Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Le blog de Frédéric Delorca

Articles avec #divers histoire tag

Un crime colonial en Asie peu connu

2 Septembre 2008 , Rédigé par Frédéric Delorca Publié dans #Divers histoire

Voici une lettre de Victor Hugo, que publie aujourd'hui un blog consacré à l'Asie (un blog qui pourtant soutient l'ingérence impérialiste contemporaine, au soutien des nationalistes tibétains http://www.agathejolybois.net/article-22438184.html), et qui peut aider à comprendre le souvenir que nous avons laissé à la Chine... Evidemment comme on le notera, V. Hugo ici développe le point de vue occidentalocentré qui était celui de son époque. Mais, comme Octave Mirbeau 40 ans plus tard, il sait au moins appeler un pillage, un crime, un viol, par leur nom. Et ils n'étaient pas très nombreux à le faire dans l'intelligentsia française à ce moment-là ... Ce texte est lu en ce moment aux touristes par les guides chinois qui font visiter Pékin.

Le 6 octobre 1860, alors que l'empereur chinois Xianfeng  est en fuite, en pleine guerre de l'Opium, les troupes franco-britanniques envahissent sa résidence d'été, d'une beauté exceptionnelle, la saccagent, la dévastent. La guerre de l'opium, guerre de la mondialisation coloniale de l'époque, avait pour finalité de permettre aux Occidentaux d'innonder la Chine de leurs produits, notamment de l'opium de la Compagnie des Indes anglaise qui fonctionnait comme un cartel de la drogue. Mike Davis dans Génocides tropicaux (Editions La Découverte) a détaillé les méfaits de ces guerres coloniales en termes de destruction des structures étatiques asiatiques et des réseaux d'approvisionnement en blé, causant la mort de dizaines de millions de personnes et la désorganisation durable de ces sociétés.

FD

Hauteville House, 25 novembre 1861

Vous me demandez mon avis, monsieur, sur l'expédition de Chine. Vous trouvez cette expédition honorable et belle, et vous êtes assez bon pour attacher quelque prix à mon sentiment ; selon vous, l'expédition de Chine, faite sous le double pavillon de la reine Victoria et de l'empereur Napoléon, est une gloire à partager entre la France et l'Angleterre, et vous désirez savoir quelle est la quantité d'approbation que je crois pouvoir donner à cette victoire anglaise et française.

Puisque vous voulez connaître mon avis, le voici :

ll y avait, dans un coin du monde, une merveille du monde ; cette merveille s'appelait le Palais d'été. L'art a deux principes, l'Idée qui produit l'art européen, et la Chimère qui produit l'art oriental.
Le Palais d'été était à l'art chimérique ce que le Parthénon est à l'art idéal.
Tout ce que peut enfanter l'imagination d'un peuple presque extra-humain était là.
Ce n'était pas, comme le Parthénon, une œuvre rare et unique ; c'était une sorte d'énorme modèle de la chimère, si la chimère peut avoir un modèle.

Imaginez on ne sait quelle construction inexprimable, quelque chose comme un édifice lunaire, et vous aurez le Palais d'été.
Bâtissez un songe avec du marbre, du jade, du bronze, de la porcelaine, charpentez-le en bois de cèdre, couvrez-le de pierreries, drapez-le de soie, faites-le ici sanctuaire, là harem, là citadelle, mettez-y des dieux, mettez-y des monstres, vernissez-le, émaillez-le, dorez-le, fardez-le, faites construire par des architectes qui soient des poètes les mille et un rêves des mille et une nuits, ajoutez des jardins, des bassins, des jaillissements d'eau et d'écume, des cygnes, des ibis, des paons, supposez en un mot une sorte d'éblouissante caverne de la fantaisie humaine ayant une figure de temple et de palais, c'était là ce monument.

Il avait fallu, pour le créer, le lent travail de deux générations. Cet édifice, qui avait l'énormité d'une ville, avait été bâti par les siècles, pour qui ? pour les peuples.
Car ce que fait le temps appartient à l'homme. Les artistes, les poètes, les philosophes, connaissaient le Palais d'été ; Voltaire en parle. On disait : le Parthénon en Grèce, les Pyramides en Egypte, le Colisée à Rome, Notre-Dame à Paris, le Palais d'été en Orient.
Si on ne le voyait pas, on le rêvait.

C'était une sorte d'effrayant chef-d'œuvre inconnu entrevu au loin dans on ne sait quel crépuscule, comme une silhouette de la civilisation d'Asie sur l'horizon de la civilisation d'Europe.

Cette merveille a disparu.

Un jour, deux bandits sont entrés dans le Palais d'été. L'un a pillé, l'autre a incendié.
La victoire peut être une voleuse, à ce qu'il paraît.
Une dévastation en grand du Palais d'été s'est faite de compte à demi entre les deux vainqueurs.
On voit mêlé à tout cela le nom d'Elgin, qui a la propriété fatale de rappeler le Parthénon.
Ce qu'on avait fait au Parthénon, on l'a fait au Palais d'été, plus complètement et mieux, de manière à ne rien laisser.
Tous les trésors de toutes nos cathédrales réunies n'égaleraient pas ce splendide et formidable musée de l'orient. Il n'y avait pas seulement là des chefs-d'œuvre d'art, il y avait un entassement d'orfèvreries.

Grand exploit, bonne aubaine. L'un des deux vainqueurs a empli ses poches, ce que voyant, l'autre a empli ses coffres ; et l'on est revenu en Europe, bras dessus, bras dessous, en riant.
Telle est l'histoire des deux bandits.

Nous, Européens, nous sommes les civilisés, et pour nous, les Chinois sont les barbares.
Voila ce que la civilisation a fait à la barbarie.

Devant l'histoire, l'un des deux bandits s'appellera la France, l'autre s'appellera l'Angleterre.
Mais je proteste, et je vous remercie de m'en donner l'occasion ; les crimes de ceux qui mènent ne sont pas la faute de ceux qui sont menés ; les gouvernements sont quelquefois des bandits, les peuples jamais.

L'empire français a empoché la moitié de cette victoire et il étale aujourd'hui avec une sorte de naïveté de propriétaire, le splendide bric-à-brac du Palais d'été.

J'espère qu'un jour viendra où la France, délivrée et nettoyée, renverra ce butin à la Chine spoliée.

En attendant, il y a un vol et deux voleurs, je le constate.

Telle est, monsieur, la quantité d'approbation que je donne à l'expédition de Chine

Victor Hugo

Lire la suite

Ce que le PC pouvait faire, jadis...

14 Août 2008 , Rédigé par Frédéric Delorca Publié dans #Divers histoire

Selon des témoins de premier plan, De Gaulle quitta Paris pour Baden Baden en mai 68 (au départ pour Sainte Odile) parce qu'il redoutait que l'Elysée soit encerclée par le Parti communiste.

Je ne suis pas historien et ma vue, comme celle de nos contemporains, est encore plus partielle et inadéquate que celles de ceux qui ont vécu les événements. On voit bien que le Parti communiste français a eu deux occasions de prendre le pouvoir : fin 1944 alors que ses soldats (les résistants) tenaient l'essentiel du territoire libéré, et en mai 68.

En mai 68 deux forces pouvaient représenter l'alternance : le centre-gauche, soutenu par les courants modérés de toute l'Europe (et les Etats-Unis), récupéré par Mitterrand à Charlety, et le parti communiste, fort de la grève générale lancée dans le pays. Deux forces seulement car évidemment les étudiants bourgeois rêvant de Wilhem Reich, eux ne pouvaient prétendre à rien.

Le PC n'a pas voulu "encercler l"Elysée". Peut-être même n'y a-t-il même pas songé. Quelqu'un l'en a-t-il dissuadé ? à Moscou ? Samir Amin dit quelque part à juste titre que l'Internationale communiste a beaucoup pâti d'avoir voulu défendre en priorité l'URSS. Si telle n'avait pas été son obsession, elle aurait pu conquérir la Grèce, France et l'Italie en 1945, et installer une forte guérilla en Aragon qui aurait affaibli le franquisme. Est-ce un bien pour l'Europe ? ces "démocraties populaires" installées à Paris et à Rome auraient-elles été de plates copies du modèle russe comme partiut ailleurs ? Je me souviens de Bourdieu écrivant en 1981 à propos de la Pologne que l'avis du Parti communiste français compte plus que les autres parce qu'il est "la fille ainée" du mouvement communiste (comme la France "fille ainée de l'Eglise" depuis Clovis), à cause de l'héritage de la Révolution française, de la Commune, de la place des intellectuels français dans le monde de l'époque. Le PCF au pouvoir aurait-il imposé un "socialisme à la Française" en 1968 comme c'était son ambition officielle ?

Ou bien le refus de prendre le pouvoir avait-il des causes intérieures ? La déstalinisation n'avait-elle pas affaibli la religiosité communiste, et donc son aptitude à se saisir du pouvoir ? N'y avait-il pas un mouvement de crainte devant la réaction prévisible des forces conservatrices, et notamment de l'état-major militaire, et donc le bain de sang possible, inutile, pour la classe ouvrière ? Au lieu de cela le PCF et la CGT se contentèrent d'une augmentation du pouvoir d'achat.

Le PCF avait une chance au "rattrappage" : en récupérant la jeunesse, en la soviétisant. Les gaullistes en avaient peur. Dans un film sur Vincennes qui sortira l'an prochain, on voit un député UDR demander à Edgar Faure, ministre de l'enseignement supérieur, ce qu'il fera si toutes les universités deviennent communistes. Edgar Faure lui répond que si toute la jeunesse française devient communiste et le reste, la France de 1980 sera République populaire et personne ne pourra rien y faire. Le PC s'est fait griller la priorité par les maoïstes. Et par les gaullistes aussi, qui, en créant Vincennes, placée sous la direction d'un de ses membres, a circonscrit le "péril rouge"...

Un mien ami chomskyen me disait il y a un an ou deux après une de ces "Fêtes de l'Humanité" où les rues portent des noms moralisateurs et cathos ("rue de la paix", "rue de la fraternité") : "Le PC a enfin aligné son discours sur ses actes. Car ses actes, depuis 1945, vont dans constamment le sens du refus du pouvoir, et du refus de la révolution. Il est piquant de voir qu'ils célèbrent 1936, le Front populaire, la Guerre d'Espagne, qui était le seul où ils agissaient réellement pour la révolution, à l'heure même où ils en font leur deuil". Pas si étonnant, on célèbre toujours ce qui ne menace plus nos nuits présentes et à venir.

Cela me fait penser à une autre révolution soudain, celle du Vénézuela. Cette petite révolution qui avance pas à pas, effrayée de devoir s'attaquer aux capitaux privés. Il y a 10 jours Chavez est allé voir Juan Carlos, comme pour s'excuser des diatribes de l'an dernier. Un pas en avant un pas en arrière, le petit courant républivcain renaissant en Espagne lui en a voulu ouvertement. Tous les anti-impérialistes du monde lui en ont voulu secrètement. Mais on ne peut pas élever la voix contre des révolutions fragiles. Ce ne serait pas décent. On ne fera les comptes qu'après. Quand elles auront disparu, ou quand elles se seront définitivement installées (pour autant que l'expression de révolution "installée" ait un sens). Il faut que j'interviewe un jeune français qui revient du Vénézuela cet été.
Lire la suite

Révolution française

2 Juin 2008 , Rédigé par Frédéric Delorca Publié dans #Divers histoire

Une amie me transmet une publicité pour un livre intitulé "Lire Jean Meslier, curé et athée révolutionnaire, Introduction au mesliérisme et extraits de son œuvre". Le livre est publié chez Aden. Comme j'ai un contentieux personnel avec Aden, je me garderai d'en faire une recension dans Parutions.com (il y a tant de mesquineries dans les milieux contestataires, il faut bien que j'ajoute ma petite dose... et puis j'ai déjà trois recensions en retard). 

J'ai été intrigué par le commentaire d'Annie Lacroix-Riz qui avait transmis la publicité à cette amie : "En cette époque d’obcurantisme et de cléricalisme qui font songer à l’accompagnement idéologique de la « réaction seigneuriale » d’avant 1789 *, il est indispensable de découvrir ou de redécouvrir les ancêtres de l’athéisme révolutionnaire./ * On fausse les perspectives en laissant entendre que la pensée révolutionnaire ou pré-révolutionnaire a caractérisé tout le 18e siècle, mais c’est un biais de perspective d’après Révolution : c’est comme si on croyait que les signataires du manifeste de Zimmerwald étaient majoritaires en septembre-octobre 1915."

Ce commentaire a un mérite : rappeler qu'à l'époque des Lumières, en effet, la pensée révolutionnaire était minoritaire même dans l'intelligentsia. Quand on lit les voyages en France de l'Anglais Young en 1789, on se rend compte que c'est lui qui est dans le sillage du courant mainstream des Lumières, et que ce courant est déjà en deçà de ce qui se passe dans le pays : cette effervescence qu'il perçoit comme une source d'anarchie dangereuse (ce qu'elle était en partie du reste). Young d'ailleurs à un moment rencontre un prêtre publiciste dont j'ai oublié le nom, un prêtre qu'il présente comme un des auteurs principaux du courant des Lumières, et qui est en réalité très éloigné du radicalisme de Meslier, puisqu'il s'entend avec Young qu'il conviendraient que les pouvoirs de l'Assemblée nationale fussent encadrés par une Chambre des Lords comme en Angleterre.

Tout cela me faisait songer qu'au fond, le courant révolutionnaire n'est précisément qu'un courant dans la société. En tant que tel ce courant ne gagne jamais, ni ne perd jamais définitivement. Il est voué, dans une logique héraclitéenne, au fil du devenir, à remporter des victoires, puis des revers, indéfiniment. Le jeu n'est pas à somme nulle, chaque victoire est une avancée que l'échec suivant ne réduira pas à néant ; on ne revient jamais à la case départ, mais tout est toujours fragile.

La Révolution française a connu le plus d'avancées qu'elle pouvait, avant Thermidor, puis la réaction bourgeoise - et son bras armé bonapartiste  après l'échec du Directoire. De nouvelles poussées en 1830, 1848, de nouveaux revers, parfois très rapides (en 1848 c'est au bout de quelques mois), pour que les beaux mots de Liberté, de République, soient rigidifiés, rendus compatibles avec de nouvelles oppressions, de nouveaux conformismes (mais peut-être certains diraient : rendus compatibles avec les contraintes du réel, allez savoir). Même dans les périodes de défaite, les révolutionnaires restent un aiguillon, ne serait-ce que parce qu'ils sont une menace à l'ordre public. Leur seule présence dissuade les conservateurs de trop tirer l'ordre social vers le statu quo ante.

Ce qui est sûr c'est qu'une révolution ne triomphe jamais, comme elle ne perd jamais tout à fait non plus. Elle marque des points, elle en perd au round suivant. C'est la règle. Il n'y a jamais de Fin de l'Histoire.

Hier je déjeunais avec des fonctionnaires territoriaux de 35 ans "cadres A" de province, bien formatés par le système actuel. Chacun faisait l'éloge de l'entreprise "ah vraiment eux ils ont compris, il sont plus modernes que nous, le service public, ils ont opté pour le zéro papiers" (l'abandon du papier, c'est à dire le fait que tout le monde va user ses yeux sur de petits écrans - car bien sûr peu d'administrations ont les moyens d'acheter des grands écrans à leurs agents -, passe pour le nec plus ultra du progrès en ce moment). Dans l'ensemble nous étions fort éloignés des idéaux de la Révolution française (et encore les fonctionnaires territoriaux ne sont-ils pas ce qu'il y a de plus "néolibéral" dans les professions françaises), et l'on se disait que, peut-être, au Vénézuéla ou en Equateurs les fonctionnaires locaux étaient plus proches pour leur part de 1793. Ce n'est pas sûr, mais si tel est le cas ce ne sera pas plus mal pour leurs administrés, à tout le moins pour les pauvres ...

Lire la suite

Un peu d'histoire

25 Mai 2008 , Rédigé par Frédéric Delorca Publié dans #Divers histoire

Une correspondante me transmet ce matin avec enthousiasme la vidéo ci-dessous (il y en a d'autres de la même historienne sur dailymoion). Je ne suis pas un inconditionnel des thèses d'Annie Lacroix-Riz dont certaines analyses méritent au moins des nuances (par exemple sur la guerre d'Espagne lorsqu'elle laisse entendre que tout l'appareil productif était entre les mains de l'étranger, comme si le capital basque et catalan ne comptait pour rien). Son analyse courageuse et pénétrante du rôle du capital financier dans l'histoire des années 1930 mérite néanmoins qu'on lui accorde une attention certaine.


Lire la suite

Ainsi parlait Malraux... sur le Kosovo

6 Mars 2008 , Rédigé par Frédéric Delorca Publié dans #Divers histoire

Voici un article de Zivorad Stojkovic paru en 1989, qui témoigne du point de vue d'André Malraux sur le Kosovo en 1975. Malraux est loin d'avoir toujours eu raison sur tout. Mais sur le Kosovo il pourrait donner bien des leçons aux actuels soi-disants spécialistes français de l'ex-Yougoslavie...

FD

-----------------------------------------------------------------

L’histoire a condamné la Yougoslavie à mort et c’est aux fils albanais du Kosovo que revient l’honneur de lui porter le coup de grâce”, a déclaré, il y a quatre ans déjà, un des accusés, au tribunal de Belgrade où se déroulait le procès d’un “groupe d’irrédentistes albanais” composé en majorité de jeunes gens. A ces paroles proférées devant l’opinion publique yougoslave, je voudrais ajouter comme témoignage mes notes sur deux rencontres avec André Malraux, non seulement à cause des prédictions de l’écrivain, “légende de ce siècle”, mais aussi à cause des questions qui surgissent sans cesse des deux côtés de la barre des tribunaux et dans les destins des deux peuples, Serbe et Albanais. On peut penser qu’au-delà de l’hostilité exprimée par l’étudiant Kurtesi, il y a une certaine honnêteté dans sa révolte. Son attitude face au tribunal est émouvante, elle témoigne de l’aveuglement dans La condition humaine d’un endroit trouble, de plus en plus sombre. malraux-copie-1.jpg

André Malraux avait appris qu’Isidora Sekulic (1877-1958 - “une grande dame de la littérature serbe”) avait publié une critique de la Voie royale dans une revue de Belgrade en 1931, l’année même de la parution du roman. Et c’est avec enthousiasme qu’il parlait de ce texte dont il venait de recevoir la traduction : “C’est incroyable ! Ici ce roman était passé presque inaperçu et moi-même j’étais presque inconnu. Et voilà qu’une femme, à Belgrade, réfléchit à ce que je voulais dire par ce livre et sait le faire mieux que moi. J’aurais été heureux de lire cette critique, il y a une quarantaine d’années. C’est pour moi aujourd’hui une révélation a posteriori sur mon livre. Hélas, le temps me manque pour étudier votre littérature. Ce serait bien si j’arrivais à mieux connaître votre Moyen Age pour la Métamorphose des Dieux. La peinture murale en Serbie au XIIIe siècle est un grand moment de l’art médiéval européen. Il faudrait que j’aille dans votre pays. Byzance est un univers spirituel, mais ses styles, je n’aime pas ce mot, ses espaces plastiques sont divers”. Cependant, ce voyage posait un problème à Malraux. Il lui semblait impossible d’aller en Yougoslavie à titre d’écrivain et d’y être l’hôte de son éditeur de Zagreb ou de Belgrade, au nom duquel j’étais venu lui parler de la publication en serbo-croate de la Métamorphose. “Si je n’y vais que pour ce qui m’intéresse, on risque de mal comprendre que j’évite les rencontres. Et j’ai trop perdu de temps en réceptions protocolaires.”

Lorsque j’observais que Lamartine, traversant la Serbie à son retour d’Orient, avait refusé l’invitation du prince Milos, bien qu’il ait écrit par la suite des pages inspirées sur la Serbie et sa lutte de libération, Malraux, avec une étonnante rapidité, répliqua : “Lamartine a traversé la Serbie en poète, il n’est devenu ministre que beaucoup plus tard. Moi, j’ai été ministre d’État pendant dix ans.” Il me rappela que certaines obligations liées à la fonction ministérielle ne cessent pas avec elle et il ajouta quelques mots que je n’ai pas bien saisis. Soudain, l’homme d’État émergea de l’écrivain : “De toute manière, à ce qu’il me semble, les choses ne vont pas pour le mieux dans votre pays. Vous avez beaucoup de vaines dissensions, mais le vrai danger vient des Albanais. Prenez garde ! C’est de ce côté-là que peut venir le pire. Toutes les combinaisons associant l’Albanie sont possibles. Elle est contre tout et elle est isolée, mais elle est, actuellement, plus indépendante que les Grecs et que vous. Les deux blocs comptent sur elle, mais les Albanais, qui ont besoin de tout, survivent sans rien. A quel prix ? C’est une question que le communisme orthodoxe ne se pose pas. La tyrannie de Tirana n’est pas originale, mais elle est tout de même exceptionnelle. Il me semble que l’Albanie actuelle est une absurdité concertée et bien troublante ! Son orgueil forcené dans la pauvreté ne sera pas altéré par la condition que vous faites aux Albanais de chez vous. Je suis étonné que vous autres Yougoslaves ne compreniez rien de tout cela. Savez-vous que la seule frontière ouverte en Europe est la frontière albano-yougoslave ? Vous êtes fous ! Entre deux États qui ont les plus mauvais rapports du continent, on circule comme s’il n’y avait pas de frontière. Et ne me dites pas que c’est parce que là-bas vous êtes émancipés ! Non. Votre pays poursuit une politique nationale qui se joue de l’État. Les sentiments nationaux doivent se réduire à une appartenance simple et claire. Mais vous, vous prenez au sérieux, ce qui, chez les Soviétiques — hypercentralisés — n’est que de pure forme: “l’Union des Républiques”. Vous considérez votre État, ethniquement hétérogène, comme un État plurinational. Où cela mène-t-il ? Tous les État européens sont, en gros, centralisés, sauf la Yougoslavie. Ça ne vous dit donc rien ? La citoyenneté peut se substituer à la nationalité, sans menacer un sentiment humain aussi valable que le sentiment national. J’ai beaucoup de sympathie pour votre pays : j’ai admiré la Serbie durant la Grande Guerre ; j’ai été impressionné par l’organisation et la force de votre Résistance pendant la dernière guerre ; j’ai gardé le souvenir de la Yougoslavie d’avant-guerre, bien qu’elle fût une monarchie, pour son opposition au fascisme, pour avoir refusé de s’allier à L’Axe. Au prix d’une guerre ! Votre conflit avec Staline en 1948 est historique. Mais comment pouvez-vous relever le défi de votre indépendance, si vous n’êtes pas un pays fort et uni. Toutes ces divisions à bases nationales ne me disent rien de bon. Quel pays ne connaît pas de rivalités ni d’antagonismes régionaux, fût-ce au sein d’un même peuple ? S’ils ne le sont pas déjà, vos nationalismes peuvent être manipulés, pour vous affaiblir. La minuscule Albanie les exploite déjà et, je le crains, pour le pire. Qu’en sera-t-il des grandes puissances qui se mêlent partout de tout. J’entends parler de supputations liées aux accords de Yalta : on dit que toutes ces divisions administratives et les prérogatives données aux unités territoriales seraient une façon de jouer la carte du partage à fifty-fifty. Comme si Yalta avait été un partage, et non une tromperie de Staline à l’égard des deux autres “grands”. D’ailleurs, des trois “grands” d’alors, il ne reste plus que deux aujourd’hui. Voilà. Vous comprenez maintenant qu’en allant en Yougoslavie, je ne pourrais pas m’intéresser uniquement à votre Moyen-Age et à mes livres. Je regrette de souhaiter plutôt que de croire, pouvoir faire ce voyage. Pourtant, j’aimerais voir la Métamorphose publiée dans la langue d’une femme qui a si bien compris la Voie royale. “ Malraux parlait avec plus de difficulté apparente que dans la série télévisée, la Légende du siècle, projetée à l’époque ; mais sans énervement : il attendait que les mots se frayent une voie jusqu’à sa bouche, aiguisant, du coup, l’attention de son interlocuteur. La participation de son regard à son effort d’articulation donnait plus de force à ses opinions qu’à ses arguments. Dans un entretien précédent, il avait soutenu que la Chine et la Yougoslavie étaient indépendantes des Soviétiques parce que le guide de la Grande Marche et le chef du P.C. yougoslave n’avaient pas été des hommes de la Maison grise (le siège du Komintern à Moscou). “On m’a dit que je me trompais, mais, vous savez, l’exactitude et la vérité sont parfois deux choses différentes.” — Un biographe de Malraux a écrit à propos de sa manière de parler politique : “II y a là un mélange de vues pénétrantes et d’approximations aventureuses”. De nombreux historiens de l’art partagent, à peu près, la même opinion sur son Musée imaginaire ; mais d’autres considèrent que les improvisations de Malraux, voire même ses mystifications, sont plus intéressantes que certaines œuvres rédigées avec plus de compétences et de minutie.

Quelques mois plus tard, en été 1975, Malraux téléphona au Grand Palais et demanda qu’on vînt chercher le manuscrit qu’il voulait offrir à la Bibliothèque nationale de Belgrade. J’arrivai à Verrières-le-Buisson où il habitait, le soir, après les cours, au moment où il s’apprêtait à sortir. J’avais apporté un ouvrage sur les Fresques byzantines en Yougoslavie, publié à Belgrade en cyrillique. Il apprécia la richesse et la qualité des reproductions. Il ouvrit le livre au hasard et tomba sur le portrait du roi Milutin, fondateur de Gracanica. Malraux dit, sur le champ, comme s’il pariait : “Quatorzième !” Il se sentait si sûr de lui qu’il lui paraissait normal d’avoir deviné juste. Lorsque je lui traduisis la légende, il me demanda où se trouvait Gracanica, car ce nom semblait lui dire quelque chose. Je lui montrai le lieu sur la carte jointe au livre en précisant que l’église est située au Kosovo, le Champ des Merles. Il me demanda de lui répéter le nom de la région en serbe, soudain, sursautant presque, il s’écria : “Mais c’est déjà l’Albanie… mais oui, je vous le dis et vous verrez bien”, poursuivit-il sans chercher d’explication à mon étonnement. “Vous êtes inconscients, vous avez permis à votre peuple et aux Albanais de créer un enfer. On vous a joué un mauvais tour, mais tout le mal ne vient pas de là. Vous devez regarder en face la tragédie qui s’annonce. La haine n’est pas seulement un aveuglement, elle peut aussi être un chantage. Le sens des réalités peut la refréner à condition de rester ferme et plus sûr de soi que de la répression. Je souhaite à votre pays beaucoup de bien, mais je n’en vois pas venir, car je ne vous comprends pas, je l’avoue. Une guerre d’Algérie ne profiterait à personne et il ne faut pas garder rancune aux Yougoslaves de n’avoir pas compris nos difficultés. Vous êtes dans une situation néfaste. Vous avez raison, votre Algérie n’est pas outre-mer, sur un autre continent, elle est dans votre Orléanais. Si le Kosovo n’était que le pays de votre histoire, ce ne serait pas l’essentiel, mais il est au cœur de votre culture, et la culture, puisque c’est le bien le plus précieux que l’on possède, n’appartient jamais au passé. Je pressens plus que je ne comprends l’ensemble de la question. En plus de la détermination, il faut avoir le courage d’aborder toutes les possibilités de solutions raisonnables, ce qui ne veut pas dire des solutions molles. C’est absurde, j’ai l’air de vous donner des conseils, alors que je ne fais que parler sincèrement, en ami…”

En raison de ses difficultés d’élocution, Malraux articulait ses phrases mot à mot, comme s’il dictait ses monologues. Lorsque je notais ces rencontres, il m’était plus aisé de transcrire ses paroles, qu’il me semble encore entendre, que de les interpréter.

Après m’avoir remis le manuscrit, Malraux s’avisa qu’il n’avait pas rédigé la lettre de donation. Il me promit de l’envoyer. Elle parvint à Belgrade, quelques jours plus tard.

Monsieur l’Administrateur
de la Bibliothèque Nationale
de Serbie à Belgrade

le 29 Juin 1975

« Monsieur l’Administrateur,

Pour répondre à l’appel du comité de liaison créé en Sorbonne, j’ai remis à Monsieur Zivorad Stojkovic, le manuscrit de La Tête d’Obsidienne, qui doit vous être déjà parvenu.

Je voudrais en quelques mots vous donner les raisons de ce don. Tandis qu’aux heures les plus sombres de la dernière guerre, après Varsovie, Rotterdam et Dunkerque, des nations encore épargnées remettaient aux puissances du Pacte à trois leur destin et leur territoire, Belgrade, un matin du printemps 1941, s’est soulevée. Avec tout son peuple, elle choisissait la liberté alors que le continent tout entier s’était soumis. Les représailles qui suivirent furent à la mesure de la rage que son insoumission avait suscitée. Dès les premières heures du bombardement de la ville, commencé sans déclaration de guerre, des dizaines de milliers de vies humaines étaient anéanties et, avec elles, la Bibliothèque, institution fondamentale de toute culture nationale.

C’est en mémoire de ces événements que j’ai décidé de confier mon manuscrit à la Bibliothèque nationale de Serbie, aujourd’hui reconstruite. Je vois dans le destin de votre Bibliothèque le destin d’un peuple pour qui culture et liberté ne font qu’un. La dignité humaine, qui a toujours coûté cher à votre pays, inspire encore son indépendance.

Je vous prie de croire, Monsieur l’Administrateur, à tous les vœux que je forme pour celle-ci, pour le développement de la Bibliothèque, et pour vous même,
André Malraux »

Au cours de son Assemblée annuelle qui eut lieu le 27 mars 1988 à Belgrade, l’Association des écrivains de Serbie adopta à l’unanimité, entre autres, la décision suivante :

“L’Assemblée des écrivains de Serbie adressera une pétition aux organes juridiques compétents et à l’opinion publique yougoslaves les invitant à réclamer la mise en liberté de tous les détenus coupables de ce qu’on appelle “délit d’opinion” sur le territoire du pays tout entier et, en particulier, de ceux du Kosovo, qui sont les plus nombreux en Yougoslavie et dont la majorité est constituée par des jeunes et des mineurs. ”

Ce sont les entretiens annoncés entre la Société des écrivains du Kosovo et l’Association des écrivains de Serbie qui ont motivé cette pétition. La mise en liberté de ceux qui ne sont
“coupables” que d’exprimer une opinion différente, fût-elle erronée, créerait des conditions préliminaires considérablement plus favorables à des entretiens ouverts, réfléchis et tolérants, les seuls qu’il soit prudent de mener aujourd’hui, dans cet instant plus que grave.

La rencontre des écrivains albanais du Kosovo avec leurs confrères serbes fut organisée à Belgrade fin avril 1988 : les différences y prédominèrent et cela pas seulement en matière d’opinions. Des discours qui n’étaient au fond que des monologues rendirent impossible tout échange et confirmèrent que, sur les bancs des accusés et dans les prisons du Kosovo et de la Metohija se trouvent de nombreux jeunes Albanais à la place des véritables ennemis. Ils s’imaginent lutter pour une libération, alors qu’ils achèvent l’élimination de compatriotes d’une autre ethnie. Les peines sévères qui leur sont infligées retombent sur leurs victimes : des Serbes qui, chaque jour, reçoivent au Kosovo “le coup de grâce”.

Il est de plus en plus tard pour espérer que les défenseurs d’une foi qu’on leur a inculquée fassent preuve d’un autre courage, celui d’affronter la vérité de leur haine dans toutes ses significations, jusque dans ses intentions.

La rencontre des écrivains serbes et albanais à Belgrade n’a pas apporté de réponse à la question de savoir si l’on verra se réaliser le défi que le jeune Kurtesi avait jeté à la face du tribunal et qui est cité au début de cet exposé. Mais, des deux côtés, les écrivains ne peuvent pas nier que dans les régions centrales des Balkans, dans le sud de la République de Serbie, ne soit déclenchée une “Troisième guerre balkanique pour la création d’un second Etat albanais en Europe”. La poursuite des entretiens prévue pour la mi-mai(l) de cette même année, est peut-être le seul résultat favorable de cette première rencontre. En effet, la franchise en matière de divergences, fussent-elles diamétralement opposées, peut s’avérer plus fructueuse que les efforts pour les passer sous silence. Les écrivains albanais et serbes ont au moins éclairé les vrais problèmes de leurs nations, et aplani en même temps les voies menant à la compréhension mutuelle qui ne sera pas facile à atteindre. Une première tentative a été faite et son échec est plutôt un défi qu’une perspective décourageante.

(1) Sur proposition des écrivains albanais, la rencontre avait été fixée au 23 mai 1988 à Pristina. Les Belgradois acceptèrent cette invitation, mais leurs hôtes la retirèrent par la suite, si bien que la poursuite des entretiens n’a pas eu lieu.

Le récit des deux rencontres avec A. Malraux a paru dans Revue des Etudes slaves, fascicule 1, Paris 1984.

Zivorad Stojkovic, “Si le Kosovo est au coeur de la culture serbe. Deux rencontres avec André Malraux”, L’aventure humaine, hivers, n° 10, 1989, pp. 50-52.

 

Lire la suite
<< < 10 11 12 13 14 15 16 17 18 > >>