain de la femme du monde", film coquin des années 1900 que Godard glisse dans "Les carabiniers".
Dans la presse on trouve aussi mention de sa participation à la grève des ménagères en France en 1911 où elle aurait été arrêtée (cela ressort d'un document sans titre non daté mais semble-t-il écrit en 1926 car il signale la prochaine affectation de Kollontaï au Mexique signé par Andrée Viollier, journaliste mi-admirative mi-sceptique qui se demande si la liberté accordée aux femmes aux USA et en URSS leur apporte du bonheur).
Dans l'Illustration du 20 septembre 1924 un certain "S. de C.", sous une photo du carrosse de l'ambassadrice à Christiania (Oslo), annonce que Mme Kollontaï qui avait été envoyée par Moscou en 1922 comme chargée d'affaire auprès du palais royal norvégien vient d'être promue au grade d'ambassadrice, première femme au monde à porter ce titre. S. de C. rappelle que jusque là il n'y avait eu que deux diplomates femmes dans le monde : Mme Kollontaï et Mlle Stanciof, fille de l'ancien ambassadeur de Bulgarie, nommée secrétaire de légation. On peut se demander si tout cela est vrai puisque six mois plus tard le Petit Journal (Jean Lecocq) du 25 février 1925 précise que Mme Rorzika Chwirmer fut nommée en 1918 "au lendemain de la déchécance des Habsbourg" ambassadrice de Hongrie à Berne mais qu'elle en fut rappelé à cause de ses "dépenses chez les couturiers et chez les modistes" (sic).
S. de C.insiste sur le fait que la nomination de Kollontaï est moins due à la fibre féministe du ministre des affaires étrangères soviétique Tchitcherine qu'à la volonté des dirigeants de se "décapiter" la tendance de gauche dite "opposition ouvrière", puisque son autre dirigeant Valérien Ossinsky (qui n'intéresse Wikipedia qu'en russe et en allemand) est nommé ambassadeur à Stockholm. L'Illustration s'amuse beaucoup de voir Ossinsky "en habit et cravate blanche".
S. de C. explique que Mme Kollontaï a déjà obtenu la reconnaissance du Kremlin par la Cour royale, réglé le conflit territorial de l'archipel de Spitzberg et "reçu la garantie de l'Etat norvégien pour l'achat à crédit du hareng de bergen et de Trondhjem, très apprécié au pays des Soviets"... sans oublier de donner des "conférences sur l'amour libre devant la jeunesse universitaire norvégienne".
L'article insiste sur la nostalgie de Kollontaï pour ses origines aristocratiques (un sujet que Judith Stora-Sandor dans sa présentation des écrits de Kollontaï il y a quarante ans glissait un peu rapidement sous le tapis en disant que la théoricienne s'en était toujours défendue). L'Illustration parle d'un premier meeting au printemps 1917 après la chute de tsar, où Kollontaï prit la parole "sur la dunette d'un cuirassé, dans une toilette mauve tendre si impressionnante que les matelots, n'osant traiter de "camarade" une prolétaire aussi bien huppée, l'acclamèrent aux cris de "vive madame" " (sic). Dans beaucoup d'articles on parle de ses tenues en fourrure commandées rue de la Paix à Paris.
L'Illustration signale un bel immeuble acheté par l'URSS pour sa légation à Oslo, et une faucille et un marteau en rubis et diamants épinglés à la robe de la dame lors des soirées (le détail semble quand même trop pittoresque pour relever de la légende.
(Notez qu'un livre de 1937 partiellement en libre accès sur le Net, "L'ambassadrice" (ed Fernand Sorlot) d'une certaine Nathalie de Raguse résume purement et simplement l'article de l'Illustration, y compris l'histoire des harengs de Bergen, pour son chapitre sur Kollontaï... pourquoi faire compliqué quand on peut faire simple ? Sauf qu'elle parle des manteaux en chinchilla de Kollontai et pas de sa robe mauve. La seule plus-value du chapitre de de Raguse est son passage sur la fanfare royale qui refuse de jouer l'Internationale, ce qui me rappelle la lettre de Clemenceau sur le frère du tsar obligé d'entendre la Marseillaise).
Pendant les années 20, la presse française évoque assez souvent les initiatives de Kollontai comme commissaire du peuple à l'assistance sociale, puis comme ambassadrice.
En 1926 le Petit journal annonce un risque de rappel de de Mme Kollontaï à Moscou du fait de ses dépenses vestimentaires excessives "On lui reproche d'avoir fait venir de Paris cinquante robes par an" (Le Petit Journal du 22.2.26). Elle menace alors de quitter la carrière diplomatique. L'Intransigeant du même jour dit simplement que le gouvernement d'URSS a décidé de réduire de 35 % son budget du fait de l'achat de ses 50 robes par an ce qui l'a poussée à démissionner. L'Esktrabladet de Copenhague de mai 1926 à l'occasion d'un de ses passages au Danemark fait aussi état d'un rapport Boukharine sur des purges qu'elle aurait imposées au PC norvégien scindant le PC en deux et provoquant la pagaille. Le 10 septembre 1926 Le Quotidien annonce sa nomination au Mexique,qu'un autre article sans titre qualifie de "terre promise des révolutions". L'année précédente (3 février 1925), ce journal avait aussi rendu compte de ses positions sur la loi sur le mariage en URSS. Quand donc en 1926 Andrée Viollier (cf plus haut) l'interviewe à Moscou avant sont départ pour Mexico, alors qu'elle s'attendait à entendre dans sa bouche une apologie choquante de l'amour physique comme dans son roman de 1922 "Abeilles diligentes", elle la trouve assagie. "L'âge et l'expérience l'ont-ils fait évoluer ? Elle ne nie plus l'importance de la famille" note-t-elle.
29 janvier 1938, Henri de Val et Roger Vaillant dans Paris-Soir Dimanche reviennent sur ses années passées en Norvège, et soulignent que "Le roi Hakon se plaisait à bavarder avec elle. On vanta son charme, sa culture, son tact, ses manières irréprochables, sa correction politique.
Ils ont des mots amusants sur son nouveau mari le "grand blond" barbu Dybenko, matelot avec qui elle ne fut que quelque temps à Oslo avant qu'il ne fût nommé officier artilleur dans l'Oural.
Selon de Val et Vaillant, lors de l'adoption de 2ème plan quinquennal en 1932, elle se serait exclamée : "On peut rester bonne communiste tout en s'habillant avec élégance et en employant du rouge et de la poudre." Aussi la première usine de produits de beauté construite en URSS s'appela-t-elle l'usine Kollontaï...
La revue Française (Colette Muret) du 30 novembre 1938 explique que Kollontaï au nom de l'URSS a fait inscrire la question de "l'égalité des droits de la femme" à l'ordre du jour de l'assemblée de la Société des Nations (SDN), mais que le sujet fut renvoyé en commission et que la bataille sera rude.
Je trouve que ces sources des années 20 et 30 sont d'un apport précieux par rapport aux écrits plus récents. D'abord ils montrent une fois de plus que les gens de Wikipedia sont des abrutis, eux qui dans leurs discussions en sont encore à se demander si Kollontaï été ambassadrice à la SDN et dans le doute ne l'ont toujours pas mentionné dans leur article (alors qu'au moins cela figure sur le Wikipedia en anglais). Mais bon, la nullité de Wikipedia n'est plus à démontrer.
Il révèle aussi que Judith Stora-Sandor eût tort d'écarter d'un revers de main comme s'il ne s'agissait que de clichés machistes la polémique sur les achats de robes de Kollontaï du temps où elle était ambassadrice à Oslo(*), car cette polémique fut centrale tout au long de 1926 et elle faillit lui coûter son poste. Le fait que les féministes passent cela sous silence, comme elles oublient que la première ambassadrice de l'histoire ne fut pas Kollontaï, mais une ambassadrice hongroise à qui Budapest reprocha aussi ses excès d'achats de robe n'est pas anecdotique. Cela montre que la culture intellectuelle et intellectualiste féministe contemporaine a un vrai problème avec cette culture matérielle spécifique qui caractérisait les grandes dames des années 20-30, et qui a concerné beaucoup de femmes à beaucoup d'époques (et encore aujourd'hui) : ce rapport au beau textile, au beau vêtement dont il n'est pas du tout certain qu'il soit le fruit d'une simple aliénation patriarcale de la femme (n'y a t il pas plutôt une aliénation spécifique des intellectuelles qui écrivent l'histoire des femmes dans leur refus de voir ce qui se joue dans le rapport de leurs consoeurs aux belles robes ?).
Le rapport au vestimentaire, comme les bonnes manières décrites par la presse, étaient des caractéristiques de Kollontaï qui la rattachaient inconstestablement à l'aristocratie, et que les petites bourgeoises qui écrivent aujourd'hui sur elle n'aiment pas trop, alors que cela la rendait sympathique à la presse mondaine française (et cela humanisait à ses yeux la révolution soviétique).
Son aristocratisme mêlé de ferveur révolutionnaire sincère lui valut sans doute beaucoup de respect en URSS où la fascination pour le noble n'a jamais complètement disparu. Il explique peut-être son extrémisme gauchiste (je crois que Bourdieu a évoqué dans ses écrits sur mai 68, que les héritiers étaient plus volontiers portés vers la radicalité, une radicalité toujours très abstraite cependant, il le dit aussi des étudiants communistes de normale sup des années 50 dans son autoanayse posthume).
On trouve sur le Net en anglais un extrait du journal de Kollontaï de novembre 1939 qui relate une de ses discussions avec Staline. On y découvre une Kollontaï bouleversée par l'annonce par Staline de l'approche de la guerre mondiale. Elle laisse tomber son carnet de notes, est profondément émue. C'est une personne désemparée. Devant se témoignage on peut se demander si Alexandra Kollontaï n'était pas surtout une femme brillante pour la polémique révolutionnaire - dans ses écrits, et dans les débats à la tribune - ainsi qu'une fine diplomate et une bonne ministre des affaires sociales (qui remporta des succès uniques en leur temps dans la promotion des femmes, y compris dans les fonctions politiques), mais, à côté de cela, une piètre organisatrice et une femme très peu faite pour faire face aux grands enjeux que soulèvent les conflits armés (à la différence d'une Margaret Thatcher très à l'aise dans ce domaine). Ainsi ce qui est présenté comme une sorte d' "exil" que le gouvernement soviétique lui aurait imposé en la cantonant dans des fonctions diplomatiques n'aurait pas été tant que cela une sanction comme on le sous-entend aujourd'hui. Dans une URSS toujours menacée par l'Allemagne et les puissances capitalistes, Alexandra Kollontaï s'est peut-être trouvée affectée dans les fonctions où elle pouvait être réellement la plus utile.
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(*)JSS à propos de la période du communisme de guerre (p. 18) "Kollontaï de la réédition de "Marxisme et révolution sexuelle" chez La Découverte : "Kollontaï fut beaucoup critiquée pour son élégance, son goût pour les vêtements de bonne coupe. Elle en conçut une certaine amertume, surtout quand les critiques lui ont été adressées lors des périodes de dénuement où elle ne possédait qu'une seule robe qu'elle devait porter avec beaucoup de distinction" (sic - même sur cette période la presse disait que sa famille lui envoyait de l'argent de l'étranger). Et sur 1926 : "Les journaux parisiens de l'époque décrivent avec une complaisance ironique ses toilettes, avec photos à l'appui. On a insinué que le gouvernement soviétique lui avait adressé des blâmes et même des menaces de rappel à cause de ses 'frais de représentation' trop élevés" : en fait il s'agit plus que d'une insinuation - une thèse corroborée par le précédent hongrois - et il n'est pas question de blâmes ou de menace de rappel, mais bien d'une diminution de 35 % du budget qui aboutit à une menace de démission de l'intéressée (JSS a peut-être lu le "dossier de presse" en diagonale...)
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