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Les lecteurs (suite)
"Les gens de mon métier n'écrivent jamais que pour un certain nombre de personnes placées dans des situations ou perdues dans des rêveries analogues à celles qui les occupent". George Sand, Histoire de ma vie.
Les journaux intimes préformatés
Tout en écoutant les lourdeurs des commentaires de Depardon sur son petit film "Empty quarter" (mis en DVD par Arte en 2005), je chargeais hier les scans de mon journal intime de 1985 sur des espaces privés gratuits mis à disposition par certains sites. Je découvrais au passage d'autres sites qui proposaient aux gens d'écrire des journaux intimes en ligne, et j'étais affligé par l'absence totale de liberté laissée aux auteurs : on les enferme dans des modèles pré-définis dont on leur remplit la vue d'entrée de jeu, on les incite à écrire des pages courtes et, sous l'empire de ces injonctions, les pauvres sont enclins à rédiger des billets brefs et au fond très impersonnels comme sur des blogs. Là comme ailleurs le système Internet et notre époque révèlent leur profond mépris de l'individualité, leur volonté imperturbable de l'encadrer et l'assêcher jusqu'à ce que mort universelle s'ensuive.
Décidément sur ce sujet je resterai de la vieille école. 28 ans après les débuts de mon journal je continue de l'écrire (et souvent de le gribouiller) sur des pages de cahiers d'écolier, sans limite d'espace, sans aucun modèle à singer, libre de faire courir ma plume comme si je dessinais -et il faut absolument que l'écriture intime soit un exercice de dessin, pleine et sereine par moments, illisible et tendue à d'autres. En faire un travail de dactylographie sur un écran lumineux c'est la priver de sens.
Lorsque les "scans" c'est à dire les photos des 10 premières années de ce journal bizarroïde seront en ligne comme des albums, je me demande bien à qui je les confierai. Mais nous en sommes encore loin. C'est un travail de bénédictin.
Vive l'art !
Chers amis lecteurs, je suis enclin à vous écrire ce soir sur le ton de la confidence. Sans doute ne devrais-je pas car je ne sais pas qui me lit, et les regards malveillants sont nombreux. Mais le choix de la sincérité est signe de liberté, il montre que je ne crains pas les jugements, même les jugements des idiots, de ceux qui veulent me nuire. D'ailleurs ma sincérité sera bien innocente et peu compromettante car je n'ai sur le coeur que des idées pures, tournées vers le Bon, le Beau et le Vrai, en bon platonicien (bon, je sais qu'on condamne parfois à boire la ciguë pour cela, mais tant pis, ces valeurs euphorisent le coeur et donnent l'illusion de l'invincibilité, c'est bien connu, alors suivons notre daimon ! Je rigole bien sûr...).
Il est bon de voir qu'au coeur des vacances estivales quelques personnes tapent sur Google "Delorca" "blog de Delorca", en plus de celles qui accèdent à ce blog directement parce qu'il est dans leur signet. Qui sont ces personnes ? Des gens de ma famille ? Des militants ? Des gens qui ont lu mes livres ? Des habitués de ce blog ? des inconnus ? Qu'y cherchent-ils ? Un prolongement du travail fourni sur le blog de l'Atlas alternatif ? quelque chose de plus artistique ?
La question revient en boucle sous mon clavier depuis six ans. Je n'y trouve pas de réponse complète, ce qui est normal, et dans un sens, je crois que je ne cherche pas de réponse, parce qu'au fond ce n'est pas très important. Les lecteurs comptent pour le sentiment d'interaction avec le monde, avec autrui, l'humanité au fond de nous a besoin de ça, mais ce n'est pas de nature à vraiment surdéterminer ce qu'on écrit, qui dépend de paramètres différents des attentes des lecteurs.
Il faut parler de ce qui est, du monde réel et imginaire (en distinguant bien les deux), de ce qui doit être, dans nos actes, et nos grilles de lecture. On ne peut pas être un simple "journaliste", il faut être un homme à part entière, donc un philosophe, et, un peu, si possible, un artiste, et ce blog est là pour nous y aider - pour m'y aider, et peut-être aussi pour aider certains lecteurs, s'il est vrai que, comme disait Nietzsche, écrire c'est lancer une flèche à quelqu'un, on ne sait pas qui, qui la rattrappera un jour, et la lancera à son tour.
Dans le courant de l'année, quand je bosse, j'ai tendance à oublier que je suis romancier. Auteur d'un roman que certains ont aimé, voire adoré (mon éditeur par exemple), et qui en a laissé d'autres indifférents (rappelez vous par exemple le jury du premier roman de Draveil, des vieux bourgeois avait dit un lecteur de ce blog, peut-être...). J'aurais pu en écrire d'autres. Je l'aurais peut-être fait si des critiques littéraires avaient soutenu celui-ci, et peut-être ces critiques m'auraient-ils lu si j'avais fourni des efforts titanesques pour leur faire connaître ce livre plutôt que d'aller écrire sur le stoïcisme ou sur l'Abkhazie. Je n'ai peut-être pas été assez persévérant. Les choix sont si difficiles mes amis ! A tout moment quand on a un peu de temps libre il faut se demander : dois-je le consacrer à ma famille , à des amis, à jouer les essayistes ou les romanciers, à rencontrer de nouvelles personnes ou cultiver les réseaux existants, à défendre ce qui a déjà été écrit ou à explorer d'autres univers, à écrire sur le Népal, sur la Bolivie, à lire, à dénoncer une nouvelle injustice, à s'intéresser à quoi ? A presque 42 ans je suis à un point où, sans être célèbre (et donc en restant libre de ce fait) je peux vouloir valoriser beaucoup de savoir-faire ou beaucoup d'investissements dans des domaines variés, et sans savoir, à chaque instant, si les choix que je fais (souvent désinvoltes, c'est le prix de la liberté) ne sont pas les plus imbéciles.
Je ne sais plus trop ce qui, ces derniers temps, m'a rappelé que j'étais un romancier. Peut-être ce détail : de retour de Pau, j'ai été contacté sur Facebook par le profil d'une crêperie de cette ville que je ne connaissais pas. C'était juste une démarche publicitaire, mais je leur ai parlé de mon roman, et il paraît qu'il y a une chance qu'ils acceptent d'en mettre quelques exemplaires en vente dans leur établissement. Joyeux mélange des genres, nourriture et ouvrages. Cela ferait un point de vente de ce livre, il y en a peu en France, mon éditeur n'ayant jamais eu les moyens de le faire connaître. J'aime que cet ouvrage soit un intermédiaire entre moi et ma ville natale que je peine de plus en plus à reconnaître. Que le fil de plus en plus ténu qui me relie à mes origines et au passé tienne à la fiction et à une crêperie, voilà une très belle chose.
Oui, j'ai un peu envie de me sentir romancier quoique la reconnaissance sociale ne soit pas au rendez-vous de ce côté là. A-t-on besoin de reconnaissance lorsqu'on est dans la création ? En zappant devant la TV tantôt je tombai sur un concert de Jim Morisson, bel exemple de radicalité. Il en faut un peu pour s'envoler, et le rôle du romancier (j'emploie le mot "rôle" à dessein, puisque je n'ai pas de "vocation") peut y aider. Parce que la radicalité "humaine", profonde, ne peut pas se limiter à répéter tous les deux mois dans un essai "halte à l'impérialisme", "halte à l'européisme libéral" etc : ça c'est juste de la radicalité "mécanique", fadouille, qui fatigue et décourage tout le monde à la longue.
L'action politique, elle, (nécessaire pour assumer des responsabilités concrètes à l'égard de ses semblables) reprendra à la rentrée. Un journaliste connu m'a proposé d'assister à une réunion de lancement d'un média alternatif solide. Peut-être une perpective intéressante ? En revanche je laisse tomber le collectif de sensibilité "indignado" pour lequel j'avais commencé à recruter des correspondants début juillet et qui me semble aussi creux qu'un discours de Clémentine Autain (et surtout bien fourbe : les mecs pendant mes vacances ont complètement défiguré sans m'en informer un projet d'agence de presse du Sud alternative sur lequel ils m'avaient fait bosser début juillet).
Donc oui, allez, vive l'art ! Vive la liberté de la création ! Passons cette soirée dans cet état d'esprit pour changer un peu...
Je lis en ce moment le "Journal atrabilaire" de Jean Clair "de l'académie française", et "Sexe et caractère" de Otto Weininger (un livre assez fasciste, et donc assez désagréable à lire pour moi mais qui fut très influent jadis, j'aurais dû le lire plus tôt, entre 17 et 25 ans quand je m'intéressais à la psychologie, cependant mieux vaut tard que jamais, et je ne désespère pas que mes connaissances en sociologie et en darwinisme, ainsi que mon expérience personnelle m'aident à trouver quelque chose de pertinent à dire sur ce bouquin que je me serais contenté de percevoir à travers la grille de lecture dictée par mon époque à 20 ans). Il faudra que je vous reparle de tout ça.
Bon allez, trêve de bavardage ! la nuit est déjà bien avancée, allons nous coucher !
Le détour par les "littérateurs"
Un ami lecteur me reprochait gentiment ce matin de "perdre du temps" avec des littérateurs esthétisants comme Stefan Zweig. J'ai répondu en gros qu'il y a la pensée individuelle, le style et la sensibilité qu'on travaille d'un bout à l'autre de sa vie, et que l'action politique (ou l'inaction, qui est une action dans l'autre sens) est un prolongement de ça. Or la pensée, le style, la sensibilité, doivent se nourrir de tout, y compris d'auteurs "centristes" comme Zweig, sceptiques, hyper-conservateurs, ou facho, ce qui ne veut pas dire qu'on entre dans leur propre système de pensée
Moi, les auteurs conservateurs, esthétisants etc m'aident à vivre mieux (du moins ceux d'entre eux que je trouve encore un peu lisibles) la bêtise dogmatique des dominants et le sectarisme hargneux de leurs adversaires. J'ai besoin de ne pas être trop empathique avec le destin de l'humanité, car l'empathie m'a joué de mauvais tours dans le passé. Pour Zweig c'est un peu particulier, parce qu'il se trouve que je voudrais mieux comprendre Romain Rolland, et Zweig fut son meilleur ami. Et je dois comprendre 14-18, comme l'antifascisme des années 30, par delà les stéréotypes construits par les historiens. La résistance à l'ineptie belliqueuse présente des constantes d'un siècle à l'autre, sa répression aussi. Bien sûr je sais que les gens ont aussi bien changé devant leurs écrans virtuels, mais quand même certains réflexes humains restent.
Peut-être ai-je passé trop de temps à éplucher Romain Rolland et Zweig, ou Aristippe de Cyrène. Mais perdre du temps est aussi une manière de résister à l'utilitarisme de notre époque. Et puis ce qui se "perd" sur un terrain peut être parfois "rentabilisé" sur d'autres.
Un type sur un site exalté (pour lequel je ne ferai pas de pub) range le blog de l'Atlas alternatif que je dirige dans la catégorie "Sites renfermant des informations mais crypto-sioniste, ou sioniste de gauche ce qui est équivalent, à façade pro palestinienne", au même titre qu'Europalestine et Info-Palestine. J'ai trouvé ça plutôt rigolo. Alors que d'autres classificateurs superficiels m'avaient un jour étiqueté "conspirationniste" trop "antisioniste" à leur goût. Evidemment on peut multiplier ces classements si faciles, et beaucoup le feront au gré des lubies qu'entretiennent chez eux la culture d'Internet. C'est un peu comme ranger des timbres dans un album quand on est collectionneur, et c'est aussi futile. Je trouve très drôle d'être comparé à Europalestine qui sont aux antipodes de moi sur bien des points (y compris la psychologie). Mais bon, ce n'est drôle qu'au second degré. Parce qu'au premier degré, on reste dans la logique de guerre civile "virtuelle" de bas étage...